Le Sphinx du Pacifique — Chapitre 9

Cet éclat désagréable occulta l'événement majeur que constituait le retour de Fag-End à une apparence civilisée. Cette transformation était symptomatique. Ismaël en mesura toute la dimension physique mais aussi morale. Le pirate abandonnait peu à peu sa peau de criminel pour revêtir celle de l'honnêteté. Cela n'allait pas sans difficulté ni combat. Le visage désormais imberbe cherchait à se figer dans une impassibilité artificielle ne pouvant plus se dissimuler sous les cheveux trop longs ni une barbe en désordre. On sentait qu'il se censurait avec acharnement, comme s'il n'avait pas consenti à laisser transparaître les affres du remords, de l'angoisse et du désespoir qui le torturaient. Mais toute sa volonté était impuissante à contrôler son regard qui, mieux que tout le reste, disait l'étendue de ses doutes et de ses contradictions.

Dans la vie quotidienne, même s'il avait progressé, il restait humble, triste et réservé, fuyant la compagnie des îliens autant qu'il le pouvait sans pour autant se montrer désagréable. Il ne refusait jamais un service, se montrait d'un calme et d'une patience inaltérables et acceptait de partager, ne fût-ce que par son silence, les moments de détente et les repas de ses compagnons. Le docteur avait mauvaise grâce à se plaindre d'un être aussi serviable et discret qui n'avait plus rien de commun avec le fou furieux débarqué de la Jane-Mary quelques mois plus tôt.

La fête de Noël se profila bientôt à l'horizon. Malgré l'incroyance des trois-quarts de la population îlienne, ce jour-là avait toujours été célébré de manière particulière. Les trois anglais, tout athées et philosophes qu'ils prétendissent être, aimaient faire revivre les traditions du pays lointain. Ismaël qui, lui vivait dans la foi cet événement, n'avait jamais émis la moindre objection à ce désir. Anne, peu contrariante, décida avec sa fougue juvénile qu'il fallait encore plus marquer la fête. Elle fut prise d'une frénésie d'action, entraînant les hommes dans des préparatifs qu'ils jugeaient superflus mais qu'ils acceptèrent tant elle sut les mener par le bout du nez. Chacun trouva très bien de donner un lustre particulier à cette fête de Noël. Christopher Lawrence qui pourtant, rechignait à se faire dicter des ordres par quiconque se porta volontaire pour assurer une boisson convenable ce jour là : il passa des heures dans son laboratoire à élaborer divers breuvages et à goûter ceux qu'il avait déjà préparés. Car, de même qu'il produisait ses propres onguents et décoctions, il était devenu au cours des années un expert en œnologie, si ses distillations pouvaient s'enorgueillir de ce noble terme. Connel, lui, fut chargé de la décoration de Liberty-House, Julian Wilde ayant décliné la corvée avec horreur. Il n'y eut que Fag-End, toujours à l'écart, pour échapper au tourbillon créé par la jeune fille. Ismaël, amusé par ce déploiement de mouvement, estimait qu'il avait bien de la chance de ne pas être happé par lui !

Le 24 au soir, en attendant l'heure de se mettre à table, les habitants de Liberty-House se regroupèrent au salon, devant la cheminée. Christopher Lawrence ne résista pas à la tentation de proposer un spiritueux qu'il avait fabriqué et pour s'assurer qu'il était vraiment bon, se resservit plusieurs fois. De quoi alimenter sa langue déjà bien pendue en temps ordinaire. Ses compagnons lui donnaient la réplique selon leur tempérament, Connel par onomatopées, Wilde par la force de son raisonnement, Anne d'un ton impétueux, étant toujours sur la défensive dès qu'il ouvrait la bouche. Seul Raynes n'avait pas le cœur à parler pour dire des futilités : l'absence de Fag-End l'inquiétait. Elle se prolongeait trop pour ne pas avoir une signification. L'ancien pirate se sentait-il exclu des festivités ou, s'en trouvant indigne, avait-il préféré rester seul ? Connaissant sa répugnance pour les rassemblements, il n'était pas surprenant qu'il cherche à éviter des réjouissances qu'il croyait ne pas lui être destinées.

Au moment où ils passaient à table, Ismaël qui comptait encore sur sa présence tardive trouva la cuisine vide. Or jamais Fag-End n'était en retard. S'il n'était pas là, c'était donc qu'il n'avait aucune intention de venir, malgré la place qui lui était réservée, comme toujours.

Ce fut alors, qu'en s'approchant, les îliens remarquèrent au centre de la table des objets qui n'y avaient pas été mis par eux. En se penchant et en observant plus attentivement, ils découvrirent une multitude de petits personnages en bois.

— Une crèche ! s'écria Anne en saisissant une des figurines. Regardez ! C'est adorable !

La jeune fille avait deviné. Il s'agissait en effet de petites figurines sculptées, regroupées autour d'un minuscule enfant Jésus. Ismaël en était muet d'admiration.

— Fag-End ! Ce ne peut être que Fag-End !

Personne ne contredit cette affirmation.

— Je le retrouverai ! poursuivit Anne avec fougue. Il est hors de question qu'il reste tout seul un soir comme celui-ci !

Et elle ajouta en regardant autour d'elle d'un air de défi, fixant particulièrement Christopher Lawrence :

— Je pense que vous êtes d'accord avec moi !

— Attends, regarde ce que tu as dans ton assiette ! dit Ismaël sans laisser à personne le temps de répondre, ce qui était aussi bien, vu les sourcils courroucés du docteur.

De fait, elle y trouva un morceau de tissu de couleur vive qui, déployé, se révéla être une fort jolie robe. Le docteur siffla son approbation. Connel et Wilde hochèrent la tête d'un air entendu. Ismaël, le seul dans le secret, se contenta de sourire. C'était lui qui avait trouvé le tissu dans une des malles de Douglas.

— Bon, j'y vais ! déclara Anne. Ne nous attendez pas !

— Comme si nous pouvions faire autre chose ! grommela le docteur en s'asseyant tandis qu'elle disparaissait hors de la pièce. L'attente risque d'être longue. Qui veut du vin ?

Pendant ce temps, la jeune fille était allée à la chambre de Fag-End. Elle trouva la porte ouverte, la pièce vide. Elle monta à l'oratoire, désert. Puis elle poussa jusqu'aux bâtiments de la ferme. Désappointée, presque furieuse, elle redescendit à Liberty-House, se demanda en quel autre endroit elle pourrait retrouver le pirate. Avait-il fui jusqu'à l'autre bout de l'île pour être certain de ne pas être retrouvé ?

Elle retourna dans le salon. Le feu rougeoyait. Il lui sembla entendre le halètement d'Almeda qu'elle croyait dans la cuisine avec son maître. Elle s'approcha donc. De fait, la chienne était là, allongée devant la cheminée. Sa tête fine reposait sur les genoux de Fag-End. Jason, enroulée sur elle-même occupait le fauteuil du docteur. Quant à Plucky, au bruit, elle avait abandonné les épaules du pirate et faisait ses griffes sur le tapis.

— Oh, Fag-End ! Tu es là ! Je suis si contente ! Je t'ai tellement cherché ! Pour te remercier !

Incorrigible de spontanéité, elle se pencha vers l'homme qui n'avait pas bougé et, pour la deuxième fois en l'espace de dix jours, l'embrassa.

Peut-être moins pris au dépourvu par cette expérience qui se répétait, le pirate se contrôla davantage et maîtrisa de son mieux le frémissement qui l'avait parcouru. Sa respiration s'arrêta un instant avant de reprendre, un peu saccadée. Lentement, il tourna la tête vers la jeune fille. Son regard, habituellement perçant, dur ou angoissé, n'était soudain que douce ferveur et attendrissement.

— Je suis heureux que cela t'ait fait plaisir, murmura-t-il.

— Il n'y a que toi pour avoir tant d'idée ! Veux-tu que j'essaie ma robe pour que tu voies comme elle me va bien ?

Anne rayonnait de plaisir enfantin. Fag-End, de plus en plus haletant, tremblait comme une feuille. S'il s'était écouté, il aurait fui pour échapper à ce qui devenait soudainement un violent sentiment auquel il n'avait aucun droit. Mais la jeune fille, dans sa gaîté juvénile et son charme sans artifice n'aurait vu en ce retrait brutal qu'une preuve de sa maladresse et en aurait souffert. Elle ne méritait pas cette épreuve.

— S'il te plait !

Elle se cacha dans le coin le plus obscur de la pièce et enfila le vêtement. Fag-End n'avait pas lésiné sur la quantité de tissu et avait conçu une robe très originale qui mettait en valeur les formes de la jeune fille et lui redonnait la grâce que les vêtements masculins lui avaient fait perdre.

— Alors, monsieur le couturier, fit-elle en tournoyant devant son compagnon. Satisfait de votre œuvre ?

Le pirate demeura un moment silencieux, visiblement troublé par l'apparition d'une vraie silhouette féminine. Puis, conscient qu'il lui fallait parler, il laissa jaillir ce cri du cœur :

— Tu es ravissante !

— Merci ! fit Anne, flattée, les pommettes roses de plaisir. C'est grâce à toi. Cela me fait vraiment plaisir ! Maintenant, viens ! On nous attend pour manger !

Fag-End secoua la tête.

— Non. Merci. Je n'ai pas faim !

— L'appétit vient en mangeant ! C'est ce que me disait toujours ma tante. Et puis, tu ne peux rester tout seul, même si tu ne manges pas beaucoup. Au moins tu seras avec nous. Après tout, c'est Noël !

— Justement ! rétorqua durement le pirate, redevenu l'homme farouche des débuts, comme rassuré d'être sur le terrain stable de son désespoir et de son refus.

Le visage d'Anne, expressif et mobile, se teinta aussitôt de tristesse compatissante. Le vernis de bonne humeur espiègle, peu épais, laissait vite apparaître sa vraie nature, réfléchie et sensible.

— Oui, justement, répéta-t-elle doucement. C'est parce que c'est Noël que les souvenirs nous assaillent particulièrement. C'est pourquoi nous devons vivre celui-ci dans sa plénitude et sa différence.

Elle s'assit aux côtés de Fag-End, devant le feu qu'elle ranima de quelques coups de tisonnier. Almeda en profita pour lui donner quelques coups de tête affectueux réclamant des caresses avant de s'allonger à nouveau.

— Il serait trop facile de se laisser avaler par la mort. Ou par de stériles regrets. Tu sais, quand je vois mon dernier Noël, mon cœur saigne. J'étais certes une orpheline, mais j'avais au moins mon oncle et ma tante. Maintenant, je ne suis rien, je n'ai plus rien. Je suis seule femme sur cette île sans savoir pour combien d'années, très vraisemblablement pour y mourir... Et puis, s'ajoute à cela les blessures de ces derniers mois qui ont tué mon enfance. Il serait facile de se laisser mourir. Malgré cela, même si je ne suis pas encore guérie, je veux guérir. C'est trop malsain de ne ruminer que de douloureux souvenirs !

— C'est pour moi que tu dis cela ? gronda le pirate d'une voix sourde, comme s'il avait besoin de manifester cette colère pour échapper à d'autres démons.

— Ne sois pas si susceptible, Fag-End ! protesta la jeune fille en posant doucement sa main sur la sienne qui caressait Almeda. Je le dis autant pour moi que pour toi. Car j'ai des efforts à faire pour voir ma vie d'un côté souriant et optimiste.

— Toi, c'est différent ! s'écria le pirate d'une voix oppressée. Tu souffres de la rupture avec ton passé, de ton statut de victime, de ton emprisonnement ici, mais tu n'as rien à te reprocher ! Rien ! Tandis que moi !

— Toi, comme moi, tu dois découvrir le pardon ! Moi, je dois apprendre à pardonner à ceux qui m'ont avilie. Toi aussi, d'ailleurs. Mais tu dois aussi apprendre à accueillir le pardon pour tes crimes. En ce moment, si je ne me trompe, tu souffres surtout d'avoir été un criminel et donc, tu ne guéris pas. Tu ne peux pas guérir. Alors que tu as besoin de renaître...

— Penses-tu que ceux que j'ai assassinés peuvent me pardonner ?

— Dieu, Lui, te pardonne, si tu le Lui demandes ! Dieu seul est le garant du pardon. Regarde, quel meilleur jour qu'aujourd'hui pour en parler puisque nous célébrons la naissance de Jésus, le Sauveur, Celui qui vient non pas condamner les pêcheurs, mais les sauver. Tu es un bien grand pêcheur, Fag-End, je ne vais pas mentir en te disant le contraire, ce ne serait pas honnête. Mais, si tu te mets entre les mains de Dieu, tu peux renaître. Jésus est venu pour toi aussi, puisqu'Il est venu pour tous les hommes. Ah, je voudrais être capable de bien parler pour t'exprimer tout ce qui emplit mon cœur ! Car Dieu t'aime, sinon Il ne se serait pas manifesté sur terre, Il ne serait pas mort pour nos péchés ! Voudrais-tu essayer de faire mieux que Lui et te condamner alors qu'Il te pardonne ? Comment veux-tu guérir si tu ne redeviens pas comme un petit enfant qui pleure beaucoup parce qu'il a fait une grosse bêtise mais qui accepte d'être tenu et embrassé par son papa qui lui dit qu'il passe l'éponge et qui lui fait confiance pour qu'il ne recommence pas ? Ce n'est pas toi qui juges, c'est Dieu. Et Son amour est infini. Son jugement n'en est pas un justement parce qu'Il est l'Amour. Est-ce que tu me comprends ? Je sais, c'est confus, c'est mal exprimé... Je suis désolée. C'est Ismaël qui saurait te dire toutes ces choses mieux que moi. Ismaël qui rayonne parce qu'il a compris le sens du pardon. Il s'est exilé sur cette île pour apprendre à pardonner. Il a découvert qu'il avait lui aussi besoin d'être pardonné. Et regarde l'homme que c'est ! C'est vrai qu'il n'y a rien de commun entre toi et Ismaël. Mais tu peux parvenir à ce même état de grâce. Comme moi : en te laissant aimer par Dieu, en te laissant pardonner par Dieu. Ainsi, tu pourras trouver la force de pardonner aussi à tes bourreaux... Est-ce que tu comprends un peu ce que j'essaie de te dire ?

Durant le long discours de la jeune fille, Fag-End s'était recroquevillé sur lui-même, la tête baissée, les épaules voûtées, mais les muscles tendus à l'extrême. Il cherchait visiblement à canaliser son émotion le mieux possible. Lorsqu'elle eût terminé par cette question qui lui était adressée, les sanglots qui gonflaient sa poitrine fissurèrent l'implacable rempart de sa censure. Les larmes, trop longtemps retenues, s'échappèrent en un flot brûlant.

Anne fit alors ce que son cœur lui commandait. Elle passa son bras autour des épaules contractées et attira doucement le pirate contre elle, comme elle l'aurait fait avec un enfant. Fag-End résista un instant, un très bref instant, puis, vaincu sur toute la ligne, il se tourna vers elle et, cachant son visage dans l'étoffe cousue de ses mains, se laissa complètement aller.

Ils restèrent ainsi longtemps, Fag-End pleurant toutes les larmes de son corps, Anne le berçant tout en caressant sa toison bouclée en un geste quasi maternel.

Un peu plus tard, l'un et l'autre entraient dans la cuisine où les accueillirent les applaudissements de Christopher Lawrence, mis de belle humeur par quelques verres d'alcool. Plus mesurés, ses compagnons se contentèrent d'un large sourire de bienvenue en les voyant à deux, Anne si fine, si jolie dans sa nouvelle robe.

— Pardonnez le retard, messieurs, dit la jeune fille en réponse aux compliments du docteur. Mon couturier avait quelques finitions à apporter à son œuvre mais je suis sûre que vu le résultat, vous ne lui en voudrez pas !

Ismaël subodora le diplomatique mensonge. Durant toute cette attente, il avait été sur des charbons ardents, se demandant ce qui se passait. Sa joie et son soulagement de voir Fag-End suivre Anne furent immenses. Du fond de son cœur, il lança une vibrante prière de reconnaissance à destination du Ciel.

Bien que Christopher Lawrence eût beaucoup bu et grignoté avant le repas, son appétit était intact. Il découpa la dinde et servit de très généreuses portions à chacun. Et il veilla à ce que les verres, à commencer par le sien, ne restent jamais vides très longtemps. Il houspilla sans méchanceté Fag-End et Anne qui protestaient. Le pirate surtout semblait avoir fait vœu de totale abstinence. Il ne consentit pas à boire autre chose que de l'eau.

Après le dîner, le docteur, décidément boute en train, organisa des jeux, des charades et un tournoi d'échecs. Anne qui ne savait pas jouer se consola avec une partie de backgammon qu'elle disputa et perdit avec Alan Connel. Jusqu'alors, Julian Wilde avait été le grand maître des échecs sur l'île et avait passé son savoir à tous ses compagnons, y compris à Ismaël lequel, sans être brillant se défendait fort honorablement. Fag-End s'était retiré dans un coin sans participer à l'amusement général. Ce fut Anne, taquine, qui le mit au défi de battre le professeur. Elle aurait tout fait pour qu'il ne replonge pas dans sa réserve. Le pirate, après hésitation et bien encouragé par tous ses compagnons, consentit à ne pas faire « bande à part », comme le disait Christopher Lawrence. Ce fut alors que vint la surprise : Julian Wilde se fit battre. Et de belle manière. Après une résistance acharnée. Il demanda sa revanche. Fag-End accepta timidement, comme gêné d'avoir osé gagner. Là encore le résultat fut sans appel. Le professeur, ravi d'avoir enfin trouvé un adversaire digne de ce nom, lui tendit spontanément la main pour le féliciter et le remercier. Le pirate, mal à l'aise, mesurant la valeur de ce geste, lui laissa serrer deux doigts.

Le lendemain, 25 décembre, fut un jour de repos total, à part les inévitables soins aux animaux. Pour le reste, Christopher Lawrence, Alan Connel et Julian Wilde restèrent sagement dans leurs appartements. Les uns comme les autres souffraient de migraine, conséquences des libations inhabituelles de la veille. Ismaël, quant à lui, renoua avec ses traditions de retraite spirituelle et partit dans la montagne, malgré la terrible chaleur qui écrasait l'île. Anne commença par lire, puis se dit qu'il fallait profiter de ce temps superbe pour aller prendre un bain dans les eaux invitantes et limpides de la baie. D'ordinaire, quand elle voulait nager, elle s'arrangeait pour le faire la nuit, quand elle était sûre qu'aucun îlien n'aurait la malencontreuse idée de se promener sur la plage. Ce jour là, elle ne risquait pas grand-chose.

En revenant vers Liberty-House, son chemin croisa celui d'Almeda. Elle s'attendit donc à voir apparaître Ismaël dans son sillage. Elle se trompait. La chienne précédait Fag-End. Ils se saluèrent cordialement avant d'échanger des commentaires sur la chaleur de plus en plus accablante et l'absence de vent. Le pirate dit qu'il allait consulter le baromètre parce que ces signes lui faisaient songer à l'approche d'une dépression tropicale, peut-être d'un cyclone.

— Un cyclone ? Alors que nous disions hier que notre île avait été épargnée ces dernières années ?

— Nous avons parlé trop vite... Il faut envisager le pire et se préparer.

Comme l'avait pressenti Fag-End, les pressions avaient considérablement chuté. Il fallait avertir les colons, ce que fit Anne, non sans mal, car, rendus pâteux par leurs excès de table et de boisson, ils furent plutôt lents à comprendre ce qui se passait. Lorsqu'ils réalisèrent le danger et qu'ils s'apprêtèrent à prendre les mesures qui s'imposaient, ils trouvèrent Fag-End déjà à l'œuvre. Il avait rassemblé les animaux, avait enfermé ceux qui devaient l'être, arrêté la roue du moulin et ouvert les vannes de manière à ce qu'en cas de déluge, les champs ne soient pas inondés. Il grimpa alors sur les toits des bâtiments pour vérifier leur état et consolider ce qui devait l'être. Lorsque tout parut capable de soutenir un ouragan, les hommes redescendirent à Liberty House pour clouer les volets et protéger les ouvertures. Le ciel était encrassé. Les nuages avaient recouvert le soleil et la nuit semblait déjà tombée.

— Où est monsieur Raynes ? demanda soudain Fag-End.

Dans l'agitation effrénée des dernières minutes, personne ne se souvenait l'avoir vu depuis le matin.

— Où qu'il soit, il a dû observer le changement de temps, déclara Julian Wilde. Il va revenir.

Au moment même où il finissait de parler, de larges gouttes de pluie commencèrent à crépiter sur la façade de la maison. Une brusque bourrasque annonça le début des hostilités. Almeda tournait nerveusement, exaspérée par l'approche du cataclysme et l'absence de son maître. Elle grognait dès que quelqu'un s'approchait d'elle, y compris Anne ou Fag-End. Les chats, tapis dans un coin, faisaient semblant de dormir.

— Il devrait déjà être là, rétorqua Christopher Lawrence après un long silence. Il faut aller à sa recherche !

Le pirate qui surveillait l'extérieur parut comme happé par le vent. A grand peine, il parvint à retenir la porte et la ferma du mieux qu'il put. La tornade était arrivée à la vitesse d'un cheval au galop.

Pendant quelques minutes, chacun espéra entendre tambouriner à la porte. Rien ne vint. Il fallut alors se rendre à l'évidence : Ismaël Raynes ne viendrait pas dans cette tourmente. Terrifiée par un drame qu'elle redoutait, Anne éclata en sanglots. Christopher Lawrence fit la grimace et échangea un regard avec Julian Wilde. Ni l'un ni l'autre ne savaient comment réconforter une fillette morte de terreur et en larmes. Connel, toujours silencieux, n'était guère plus expérimenté.

Ce fut Fag-End qui prit l'initiative avec autorité.

— Ne crains pas. Monsieur Raynes est un homme sensé. Il était certainement trop loin d'ici et il s'est mis à l'abri. Quand la tempête sera calmée, nous le verrons apparaître !

— C'est affreux, Fag-End ! Ecoute le vent ! J'ai l'impression qu'il va arracher la maison. J'ai peur !

Sans paraître le moins du monde embarrassé par la situation, le pirate l'attira contre lui en lui murmurant à l'oreille des paroles que personne d'autre qu'elle ne pouvait entendre tant le bruit environnant était assourdissant. La vision de la jeune fille dans les bras du criminel suffisait aux trois hommes qui, malgré leur surprise et leur réticence pour tant de familiarité, n'en étaient pas moins reconnaissant à Fag-End de faire ce dont ils étaient incapables.

La nuit passa très lentement. La maison et les grottes vibraient sous les assauts de la tornade. A chaque instant, les îliens s'attendaient à ce que quelque chose cède et les laisse exposés à la fureur de la nature. L'eau tombait en torrents. Par instants, le craquement de la foudre toute proche dominait les mugissements du vent.

Lorsque la pendule sonna neuf heures, chacun estima que les bourrasques faiblissaient et que le son de la pluie se faisait moins violent. Julian Wilde consulta le baromètre. Celui-ci remontait presque aussi rapidement qu'il était descendu. Fag-End fit une tentative pour voir ce qui se passait dehors. Le jour était levé depuis longtemps. A l'horizon, les nuages se déchiraient pour laisser la place à du ciel bleu. La pluie se faisait plus modérée. On put laisser la porte ouverte.

— Nous n'avons eu que la queue du cyclone, commenta le pirate en servant à chacun une tasse de thé bienvenue. C'est une chance.

— Ce n'est pas l'œil ? demanda le docteur, sceptique, redoutant une nouvelle attaque.

— Non.

Julian Wilde confirma.

On se mit alors à attendre avec impatience Ismaël Raynes. Christopher Lawrence que l'inaction et l'enfermement énervaient décida de monter à la ferme pour estimer les dégâts. Il espérait aussi rencontrer le Gallois sur le chemin. Il revint seul, avec des nouvelles mitigées. Le toit de la bergerie s'était effondré, mais apparemment sans dommage pour les moutons. La rivière avait débordé comme prévu, inondant quelques champs. Le verger avait souffert, plusieurs arbres avaient été déracinés. Dans l'ensemble, c'était moins catastrophique qu'on aurait pu le redouter. Sauf qu'Ismaël était invisible.

L'inquiétude devint de plus en plus vive. Le marin aurait dû quitter son refuge aux premiers signes d'amélioration. S'il avait été de l'autre côté de l'île, il fallait compter encore quelques heures avant son retour...

Vers le milieu de l'après-midi, chacun fut convaincu qu'il était arrivé quelque chose. Le beau temps était revenu et même venant de la côte Sud, Ismaël aurait dû être là.

— Je pars ! déclara laconiquement Fag-End.

— Il va faire nuit dans peu de temps ! objecta le docteur.

— Où allez-vous ? Où pensez-vous qu'il est ?

— Je prends Almeda avec moi ! fut la seule réponse du pirate.

La chienne gémissait depuis la matinée. Dès que Fag-End l'invita à le suivre, elle se précipita.

— Vous partez seul ? demanda Julian Wilde.

Fag-End opina :

— Sans vouloir insulter aucun de vous, je suis le plus leste. Et puis, j'aurai Almeda. Je vous l'envoie si j'ai besoin d'aide.

Il n'y avait rien à répliquer. L'endurance du pirate était prodigieuse.

Almeda et son compagnon se dirigèrent sans hésiter vers la montagne. Dans l'esprit de Fag-End, il ne faisait aucun doute que le marin était parti loin de Liberty House. Lors de ses propres pérégrinations, il l'avait vu plusieurs fois se réfugier dans les contreforts du volcan.

Ils traversèrent des zones dévastées. On ne comptait plus les arbres arrachés ou sectionnés. L'enchevêtrement de troncs et de branches était tel que Fag-End devait aider Almeda qui ne pouvait trouver son chemin et qui sautait mal. La progression était extrêmement lente, gênée aussi par l'atmosphère qui se dégageait de la végétation humide et s'évaporait sous la chaleur revenue. De plus, le pirate voyait avec angoisse le soleil baisser alors qu'il était encore dans la forêt. Il faisait de son mieux, sans relâche.

Fag-End s'arrêta un moment pour reprendre des forces à l'orée des arbres. Désormais, c'était la montagne qui s'ouvrait à lui, sans arbres pour le ralentir. Et Almeda n'avait plus besoin d'être portée.

C'était faire preuve d'optimisme. En raison des pluies diluviennes, la terre avait glissé par endroits. Il fallait franchir des éboulements instables. Les pierres roulaient sous les pieds, rendant la progression encore difficile. Le pirate redoubla de précautions. Il ne s'agissait pas de se tordre bêtement le pied ou de chuter. Il était là pour retrouver Ismaël Raynes, pas pour être victime d'une fracture ou d'une entorse.

Soudain, le manège de la chienne le cloua sur place. Elle tournait sur elle-même, grattant le sol fraîchement dénudé, aboyant plaintivement.

Etait-il possible que le marin fût sous cet amoncellement de gravas, de boue et de cailloux ? Dans ce cas là, quelle chance avait-il eu de survivre ? Allait-il ne retrouver qu'un cadavre ? Un sanglot le prit à la gorge. En se mettant en route, il avait imaginé trouver un blessé, pas un mort. Surtout pas Ismaël Raynes mort. L'homme qui lui avait redonné une identité en l'appelant son ami...

Il se reprit vite. Pleurer ne servait à rien. Chaque minute comptait. Il fallait creuser, là où Almeda semblait le lui indiquer. Il n'avait que ses mains et sa hache. Il trouva une grosse pierre plate et se mit à creuser comme un fou cet amas monstrueux. Dès qu'il avait le sentiment de progresser, la terre s'éboulait à nouveau, effaçant le travail des dernières minutes. Il comprit qu'il n'y arriverait pas. La nuit tombait. Il ne fallait pas compter sur ses compagnons. Au mieux, en leur envoyant Almeda, ils ne pourraient être là que le lendemain dans la journée. Alors, il continua frénétiquement, épuisé, sanglotant d'impuissance et de fatigue. Soudain, il heurta un bloc dur. Qu'était-ce ? La montagne ? Un rocher qui avait roulé à cet endroit ? Qu'y avait-il en dessous ? Ismaël était-il écrasé sous son poids ? Almeda, voyant que son compagnon s'était un instant arrêté de creuser, se mit à aboyer avec fureur. Fag-End n'en douta plus. Ismaël Raynes, mort ou vivant, était là.

— Tais-toi !

Il lui avait semblé entendre un appel. Il en doutait car le vent soufflait à ses oreilles. Il percevait mal les sons et Almeda aboyait comme une enragée. Mais après avoir crié à son tour, il fut certain qu'on lui répondait, une voix très lointaine, très assourdie. Ismaël Raynes était vivant. Plein d'une nouvelle ardeur, Fag-End reprit son ouvrage, oubliant ses mains en sang et ses muscles si douloureux. Soudain, dans l'excès de son énergie, sa pierre plate lui échappa.

— Aïe ! fut l'immédiate réponse.

— Ismaël ! rugit Fag-End en écho.

— Je suis là !

— Où « là » ?

— Dans la direction de la pierre que vous m'avez lancée.

Fag-End n'y voyait quasiment rien. Il s'avéra, après explication qu'il avait réussi à faire un trou au-dessous duquel Ismaël se trouvait et que l'orifice de la grotte était obstrué par un énorme rocher. Pratiquer une ouverture assez grande pour laisser passer un homme fut malaisé. Dans une obscurité totale désormais, guidé par les conseils du marin, il ôta ses vêtements et les noua les uns aux autres pour en faire une corde. N'ayant pas prévu ce genre de sauvetage, il avait omis de prendre avec lui un cordage et regrettait amèrement son imprévoyance. Echouer si près du but, c'était impensable. Mais sa ténacité lui permit de faire enfin apparaître le corps du Gallois à l'air libre. Leur premier mouvement à tous les deux fut de s'étreindre fortement sans dissimuler leurs larmes de soulagement.

En quelques mots, Ismaël raconta son aventure : il était venu dans cette grotte qu'il connaissait bien pour y prier de temps en temps. L'ouragan l'y avait surpris. Il n'avait éprouvé aucune crainte, certain qu'il ne risquait rien à l'abri de la paroi basaltique, certain aussi que ses amis ne s'inquiéteraient pas de son sort. Au milieu de la nuit, il avait senti la terre trembler. Peu après, il avait remarqué qu'il ne voyait plus aucun éclair et qu'il entendait à peine les craquements du tonnerre pourtant si proches quelques instants plus tôt. Il s'était alors aussitôt aperçu que l'entrée de la grotte était bouchée. Comme il n'y voyait rien, il ne savait plus comment se diriger. Il dit alors tranquillement qu'il s'était préparé à mourir.

— J'ai repris espoir en entendant Almeda, poursuivit le marin en caressant la tête de sa fidèle compagne. Si elle était là, elle risquait d'être en compagnie. Seulement, j'ignorais ce qu'il y avait de l'autre côté. Peut-être la liberté était-elle inaccessible. J'ai prié quand même. Et comme en réponse, j'ai reçu sur l'épaule une pierre inattendue ! Jamais je n'aurais pensé qu'il était si agréable de se faire lapider !

Le pirate devinait le sourire d'Ismaël à cette remarque pleine d'humour. Il aimait cette distance qu'il parvenait à prendre par rapport à son emmurement. Le pauvre homme avait dû passer par des moments horribles.

En raison de l'heure et de la profonde obscurité, il était impensable de songer à regagner Liberty House. Mais il fallait rassurer ses habitants. Fag-End n'avait ni papier, ni crayon. Il demanda à son compagnon son mouchoir et de ses doigts maculés de sang et de terre, il écrivit ce seul mot : « sauvé ». Après quoi, il noua le mouchoir autour du cou d'Almeda. Ismaël se chargea d'expliquer à sa brave chienne qu'il lui fallait retrouver les autres colons. Elle fila à toute allure sachant bien ce qu'on attendait d'elle. Après son départ, les deux hommes se calèrent dans un coin pour avaler quelques vivres que le pirate avait eu la sagesse d'emporter avec lui. Ainsi restaurés, ils se lovèrent comme ils purent sur le sol inconfortable et, épuisés, s'endormirent comme des masses. Lorsqu'ils se réveillèrent, ankylosés, Almeda était couchée entre eux deux.

Le retour fut laborieux. Ismaël avait faim. Fag-End, quant à lui, subissait le contrecoup de ses efforts démentiels de la veille et de ces émotions violentes. Sa nature si nerveuse réagissait mal à ce genre d'agression.

Anne fut la première à les apercevoir car elle avait passé la matinée à guetter leur retour. Elle se précipita vers le Gallois et lui tomba dans les bras.

— Oh, Ismaël, j'ai eu si peur ! Si peur !

Le marin l'embrassa en souriant :

— C'est fini, petite sœur. Il y a eu plus de peur que de mal puisque me voici. Grâce à Fag-End !

Anne se tourna vers le pirate les yeux humides de larmes :

— Tu es le bon ange de cette île ! Venez tous les deux, je vous ai préparé un bon repas pour vous réconforter !

— Et toi, tu es une vraie petite fée ! déclara Ismaël.

Les deux hommes furent accueillis en héros par leurs trois compagnons. Bien que ni le marin, ni le pirate ne fussent gens à s'attarder sur leurs épreuves, il n'était pas nécessaire d'être grand devin pour comprendre que l'un avait failli périr de la plus atroce manière, enterré vivant dans les entrailles de la montagne et que l'autre avait consumé toutes ses forces pour l'arracher in extremis à cette horrible mort. Fag-End n'avait d'ailleurs pas pu dissimuler l'état de ses mains. Christopher Lawrence, pourtant peu disposé à l'indulgence envers le pirate, mesura ainsi le dévouement dont il avait fait preuve. Il nettoya les plaies, les badigeonna d'onguent et les banda avec soin puis lui interdit tout travail jusqu'à ce que la cicatrisation soit bien amorcée.

Il semblait qu'après cet événement, les diverses pièces de l'échiquier îlien eussent changé de place et de valeur. Les rapports entre les êtres n'étaient plus du tout les mêmes. Ismaël Raynes que les anglais comprenaient déjà si peu et si mal avait franchi un nouveau pas pour s'éloigner d'eux : ayant frôlé une mort atroce, il s'était rapproché de Fag-End, l'homme qui l'avait sauvé. Ce dernier avait abandonné, peut-être provisoirement, son rôle de pirate humble et effacé : il s'était propulsé au premier rang manifestant des capacités de commandement qui l'assimilait à ce statut de chef qui avait été le sien sur la Jane-Mary. Le tout sans éclat comme il convient à un vrai meneur de troupe. Force était d'admettre que cette personnalité hors du commun dans le mal réserverait sans doute à ses compagnons d'autres surprises dans le domaine de l'honnêteté. Ainsi que le fit remarquer Ismaël Raynes, on retrouvait généralement les mêmes qualités chez les grands criminels et chez les saints. Christopher Lawrence retroussa sa moustache d'un air méprisant : décidément, le pauvre marin ne s'améliorait pas ! Il était toujours aussi toqué de son pirate, d'autant plus qu'il lui devait désormais la vie ! Ceci étant dit, Fag-End méritait la vie qu'on lui avait laissée à son arrivée. Il s'était bien assagi, il fallait le reconnaître et quand on avait besoin de lui, il savait donner de sa personne. L'état de ses mains en était une preuve.

Les jours qui séparaient la communauté de la nouvelle année furent essentiellement consacrés à effacer le plus vite possible les cicatrices du cyclone dans la ferme et alentours. Pour le reste, c'était impossible. Chacun s'avouait que, devant le drame qui avait failli endeuiller leur île, les pertes matérielles étaient de simples détails. L'essentiel était qu'Ismaël fût toujours parmi eux. Auprès de ce réel bonheur, plus rien n'avait vraiment d'importance.