Le Sphinx du Pacifique — Chapitre 7

Contre toute attente après les événements survenus, Fag-End se manifesta dès le lendemain de sa fuite, reprenant son existence en marge de la communauté avec une tenace application qui révélait la contrainte d'une volonté despotique. Chacun s'interrogeait pour savoir ce qui obligeait ainsi le pirate à s'imposer une compagnie qu'il ne semblait pas souhaiter. Il y avait contradiction. Seul, Ismaël, plein de foi et d'espérance y voyait le désir, maladroitement exprimé, d'une fusion dans le groupe. Il trouva la confirmation de ses thèses —erronées selon ses amis—, lorsque le pirate ébaucha des tentatives d'approches plus claires : activités domestiques avec l'un ou l'autre des îliens, soirée dans la bibliothèque, parution à table, le tout dans un silence farouche, mais sans violence. Si violence il y avait, elle était désormais retournée contre lui-même, jamais contre les autres. Elle se traduisait tragiquement par une incapacité à avaler la moindre nourriture. Les repas étaient un supplice. Fag-End se forçait à venir s'asseoir à table, donc à accepter une promiscuité qui le terrifiait. L'angoisse était telle qu'elle l'empêchait de manger. Il restait là, immobile, devant son assiette pleine. A la première bouchée, il avait un haut-le-cœur. Puis les spasmes de révulsion se faisaient de plus en plus fréquents. Plié en deux par la souffrance d'un estomac affamé qui rejetait les aliments, il finissait par disparaître précipitamment. Ismaël le regardait partir d'un air désolé, impuissant à soulager cette détresse. Il savait trop, désormais, ce que le malheureux endurait. Il admirait sa résolution implacable, sa rage de faire la distinction entre les pirates et les habitants de l'île de l'Indépendance. Mais l'instinct de la bête maltraitée dominait la raison : le souvenir des avanies, de toutes les tortures, la peur qui en résultaient ne s'évanouissaient pas par la seule force de la volonté. Fag-End avait besoin d'une aide venue de l'extérieur et se la refusait en s'enfonçant délibérément dans la solitude. Christopher Lawrence continuait à parler de folie. Julian Wilde penchait pour un orgueil exagéré. Ismaël, lui, parce qu'il connaissait son secret, était convaincu que pareille attitude avait ses racines dans le calvaire de la Jane-Mary et la répulsion animale pour les hommes qui en était la conséquence logique. Seul l'apprentissage du pardon pourrait le sortir de cette spirale infernale.

Ce fut dans cette atmosphère lourde que la jeune fille se manifesta à nouveau. Ismaël, en revenant de l'atelier de tissage eut l'extrême surprise de la découvrir au bord du chemin à sangloter comme une enfant qu'elle était encore. Bien qu'il n'espérât pas grand-chose d'une intervention, il la tenta malgré tout : mieux valait rompre cet immobilisme usant des dernières semaines que de rester craintif à attendre que le mouvement vienne des deux survivants de la Jane-Mary.

La fillette, sentant une pression sur son épaule, se redressa avec un hurlement de terreur qui n'augurait rien de bon pour la suite des événements. Elle regarda l'audacieux qui avait osé la toucher. Le reconnaissant, sa physionomie se fit moins hostile et moins apeurée. Bientôt, ses sanglots redoublèrent.

Ismaël, plein de compassion, hésitait. Il tremblait d'effaroucher la timide créature. Il posa pourtant à nouveau la main sur elle, dans un geste qui se voulait paternel et rassurant. Même si elle haïssait les hommes qui l'avaient salie, elle avait aussi besoin de contacts humains dans sa terrible solitude et ceux-ci ne pouvaient venir que des hommes. Si elle se refusait à faire confiance, elle était aussi perdue que Fag-End.

— Veux-tu que je m'en aille ? murmura le marin avec cette infinie douceur qu'il savait mettre dans la moindre de ses phrases.

Elle consentit à relever la tête puis, la secoua d'un air morose.

— Restez ! grommela-t-elle en passant ses mains sur son visage couvert de larmes.

— Tu en es sûre ? Je ne veux pas m'imposer.

— Je sais. Je vous connais, maintenant... Et puis, c'est trop dur d'être seule...

Quelques nouveaux sanglots la secouèrent. Ismaël ne faisait plus un geste, attendant. Ce ne fut pas long. Epuisée par sa lutte, son isolement, sa détresse, elle se jeta au cou du marin en pleurant de plus belle.

— Aidez-moi ! cria-t-elle d'un ton de folle angoisse.

Ismaël referma lentement ses bras sur elle, voulant lui laisser la possibilité de se dégager si elle le souhaitait.

— N'aie pas peur, ma petite fille, souffla-t-il. Je suis là.

Etre là comme un père, comme un frère, comme un ami, comme un être fort et solide, propre à rassurer, à apaiser, à sécuriser. C'était ce qu'il tentait de faire en tenant le corps fluet serré contre lui. La fillette ne résistait plus. Elle s'abandonnait, fragile et déjà confiante. Quel devait être son désarroi, sa solitude pour accepter, si vite, le réconfort d'un homme appartenant à l'engeance qu'elle détestait !

— Merci, finit-elle par murmurer.

Le marin la laissa aller comme elle le souhaitait. Son petit visage revêche s'était comme pacifié.

— Veux-tu venir à Liberty-House avec moi ? Tu as bien besoin d'un coup de peigne. Et je suis sûr qu'une tasse de thé ne te ferait pas de mal...

Elle répondit positivement à cette invitation et, docile, suivit le marin. Elle prit le temps de se débarbouiller, de recoiffer ses cheveux en désordre avant de s'asseoir dans un fauteuil devant la cheminée éteinte à cette heure là. Après avoir avalé le breuvage qu'Ismaël lui avait préparé, elle le considéra longuement d'un air dubitatif et pénétrant.

— Dire que je m'étais jurée de ne plus jamais approcher un homme ! dit-elle au bout d'un certain temps. Et vous, vous avez renversé la vapeur !

— Je vous laisse... proposa aussitôt Ismaël.

La jeune fille bondit sur ses pieds.

— Non ! Non ! s'écria-t-elle, visiblement épouvantée. Ne me laissez pas seule. Je ne peux plus le supporter !

Ismaël ne bougea pas, attendant la suite qui allait venir, il le savait.

— Je suis prisonnière ici. Aucun moyen de partir. Pour combien de mois, d'années ? Je ne peux vivre tout ce temps loin de votre colonie. Personne à qui parler durant ces jours sans fin. Autant mourir. Que peut-il m'arriver de pire que ce que j'ai vécu sur la Jane-Mary ? Rien, vraiment. Je crois avoir touché le fond. Sans compter que vous et vos compagnons semblez corrects... pour l'instant. Il n'y a que Fag-End qui puisse être un danger !

Son visage se tordit de haine tandis que ses yeux lançaient des éclairs :

— Je le hais, déclara-t-elle d'un ton de menace implacable.

Ismaël ne cacha pas sa surprise. Si elle le détestait à ce point, pourquoi lui avait-elle révélé un secret qui ne pouvait que lui attirer la sympathie ?

— Tu lui dois la vie par deux fois et il t'a respecté, en plus, c'est toi-même qui me l'as dit...

— Etes-vous un saint ou un imbécile ? rétorqua la jeune fille, hargneuse. Quand vous m'avez rencontrée tout à l'heure, ce criminel retors et odieux venait de me frapper. Il m'aurait tué s'il n'avait entendu vos pas.

Un froid intense saisit le cœur du marin. Que s'était-il passé ? Fag-End était-il retombé dans la folie qui semblait s'être éloignée de lui pendant quelques semaines ?

— Il t'a attaqué ?

— Oui, comme un fauve qu'il est !

— Sans raison ? insista Ismaël qui voulait toutes les preuves possibles avant d'accepter le principe d'une régression.

Elle se troubla puis avoua d'une voix basse :

— Il pleurait. Je me suis approchée pour lui parler, pour le réconforter... J'ai alors cru qu'il allait m'étrangler tant il avait l'air mauvais. Il m'avait pris le bras. J'ai eu très peur. Alors, je l'ai mordu et il m'a lâchée. Et je me suis enfuie. Puis, vous m'avez trouvée...

A ces souvenirs, elle fondit à nouveau en larmes.

Le cerveau d'Ismaël travaillait sous pression. Il lui semblait entrevoir la vérité du drame qui s'était joué juste avant son arrivée. Comme toujours, il ne fonctionnait que par intuition. Cette fois, ce fut un soudain éblouissement qui lui montra la voie. Il devait s'assurer qu'elle était bonne.

— Puis-je te poser une question ?

La jeune fille hocha la tête. Dans son chagrin, son dénuement, sa détresse, elle ne résistait plus à rien. Elle était heureuse de la présence de cet homme qui lui permettait enfin de dialoguer, de ne plus être en tête à tête mortel avec elle-même.

— Etait-ce la première fois que toi et Fag-End vous revoyiez, je dirais, à visage découvert, depuis... depuis la Jane-Mary ?

Elle parut fort étonnée, réfléchit un moment avant de murmurer :

— Oui, je crois. Pourquoi ?

— Tu as là l'explication de son comportement à ton égard !

— Je... je ne comprends pas...

Ismaël l'enveloppa d'un regard affectueux, mais triste.

— Fag-End a prouvé qu'il ne te voulait aucun mal. Il t'a épargnée alors qu'il lui aurait été facile pour lui d'éviter la souffrance et l'avilissement. Il s'est jeté sous les griffes du guépard...

— Oui, Hector...

— Qui, Hector ?

— Le guépard. Celui du capitaine de ces forcenés...

— Ah ! fit le marin, satisfait que les faits lui donnent raison contre le docteur. Fag-End, donc, t'a sauvée de ce fauve. Ensuite, quand tu as disparu et que tu étais blessée, il t'a retrouvée et t'a ramenée auprès de nous pour que tu puisses être soignée. Il t'a d'ailleurs veillée comme une perle précieuse durant les premiers jours de ta convalescence...

— Pourquoi alors vient-il d'essayer de me tuer ?

— Penses-tu vraiment que c'était cela qu'il voulait faire ? Il t'a pris le bras, ce qui n'est pas frapper. Pourquoi ? Sans doute parce que ta vue lui procurait une souffrance terrible. Tant que tu étais inconsciente, cela pouvait passer. Mais que vos yeux puissent se rencontrer alors que les tiens ont été témoins de la plus complète humiliation qu'un homme puisse connaître, cela, il ne l'a pas supporté. Tu es la cause, volontairement choisie, certes, de ce qu'il a cessé d'être un homme qui se respecte. Se régénérer quand on est un voleur, un assassin, c'est dur, mais c'est faisable. Surmonter un viol, surtout collectif, je ne t'apprends rien, c'est certainement insurmontable... du moins seul...

— Surtout pour un homme, sans doute, ajouta la jeune fille dans un souffle.

— Probablement... répondit Ismaël de même, satisfait de constater que la blessure du déshonneur de la fillette ne l'empêchait pas d'être sensible à celui de son sauveur. Tu n'es pas dans une position facile à son égard...

— Vous voulez dire qu'il ne me pardonnera pas d'avoir été là ? s'écria la jeune fille, épouvantée par l'étendue de ce qu'elle découvrait soudain. A moi qui lui dois tout ! S'il savait !... S'il soupçonnait ne serait-ce qu'une fraction de la reconnaissance qui étouffe mon cœur !...

D'un geste brutal, elle repoussa Ismaël qui s'était penché pour la réconforter, sauta sur ses pieds et fila hors de Liberty-House, surprenant autant Almeda que son maître lequel, épuisé, se laissa tomber dans le fauteuil qu'elle venait de quitter. Devinant le désarroi de l'homme qu'elle aimait, la chienne vint poser tendrement sa fine tête sur ses genoux en le couvant d'un regard d'adoration sans défaillance.

Le marin la gratta entre les deux oreilles sans pour autant cesser de penser à l'inextricable situation dans laquelle ils s'enfermaient tous. Les relations entre l'enfant et Fag-End s'avéraient encore plus complexes qu'il n'était apparu au départ. Et pourtant, la seule lueur d'espoir venait de la frêle créature ayant enfin décidé de communiquer avec un des îliens et même avec le pirate. Elle avait un moment oublié sa révolte et sa souffrance pour s'intéresser à celle de l'homme qui lui avait sauvé la vie : elle avait à son égard des sentiments de compassion vraie, tellement même qu'elle avait instantanément saisi toutes les implications du fait qu'elle avait assisté à l'insoutenable. Elle avait naïvement cru qu'en partageant le honteux secret, elle aurait permis une réinsertion plus facile du pirate dans le monde des honnêtes gens puisqu'à son avis, les îliens seraient plus susceptibles de le comprendre et de l'aider. Elle s'apercevait qu'en mettant d'autres qu'elle dans la confidence inavouable, elle avait trahi le malheureux qui n'acceptait de vivre que parce qu'il était seul devant sa honte. S'il apprenait que Raynes connaissait lui aussi l'étendue de sa dégradation, il n'y résisterait pas. Il dériverait vers le suicide. Sa réaction devant elle était déjà un aveu par lui-même de la souffrance qu'il endurait à cause d'elle.

Ismaël, une fois de plus, termina sa journée à l'oratoire, n'ayant plus que Dieu à qui parler, à qui dire son effroyable angoisse à l'idée que Fag-End pût se supprimer. Il ne regrettait pourtant pas de savoir la vérité qui lui permettait de fortifier sa prière, de chercher l'attitude la plus convenable pour approcher l'écorché vif, pour lui ouvrir les chemins du pardon. Mais comment pardonner ? Il ne restait vraiment plus qu'à se nicher dans les bras de Dieu et Lui abandonner en toute confiance le précieux fardeau. En Lui seul étaient l'espérance, la rédemption et la miséricorde.

En voyant la jeune fille apparaître dans le potager avec ses vêtements informes, ses longs cheveux châtains relevés en arrière en un chignon instable d'où s'échappaient des mèches rebelles, Ismaël se demanda une nouvelle fois quel âge elle avait. Sa gravité la tirait de l'enfance, épanouissant la femme dans la chrysalide d'une adolescence prématurément interrompue. Elle ne dit rien, mais, saisissant une bêche, elle retourna une rangée de pommes de terre. A midi, l'oiseau s'envola pour revenir dès que les colons eurent achevé leur frugal repas.

Le silencieux manège dura quelques jours. Le Gallois n'eut garde de brusquer la situation. La jeune fille tressaillait au moindre bruit et s'évanouissait dans la nature dès qu'elle s'imaginait menacée d'une invasion des îliens. Avec sa patience accoutumée, Ismaël attendit, compréhensif, vigilant, n'intervenant que pour désamorcer une inquiétude, pour remercier ou pour offrir des aliments.

Pendant ce temps, Fag-End demeurait en marge de la communauté, présent aux repas qu'il avalait toujours à grand peine, taciturne et aussi craintif qu'un chat sauvage. Pour le mettre à l'aise, personne ne cherchait à lui parler de peur de rompre ce lien ténu qui l'attachait à eux.

Un matin, comme la jeune fille avait exceptionnellement suivi Ismaël dans la cuisine pour l'aider à rapporter divers légumes et fruits, le marin lui adressa un « merci, mademoiselle » qui lui fit murmurer timidement :

— Je m'appelle Anne. Anne Emily Howard.

— Sois la bienvenue à Liberty-House, Anne, répondit aussitôt Ismaël avec un de ses merveilleux sourires, si pleins de douce lumière.

— Merci, monsieur.

— Moi, c'est Ismaël, je préfère...

La jeune fille lui rendit son sourire.

— Merci. Pourrais-je vous demander un service ?

— Je t'écoute...

Anne Emily Howard rougit un peu avant de poursuivre :

— Je voulais savoir... pendant le temps que je vais rester sur cette île... est-ce que vous pourriez... euh,... être un frère pour moi ? Je pense que... euh... vous êtes déjà un ami...

Ce fut dit avec une gaucherie si innocente que le Gallois se sentit fort ému :

— Bien sûr, chère petite sœur. Je ferai en sorte de me montrer digne de cette responsabilité...

— J'ai dix-sept ans ! protesta Anne avec véhémence.

— Et moi, trente-sept ! rétorqua gaiement le marin. J'ai plus l'âge d'être ton père que ton frère !

— Vous faites beaucoup plus jeune !

Elle marqua une pause avant d'ajouter plus douloureusement :

— Vous serez à la fois mon frère et mon père. Je suis orpheline.

Sautant d'une idée à l'autre, ce qui est le propre des êtres chaleureux et intuitifs, elle continua :

— Je crois que Fag-End m'en veut moins que je ne le croyais...

Ismaël leva des sourcils interrogateurs.

— Oui. Vous savez, le soir du jour où il m'a... enfin où j'ai cru qu'il allait me tuer... il m'a offert un gros bouquet de fleurs en me disant « pardon ». Depuis, je ne l'ai plus revu...

— Tu le verrais si tu mangeais avec nous...

— Çà, jamais ! Avec vous, peut-être. Mais les autres, jamais !

— Pourquoi ? Ils ne te feront pas de mal...

— Je ne peux pas... Je ne veux pas... Je n'ai pas confiance... Etre devant tant d'hommes... non, plus jamais !

En proie à des visions cauchemardesques, elle replongea dans le néant. Bien qu'attristé, Ismaël Raynes n'en demeura pas moins confiant. Les choses bougeaient enfin. Lentement, certes, mais on sentait une évolution. Comme de coutume, dépositaire des secrets de la jeune fille et par voie de conséquence de ceux de Fag-End, il ne partagea avec personne l'optimisme qui le gagnait.

Ce fut peut-être cette réserve qui précipita l'orage. Trois soirs après cette rencontre, Christopher Lawrence explosa : il venait d'entendre une énième discussion entre le marin et le professeur sur l'éternel sujet du pirate et de la jeune fille.

— J'en ai assez, assez, assez ! hurla-t-il de sa voix tonitruante, les moustaches en bataille, la crinière hérissée, le teint écarlate. C'est un véritable scandale ! La vie devient impossible depuis que ces deux sales individus ont mis le pied sur notre île ! Plus aucune conversation ! Rien que des jérémiades, des suppositions, des rêves, des atermoiements ! Vous ne respirez même plus normalement de crainte d'effaroucher vos fripouilles chéries. Vous êtes obnubilés par ces gredins qui cherchent à vous aveugler, à vous tromper, à vous faire croire qu'ils sont malheureux, désespérés, mourants, victimes sans défense alors qu'ils méditent sur la meilleure manière de vous tuer ! Taisez-vous, Julian ! Je terminerai ce que j'ai à dire ! Je me contiens depuis trop longtemps ! J'étouffe, moi !

Le professeur avait reposé les assiettes qu'il tenait. Il était livide. La sueur de l'angoisse perlait à ses tempes. Il réagissait très mal à la violence qu'elle fût verbale ou physique. Il s'appuya sur le dossier d'une chaise pour se soutenir, ses jambes n'étant plus sûres sous lui. Son cœur lui faisait mal.

Ismaël, quant à lui, avait croisé les bras dès les premiers mots de l'attaque. Très pâle, lui aussi, il considérait son compagnon d'un air inhabituellement froid et sévère. Ses yeux verts avaient pris l'éclat de l'émeraude.

Le fougueux docteur s'enhardit de ce silence dont il ne mesurait pas la menace.

— Trois mois ! Trois mois ! La comédie dure depuis trois mois ! Et vous, vous êtes des marionnettes, des niais ! Vous n'avez rien compris ! Vous ne voyez rien ! Et pourtant, cela crève les yeux ! Ces deux bandits, ces misérables jouent avec vous un jeu abject, immonde, que vous avez la bêtise de ne même pas percer à jour !...

— Monsieur Lawrence, je vous interdis !...

— Raynes, vous n'avez rien à dire ni à interdire ! trancha le docteur avec une grossièreté insolente. Ai-je à recevoir des ordres de vous ? Vous qui, c'est maintenant limpide, n'êtes vous-même qu'un ancien criminel ? C'est une évidence puisque vous épousez si aisément la cause de ces gibiers de potence !

Suffoqué par l'insulte qui visait si méchamment cet homme droit, Julian Wilde cherchait en vain dans son cerveau les mots qui détruiraient cette accusation infondée. Rien ne venait. Il était incapable de parler. Le marin, de son côté, resta immobile, maître de lui malgré son indignation. Car pour se contenir, il devait puiser dans sa foi la force de ne pas rétorquer et le courage de ne pas châtier l'impudent comme il le méritait.

— Moi aussi, je vous interdis, monsieur Lawrence ! fit soudain une voix dont la profondeur vibrante résonna dans la cuisine comme un accord d'orgue sous les voûtes d'une cathédrale.

Depuis combien de temps Fag-End était-il là ? Qu'avait-il entendu ? Comment allait-il réagir ?

Il était possible de deviner son agitation intérieure à une pâleur que, pour une fois, le hâle et la saleté étaient impuissants à dissimuler. Cela n'augurait rien de bon.

Le pirate, désormais repéré, quitta le seuil de la porte où il se tenait, pour s'approcher du docteur d'un pas souple et lent. Christopher Lawrence, toujours très fanfaron hors de la présence de son ennemi, se sentait lentement vider de toutes ses facultés devant cet homme si proche de la bête par son comportement. Allait-il reculer devant ce représentant d'un des plus tristes spécimens de l'espèce humaine ?

— M'interdire ? Vous ?

Ces deux mots étaient visqueux du plus implacable mépris. Ils étaient infâmants. Mortels comme l'agression d'un poulpe qui entraînerait sa victime dans les profondeurs de l'océan. Ils voulaient arracher au bandit ce qui pouvait rester de son humanité. Les velléités de résistance étaient vouées à avorter à peine germées.

Aussi la stupéfaction des îliens fut-elle à son comble en voyant le corps squelettique et presque totalement nu du pirate se dresser. Le visage cadavérique s'illumina d'une inconcevable majesté. L'homme, par un étrange phénomène, resplendissait.

— Oui, monsieur. Oui. Moi.

Sa main osseuse saisit le col ouvert du docteur.

— Moi, le criminel. Moi, l'assassin. Moi, le tortionnaire. Moi, le rebut de l'humanité. Si vous saviez à quel point, vous trépasseriez sur l'heure. Oui, c'est moi, celui que vous exécrez, qui vous ordonne de vous taire !

Christopher Lawrence osait à peine respirer. Il sentait les doigts du pirate très près, trop près de sa carotide. Il se rapetissait. Jamais il n'avait eu aussi peur de sa vie. Son ventre proéminent était parcouru de frémissements incontrôlables. Il espérait seulement que son ennemi ne s'en aperçoive pas. C'était sa seule ambition : ne pas laisser croire à Fag-End qu'il était terrorisé comme un gamin. Il n'osait affronter son regard clairvoyant qui pénétrait en lui.

— La bassesse, c'est mon affaire. Les vilenies aussi. Pas la vôtre ! Pourquoi à force de haine pour moi, tenez-vous à me ressembler ?

Le docteur ne put réprimer un haut le cœur. Ressembler à ce monstre ?

— Qui dénigre ses amis ? Qui les traîne dans la boue ? Qui les insulte ? Qui bafoue la bonté, la loyauté, la miséricorde, l'amour ? Qui, si ce n'est vous ? Pourquoi raillez-vous ce sentiment sublime qui ose, contre toute apparence, faire crédit à l'être abject que je suis, d'une parcelle, d'un atome de bien ? Pourquoi ridiculisez-vous tant de générosité ? Parce qu'elle vous est étrangère ? Peu importe ce que je suis et si ces messieurs ont raison ou tort. La beauté de leur cœur est un trésor que vous saccagez, vous qui vous prétendez leur ami. Pour la première fois depuis des années, j'ai vu dans le regard de ces messieurs une reconnaissance de... de ma nature humaine. Depuis qu'ils m'ont regardé, je suis encore un criminel, certes, mais je suis aussi quelque chose en plus, quelque chose qu'ils ont découvert, quelque chose qu'ils ont ressuscité... Au lieu de les trahir comme vous le faites, prosternez-vous devant eux. Vous ne leur arrivez pas à la cheville !

Durement, il l'obligea à courber la tête. Puis la relevant, il crispa ses doigts davantage sur le cou replet.

— Une deuxième chose. Il n'y a ici qu'un seul criminel. Un. Moi. Ne mélangez pas la martyre avec son bourreau, de grâce !

La voix s'était presque brisée de supplication. Ismaël, qui en savait trop, souffrait de nausées. La grandeur de cet inconnu, jailli de sa fange pour cette extraordinaire profession de foi, l'accablait. Julian Wilde, abasourdi, le dévorait du regard, cherchant en vain à percer son mystère.

Fag-End lâcha brusquement Christopher Lawrence et, s'inclinant à demi devant le trio éberlué, disparut dans l'obscurité, heurtant presque Connel, surpris de trouver ses compagnons en état de choc. Mis très brièvement au courant de l'incident, il fit ce commentaire lapidaire :

— Il y en a toujours un qui rate une occasion de se taire.

Il ne fut plus question de repas ce soir là. Chacun se retira dans ses appartements privés, qui pour méditer, qui pour réfléchir, qui pour échafauder de sinistres projets de vengeance. Le docteur n'allait pas digérer de sitôt la terrible humiliation que venait de lui faire subir Fag-End : en roulant ce déchet dans la boue, il en avait reçu une leçon d'honneur et de générosité. La blessure faite à son amour-propre ne saurait être accepté sans revanche éclatante.

De leur côté, Ismaël Raynes et Julian Wilde, chacun dans leur chambre, songeaient à cette sorte de miraculeuse régénérescence qui leur avait présenté le visage d'un inconnu rayonnant là où, d'ordinaire, ils ne voyaient que les traits convulsés d'un désespéré. Ils éprouvaient une indicible satisfaction d'avoir entendu le pirate parler d'eux comme il l'avait fait. D'autres qu'eux en auraient conçu de l'orgueil. Ils en étaient loin. L'humilité foncière de l'un était un puissant rempart contre les vanités de ce genre. L'autre, dans son manque de confiance en lui, était à l'abri de telles menaces. Par contre, dans les propos de Fag-End, il trouvait une force propre à le métamorphoser : désormais, le pirate cessait d'être redoutable. Cette conviction lui donnerait toutes les audaces.

De fait, le lendemain, le digne professeur eut la grande surprise de trouver le pirate à la bergerie, occupé à effectuer très habilement les travaux d'agrandissement programmés. Plus étonnant, au lieu de disparaître le plus rapidement possible comme il le faisait d'ordinaire quand un îlien se profilait dans son territoire, il resta. Pourtant, il n'y avait plus rien de commun entre le personnage de la veille, magnifique de mâle fierté et cet être à l'air d'animal traqué dont les yeux rouges et gonflés trahissaient le tourment.

— Bonjour, Fag-End ! lança Julian Wilde pour dégeler l'atmosphère.

Il éprouva une vive impression de malaise, proche de la souffrance, quand le regard de l'homme, au lieu de chercher à l'éviter comme trop souvent, se posa sur lui. Il contenait une résignation ineffable, quelque chose comme un accablement mortel dont la désolation faisait mal à voir.

— Bonjour, monsieur Wilde, répondit cependant le pirate d'une voix calme et posée.

Le professeur, saisi d'une inspiration subite, reprit la parole :

— Permettez-moi de vous remercier pour votre intervention d'hier soir !

Un éclair durcit les prunelles lugubres. L'expression se fit ironique :

— Me remercier ? Vous devriez me maudire !

— Pour avoir dit la vérité ?

— Et avoir humilié votre ami le docteur au-delà du tolérable ?

— Ne méritait-il pas une leçon ?

Fag-End darda sur lui un regard grave, profond et sans acrimonie.

— Peut-être, monsieur Wilde. Peut-être. Mais ce n'était en aucun cas à moi de la lui donner !

Des sanglots montèrent à sa gorge.

— Pas à moi !...

D'un geste brusque, il lui tourna le dos et, avec une sorte de frénésie hargneuse, reprit son travail interrompu.

Julian Wilde, pensif, n'insista pas. Il vaqua à ses occupations dans les bâtiments et les enclos, puis une fois ses tâches achevées, revint vers son compagnon qui, comme toujours, ne lésinait pas sur l'énergie qu'il apportait à l'ouvrage. Il l'observa un moment, admiratif, émerveillé de constater son habileté et sa rapidité. Bien qu'étant de formation certainement plus maritime que terrienne, il n'était guère embarrassé par le contact avec les animaux de la ferme, les cultures ou la menuiserie.

— Excusez-moi de vous déranger...

A ce début précautionneux, Fag-End s'arrêta de scier.

— Vous avez besoin d'un coup de main ? demanda-t-il aussitôt.

Le professeur fut stupéfait de constater qu'il avait deviné où il voulait timidement en venir.

— Pas maintenant. Cet après-midi. Je dois aller au moulin...

— J'y serai.

— Mais vous n'aurez peut-être pas fini.

— J'aurai fini.

Devant une affirmation si catégorique, Julian Wilde ne pouvait que s'incliner.

Les deux hommes se retrouvèrent donc au moulin et le professeur n'eut qu'à se louer d'avoir associé Fag-End à son travail. Taciturne, le pirate était d'une efficacité redoutable, comprenant vite et agissant sans perdre un moment. Vers six heures, ils redescendirent vers Liberty-House, sans avoir échangé de mots autres que ceux liés aux nécessités de l'ouvrage réalisé, mais unis par ce sentiment de fraternité que leur donnait cette tâche réalisée en commun.

Un choc les attendait, les pétrifiant sur le seuil de la porte : la jeune fille était dans la cuisine à aider Ismaël aux préparatifs du repas.

Le teint de Fag-End devint terreux. Personne n'eut la possibilité d'intervenir. Il fut plus rapide. En une fraction de seconde, il s'était évanoui dans la nature, fuyant une épreuve qu'il n'était pas armé pour affronter.

La jeune fille, qui tournait le dos à la porte, n'avait rien vu. Le marin, par contre, avait tout compris. Il ressentit douloureusement le drame du pirate mais n'eut pas le loisir de s'y attarder car il était attendu sur un autre front.

— Monsieur Wilde, permettez-moi de vous présenter Anne !

L'adolescente fit volte-face, épouvantée, prête à détaler aussi prestement que l'avait fait le pirate quelques instants plus tôt.

Ismaël, prévoyant ce mouvement, empêcha sa réalisation.

— Tu m'as promis que tu ferais un effort ! Si tu pars maintenant, tu rendras les choses plus difficiles ultérieurement.

Anne frémissait, les yeux pleins de larmes.

— Je sais, murmura-t-elle.

Le Gallois entoura ses épaules d'un bras compatissant.

— Tu vois, le plus dur est fait...

— Il reste les autres.

— Un à la fois. Et tes petits pois prennent la clé des champs...

Ramenée à des préoccupations d'ordre culinaire, Anne rejoignit ses fourneaux qu'elle aurait souhaité ne jamais quitter. Elle apporta à ce qu'elle faisait une application excessive pour retarder le moment où elle devrait se montrer plus polie à l'égard du nouveau venu. Ce dernier n'en menait pas large. Rien ne le privait plus d'assurance que de sentir qu'il paralysait les autres. Alors il se raidissait. De plus, il n'avait jamais été très à l'aise avec les femmes et la présence d'une représentante du sexe dit faible sur cette île jusqu'alors masculine le désarçonnait.

Heureusement pour eux tous, Ismaël Raynes avait la situation bien en main. Il semblait évoluer sans état d'âme, naturel comme à l'ordinaire. Ce calme avait la vertu d'être contagieux. Au bout de quelques minutes, le professeur se sentit suffisamment rassuré pour s'activer et mettre la table.

L'arrivée conjointe de Christopher et d'Alan faillit remettre en cause le fragile équilibre auquel ils étaient parvenus. Le repas se prit dans une atmosphère très tendue, d'autant plus que le docteur n'avait pas apprécié de se trouver sans préavis devant la rescapée de la Jane-Mary dont il faisait toujours une criminelle associée à Fag-End.

— Je suis fier de toi ! déclara Ismaël à Anne au moment du coucher. Tu as été bien courageuse. Tu vas voir qu'à partir de maintenant, les choses seront plus faciles.

De fait, grâce à l'appui inconditionnel du marin, Anne réussit son adaptation à la communauté plus aisément qu'elle ne l'avait redouté. Soutenue par cette amitié dont elle ne doutait pas, secondée par une volonté innée, elle s'intégra, déconcertant les quatre hommes qui ne savaient plus ce qu'était une femme ni ce qu'était la jeunesse. Il eût été pour le moins présomptueux d'affirmer la part du caractère originel de la jeune fille et celle des événements sur ce même caractère. Il n'en demeurait pas moins que cette personnalité était de nature à dérouter ceux qui vivaient à ses côtés. Anne Emily Howard aurait sans contredit répondu au qualificatif de garçon manqué. Sa défiance des hommes qui allait parfois jusqu'à l'hystérie semblait le seul attribut à mettre sur le compte de sa féminité. Elle bêchait, piochait, taillait, pêchait, maniait scie, marteau et hache en habile ouvrier. Les îliens ne s'attendaient pas à cela, pas plus qu'ils ne comprenaient qu'une enfant, décrite comme terrifiée par eux, pût se rebeller si farouchement à la moindre requête de leur part. Elle se barricadait derrière une rudesse à la limite de la brutalité et décourageait souvent les bonnes volontés prenant mal des attentions qui lui semblaient équivoques. Elle demeurait blessée dans ce qu'elle avait de plus intime. Dès qu'elle s'imaginait être touchée, elle se rétractait ou attaquait, dans un geste de défense instinctive. Il n'y avait qu'Ismaël pour percevoir que cette façade qui se voulait virile était un désir de protection contre des agressions qu'elle ne cessait de redouter. Elle avait peur d'être femme devant ces hommes dont elle ne tenait pas à réveiller les instincts détestables. Il faudrait du temps, de la patience pour que les plaies se cicatrisent, pour que le premier mouvement ne soit pas de répulsion ou de violence. Anne aussi avait besoin d'apprendre à pardonner.

Du soir où il avait vu la jeune fille dans la cuisine de Liberty-House, Fag-End n'avait plus consenti à y pénétrer, encore moins à partager le repas des îliens. Par contre, il continuait de travailler pour et avec eux. Simplement, il disparaissait dès qu'il y avait risque de tomber nez à nez avec Anne. Celle-ci n'était pas dupe. Elle parlait peu et observait beaucoup. Elle étudiait le pirate quand celui-ci se croyait seul. Elle constatait les ravages du désespoir, de la peur, de la solitude, de la sous-alimentation sur un organisme épuisé par les rudes travaux des champs et des nuits d'angoisse durant lesquelles il ne devait pas dormir beaucoup. Elle s'accusait d'être responsable de ce surcroît de malheur et son cœur saignait de cette détresse si poignante. Or, elle devait trop à cet homme mi ange, mi démon pour rester inactive devant sa souffrance. Il fallait agir, briser ce carcan qui l'étouffait et le condamnait à mourir à petit feu.

Rassemblant tout son courage —dont elle ne manquait pas—, elle fonça sur l'obstacle. Puisque Fag-End l'évitait, elle alla le trouver. Ce que fut le choc du pirate, elle put le lire sur les traits décomposés. Elle eut peur de lui, d'elle, du désespoir qui rôdait, rendant la mort presque palpable. Comme dans ses rencontres avec les îliens, elle blinda ses verrous, se raidit contre son épouvante, ligota sa lâcheté.

— Fag-End, dit-elle d'une voix qu'elle reconnut à peine pour être la sienne. Viens manger avec nous. Ne t'exclus pas... Pardonne-moi... Si... Si tu savais...

Elle ne put poursuivre. Fag-End, quant à lui, paraissait perdu, soudain vulnérable, soudain démuni. Il s'était mis à claquer des dents.

Aucun son ne sortit de sa gorge contractée. Toute parole eût été inutile. Le regard d'agonie hurlait l'indicible.

Anne resta immobile, laissant couler ses larmes, aveu de sa terrible impuissance à soulager l'incurable douleur de son sauveur.

Broyé, écrasé par le démantèlement d'un donjon protecteur, Fag-End choisit une fois de plus le plongeon dans les ténèbres. Il se fondit dans la végétation luxuriante, son royaume morbide.

La jeune fille regagna Liberty-House le cœur brisé, avec le sentiment d'avoir fait plus de mal que de bien. Le pirate ne supportait pas sa vue, sa présence, sa réalité. Elle était un obstacle sur le chemin de sa renaissance. Elle se maudit comme elle maudit les tortionnaires de la Jane-Mary. Le sommeil la cueillit dans ses rêves de vengeance et de haine.