Le Sphinx du Pacifique — Chapitre 8

Ismaël Raynes, qui ne savait rien de tout cela, monta à l'oratoire comme il le faisait chaque soir après que ses compagnons aient regagné leurs chambres respectives. Plus que jamais, il avait besoin de consacrer du temps à Dieu. Il marchait lentement, déjà abîmé dans l'oraison quand soudain, il s'arrêta net au détour du chemin. Son refuge était occupé. Là devant lui, agenouillé devant le crucifix, il discernait la silhouette si particulière de Fag-End en raison de sa taille, de sa trop grande maigreur et de son absence de vêtements décents. Les deux chats qui lui tenaient compagnie réagirent à l'arrivée d'Almeda et de son maître. Ce mouvement suffit pour que le pirate, animal toujours primitif, bondisse dans les fourrés à la vitesse de l'éclair, sans se préoccuper de l'identité de l'intrus, laissant sur place une bougie allumée et un livre ouvert. Ismaël tomba à genoux. Ses yeux se portèrent sur les pages éclairées par la flamme.

Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour,
Selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
Lave-moi tout entier de ma faute,
Purifie-moi de mon offense.

Oui, je connais mon péché,
Ma faute est toujours devant moi.
Contre toi, et toi seul, j'ai péché,
Ce qui est mal à tes yeux, je l'ai fait.

Ainsi tu peux parler et montrer ta justice,
Etre juge et montrer ta victoire.
Moi, je suis né dans la faute,
J'étais pécheur dès le sein de ma mère.

Mais tu veux au fond de moi la vérité ;
Dans le secret, tu m'apprends la sagesse.
Purifie-moi avec l'hysope, et je serai pur ;
Lave-moi et je serai blanc, plus que la neige...

Le papier, usé par des années de manipulation était humide des larmes qu'il avait recueillies tout récemment.

Le marin ferma les yeux, bouleversé par ce témoignage si particulier qui le remplissait d'une émotion dans laquelle se mêlaient le chagrin, la souffrance, la compassion et une tenace lueur d'espérance. Nul doute qu'un pas était franchi. Fag-End était capable de venir en ce lieu de prière, comme en un suprême refuge, pour y déposer son fardeau et pour trouver dans les textes sacrés de quoi alimenter sinon sa prière, du moins sa réflexion. Le reste suivrait.

— Monsieur Raynes, pourquoi Dieu tolère-t-il le mal ?

Ismaël se figea sur place. Il était à quelques pas de Liberty-House, en pleine nuit, peut-être proche de l'aube, après avoir passé plusieurs heures en prière à l'oratoire. Fag-End avait surgi de nulle part avec cette question brutale. Celle qui fait tout chavirer ! Celle qui hante l'histoire de l'humanité ! Celle qui construit la foi ! Celle sur laquelle se sont bousculés le doute, la désillusion, la révolte, le scepticisme, le désespoir, l'athéisme ! Le scandale d'un Dieu d'Amour qui accepte, au nom de son Amour, la souffrance, le mal, l'injustice, la mort. L'interrogation de Job sur son fumier...

Le réprouvé, le criminel, le pécheur, se tenait devant le marin, son visage tourmenté, cadavérique, éclairé presque cruellement par la lumière glacée de la pleine lune. Ses yeux étincelaient au fond de leurs orbites.

— Dites, le savez-vous ? Avez-vous une réponse à m'apporter ?

Ismaël soupira :

— Nous sommes tous atrocement seuls devant notre malheur, notre souffrance, notre ignorance. Et chaque réponse est unique puisque chaque être est unique... Ne croyez pas que cette réponse soit une dérobade, Fag-End. Il n'en est rien. Je voudrais vous aider de toute ma force d'homme et de chrétien mais je ne voudrais pas que vous puissiez être déçu par une réponse qui ne correspond aucunement à votre légitime attente. J'ai répondu personnellement à la question que vous m'avez posée. Si vous le souhaitez, je suis prêt à vous partager le médiocre fruit de ma réflexion. Seulement, de grâce, n'attendez pas trop de moi !

— Au diable vos scrupules, monsieur Raynes ! fit Fag-End avec un énervement visible et contenu malgré tout. C'est de vous dont j'ai besoin. Vous qui m'avez offert votre amitié !

— Je suis là, Fag-End ! répondit simplement le marin avec cette tranquillité souveraine qui le faisait si grand.

Et pour bien montrer que ce n'était pas une parole en l'air, il s'assit sur le sable encore tiède, devant l'étendue scintillante des flots nocturnes. Almeda se coucha à ses pieds. Jason, la chatte noire, jalouse, ne tarda pas à sauter sur les épaules du marin tandis que Plucky, sa rivale rousse, quémandait impérieusement l'attention de Fag-End. Elle n'eut de cesse que le grand pirate courbe l'échine pour la prendre dans ses bras et passe sous sa mâchoire un doigt câlin. Satisfaite de recevoir les hommages auxquelles elle prétendait, elle se lova dans le creux de son épaule en ronronnant béatement.

Ismaël avait observé cette petite scène d'un œil intéressé et amusé, satisfait de constater une fois de plus, les rapports privilégiés du criminel avec les animaux quels qu'ils fussent. Un être capable de se rendre aussi facilement esclave d'une petite bête tyrannique ne pouvait être entièrement perverti. D'ailleurs, Almeda qui ne tolérait Christopher Lawrence que sur l'ordre formel de son maître avait toujours eu de la sympathie pour le pirate.

Ce dernier, imitant le marin, s'assit à son tour. Après un très long silence, il ouvrit à nouveau la bouche :

— J'aurais pu interroger vos amis... ou vos compagnons, rectifia-t-il avec une curieuse mimique, car peut-on vraiment en faire vos amis ?... Ils sont athées... Cela aurait dû être un plus pour moi... Mais côté humain, on fait mieux... Rien à espérer de ce pitoyable croisement de Falstaff et de Porthos. Il me déteste... Lord Connel est indéfinissable, immatériel. Une méduse gélatineuse flottant à la surface de la mer. Transparente. Peut-être dangereuse, qui sait ?... Et l'autre... la momie desséchée... Il est aussi dépourvu de repères que moi, alors, vous imaginez la catastrophe si j'abordais certaines questions avec lui... Il reste vous... Et vous, monsieur Raynes, je ne vous comprends pas. A vous entendre, on vous prendrait aisément pour un doux illuminé, un contemplatif en harmonie avec lui-même et avec le monde, un ermite que la vie a épargné... Si je voulais être méchant, je parlerais de niaiserie ou de fanatisme... Mais mon but n'est pas d'être méchant. Seulement de réfléchir, de dépasser l'apparence que vous donnez...

Fag-End fit une pause et, tout en scrutant le visage du marin, gratta le cou de Plucky qui semblait avoir des démangeaisons.

— C'est exactement cela : l'image de la sérénité, parfois souriante, parfois grave, mais toujours bienveillante, toujours accueillante. Si cette image ne reflétait pas l'état de votre cœur, vous ne seriez qu'un hypocrite... Or, votre cœur est à l'unisson. Là est le mystère... Pourquoi ? Comment ? Car vous avez bu au calice amer de la mort et de la souffrance... Vous avez choisi l'exil au prix de quels renoncements ? De quels doutes ? De quels désespoirs ? Alors quoi ? Est-ce lié à ce Dieu auquel vous croyez ? Un Dieu qui tue ce que vous avez de plus cher, qui vous impose un exil inhumain et qui exige de vous un culte pervers en vous obligeant à vous satisfaire de votre triste sort ? Que de questions, n'est-ce pas, monsieur Raynes ! Voilà pourquoi je ne vous comprends pas !...

Ismaël esquissa un sourire.

— Il y a beaucoup à répondre dans ce que vous venez de dire, Fag-End...

— Je vous écoute !

— Tout d'abord, je voudrais rectifier certaines idées totalement erronées qui peuvent fausser les choses. Ce n'est pas Dieu qui a tué mon enfant. Ce sont les hommes. Ce n'est pas Dieu qui m'a imposé cet exil...

— Mais c'est en son nom que vous y êtes !

— Pas du tout. Je n'ai que moi à blâmer. C'est moi qui ai fait ce choix. Librement. Qui y ai contraint mes amis en brandissant la menace du suicide. J'ai fait preuve à leur égard d'une violence inqualifiable...

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que j'ai agi par orgueil. Par bravade de gamin, je l'ai compris plus tard !

— Vous ? Orgueil ? Bravade ? Vous êtes l'être le plus pétri d'humilité que je connaisse !

— Vous vous méprenez sur ce que je suis, mon ami. J'ai cru que me réfugier loin des hommes était un désir de me rapprocher de Dieu. Avec le recul, je me suis aperçu qu'il n'en était rien. Que seul l'orgueil du désespéré avait dicté ce choix. Heureusement, Dieu nous attend toujours, au milieu même de nos erreurs, comme un Père aimant. Après l'exaltation d'avoir librement choisi l'isolement, le doute est venu. Et les questions sont venues m'assaillir, me déstabiliser. Dans la nuit, Dieu est apparu...

— Quel intérêt s'il ne ressuscite pas les morts ? Que vous ayez été idiot ou orgueilleux ou admirable de venir vous échouer ici, cela n'exclut pas le fait qu'un enfant est mort. Quel scandale ! Dieu est-il là dans la réponse à l'inévitable question : pourquoi la mort de l'innocent ? Pourquoi sa souffrance inutile ? Dieu est-il complice ? Acteur ?

— Dieu n'est pas un meurtrier ! protesta Ismaël, effaré par le blasphème implicite.

— Ne jouons pas sur les mots. Si Dieu existe, il a créé un monde soi-disant à son image. Bravo pour la réussite ! A des degrés divers, nous sommes tous des monstres ! Dieu est-il donc un monstre lui aussi ? Et vous osez parler encore d'amour !

— L'amour est liberté, Fag-End. Et qui dit liberté, dit choix, y compris du mal !

— Et ce Dieu d'amour, selon vous, crée des êtres libres afin d'assister placidement à leur autodestruction. Est-ce l'œuvre d'un Dieu parfait ?

— Le Dieu parfait ne pouvait créer de créatures parfaites ni un monde parfait parce que justement le monde parfait est Dieu. Et en cette perfection, il n'y aurait pas eu de liberté...

— Quelle dialectique ! grinça Fag-End, moqueur. Je m'y perds. Résumons-nous : pour vous, Dieu ne pouvait créer quelque chose d'extérieur à lui-même qui fût parfait car il ne peut se re-créer. Ai-je à peu près bien formulé votre pensée ?

— Il n'y a rien à redire...

— Mais tout cela ne répond absolument pas à ma question, monsieur Raynes. Prenons le problème différemment, si vous le voulez bien...

Le regard amical du Gallois était un acquiescement.

— Revenons à vous. Vous avez douté, avez-vous dit. Avez-vous désespéré ?

Ismaël hésita. Jamais il n'aurait imaginé devoir livrer autant de sa vie intérieure à un étranger, à plus forte raison à un pirate. Les questions n'étaient pas anodines. Elles visaient juste. Elles exigeaient une vérité pleine et entière.

— Oui.

— Au point de vouloir mourir ?

— Oui.

— Avez-vous renié Dieu ?

Le clair regard du marin ne faiblit pas.

— Je crois l'avoir fait dans l'excès de ma révolte. Puis, en réfléchissant, en priant, j'ai bien vu que cette révolte ne menait à rien. Qu'accuser Dieu m'enfermait dans une haine stérile qui m'empêchait de vivre. Je haïssais les meurtriers, les coupables, je me haïssais moi-même. Jusqu'au moment où, vaincu par ma souffrance, j'ai abandonné mon manteau d'orgueil et je me suis à nouveau tourné vers Dieu pour implorer Sa miséricorde. J'étais un fieffé imbécile, j'avais gâché mon existence et celle d'autrui. Je croyais alors que le pardon était un acte de volonté...J'ai découvert qu'il était un élan d'humilité, un cri du cœur, un acte d'abandon. Une grâce... Seul, je ne pouvais ni me pardonner, ni pardonner aux meurtriers de mon enfant... C'est ainsi que, n'ayant plus rien à perdre parce que je n'avais plus rien, je me suis réfugié dans le cœur de Dieu...

— Qui vous a par la même occasion évité le suicide...

— Certainement.

— Si je vous entends bien, le rôle de Dieu est donc d'empêcher le suicide ?

— Dieu est là pour donner un sens à ce qui n'en a pas, pour mettre l'amour là où il y a un désert d'absurde...

— Une chimère !

Ismaël ne s'offusqua pas.

— Je serais tenté de vous répondre : et pourquoi pas ?

— Parce qu'elle est lâcheté. Parce qu'elle ne rend pas meilleur...

— Aimer n'est jamais un mal. Mieux vaut aimer à tort —et d'ailleurs, comment est-ce que j'ose dire que l'amour peut être à tort ?— que de se racornir dans l'absurde. C'est plus positif, vous ne trouvez pas ?

— Aimer aussi ceux qui sont coupables de la mort de votre fils, par exemple ? N'est-ce pas être un traître ?

— C'est bien pour cela que j'ai parlé de pardon...

— Vous savez bien que tout ne peut être pardonné ! rugit Fag-End, les dents serrées, l'œil parcouru d'éclairs sanglants, ayant recouvré son hostilité accoutumée.

— Tout peut être pardonné, Fag-End. C'est cela l'amour !

Ismaël le regardait avec tout le calme bienveillant dont il était capable malgré le sentiment très net qu'il avait de jouer avec le feu et même l'incendie. Les confidences d'Anne le concernant lui faisaient comprendre cette soudaine et violente révolte. Il n'en voulait pas au pirate. Il savait qu'il n'était pas prêt. Il se contentait de semer le grain pour le jour où la terre serait assez meuble pour l'emprisonner et lui permettre de germer.

— Non ! tonna le bandit. Non ! C'est de la folie.

— L'Amour est folie, insista courageusement Ismaël. Comme la Croix d'Amour du Christ Rédempteur...

A ces propos, Fag-End se dressa faisant valser la pauvre Plucky qui entraîna Jason la Noire dans sa course éperdue. Almeda releva la tête et grogna sourdement.

— Ouais. « Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent » et tutti quanti. Pour être évangélique, c'est évangélique. C'est la caution de l'esclavage, de l'avilissement, de la dégradation ! On vous frappe d'un côté. La belle affaire ! Eh hop que je te tende l'autre joue ! Ben voyons ! On courbe la tête ! On admet toutes les turpitudes au nom de Dieu ! Jamais ! C'est la négation de l'être humain ! Je ne veux pas de ce Dieu ! Je n'en veux pas ! Je vous hais, monsieur Raynes ! Je vous hais !

Rien de ce combat intérieur n'échappait au marin qui eut un instant la certitude d'avoir sacrifié sa vie à la cause de la miséricorde : les prunelles du pirate brillaient d'une lueur homicide déjà souvent rencontrée. Mais une fois encore, le malheureux parvint à s'arrêter sur la pente fatale. Et après la rage, montait l'effroi.

— Pitié ! Pitié ! gémit-il en enserrant sa tête hirsute dans ses mains crispées comme s'il voulait l'empêcher d'éclater.

Quelle tempête dévastatrice balayait ce cerveau de vagues monstrueuses, de mascarets brutaux, de souffles tour à tour brûlants et glacés ! Cette folie là, qui le guettait, n'était à coup sûr pas celle de l'amour.

Le marin ferma les yeux. En assistant à ce combat de Titans, il lui semblait être complice d'une autre forme de viol. Il était indécent de regarder, d'assister, impuissant, à l'agonie morale d'un homme qu'il nommait son ami. Que pouvait-il faire de plus sinon, comme toujours, présenter cet être disloqué par la souffrance à Celui qui lui avait montré la voie? Acte de foi, acte d'abandon, acte d'humilité. Dans sa pauvreté d'homme, c'était la seule issue à sa disposition.

Lorsqu'il rouvrit les yeux, Fag-End avait disparu.

Le reverrait-il jamais ?

Le cœur étreint d'angoisse, il rentra à Liberty-House pour se coucher mais il n'espérait pas trouver le sommeil. Il ne le souhaitait même pas. Il avait besoin de ces quelques heures qui le séparaient de l'aube pour penser à cette conversation qu'il venait d'avoir avec le pirate. Il en était sorti vidé, épuisé, accablé. Il avait le sentiment d'avoir parlé à côté, de n'avoir pas su partager ses convictions, de s'être montré maladroit, confus, pontifiant. En un mot, détestable. Quoi d'étonnant que Fag-End lui eût craché sa haine à la figure ? Il ne méritait pas autre chose. Si Dieu voulait se servir de lui comme disciple, il fallait qu'Il lui accorde de meilleurs dons de communication. Comment le malheureux criminel aurait-il pu trouver le moindre réconfort, la plus petite lueur dans sa détresse ?

Ismaël aurait aimé prier. Cette consolation lui fut refusée. Il resta ainsi, aride, brûlant d'une fièvre intérieure que Dieu lui-même ne venait pas désaltérer. Il avait très peur d'avoir aggravé l'état de celui qui, avec tant de confiance, était venu le questionner. Il redoutait l'échec. La folie était si proche, tout comme la mort. Il avait le sentiment d'avoir engagé avec elle une course de vitesse dont la durée semblait être constamment rallongée tandis que de nouveaux obstacles se dressaient sur son parcours. Dieu oublierait-il d'avoir pitié ? Etait-il vraiment là présent ? Allait-il abandonner Fag-End à son désespoir morbide et son pitoyable sauveur à ses efforts inutiles ? La foi chancelait dans le petit matin glauque. Et pourtant le chrétien eut en lui assez de ressource pour offrir ce doute en sacrifice, pour se livrer entièrement, faible, obscur, nu, rongé d'incompréhension et d'ignorance, pour accepter la nuit qui l'enveloppait et qui le rendait aveugle. Le vertige qui le saisissait devant le gouffre insurmontable des ténèbres spirituelles, il en faisait don à ce créateur dont il n'affirmait plus l'existence...

Ce Fiat le libéra. Il se leva comme à l'ordinaire, aussi paisible que tous les matins, si bien que ses compagnons, s'ils remarquèrent sa pâleur, ne purent cependant deviner derrière les traits bienveillants les affres d'une crise religieuse. Il monta à l'oratoire par habitude à cette heure là. Il y resta peu, sec, muet, sourd. Il n'était plus rien.

Son cœur battit cependant très fort quand Fag-End fit irruption dans la cuisine avec d'une main un bouquet d'orchidées et de bougainvillées et de l'autre un panier rempli de poisson. Le spectacle était plutôt insolite d'autant plus que le pirate avait une apparence absolument cadavérique : une nuit sans sommeil, une alimentation rare et insuffisante, des tourments intérieurs d'une extrême violence, rendaient son visage décharné aussi réjouissant qu'un masque mortuaire. Ismaël songea que le corps du malheureux était autant à soigner que son âme. Parfois, il se demandait comment il tenait encore debout et avait assez d'énergie pour travailler.

— Je voulais vous présenter mes excuses, monsieur Raynes...

La formule ne fut pas sans amuser le marin. Ce pirate avait des tournures de langage étonnantes pour un homme de sa condition. Fag-End se méprit sur son demi sourire.

— Non, je ne plaisante pas. Cette nuit, j'ai vraiment voulu vous tuer. Ce n'est hélas pas la première fois... C'est monstrueux... Alors que vous êtes mon ancre de miséricorde... J'ai peur de moi... Peur de causer une catastrophe... Parce que vous qui vous dites mon ami, qui êtes cet ami, vous croyez en Dieu... C'est cela qui me rend fou... Je ne veux pas que vous m'imposiez ce Dieu qui a fait de ma vie un enfer !...

Oubliant ses scrupules, Ismaël rectifia :

— Ce sont les hommes qui sont responsables de votre enfer, pas Dieu !

A cette remarque, l'air victorieux de Fag-End se teinta d'une profonde amertume.

— Alors, comprenez-vous pourquoi je hais l'humanité ? Pourquoi je suis ce que je suis ? Pourquoi j'éprouve un tel plaisir à exterminer cette vermine ?

— Intellectuellement, je pense que je peux le comprendre, répondit doucement le Gallois après un instant de réflexion.

— Le péché d'orgueil, ricana le pirate en poursuivant son idée. La satisfaction malsaine de jouer les Némésis... Très anti— évangélique, je sais... C'est déjà beau que vous puissiez le comprendre...

— On a tous plus ou moins cette tentation, mais il faut savoir qu'elle ne mène qu'à une impasse...

— Parce qu'il faut enjamber les cadavres ?

Le regard vert arrêta net les remarques pleines de dérision.

— Tuer enferme et ne résout rien. Aimer ouvre à une libération.

— Non, monsieur Raynes, contredit gravement Fag-End, sérieux et sans colère. Non. Tuer libère aussi. Beaucoup plus que vous ne le soupçonnez dans votre pureté. Tuer donne la force de survivre. Sans la haine et le sang de la vengeance, je serais déjà mort...

— Et, survivant comme maintenant, vous êtes heureux ? demanda Ismaël.

— Non. Le bonheur n'est pas pour moi.

— Il est pour chacun. Parfois, il faut savoir l'accueillir. En auriez-vous peur ?

Fag-End frémit. Il fit un mouvement qui ressemblait à une ébauche de fuite. Il se fit violence et resta.

— A quel bonheur pourrais-je prétendre, moi, le maudit ?

— Ces fleurs ne sont-elles pas magnifiques ?

Surpris du changement brusque de conversation, Fag-End répondit spontanément :

— Je ne vous les aurais pas cueillies sinon !

— Eh bien, mon ami, le bonheur est aussi simple que cela : dans la beauté gratuite. Dans un coucher de soleil. Dans une nage au milieu des eaux transparentes du lagon. Dans le ronronnement de Plucky sur vos genoux... Tout est bonheur quand on sait le voir...

— Vous êtes heureux, vous, n'est-ce pas ?

Le marin eut un très doux sourire et répondit lentement, avant tour désireux de ne pas blesser son compagnon :

— Oui. Sans forfanterie. J'ai appris à me satisfaire de peu et à me dire que ce peu est déjà un luxe. De quoi me plaindrais-je ?

Fag-End soupira :

— De quoi en effet ? murmura-t-il. Car votre cœur, même blessé, même révolté, est pur. Aucun crime ne l'ensanglante. Aucun sang injustement versé ne le rougit. Mais moi !... Moi !...

En prononçant ces deux derniers mots, il avait posé sur Ismaël un regard douloureux, lourd de tout le poids de sa déchéance et de son désenchantement. Et avant que le marin ait pu répondre à cette tragique exclamation, il quitta rapidement la pièce.

Le Gallois se retrouva seul quelques secondes à peine. Anne Emily Howard se glissa dans la cuisine.

— Pourquoi est-il parti si vite ?

— Il croule de culpabilité et de souffrance. Ce qu'il a été lui fait peur. Alors, suivant les moments, il tente de sortir de son passé ou il y replonge. Quoi qu'il fasse, il reste dans le désespoir...

— Et vous ne voyez pas comment vous pouvez le faire accéder à l'espoir ?

— Il faut qu'il reprenne confiance en lui et en l'humanité. C'est très dur et très long. Il commence à s'exprimer, à mettre des mots sur ses contradictions, ce qui est déjà un progrès. Car avant, il ne voulait pas communiquer avec nous. Tant qu'il nous parlera, nous devons, nous, avoir confiance.

La jeune fille, soucieuse, ne poursuivit pas la conversation.

Quelques jours passèrent. Fag-End continuait de jouer les spectres, ce qui arracha ce commentaire à l'irascible docteur :

— C'est Lucifer en personne, ce bandit de malheur. Sinon, puisqu'il semble ni manger, ni dormir, il y a belle lurette qu'il aurait passé l'arme à gauche.

Fortuitement cette fois là, Anne rencontra le pirate. L'île n'était pas si grande qu'en n'évitant pas quelqu'un qui ne cherchait pas nécessairement à se cacher, on ne pût tomber un jour ou l'autre sur lui. L'homme lui parut plus grand, plus sombre, plus décharné que jamais. Il ne fuit pas. Son regard était terne, lugubre, désolant de détresse et de désespérance. Qu'est-ce qui faisait encore vivre —ou survivre— Fag-End ?

— Bonsoir ! fit la jeune fille, incapable de faire preuve de sa brusquerie habituelle devant le pirate. Tout comme Ismaël, Fag-End avait droit à des égards. Ce n'était sans doute pas une attitude consciente. Peut-être, tout simplement, qu'elle n'avait pas peur de lui et qu'à cause de cela, elle se montrait naturelle.

— Bonsoir, répondit Fag-End d'une voix très basse, presque inaudible, n'osant pas lever les yeux.

— J'ai une... une question, poursuivit Anne en s'enhardissant.

Fag-End se ramassa encore plus sur lui-même. Quelle question pouvait lui poser la jeune fille ? Il hésita puis finit par dire :

— Oui ?

— Ne crains rien, je t'en supplie. Je voulais seulement savoir si... si tu m'avais pardonné et si tu acceptais enfin de venir t'asseoir à la même table que moi !

A cette conclusion abrupte, le pirate chancela. Mais il releva son visage que toute couleur avait quitté, le laissant grisâtre.

— Comment ?... Pardonner ?... Moi ?... A vous ?... Mais, mais vous délirez ! Qu'y a-t-il à pardonner ? Ne savez-vous donc pas à qui vous demandez une pareille chose ?

Anne, d'un mouvement spontané comme elle les affectionnait, saisit la main du pirate qui, pris au dépourvu, ne songea à résister que lorsqu'il fut trop tard. Il subit donc ce doux contact, inondé d'une sueur froide.

— Je sais tout ce que je te dois, Fag-End. Et je sais que tu souffres en partie par ma faute, par les souvenirs que ma présence t'oblige à avoir constamment à l'esprit. C'est pour cela que j'ai peur que tu ne me pardonnes pas...

— Et toi, alors ? rugit le pirate avec la véhémence du désespoir. Aurais-tu oublié ?...

La jeune fille broya la main de son interlocuteur. Son regard prit la dureté du granit, puis s'adoucit à mesure qu'elle parlait.

— Rien ! Rien ! Ma haine demeure ! Mais toi, tu étais victime autant que moi. A cause de moi ! C'est cela que je crains que tu ne me pardonnes pas...

Fag-End se laissa tomber sur les genoux comme si ses jambes refusaient de le porter davantage. Ses yeux s'étaient remplis de larmes.

— Comment peux-tu ?... Ne pas te pardonner ? Toi ?... Qui suis-je, moi, pour avoir quelque chose à te pardonner ? Oh... ne te moque pas du misérable que je suis !...

Anne passa ses mains dans la crinière indisciplinée et sale du pirate :

— Ne m'insulte pas ! rétorqua-t-elle d'un ton de reproche. Comme si je pouvais me moquer de toi ! Que m'importe ton passé, tes crimes, les horreurs que tu as pu commettre ! Tu t'es racheté, ô combien ! Je voudrais tant te prouver que, à mes yeux, tu es absous ! Me prendrais-tu pour une ingrate ?

A l'écoute de ce discours, les sanglots étouffaient le malheureux.

— Laisse-moi ! bégaya-t-il enfin. Laisse-moi !

Au bord des larmes elle aussi, la jeune fille le couva d'un regard d'infinie compassion, puis, doucement, respectant son désir de solitude, elle s'éloigna doucement.

Deux heures plus tard, Fag-End se présentait humblement à la porte de Liberty-House, quelques minutes avant le dîner. Un sourire d'intense satisfaction illumina les traits fatigués d'Ismaël, le premier à le voir et à l'accueillir. Il n'eut pas le temps d'ajouter quoi que ce soit car les trois Anglais entrèrent les uns après les autres. Julian Wilde salua le nouveau venu d'une courtoise inclinaison de tête. Christopher Lawrence, par contre, le foudroya du regard. Il s'était très bien accommodé de son absence les semaines précédentes et ne comprenait pas pourquoi les choses devaient soudain changer. Anne, sans demander l'avis de personne, plaça les convives autour de la table, c'est-à-dire fit en sorte d'éloigner le docteur le plus possible de son ennemi. Pour s'assurer un repas paisible, elle posa un énorme bouquet de fleurs qui empêchait les vis-à-vis de se voir. Elle-même s'assit entre le pirate à sa droite et Ismaël à sa gauche.

Fag-End mangea du bout des lèvres, le nez dans son assiette, désireux de se faire remarquer le moins possible, tassé sur sa chaise. Chacun, à part le docteur, s'efforça de le mettre à l'aise, ne lui adressant pas systématiquement la parole, mais ne l'excluant pas de la conversation. Il répondait par onomatopées craintives et polies quand il ne pouvait pas faire autrement. Personne ne s'en offusqua. Sa présence parmi eux était un tel miracle après tant de jours d'isolement volontaire. Nul doute qu'Anne y était pour beaucoup. Ismaël Raynes songeait que la petite fée avait déjà fait des miracles sur l'île rien que par sa simple présence : devant elle, Christopher Lawrence modérait son langage et ses éclats, Julian Wilde avait des scrupules inhabituels, Connel retrouvait ses manières distinguées d'homme du monde. Une certaine douceur s'était soudain introduite dans cet univers masculin.

Le lendemain fut encore un jour de surprise. Les événements semblaient se précipiter après une période de stagnation.

En fin de journée, les îliens découvrirent un inconnu dont seules la haute taille et la redoutable maigreur trahissaient qu'il s'agissait bien de Fag-End. Car l'homme était méconnaissable. La transformation la plus évidente résidait dans le fait qu'après quatre mois de quasi nudité, il avait enfin revêtu son corps squelettique et torturé d'un pantalon de drap et d'une sorte de chasuble qui lui laissait une grande liberté de mouvement. La métamorphose ne s'arrêtait pas là. La tignasse hirsute, alourdie de la crasse de plusieurs années semblait-il, avait été remplacée par une toison courte, bouclée et brillante qui encadrait un visage d'une extraordinaire beauté tragique. La couche de saleté partie, les traits se dévoilaient soudain, presque indécents dans l'aveu d'une intimité déchirée, désespéré, intensément vulnérable. Les yeux, plus profondément enfoncés sous l'arcade sourcilière qu'ils ne le sont communément, apportaient à cette physionomie lugubre, par leur couleur inhabituelle, fragile, une lumière dont, bon gré, mal gré, chacun subissait l'influence.

Si les hommes, prudents ou échaudés, ne crurent devoir faire aucun commentaire et accepter sans un mot cette transformation, Anne réagit de manière très différente. Lorsqu'elle vit le pirate ainsi, elle s'arrêta net dans ses occupations et le détailla de la tête aux pieds avec un sans-gêne qu'elle seule pouvait se permettre. Puis elle s'approcha de lui, toute souriante.

— Tu es superbe, Fag-End ! Que je te donne ta récompense !

Et, avec une vivacité espiègle, elle sauta comme une fillette qu'elle restait, pour déposer un frais baiser sur la joue bien rasée et bien propre.

De saisissement, Fag-End faillit sérieusement s'évanouir. Christopher Lawrence frôla le malaise cardiaque et, dans la soirée, ne manqua pas de lancer avec perfidie :

— C'est le diable qui se fait ermite !

— Ce qui ne risque pas de vous arriver, gros pachyderme à moustaches !

Quatre paires d'yeux incrédules, outrés, scandalisés se dirigèrent vers la seule qui eût été capable de s'exprimer ainsi, Fag-End mis à part.

— Oh, Anne, comment oses-tu ? protesta Ismaël qui, plus proche de la jeune fille, s'autorisa de manifester son mécontentement de manière très nette.

— Comment j'ose ? rétorqua Anne qui n'avait aucunement l'intention de faire amende honorable. Parce que j'en ai assez d'entendre ce bébé gâté et capricieux passer son temps à critiquer Fag-End. Vous êtes bien trop tolérants à son égard !

— Cela s'appelle peut-être du respect ! intervint Connel dont les bonnes manières étaient offusquées par tant d'insolence et de désinvolture.

— Non, c'est de la lâcheté. Parce que vous préférez votre petite tranquillité. Vous êtes prêts à toutes les compromissions pour éviter la confrontation !

— Tu es bien sévère !

— Non, je constate d'après ce que j'ai vu et entendu !

— Et nous aussi, nous constatons, drôlesse ! intervint le docteur auquel il avait fallu ce temps pour récupérer sa respiration après l'attaque dont il avait été victime. Oublies-tu d'où tu viens ? Ce sont les conséquences de ton séjour sur un navire de forbans qui te collent à la peau ! Tu te permets de te comporter comme une petite...

— Une petite ?...

Le mal était fait. Anne avait compris l'insulte bien qu'elle n'eût pas été prononcée. Son regard se fit terrible, celui d'une femme outragée qui sort ses griffes. Les lèvres livides, le nez pincé, elle toisa l'homme avec un mépris altier qui interdisait toute réplique. Les îliens étaient désolés de cet esclandre et de la maladresse de Christopher Lawrence. Certes, la jeune fille s'était montrée extrêmement insultante à l'égard du docteur, mais ce dernier avait fait preuve de la dernière bassesse en lui rappelant un passé dont elle n'était pas responsable. La guerre était ouverte entre eux deux.