Le Sphinx du Pacifique — Chapitre 3

Le flot du matin avait apporté sur la grève quelques débris de bois mais aucun cadavre. Le courant avait dû les entraîner à moins que les requins ne se fussent chargés de la besogne. Julian Wilde, avec le jour, considéra à nouveau la question d'éventuels survivants. Il fut alors quasiment certain que Raynes avait raison : la distance était beaucoup trop importante pour que des hommes commotionnés par une explosion soudaine pussent la franchir. Ce que son compagnon avait accompli tenait de l'exploit : il prouvait tout simplement qu'il était un nageur exceptionnel.

Il semblait donc bien que la sécurité n'était plus menacée.

— Que nenni ! objecta Christopher Lawrence qui ne pouvait rester longtemps en quarantaine. Il y a ce damné Fag-End. J'ai réfléchi, Raynes et je vous assure, sans méchanceté, que vous êtes fou !

Julian Wilde fronça les sourcils. Il n'appréciait pas la manière cavalière dont le docteur se comportait. Traiter ouvertement le Gallois de fou était quelque chose qu'il ne se serait jamais autorisé. Même si parfois il le pensait.

— Expliquez-vous, dit Ismaël sans pouvoir réprimer un sourire car il était sans rancune à l'égard de ce gros enfant insupportable.

— Que vous vouliez sauver votre pirate...

— Je ne le revendique pas personnellement...

— Non, mais c'est un peu votre protégé : vous l'avez sauvé, vous l'avez dorloté toute la nuit, vous avez prouvé que vous aviez une certaine influence sur lui...

— Soit, admit Raynes dont les yeux clairs s'animaient d'une lueur d'humour propre à rasséréner le professeur, toujours sombre et mécontent et qui s'apercevait qu'il était en présence d'un homme dont il méconnaissait totalement les qualités et même la personnalité.

— Ainsi donc, vous voulez sauver ce pirate. C'est de la pure folie. Cela prouve que vous n'avez pas le sens des réalités. Cet individu, qu'est-il ? Un chef ou presque avez-vous dit, donc, un monstre parmi les monstres. Une bête que ses compagnons de crimes ont voulu supprimer parce qu'il les terrifiait par le danger qu'il représentait même pour eux. Vous ne pouvez contester cela !

Le docteur fit une pause tout en considérant son compagnon d'un air victorieux pour bien signifier qu'il avait remporté la première manche, sinon le tournoi tout entier.

Ismaël Raynes fit un bref signe de tête.

— Je ne le conteste pas, monsieur Lawrence ! dit-il seulement.

Jamais le marin n'avait consenti à franchir cette barrière qui aurait consisté à appeler ses compagnons par leur prénom. Malgré ces années passées avec eux, il demeurait aussi courtoisement distant que par le passé. Et chacun savait bien que ce n'était pas par déférence à l'égard de supérieurs, loin de là. D'ailleurs, qui était le supérieur de qui, c'était ce qu'ils n'avaient jamais pu établir.

— Ah ! fit le docteur radieux. Vous commencez à devenir raisonnable !

Julian Wilde ne se méprit pas sur l'éclair qui jaillit des prunelles vertes à cette remarque. Raisonnable ? Raynes irait son chemin, raisonnable ou non, avec une obstination tranquille sans se préoccuper de la moindre pression extérieure.

— Donc, poursuivit Christopher Lawrence qui n'avait rien remarqué, ce danger qu'il y avait pour les pairs de cette crapule, il existe doublement pour nous. Fag-End a tenté de tuer deux d'entre nous. Il est armé. Et il se cache pour mieux nous exterminer. Qu'est-ce que quatre hommes pour lui ? Vous l'avez vu à l'œuvre tout à l'heure. Et en ce moment, il doit prendre ses dispositions pour devenir maître de l'île. Il faut donc que nous soyons plus rapides et plus futés que lui. Il faut que nous portions le premier et dernier coup. Nous devons mobiliser nos forces !

— Si je comprends bien, vous en revenez à votre idée d'hier : tuer Fag-End !

— Oui, bien sûr !

— Monsieur Lawrence, vous connaissez mes convictions sur le sujet et le respect de la vie dont je fais une règle...

— Raynes, interrompit vivement le docteur. Il ne s'agit pas de philosophie mais de légitime défense !

Julian Wilde ne disait rien. Cette discussion reflétait exactement ce qui se passait en lui, les deux formes de pensées qui se combattaient en lui.

Connel n'était pas présent. Après le départ de Fag-End, il était resté à Liberty-House pour effectuer quelques travaux d'intérieur. Eût-il été présent qu'il ne se serait pas prononcé dans le débat. Almeda, à leurs pieds, haletait sous le soleil qui tapait déjà fort. Pour rien au monde, elle n'aurait lâché son maître comme si elle avait senti la nécessité de lui apporter son indéfectible soutien animal.

— Fag-End ne nous menace pas que je sache ! objecta Raynes sans élever la voix.

— Comment ? explosa le docteur. Mon cher, vous ergotez sur du vocabulaire ! J'ai le poignet tout endolori et Julian a le cou de travers. Vous oseriez affirmer que ce n'est qu'une bagatelle ! Or, il y a dans les fourrés de notre île une bête prête à nous assassiner et vous refusez de parler de menace !

— Oui, je refuse. Certes quand Fag-End a voulu étrangler monsieur Wilde, il y avait danger. C'était nous, d'ailleurs, qui provoquions le danger !

— De mieux en mieux, Raynes ! tonna le docteur dont les joues avaient pris une couleur écarlate. Vous retombez dans vos erreurs...

— Monsieur Lawrence, rétorqua fermement le Gallois, les yeux brillants d'indignation, je vous prie de cesser de me parler sur ce ton comme si j'étais un enfant. Vous avez vos convictions. J'ai les miennes. Rien ne prouve que les vôtres soient meilleures que les miennes. Par contre, je ne vous laisserai pas m'insulter maintenant comme vous l'avez fait il y a une heure. J'appellerai cela de la légitime défense !

— Vous êtes exaspérant ! Vous voulez toujours avoir raison !

— Pas vous, peut-être ? Je vous dis ceci seulement, monsieur Lawrence : jamais je ne m'associerai à vous pour assassiner Fag-End, pirate, certes, tortionnaire, traître, tout ce que vous voulez, je vous l'accorde, mais aussi homme et homme atrocement blessé qui, en ce moment, ne doit certainement pas désirer nous tuer mais recevoir de l'aide de notre part...

— Ah oui ? glapit le docteur. Et comment expliquez-vous donc la manière dont il a réagi en nous agressant ?

— Par une réaction animale tout à fait compréhensible !

— Compréhensible ? Alors que vous prétendiez l'état humain de cette crapule !

— En tout homme, il y a une bête, parfois monstrueuse, monsieur Lawrence, répondit gravement Raynes.

— Continuez, mon cher, persifla Christopher narquois. Vous êtes édifiant. Julian en est muet d'admiration...

Le professeur le foudroya du regard sans répliquer. Il était exaspéré par le comportement de son ami mais reconnaissait que ses provocations avaient le mérite de sortir le Gallois d'une réserve de dix ans. Jamais encore, il ne l'avait entendu s'exprimer avec autant de feu et de ténacité. Il s'avouait même qu'il appréciait cette découverte qu'il faisait d'un autre Raynes, bien différent de l'homme qu'il avait côtoyé tous ces mois sans imaginer qu'il portait en lui de telles réserves de passion.

— Fag-End a réagi comme un animal blessé et traqué, reprit Ismaël, très calme devant l'hostilité dédaigneuse de Christopher Lawrence qu'il aurait d'ailleurs plutôt attendu de Julian Wilde. En attaquant dès qu'il a senti une menace. Que peut-il savoir de nous, lui qui a quitté un bâtiment bourré d'hommes résolus à le tuer d'odieuse manière ? Il vous a vu armé. Il a frappé celui qui le menaçait !

— Je ne suis pas un pirate, moi !

— Non, mais il ne le sait pas. Tout laissait à penser que vous le menaciez et, dans ces conditions, il a fait face par la violence, la seule manière de défense qu'il connaisse. Vous avez créé un cercle vicieux !

— C'est de ma faute si Fag-End est un assassin, ricana le docteur.

— Je n'ai pas dit cela. Je dis que nous sommes dans une situation bloquée et que je demande à la débloquer en partant à la recherche de ce malheureux.

— Çà, jamais ! Qu'il crève comme un rat !

— C'est un homme, monsieur Lawrence ! Et la non-assistance à personne en danger de mort est un crime !

— C'est nous qui sommes en danger de mort, pas cette crapule !

Sous le regard limpide de Raynes, le docteur se troubla un peu.

— Cette crapule est un homme, monsieur Lawrence, un homme mourant. Vous le savez !

— Je m'en moque. Ce n'est pas mon problème !

— C'est devenu le mien !

— Je vous interdis !!!...

Julian Wilde s'interposa soudain. Il était d'une telle gravité que l'impétueux docteur n'acheva pas sa phrase.

— Je vous ai entendus tous les deux, mais cette discussion suffit. Elle ne nous mènera à rien qu'à nous entre-déchirer. Vous êtes aussi obstinés l'un que l'autre ! Et il y a du bon sens dans ce que vous avez dit tous les deux...

— Vous soutenez cet écervelé de Raynes ?... s'insurgea Christopher Lawrence.

— Tais-toi ! Tu mérites beaucoup plus ce qualificatif toi-même que Raynes. Il y a danger de part et d'autre : pour nous et pour Fag-End. Or, il nous faut faire un choix immédiat. La raison exige que nous ne commettions aucune imprudence. Il serait stupide que l'un de nous tombe sous la lame de ce malheureux rendu fou par la souffrance ou la peur. Partir à sa recherche, il faut être lucide, c'est nous exposer. Fag-End peut nous décimer très facilement.

A cet exposé ferme et tranquille, le docteur piaffait d'énervement tandis que Raynes écoutait avec une extrême attention, sans souhaiter aucunement l'interrompre.

— Nous ne pouvons donc pas prendre de risque, ni à titre collectif, ni même à titre individuel. Raynes, mon... ami, dit-il en s'adressant directement au Gallois et en utilisant un terme dont ses lèvres n'avaient pas l'habitude et qui montrait combien la situation s'était transformé en l'espace de vingt-quatre heures, partir aujourd'hui serait suicidaire et, au nom de ce que nous avons très imparfaitement partagé depuis dix ans, je vous supplie de songer en priorité à notre communauté et non à ce pirate.

Ismaël Raynes avait pâli à cette demande à la fois directe et d'une humilité sincère.

— S'il meurt, monsieur Wilde ? demanda-t-il d'une voix altérée. S'il meurt sans secours, dans une désespérante solitude ?

Le professeur, à l'abord si austère et réfrigérant, sentit comme une vague d'intense émotion soulever sa poitrine. Cela lui fit très mal car il n'y était pas habitué. Mais il n'était pas aussi insensible, au fond de lui, qu'il ne pouvait réagir à la terrible question que lui posait Raynes de toute la ferveur de son cœur compatissant.

— Il faut l'accepter, murmura-t-il, éprouvant pour la première fois une véritable douleur à la pensée de meurtrir un de ses compagnons, celui pour lequel il n'avait eu jusqu'à présent que dédain et indifférence.

— Et la parabole de la brebis égarée, qu'en faites-vous ? répliqua le Gallois, résolu à défendre sa cause jusqu'au bout, y compris en se référant à une religion que n'embrassait aucun des trois anglais, en s'autorisant l'utilisation d'un argument suprême qu'en d'autres circonstances, il n'eût jamais consenti à utiliser.

Tout athée qu'il fût, Julian Wilde saisit l'allusion.

— Je me dis que le maître était inconscient de laisser seules les quatre-vingt dix-neuf autres ! Raynes, comprenez-moi bien : je ne vous dénie pas le droit d'aller rechercher Fag-End. J'émets seulement des réserves sur le moment de votre action.

— Et pendant ce temps précieux, Fag-End peut mourir !

Le professeur se mordit les lèvres sans répondre. Oui, Fag-End risquait de mourir, c'était certain. C'était même ce que Christopher Lawrence et lui souhaitaient l'un ouvertement, l'autre secrètement pour se débarrasser de manière discrète du problème suscité par sa présence. Seulement, si cette éventualité se produisait, le Gallois s'accuserait toute sa vie d'avoir été responsable de cette mort. Sa conscience haute et pure exigeait beaucoup de lui-même sans réaliser qu'en l'occurrence, elle imposait aussi ses choix à d'autres qui les refusaient.

Comme s'il avait deviné les pensées qui agitaient le professeur, Raynes n'attendit pas une réponse qu'il ne pouvait lui fournir. Le tenant sous son regard franc et chaleureux malgré la tristesse qui s'en dégageait, plus intense que de coutume, il prononça gravement les quelques mots qui déchiraient son être si compatissant.

— J'attendrai, monsieur Wilde.

Seul, Julian Wilde mesura toute la valeur du sacrifice que lui consentait Raynes. Il en éprouva un sentiment de respect admiratif. Cet homme était vraiment d'une trempe qu'il avait totalement méconnue. Comment se faisait-il qu'il ne la découvrait qu'aujourd'hui ? Qui avait changé ? Que s'était-il passé en une nuit ?

Ce délai d'attente ne satisfaisait que médiocrement les quatre colons, divisés quant à la conduite à tenir. Il n'éloignait pas le danger et il mettait une pression insupportable sur les épaules de chacun. Christopher Lawrence et Ismaël Raynes rongeaient leur frein. L'un de manière très bruyante, comme de coutume. L'autre se consumait sur place, sans un mot, retombé dans son proverbial silence dont rien ni personne ne purent le tirer. Il ne se soumettait à sa promesse que dans les limites qu'il s'autorisait. Il jugeait superflue l'escorte armée de ses compagnons qui ne se déplaçaient plus que tous ensemble pour aller aux champs ou en revenir. Il négligeait toutes précautions élémentaires. Julian Wilde n'essaya ni de le raisonner, ni de l'influencer en mettant en évidence ce comportement : il savait que c'était peine perdue et qu'en insistant sur ce sujet, le Gallois romprait les amarres, préférant aller son chemin plutôt que de suivre celui des autres.

Le matin du troisième jour, alors que la situation n'avait aucunement évolué, Raynes s'arrêta devant le professeur au moment où celui-ci s'apprêtait à monter aux champs.

— M'autorisez-vous à aller aujourd'hui à la recherche de Fag-End ?

Julian Wilde considéra longuement et en la découvrant comme une nouveauté, cette physionomie intelligente que les années n'avaient pas réussi à vieillir et dont les yeux, d'un vert profond, reflétaient toujours une intense vie intérieure. L'homme à l'humeur égale paraissait très fatigué. Ses traits tirés, son teint pâli, ses joues creusées, trahissaient la violence du combat qu'il devait livrer contre lui-même pour se soumettre à l'avis de la communauté.

— Pourquoi avez-vous besoin de mon autorisation ? demanda le revêche professeur d'une voix bien plus douce qu'à l'ordinaire. Vous savez très bien que je ne suis pas votre chef, que vous êtes libre d'agir comme vous le décidez. Je peux imposer ma volonté à Christopher ou à Alan, mais pas à vous !

Ismaël ne s'attendait pas à cette réponse : Julian Wilde venait de lui asséner, sans acrimonie certes, mais de manière claire, la vérité sur le fondement même de leurs relations. Le souffle de l'explosion de la Jane-Mary avait dévasté tout ce qu'il y avait eu d'hypocrisie sur l'île depuis tant d'années.

— Ce n'était pas une critique mais une constatation, reprit le professeur, redoutant à juste titre que Raynes n'y ait vu un cinglant reproche pour son indépendance foncière et ses silences.

— C'est vous qui m'aviez prié d'attendre, monsieur, répondit simplement le marin, sans vouloir suivre son compagnon sur le terrain mouvant vers lequel il cherchait à l'entraîner.

— Et vous ne supportez plus cette attente !

— C'est exact, monsieur, admit Raynes d'un ton grave. Je ne peux vivre normalement en sachant que ce malheureux agonise peut-être à quelques mètres de moi. Chaque heure qui passe m'est une torture.

A voir son visage, ce n'était pas une figure de style. Contrairement à ses trois compagnons, c'était dans son propre corps qu'il vivait ce qu'il pensait être le martyre de Fag-End.

— Mais je sais aussi que je ne suis pas seul et que je n'ai pas le droit d'agir sans vous consulter.

— Me consulter ? répéta Julian Wilde avec une moue ironique et désabusée. N'avez-vous pas encore compris, à vivre avec moi depuis tant d'années, que je ne suis qu'un lâche qui me retranche derrière les mots et un soi-disant bon sens pour m'éviter d'agir ? Oui, vous avez bien entendu, insista-t-il plus fiévreusement car le marin avait fait un geste de surprise et de protestation. Un lâche qui n'est pas capable, avec ses belles théories, d'affronter la réalité. Je la fuis depuis que je suis parti d'Oxford. Et aujourd'hui plus que jamais. J'ai peur de Fag-End, physiquement, ce qui est concevable, vous m'accorderez bien cela, mais j'ai aussi peur de lui moralement. J'ai peur de ce que ce pirate va remuer en moi, des certitudes qu'il va ébranler, de la remise en question que sa personne va exiger de moi. N'a-t-il pas commencé d'ailleurs ? Notre communauté n'est-elle soudain pas déstabilisée ? Je voudrais que cet individu soit déjà mort afin d'éviter cette confrontation avec un monde qui n'est pas le mien et surtout avec mon propre moi. Mais c'est trop tard. Raynes, me laisserez-vous faire les recherches à votre place ?

Le Gallois s'était senti fort gêné par cette spectaculaire confession du rigide professeur d'Oxford, mais il ne s'y attarda pas, déjà tourné vers l'avenir. Sa figure s'éclaira d'un de ses trop rares et lumineux sourires qui tint lieu d'approbation. Julian Wilde, peu expansif de nature, avait vite regretté l'élan qui l'avait conduit, poussé, forcé à faire preuve de tant de franchise. La manière dont le marin l'avait accueilli le rasséréna en lui ôtant toute honte rétrospective. Il n'y avait eu ni dénégations, ni protestations, ni pieux mensonges, rien que l'acceptation toute droite de ses propos et donc de ce qu'il était. Peu enclin lui-même aux confidences, il avait aussi peut-être compris que son compagnon aurait souhaité qu'elles n'eussent pas été faites.

Julian Wilde stupéfia donc Lawrence et Connel lorsqu'il les informa de sa décision. Alan, placide comme à son ordinaire, tint la chose pour acquise tandis que Christopher menait un combat perdu d'avance dans l'espoir de faire changer son ami d'avis.

Le premier jour des recherches ne donna rien, ce qui permit au docteur de prendre des airs victorieux et ironiques. Julian Wilde les traita avec une hauteur glaciale et s'enferma dans sa chambre sans un mot. Il partit très tôt le lendemain afin de contourner le lac et d'explorer sa rive sud, sauvage, giboyeuse et mal connue. A partir de là s'élevaient les contreforts du volcan où la végétation était foisonnante et par endroits impénétrable. Les colons, déjà bien occupés avec le domaine qu'ils avaient défriché et qu'ils cultivaient n'avaient aucunement le temps de l'explorer. Il se pouvait donc que Fag-End y ait élu domicile. De plus, le potager, le verger, le poulailler étaient proches ce qui lui assurait une nourriture régulière sans devoir chasser.

Le professeur avançait avec précaution dans cette jungle qui, en temps normal, n'était déjà pas très rassurante, mais qui, avec la menace d'un ennemi l'épiant l'était d'autant moins. Il ouvrait les yeux et les oreilles, sur le qui-vive, épuisé par cette vigilance de chaque instant, cherchant le moindre indice qui l'eût guidé dans sa progression laborieuse. Parfois, le sol foulé, des branches brisées lui faisaient espérer une piste. Mais d'être humain, point de signe.

Julian Wilde marchait toujours, aussi silencieux qu'une ombre, mû par sa seule volonté à découvrir quelque chose. Le vent qui soufflait dans les branchages lui causait par moments des frayeurs irraisonnées. Il se retournait brusquement, le cœur battant la chamade. Le moindre bruit devenait discordant. Les oiseaux eux-mêmes étaient menaçants. Il se sentait faiblir de plus en plus. Seul son orgueil l'empêchait de capituler. S'il revenait prématurément et bredouille, Christopher Lawrence jubilerait. Il ne voulait pas lui donner ce plaisir... Et cependant, sans qu'il s'en aperçoive, ses pas le ramenèrent vers le lac. Il vit soudain dans le lointain miroiter l'eau. Il comprit que son esprit avait déjà décidé de quitter ces lieux inhospitaliers. Il était un lâche de première espèce ainsi qu'il l'avait avoué à Raynes : chercher à prouver le contraire se soldait par un cuisant échec.

Brusquement, il s'arrêta. Etait-il de nouveau la proie d'une hallucination ? Il lui avait semblé voir un corps allongé entre des roseaux, dans une sorte de cavité naturelle. Ses jambes faillirent se dérober sous lui. Son cœur recommença à danser une folle sarabande dans sa poitrine. Toute sa volonté d'homme mûr, intelligent fut requise pour maîtriser cette stupide faiblesse. Il se morigénait in petto, furieux de se sentir si dépendant de muscles qui échappaient à son contrôle. Etait-il concevable d'éprouver des réactions d'enfant quand on atteignait la soixantaine ? Etait-ce la sénilité qui s'annonçait ainsi ?

C'était bien un corps à quelques mètres de lui. L'issue du drame approchait.

A cet instant, un oiseau aquatique plongea dans le lac avec un cri strident et un grand bruissement d'ailes. La forme se redressa brusquement, sans doute réveillée en sursaut et découvrit, avec cet instinct des animaux traqués, la présence d'un ennemi. Elle prit aussitôt la fuite.

Julian Wilde, sidéré, la regarda s'éloigner le long de la berge. Encore une fois, il en était réduit à douter de ses sens. La silhouette qui fuyait n'était pas celle de Fag-End. Il s'agissait d'un être plus petit, aux attributs typiquement féminins.

Sans se poser davantage de questions, le professeur s'élança à sa poursuite, remettant à plus tard des éclaircissements.

La fugitive tentait visiblement de regagner la sécurité des fourrés. Julian Wilde, avec un soupir, accéléra. Dans quelques secondes, il aurait la clé du mystère.

C'était présager imprudemment de l'avenir. Un éclair passa devant lui. Paralysé d'horreur en reconnaissant un félin, Julian Wilde ne put ni crier pour avertir la fugitive, ni faire un geste. Il n'avait qu'à assister au carnage. Car l'issue était connue d'avance. C'était même surprenant que le fauve ne se soit pas attaqué en premier à lui.

Il vit la fragile silhouette s'effondrer, avant, semblait-il qu'elle ne fût touchée par le guépard ou autre animal de la même famille. Avait-elle senti le danger et avait-elle déjà décidé de cesser la lutte ?

Au même instant, un nouvel incident vint changer la donne. Un hurlement retentit distrayant un instant l'animal de sa proie. Julian Wilde crut à un autre fauve, à un singe avant de s'apercevoir qu'il s'agissait d'un homme. D'une main d'acier, l'inconnu avait agrippé le guépard à la gorge et de l'autre, il lui lardait la poitrine de coups d'un couteau manié avec dextérité et précision, sans paraître se soucier des griffes qui lui labouraient le corps.

Frappé au cœur, le félin retomba sur le sol rougi et souillé en se tordant dans les convulsions de l'agonie.

Vainqueur, mais dans quel triste état, l'intervenant inopiné chancela et s'affaissa doucement aux côtés de l'animal.

Julian Wilde ayant enfin retrouvé, bien qu'un peu tard l'usage de ses membres, courut vers le lieu du combat. Il fut alors certain que son pressentiment ne l'avait pas trompé : l'homme qui leva un bref instant des yeux obscurcis de souffrance n'était autre que Fag-End.

Fag-End héroïque. Fag-End presque déchiqueté par le fauve, (qu'il fût guépard, ocelot ou jaguar —Julian Wilde n'avait rien d'un naturaliste—) à en juger par le sang qui le recouvrait. Fag-End retrouvé et peut-être à nouveau perdu.

En effet, le malheureux venait de perdre connaissance. Julian Wilde se dépêcha d'ôter ses vêtements pour en faire de rudimentaires bandages afin de stopper les hémorragies les plus visibles, puis ces gestes de première nécessité accomplis, il demeura immobile à considérer le désastre. L'horreur de la situation le submergea bientôt : la vue de ces trois corps inanimés —la femme ou la fille ne bougeait pas davantage que les autres— lesquels risquaient de devenir cadavres s'il n'intervenait pas dans les plus brefs délais fit basculer ce qui restait de son sang-froid. Epouvanté par le poids de sa responsabilité, il s'enfuit droit devant lui.

Raynes le rencontra, errant dans les champs, claquant des dents, échevelé, le torse nu, les mains pleines de sang. Il ne put rien obtenir de lui que des propos incohérents, des grognements. Le digne professeur, d'ordinaire si maître de lui qu'il pouvait souvent être comparé à un glaçon, délirait, en proie à une fièvre intense. Son compagnon parvint non sans mal à lui faire prendre le chemin de Liberty-House et le confia aux soins experts de Christopher Lawrence.

A peine le docteur l'eût-il vu qu'il laissa tomber le couperet de son verdict :

— Damné Fag-End ! C'est son œuvre !

Bien que terrifié à l'idée que Christopher Lawrence n'ait eu tristement raison, Ismaël Raynes n'était pas convaincu. D'où venait ce sang ? Où étaient les vêtements du professeur, habituellement si prude ? Que s'était-il passé ? Il fallait aller à la recherche de la vérité. Puisque Julian Wilde était dans l'impossibilité de parler, c'était qu'il avait été témoin et acteur d'un événement dramatique.

Le marin prévint Connel de son départ, indiquant le lieu approximatif de ses recherches et l'assurant qu'il partait armé ; il s'était résolu, la mort dans l'âme, à prendre un revolver avec lui. Accompagné de la fidèle Almeda en laisse pour une fois et qu'il sentait très agitée, il remonta à l'endroit où il avait trouvé le professeur. Rien n'était visible. Les moutons paissaient en toute tranquillité. Il se résolut donc à monter sur la crête qui le séparait du lac afin d'avoir une vue plus globale. Son regard perçant de marin ne tarda pas à apercevoir un spectacle insolite à quelques mètres du lac. Il avait du mal, à cette distance, à distinguer les formes mais il semblait qu'il s'agissait de corps. Trois ? Des pirates ? S'était-il trompé ? Y avait-il des survivants à la Jane-Mary ? Dans ce cas, comment se faisait-il que Julian Wilde ait survécu ?

Renonçant à comprendre, il dévala la pente, sans lâcher Almeda qui souhaitait se précipiter. Au bruit qu'ils faisaient tous deux, aucun des corps ne bougea. Ils s'arrêtèrent à quelques pas d'un spectacle insolite et ahurissant. Sous leurs yeux se trouvaient effectivement trois corps, celui d'un fauve dont une des particularités était qu'il avait un collier et une autre qu'il était lacéré de blessures. Celui de Fag-End enveloppé tant bien que mal dans des linges appartenant à Julian Wilde et celui, plus insolite encore, d'un être presque entièrement dénudé dont il n'était pas possible de méconnaître la féminité malgré la saleté et le sang dont il était couvert. Une femme ! Une femme sur leur île !

Mille pensées bouillonnaient dans l'esprit d'Ismaël, éberlué par cette découverte. Néanmoins, il devait réagir promptement. L'heure n'était pas à la réflexion mais à l'action. Deux vies étaient en danger à en juger par le sang qui les couvrait, peut-être trois si on comptait Julian Wilde qui certainement avait assisté à la tragédie et qui avait déjà essayé de venir en aide à Fag-End. Etait-ce la certitude de sa mort qui lui avait fait perdre le contrôle de lui-même ?

Almeda, très excitée par la présence du fauve mort, se mit bientôt à aboyer rageusement. Aussitôt, Ismaël put voir le corps de la femme se raidir, se dresser. Il n'eut que le temps d'entre apercevoir un visage d'enfant convulsé par la haine et l'épouvante dans lequel roulaient des yeux fous. L'instant d'après, aussi vive et agile qu'un singe, la fillette bondissait sur ses pieds et courait se réfugier dans les taillis. Le marin ne tenta pas de la poursuivre, devinant que ce serait peine perdue. Elle ne représentait pas l'urgence comme Fag-End. Chaque chose en son temps. Le pirate était une priorité.

En homme de ressources, habitué à faire face seul aux nécessités de l'existence, Ismaël chargea le malheureux sur ses épaules tout en sachant que le mouvement brusque pouvait le tuer. Mais il n'avait pas le temps d'attendre. D'ailleurs, Christopher Lawrence aurait certainement refusé de venir l'aider.

Le trajet qui le séparait de Liberty-House lui sembla interminable et quand, à bout de forces, il entendit le docteur lui déclarer froidement qu'il allait achever cette crapule, il explosa d'un air excédé :

— Vous êtes borné et fatigant, monsieur Lawrence. Puisque vous ne comprenez rien, laissez-moi passer. Si vous ne voulez rien faire pour le sauveur de monsieur Wilde, au moins ne vous mettez pas en travers de mon chemin !

L'épuisement durcissait les traits d'Ismaël dont les vêtements ruisselaient de sueur et de sang mêlés.

Le docteur, instinctivement, recula, partagé entre la rage et la curiosité, ne sachant quel jugement adopter. Il avait constaté qu'une fois lavé, Julian était indemne de toute blessure. Dans les mots qu'il l'avait entendu prononcer, il avait reconnu ceux de femme, de fauve, de Fag-End, de mort. Les vêtements qui avaient disparu se retrouvaient sur le corps du pirate. Qu'est-ce que cela signifiait ? Qu'en conclure ?

Il fallait en avoir le cœur net. Laissant Alan Connel à veiller le professeur, Christopher vint rejoindre Ismaël qui avait déposé le corps inanimé sur son propre lit et s'efforçait de mettre les plaies à nu pour en évaluer la gravité. Voyant qu'il l'ignorait, il observa en silence et en praticien. La blessure la plus étendue était à la cuisse. Une autre striait sa poitrine. Si le malheureux survivait, son corps ne serait qu'un tissu de cicatrices. Il avait déjà celles laissées par le chat à neuf queues et le feu. S'y ajoutaient celles-ci. Il songea que décidemment, Fag-End attirait les félins...

— Nettoyez bien, dit-il. Cela aidera à la cicatrisation. Je vais vous chercher de quoi faire des pansements propres, de l'alcool et des onguents.

En dix ans de présence sur l'île, le docteur avait su tirer parti de la plupart des plantes à sa disposition et s'était penché sur diverses méthodes asiatiques ou arabes sensées guérir les maux habituels et moins courants. Jusqu'à présent, ses baumes, infusions, cataplasmes et autres élixirs avaient produit des effets sinon satisfaisants, du moins acceptables : en effet, s'ils ne guérissaient pas, ils ne rendaient pas davantage malade ! C'était un point positif pour ses compagnons amicalement sceptiques.

— A votre avis, Raynes, que s'est-il passé ? demanda le docteur en revenant, incapable de garder le silence plus longtemps et sachant que son compagnon, lui, n'en étant nullement embarrassé, ne le romprait pas de sitôt.

Ils avaient enduit le corps entier du malheureux avec une crème soi-disant merveilleuse, aux vertus curatives, choqués de constater l'état pitoyable du blessé, état qui n'était pas seulement dû à sa rencontre avec le fauve.

Ismaël Raynes n'avait aucune envie de parler, surtout pas au volubile docteur dont il connaissait les idées arrêtées concernant le pirate. Mais il n'avait pas vraiment le choix.

— Comment va monsieur Wilde ?

— Assez mal. Il a visiblement subi une forte commotion. Qu'a-t-il vu ?

— Trois choses, semble-t-il : Fag-End, une femme et un félin...

— Une femme ? hurla Christopher, avec une telle force que le blessé poussa un faible gémissement.

— Oui, une femme. Une enfant, devrais-je dire...

— Comment le savez-vous ? Où est-elle ? Vous l'avez vue ?

— Très brièvement. Elle a fui dès qu'elle a entendu Almeda aboyer...

— C'est malin...

— Elle semblait folle de terreur, ce qui se conçoit. De plus, elle n'a quasiment rien pour se vêtir.

— Une sauvage, comme ce pirate ! Une esclave malaise ou canaque...

— Une européenne, comme lui.

— Raynes, Fag-End n'est pas européen !

Il eût été difficile de donner raison à l'un ou à l'autre dans l'état qui était celui du malheureux. Tout au plus, pouvait-on affirmer que son nez n'était pas épaté et que ses yeux n'étaient pas bridés. D'ailleurs, le docteur ne s'arrêta pas là. La présence d'une femme le turlupinait beaucoup plus.

— Et cette demoiselle a disparu ? Sans doute rejoindre des comparses ? Dire que vous aviez mis votre tête à couper qu'aucun pirate n'avait survécu à l'explosion. Bravo ! Je vous félicite pour votre intuition. Une femme. Et sans doute le fauve aussi ! Je ne peux pas imaginer que nous ayons vécu ici depuis des années sans en avoir vu la couleur...

Raynes ne broncha pas. Il n'y avait pas à réagir à l'attaque faite par Christopher Lawrence sans véritable méchanceté. Lui aussi se posait la question de savoir comment l'enfant était parvenue là. La présence du félin était problématique aussi. Venaient-ils tous deux de la Jane-Mary ? Un autre bâtiment avait-il accosté dans un autre coin de l'île ? Y avait-il d'autres bandits cachés dans les contreforts de la montagne ? Dans ce cas, pourquoi Fag-End n'était-il pas allé les rejoindre ? Tout cela était confus. Et pour l'instant, on ne pouvait faire que des spéculations. Fag-End n'était pas interrogeable.

— Bon, je vous laisse, il faut que je surveille mon malade. Chacun le sien. Je n'aime pas ces fortes fièvres qui altèrent le fonctionnement du cerveau. J'ai peur que Julian n'y laisse sa raison.

Il fallut attendre quarante-huit heures avant d'observer une réelle amélioration chez le professeur. Celle-ci fut d'ailleurs brutale. La fièvre tomba brusquement, le laissant d'une grande faiblesse, endolori de partout comme s'il avait été roué de coups, mais parfaitement lucide.

— Fag-End ?

Cela avait été sa première parole consciente. Il dut la répéter trois fois car Christopher Lawrence avait fait semblant de ne pas entendre pour éviter de répondre. Que dire, d'ailleurs ? Le pirate survivait à l'agression du félin. Couvert de baume, noyé de tisanes, veillé sans discontinuer par Raynes ou par Connel, il luttait toujours.

— Il n'est pas totalement mort.

— Et l'autre ? La femme ?

— Nous espérions que vous alliez nous aider à éclairer le mystère !

Julian Wilde se redressa sur un coude.

— Parce que vous n'en savez toujours pas plus ?

— Pas plus. Nous comptions sur vous !

Julian Wilde poussa un profond soupir et se laissa retomber sur ses oreillers. En trois phrases d'une rare concision, il relata son aventure. Christopher Lawrence, en l'écoutant, triturait nerveusement sa moustache. Il n'avait plus d'arguments à opposer à son ami, désormais. Il ne pouvait plus se retrancher derrière le doute. Car il apparaissait clairement que le pirate avait agi délibérément pour sauver l'enfant des griffes du félin.

— Peuh ! laissa-t-il pourtant tomber, dédaigneusement. C'était sa complice. Sa sœur, sa fille dans le mal.

Les yeux du professeur brillèrent d'un feu sombre à cette réponse qui témoignait de l'impossibilité du docteur à créditer le criminel d'une once d'humanité.

— Quels que soient leurs liens, Fag-End a fait preuve d'un remarquable courage en affrontant ce fauve. Rien ne l'y obligeait. Il a risqué une mort atroce pour sauver un être vivant. J'ajouterai qu'il savait certainement que j'étais là et il a agi quand même, me protégeant comme il protégeait l'enfant !

Christopher Lawrence ne voulut pas le contredire davantage ni manifester son scepticisme car il se rendait compte des gros efforts que devait faire son ami pour s'exprimer normalement.

— Que dit Raynes ? ajouta le professeur.

— Il n'a pas changé ! Il est muet ! Mais il est bien embarrassé quand même, maintenant qu'il se voit dans l'erreur.

— Comment cela ?

— Il nous avait assurés qu'aucun pirate n'avait survécu !

Julian Wilde rejeta ses couvertures.

— Que faites-vous ?

— La situation est trop grave pour rester bêtement au lit. Où sont nos amis ?

Ils étaient sur la terrasse ornée de chèvrefeuille et de clématites. Ils sourirent à l'arrivant qui, pour se déplacer, devait recevoir le soutien de la poigne énergique du docteur. Julian se laissa tomber sur le premier siège venu, en sueur, avec un soupir de soulagement. Almeda vint le saluer, quémanda une caresse et l'ayant reçue, revint se coucher aux pieds de son maître.

— Christopher me dit que la femme, l'enfant, est invisible depuis l'agression du fauve. C'est grave.

Le visage tiré du professeur l'était aussi.

— Il faut la retrouver aussi, ajouta-t-il. Je suis sûr qu'elle est blessée.

En parlant, il regardait seulement Ismaël Raynes dont l'avis lui était indispensable. Le marin, à contrecœur, finit par lâcher.

— Elle fuit.

— Vous voulez dire qu'elle vous a vu et qu'elle a pris la fuite ?

— Oui.

— Vous voyez bien qu'elle n'a pas la conscience tranquille, décréta victorieusement Christopher Lawrence à qui personne n'avait rien demandé.

— C'est une éventualité. Ce n'est pas la seule.

Le Gallois s'était exprimé d'une voix égale, en s'adressant plus particulièrement au professeur.

— Lesquelles autres voyez-vous donc ? s'enquit Julian Wilde qui se sentait trop fatigué pour réfléchir.

— La peur panique, irraisonnée. Ou la folie.

— La folie ?

— La peur peut rendre fou. La culpabilité aussi.

— Vous pensez que la fillette, si fillette il y a, vient de la Jane-Mary, comme Fag-End ?

Raynes réfléchit, sous le regard narquois du docteur qui se réjouissait de le voir en mauvaise posture.

— Je me suis trompé une fois. Mes propos sont donc sujets à caution. Je dirais seulement que je ne vois franchement pas d'autre solution.

— Un autre bâtiment, de l'autre côté de l'île ? suggéra Christopher Lawrence.

— Ce serait une coïncidence extraordinaire, mais je n'exclus rien.

— Il faut pourtant en avoir le cœur net, déclara le professeur. Alan, prends une arme et monte sur la montagne...

— Seul ? s'inquiéta le docteur.

— Non, bien sûr. Tu l'accompagneras. C'est trop dangereux...

— Nous risquons notre vie !

— Ici ou là-bas, qu'importe ? Si un autre navire de forbans a relâché, nous sommes perdus. Dans ce cas, autant en finir vite !

— Si vous le pensez ! Devons-nous aussi rechercher la fillette et la ramener ?

— Non, ce n'est pas le but de votre expédition. Chaque chose en son temps. Partez vite. Il importe de savoir au plus tôt.

Ni le docteur, ni ses deux silencieux compagnons ne voyaient vraiment le bien-fondé de cette démarche, mais ils ne voulurent pas mécontenter le convalescent.

Christopher et Alan en avaient pour une bonne journée. Ils auraient du mal à rentrer avant le lendemain matin, même en allant le plus vite possible.

Wilde et Raynes les regardèrent partir puis, après les avoir perdus de vue, le marin demanda :

— Vous n'avez pas peur pour eux ?

— Si. Je les envoie peut-être à la mort. Si j'avais été mieux, je serais parti le premier. Pour savoir. Car il le faut, n'est-ce pas ? Nous ne pouvons vivre dans cette incertitude.

— Je pouvais y aller, moi aussi !

— Il faut quelqu'un qui puisse s'occuper à la fois de Fag-End et de moi. L'histoire de cette femme, de cette fillette d'après vous, comment la voyez-vous ? Vous avez parlé de folie...

— D'épouvante. De terreur.

— Une épouvante certainement antérieure au félin, puisqu'elle m'a fui dès qu'elle m'a aperçue. Or, cela faisait déjà trois jours qu'elle était seule et qu'elle se cachait... Si elle venait de la Jane-Mary bien sûr...

— Et cela en fait maintenant six.

— C'est long, surtout si elle est blessée. Je pensais que le fauve ne l'avait pas touché.

— Si certainement. Elle avait beaucoup de sang à l'épaule.

— Elle devrait rechercher de l'aide...

Raynes secoua la tête.

— Nous ignorons dans quelles conditions elle est arrivée. Si elle a survécu au choc, elle a pu perdre la raison. Et si elle était prisonnière à bord, on peut comprendre qu'elle ne souhaite pas renouer avec le genre humain.

— Vous ne faites pas preuve d'un grand optimisme.

— Non, comme vous, j'ai peur.

— Qu'elle meure ?

— De tout. Il faut nous attendre à beaucoup souffrir dans les semaines qui vont venir et nous n'y sommes pas habitués.

Julian Wilde lança un regard perçant à son compagnon, mais ne poursuivit pas la conversation. Il était épuisé et cette dernière remarque, si clairvoyante, l'engageait à y réfléchir à tête reposée.