Les Sphinx du Pacifique — Chapitre 2

Ismaël, la vue brouillée par les larmes, regarda le Conqueror disparaître dans la brume matinale.

On était le 24 janvier 1867.

Douglas avait promis de revenir dans le courant de l'année 1881 au plus tard. Le jeune homme, implacable, avait rétorqué : « au plus tôt ».

Quoi qu'il en fût, il avait eu gain de cause. Il était désormais seul. Pour treize, quatorze ans ou davantage. Qu'importait ? S'il mourait avant, la durée de son exil serait réduite. S'il devenait fou, il ne penserait plus et, ainsi qu'il l'avait dit, il ne souffrirait plus. Et, s'il survivait jusqu'au bout, ce serait grâce à la foi, grâce à Dieu. La paix, récompense du pardon, aurait envahi son cœur. Donc, tout était bien.

Un sentiment de plénitude l'envahit en se découvrant délivré du monde et de ses contraintes. Certes, il quittait la promesse d'une vie conjugale, il abandonnait Diana, il se privait des joies de la paternité. C'était un choix lourd à porter, à assumer. Et pourtant, une petite voix intérieure lui murmurait qu'il avait eu raison d'agir ainsi, de s'opposer de toutes ses forces, de toute sa volonté, à celle des autres. Elle se faisait pressentiment en lui criant que leur union aurait été un échec s'ils s'étaient donnés l'un à l'autre. L'adversité les avait rapprochés, pauvres, esseulés, malheureux, endeuillés, altérant un jugement obscurci par la souffrance et la mort d'un enfant, le leur. Il convenait de retrouver leur lucidité pour ne pas commettre une irréparable erreur. L'éloignement était la seule réponse possible à ce sentiment qui les liait.

Quatorze ans pour s'assurer de ne pas être tenté n'étaient pas de trop. Il fallait fuir l'être aimé pour ne plus voir en elle qu'une sœur, une amie. Quatorze ans pour s'exercer aussi à la miséricorde... C'était bien court au regard de la haine dévorante qu'Ismaël éprouvait pour Wilfrid Harrison. Et cette haine, il l'éprouvait aussi pour lui-même, furieux d'être tellement en contradiction avec le chrétien qu'il se targuait d'être. Alors, quel chemin à parcourir pour atteindre la paix intérieure et le pardon ! N'était-il pas interminable, d'ailleurs, quand il s'agissait de surmonter l'épreuve de la séparation ? L'assassinat de l'innocent demeurait scandale. La révolte grondait, mettant parfois Dieu en accusation. Atteindre l'équilibre dans le fond de son être serait une œuvre de longue haleine.

Néanmoins, il eût fallu être déjà complètement fou pour voir sans émotion disparaître à l'horizon le dernier signe de civilisation qu'il lui serait donné d'observer d'ici une éternité, l'île n'étant pas sur la route habituelle des navires traversant le Pacifique. Or, Ismaël n'était pas fou. Aussi une insidieuse angoisse se mêlait-elle au sentiment de libération qui dilatait son cœur. Conscient qu'elle pouvait lui être fatale s'il ne réagissait pas immédiatement, il la chassa par l'action et se força à une discipline draconienne à laquelle son existence de marin l'avait déjà préparé. Il y ajouta une dimension spirituelle. N'était-il pas là pour retrouver la voie qui l'amènerait vers Dieu ? Il lui sembla que le meilleur moyen d'y parvenir serait de rejoindre les moines dans la liturgie des heures qui rythmerait ses journées et ses nuits. S'obliger à la prière serait une excellente entrée en matière puisqu'il en était au stade où il se sentait totalement aride dans sa communication avec Dieu. Mais il savait aussi qu'il était là pour Le rencontrer. Offrir son vide avec constance et humilité, c'était tout ce qu'il pouvait faire pour le moment.

Les premiers jours, il fit l'inventaire de toutes ses possessions, dont il ignorait la teneur, ayant été tenu à l'écart de tout par Douglas et ses compagnons. D'ailleurs, cela ne l'intéressait alors aucunement. Par contre, désormais, il lui était indispensable de se rendre compte de l'étendue de ses richesses. Il n'en crut pas ses yeux. Ce coin de terre isolé dans le Pacifique était devenu l'antre d'Ali Baba. Le comte d'Arran, incapable de prouver autrement l'attachement sincère qui le liait à cet être d'un autre monde avait déversé sur l'îlot tout ce qu'il avait pu imaginer d'objets de première nécessité, de luxe, utiles et inutiles. Cela en était presque ridicule, songea Ismaël en découvrant avec un émerveillement d'enfant le contenu de toutes les caisses disposées dans les grottes dont il souhaitait faire son domicile. A quoi pouvaient servir ces pièces d'argenterie, ces plats de porcelaine, ces premières éditions numérotées d'ouvrages philosophiques ou mathématiques, ces quelques meubles en merisier ou en acajou, ces tableaux et ces tentures ? Cependant, ce superflu ne lésant pas l'indispensable, il n'y avait pas lieu de se plaindre. L'orfèvrerie n'avait pas amoindri la quantité d'armes, de munitions, de linge, de médicaments, ni même de nourriture et de boisson. Les stocks de graines, les plants d'arbres permettraient de cultiver la terre. Quant à la gente animale, nombreuse, elle nécessitait des soins immédiats. Ismaël loua le ciel d'avoir passé ces quelques mois dans le petit village australien ce qui l'avait bien préparé à sa nouvelle vie de gentleman farmer. Il s'attela à la tâche avec énergie, voulant mettre tout en ordre le plus rapidement possible et parant au plus urgent. Puis, il se calma une fois qu'il eut compris qu'il était vraiment seul et que personne ne lui demandait des comptes. Son domaine prit bientôt des allures très civilisées avec une porcherie, une bergerie, des pâturages à flanc de colline, surveillés par deux chiens de berger dont Almeda fut un rejeton quelques années plus tard. Avec les diverses plantes, il créa un verger, un potager, sema du blé, de l'avoine, du maïs. Le sucre lui était fourni en abondance par la canne à sucre qui poussait à l'état sauvage de même que beaucoup de fruits plus inhabituels que les pommes ou les poires britanniques. Et comme il savait apprécier le beau, il se fit un jardin d'agrément autour de ce qu'il nommait sa maison. Là, proliféraient les héliotropes, les bougainvillées, les roses, le jasmin, les œillets, les chèvrefeuilles... mélangeant les fleurs importées et indigènes. C'était dans ce coin de verdure odorante qu'il se retirait tous les soirs parfois pour prier, parfois pour seulement rêver et admirer les beautés de la nature.

Le marin se transformait en un parfait agriculteur, ne conservant de son passé que le désir impérieux de partir de temps en temps pêcher autour de l'île pour ramener du poisson qui le changeait de son ordinaire. Il s'éloignait peu du rivage depuis le jour où il avait failli être emporté par un violent courant et ne pouvoir rentrer. Le danger était d'ailleurs partout, sur terre et sur mer. Au début de son séjour, il eut surtout à affronter les serpents contre lesquels il mena une traque impitoyable. Il ne savait pas s'ils étaient venimeux ou non, mais par précaution, il préférait en débarrasser son territoire. Ses chiens tinrent aussi à l'écart des chats sauvages qui menaçaient le poulailler. Au bout de quelques années, ils furent éradiqués. Parfois, cependant, le jeune homme sombrait dans une crise de frayeur à la suite d'un incident banal qui lui était survenu mais qui, dans la situation de solitude dans laquelle il était, prenait une ampleur démesurée : chute, douleur persistante ici ou là, brûlure, morsure, égratignure qui ne guérissaient pas. C'était dans ces cas là que le fait d'être seul était le plus lourd à porter. Mourir immédiatement sans s'en apercevoir, oui. Mais agoniser, souffrir pendant des heures, des jours et des nuits, l'idée le paniquait. Il savait qu'une peccadille pouvait abréger sa vie de manière idiote. La moindre alerte lui faisait couler des sueurs froides dans le dos. Lorsque sa poitrine lui causa de violents élancements quelque temps après son arrivée, il songea à sa blessure et s'imagina une hémorragie interne. Il pleura comme un enfant. Tout revint dans l'ordre deux jours plus tard. Il s'avéra qu'il avait porté une lourde charge lors de ses travaux et qu'il en avait ressenti les effets. Le plus grave fut lorsqu'il s'aperçut qu'une bête inconnue l'avait mordu et que sa main doublait de volume. Il fut pris d'une fièvre terrible. Dans un éclair de conscience, il lutta contre l'engourdissement qui le saisissait afin de percer l'abcès et de cautériser la plaie. Pendant une semaine, il se traîna pour monter à la bergerie et soigner ses bêtes. Ses fidèles chiens l'entouraient de leur vigilance affectueuse en l'empêchant de sombrer. Grâce à eux, il parvint à se sortir de cet empoisonnement et reprit le cours habituel de son existence. Simplement, échaudé, il prit la sage résolution de mettre plus souvent des gants pour travailler la terre.

Ces événements, la saine fatigue du labeur quotidien, une nourriture frugale, la pratique régulière et persévérante de la prière durant ces premiers mois avaient eu pour conséquence d'épurer son chagrin et de diminuer sa haine. Emmanuel était devenu un compagnon de route, un ange gardien avec lequel il était en communication constante, mais sans amertume. De même qu'il ne savait plus trop si lui-même appartenait au royaume des morts ou des vivants, son enfant planait comme lui, entre ciel et terre. A ce propos, Ismaël se souvenait d'une réflexion que lui avait rapportée Diana : Douglas lui avait dit qu'Emmanuel, depuis sa naissance, n'avait jamais pu se dégager de l'ombre fidèle d'Azraël. N'était-il pas né sous une mauvaise étoile, cet enfant qui constamment avait dû lutter contre les forces des ténèbres ? Il est des êtres qui semblent appartenir davantage au ciel qu'au monde. Le petit musicien que tant de dons rendaient exceptionnel était de ceux-là. Pourquoi ? se demandait l'homme, le croyant, l'ami. Y avait-il une justification à ce qu'en dépit de sa foi, il nommait ce « gâchis » ?

Ismaël s'efforçait de ne pas trop creuser cette question qui le dépassait. Il préférait rester à son niveau et apprendre à pardonner, sa raison de sa présence sur l'île.

Une année s'écoula ainsi, remplie de mille activités et enrichie par la prière. Le jeune homme fut le premier surpris de découvrir qu'il célébrait l'anniversaire de l'assassinat d'Emmanuel, suivi de peu de son abandon sur l'île. Il se dit que, somme toute, son exil s'écoulait dans les meilleures conditions. Il se sentait bien, de plus en plus en paix avec lui-même, avec les hommes et avec Dieu.

Au mois de mars 1868, une violente tempête balaya l'île pour la troisième fois en quatorze mois. Les vents soufflaient si fort et la pluie était si abondante qu'Ismaël ne put sortir pendant une journée entière et qu'il fut très inquiet pour ses animaux. Dès que les éléments s'apaisèrent un peu, il se précipita vers les bâtiments de la ferme et constata avec plaisir que tout avait tenu bon. Un champ était inondé ce qui donna au marin l'idée qu'il pourrait peut-être y cultiver du riz avant de songer qu'il n'avait de quoi mettre ce projet à exécution. Il se mit au travail comme de coutume, intrigué toutefois par le comportement étrange de ses deux chiens qui s'agitaient beaucoup plus que de coutume. Il s'imagina qu'ils étaient énervés par les basses pressions et qu'ils ressentaient plus que lui le changement atmosphérique. Mais ils avaient un comportement bizarre, cherchant visiblement à lui communiquer un message. Vaguement mal à l'aise comme toujours lorsque quelque chose d'inhabituel se produisait et qu'il ne savait identifier, il se résolut à ne pas se coucher avant d'avoir trouvé le fin mot de l'affaire.

Les deux bêtes parurent ravies de le voir quitter moutons, lapins et volailles et l'entraînèrent vers l'épine dorsale du l'île, du côté opposé aux pâturages. Ils grimpèrent tous trois sur la crête, en passant devant la source d'une des deux petites rivières de l'île. Là, ils se glissèrent par la faille qui brisait la ligne rocheuse, résultat d'une forte secousse tellurique. Llyr et Dagda ne cessaient d'aller et venir, grondant sourdement, mais ne s'éloignant pas de leur maître qui ne tarda pas à comprendre ce qui motivait leur énervement en promenant son regard de marin sur une côte qu'il voyait rarement.

Très pâle, il s'assit pour observer et réfléchir. Llyr et Dagda se couchèrent à ses pieds, apaisés maintenant que leur maître avait pris connaissance du danger qui les menaçait.

Ismaël n'aurait sans doute pas parlé de danger. Mais de menace, certainement. Il avait fui le monde et le monde l'agressait à nouveau sous la forme d'une coque, rasée comme un ponton, que l'océan en furie avait drossée sur les rochers. Le cœur du marin en lui se serra à ce spectacle hélas trop familier. Il imaginait les heures d'angoisse, les blessés sur le pont, les morts emportés, les survivants disputant leur vie à cet enfer liquide, le vent étourdissant, le craquement des mâts qui cédaient les uns après les autres, les cris du capitaine, l'effroi de l'impuissance à altérer le cours des choses, la certitude absolue de la mort. Cette vision de l'apocalypse fut la première. La deuxième fut une spirale effrénée de pensées contradictoires, d'élans, de peurs, de refus, de désirs. L'homme instinctif livrait bataille au chrétien. L'un se révoltait de voir son île envahie, souillée, son projet personnel solitaire remis en cause par des inconnus —et quels inconnus ?— . L'autre, toujours altruiste, cherchait d'éventuels survivants et envisageait déjà l'avenir avec eux, où il les mettrait, comment il aménagerait sa maison, son île, sa vie.

Le naufrage devait remonter au début de la matinée. Quatre silhouettes s'activaient à décharger la cale du bâtiment. Le travail était bien avancé à en juger par la quantité d'objets hétéroclites et la ménagerie qui s'étalaient sur le rivage. Les animaux, ovins, bovins, âne, poules, oies et autres bestioles de ferme étaient parqués dans de précaires enclos. Trois chiens allaient et venaient sur le sable, gardant toutes ces richesses.

Ismaël, devant cette impressionnante cargaison, en conclut qu'il devait s'agir d'un transport d'immigrants à destination de l'Australie ou de la Nouvelle-Zélande. Mais combien de malheureux avaient survécu ? Etait-il possible qu'ils ne fussent que quatre ?

Le Bon Samaritain gagna le combat de l'ange et du démon. Le marin se releva pour porter secours aux infortunés. Que risquait-il ? De toutes façons, il ne pouvait reculer. Il faudrait inéluctablement franchir le pas. Tout retard serait une lâcheté.

Les quatre naufragés s'arrêtèrent net dès qu'ils aperçurent l'inconnu qui s'avançait vers eux. L'un d'eux eut le réflexe de saisir une arme et de la pointer vers lui. Les chiens, eux, se ruèrent en avant tandis que ceux d'Ismaël faisaient de même.

— Llyr ! Dagda !

— Epsilon ! Gamma ! Delta !

Les ordres ne furent obéis que lorsque les bêtes d'Ismaël eurent prouvé aux nouveaux venus qui régnait sur l'île et que les intrus eurent fait acte de soumission. Fiers et vainqueurs, Llyr et Dagda, la queue frétillante, consentirent alors à rejoindre leur maître qui posa sa main sur leur tête pour les calmer un peu. Les trois autres chiens, penauds, épuisés, ne bronchèrent pas.

Le jeune homme ne triomphait pas. Il se mettait à la place des naufragés et songeait que cette réception n'était guère engageante, que le sentiment de peur dominait chez chacun d'eux.

L'homme au fusil, aussi le doyen du quatuor, fit deux pas en avant.

— Ne bougez pas ! ordonna-t-il d'une voix rauque et féroce. Combien êtes-vous ?

Ismaël avait oublié le son d'une voix humaine autre que la sienne. Celle-ci lui rappelait tristement celle de Wilfrid Harrison dans ses moments de rage. Puis, il se dit que la question se concevait. Comment ces inconnus pouvaient-ils imaginer qu'ils se trouvaient en face de l'unique habitant de l'île ? Qui disait être vivant impliquait colonie et peut-être menace.

— Un, répondit laconiquement le jeune homme, intimidé par cette peur qui suintait des naufragés. Moi.

— Naufrage ?

— Non.

Un éclair de haine incendia le regard de l'inconnu à cette réponse honnête mais qui laissait entrevoir une histoire particulière. Un naufrage eût été sécurisant. Sinon pourquoi cette présence ? Abandon ? Et pourquoi abandon ? Mutinerie ? Ismaël, lui, était à cent lieues d'imaginer qu'on pût le soupçonner d'être sur l'île pour des raisons inavouables. Il ne comprenait pas l'hostilité immédiate de l'homme à son égard. Son instinct lui criait qu'il allait devoir faire preuve de sang-froid, d'autorité, de courage, comme du temps de Harrison. L'individu qui lui avait parlé avec grossièreté ne lui plaisait guère. Il semblait de nature à vouloir imposer sa volonté, à juger avant même de connaître.

— Alors, pourquoi ?

Scandalisé par cette curiosité déplacée, Ismaël resta silencieux, désireux avant tout de ne pas envenimer une situation qu'il sentait explosive. Ses chiens devaient partager son inquiétude car ils grondaient sourdement à ses côtés.

— Julian, nous avons mieux à faire !...

Cette intervention salutaire était l'œuvre d'un homme encore jeune, aux proportions respectables, dont le visage rubicond, orné d'une moustache qui avait connu des temps meilleurs, trahissait une intense fatigue. Marbré par le sel, gris d'insomnie, il n'avait pas la dureté altière de celui de son compagnon.

— Il importe...

— Non, Julian, faites-nous grâce ! Nous avons encore à faire ! Il va faire nuit. Demain sera trop tard.

— Puis-je vous aider ? demanda spontanément Ismaël qu'une sympathie immédiate avait attiré vers le contradicteur de ce sinistre Julian.

— Jamais ! gronda ce dernier.

Ce refus équivalait à une insulte. Le Gallois, au sang vif, se rebiffa. Après tout, si ces hommes ne voulaient pas de lui, tant pis. Il était chez lui. Il ne leur devait rien. Qu'ils se débrouillent !

Un reste de civilité lui fit s'adresser au colosse excédé par l'attitude de son aîné, mais réduit au silence, sans doute en raison d'une habitude déjà ancienne de lui accorder les privilèges de son âge et peut-être de sa supériorité.

— J'ai du travail. Si vous avez besoin de moi, vous saurez où me trouver. Ma maison est de l'autre côté de cette crête. Bonsoir.

Sans attendre un mot ou un geste qui visât à le retenir, Ismaël, flanqué de ses deux chiens, reprit le chemin par lequel il était venu. Il marchait vite, pressé d'échapper à ce lieu pesant, plein de tout ce qu'il exécrait, la médiocrité dissimulée sous l'orgueil, la suffisance, l'étroitesse d'esprit, la suspicion, la haine. Il avait quitté tout cela avec joie un an plus tôt et voilà que tout revenait comme une lame de fond. Il voulait se persuader qu'il ne s'agissait pas du légendaire antagonisme entre Gallois et Anglais. Cela n'aurait pu être. Il avait prononcé si peu de mots. Et la haine du fameux Julian avait précédé son premier mot. L'humble marin s'était senti écrasé par la morgue polaire d'une classe sociale convaincue de son importance. Ce Julian X n'arrivait pourtant pas à la cheville d'un comte d'Arran alors qu'il se targuait certainement de le dépasser de cents coudées. Sur quels critères, Ismaël se le demandait sincèrement, lui qui voyait toujours dans la simplicité de Douglas la marque d'une vraie noblesse intérieure.

Quoi qu'il en fût, l'avenir était sombre. Plutôt la solitude ou la mort que la compagnie de cette mécanique aussi inspirante qu'un épouvantail abandonné au milieu d'un champ hivernal. Etait-il possible que des être vivants pussent arriver à ce degré de sécheresse, de dureté vis-à-vis de leurs semblables ? Quelle serait l'existence avec un tel compagnon qui l'avait rejeté avant même de savoir qui il était ? Etait-ce la rançon de son exil ? Dieu voulait-il l'éprouver ? Que signifiait ce tournant capital ? Un sacrifice ? Un calvaire ? Une œuvre de salut ? Une mission ?

Ismaël s'agenouilla dans l'oratoire. Vide. Démuni. Aride. La carapace de plomb, d'airain, de glace du nouveau venu semblait s'être abattue sur lui, pour l'emprisonner de son fiel. Dans un sursaut, son être ardent se reprit. Il ferait front. Il serait à la hauteur des circonstances. Il ne capitulerait pas devant l'autoritarisme de l'inconnu comme semblaient le faire les trois autres hommes plus jeunes qui l'accompagnaient. Il assumerait sa différence, son originalité, calmement, doucement, fermement. Il lui sembla, ô horreur, que la vision sacrée du Crucifié était un instant remplacée par celle, tellement humaine, d'un enfant au regard de lumière qui l'entraînait vers des sommets connus de lui seul. Il s'abandonna à son destin. Lorsqu'il quitta l'oratoire, son cœur avait retrouvé la paix des dernières semaines et le chemin de la prière.

Il put donc accueillir, au crépuscule, un pitoyable quatuor de loques abruties de fatigue. L'austère quinquagénaire se traînait comme les autres. La lassitude imposait à ses traits impassibles une dureté proche de la férocité. Le colosse titubait. Les deux autres, à l'âge indéfinissable sous la saleté, le sang, les marques de la faim et du désespoir qui noyaient leurs yeux, paraissaient hébétés, étonnés d'être encore en vie. Les quatre avalèrent goulûment un morceau qu'Ismaël avait mis à réchauffer en prévision de leur venue puis, sans un mot, se roulèrent dans une couverture et sombrèrent dans un sommeil peuplé de cauchemars.

Déchiré du dard de mille questions, Ismaël trouva difficilement le repos. Il veilla ces quatre corps, leurs chiens, ému de leur détresse physique et morale, inquiet du lendemain en leur compagnie. Malgré leur aspect repoussant, il était possible de voir en eux des gens aisés. Ce n'étaient pas des travailleurs manuels. Ismaël sourit pour lui-même : ils le deviendraient très vite. Que voulaient-ils avec leurs moutons, leurs poules, leur cargaison abondante ? Que cherchaient-ils ? Fuite ? Colonisation ?... A moins de construire un nouveau bâtiment, ils étaient ancrés sur cette île pour de longues années, jusqu'au retour du comte d'Arran probablement. Adieu, chère solitude ! Adieu, chère liberté !

« Je n'ai pas le choix, songea le marin, tristement. Il faudra bien vivre avec ces nouveaux compagnons. Et vivre le mieux possible, sans rien renier, mais sans rien refuser... Notre bonheur commun est à ce prix. »

Mais Ismaël, quelque part, doutait qu'il lui fût possible d'être aussi heureux désormais que durant les quatorze premiers mois de son exil.

Il se trouvait à labourer un champ quand ceux qu'il avait laissé dormir se présentèrent à sa vue. A leur tête, le plus âgé, le sinistre Julian dont le regard sombre lapidait l'unique occupant de l'île d'une dégelée de pierres aussi coupantes que des lames de rasoir. Malgré sa médiocre taille, il écrasait le petit groupe d'un pouvoir quasi maléfique. Le colosse esquissa une vague salutation amicale. Les deux autres restaient, comme la veille, dans un état d'inertie, presque de prostration. Les chiens, comme leurs maîtres respectifs, s'étudiaient sans aménité.

Ismaël, par politesse, interrompit son travail. Son cœur battait tellement qu'il redoutait qu'on ne l'entendît. Il se croisa les bras pour se donner une contenance et se contraindre au calme. La manière dont il réagissait, ce sentiment de répulsion, presque de haine, instinctif et violent, ne lui plaisaient guère et l'inquiétaient. Il ne s'agissait pourtant plus de Wilfrid Harrison, instrument de malheur. Il s'agissait d'un inconnu. Pourquoi une telle défiance ? Pourquoi si immédiate ? Qu'est-ce que cela signifiait ? La solitude avait-elle fait de lui un intolérant, un rêveur déconcerté de retrouver un monde oublié ?

— J'achète cette terre ! décréta le quinquagénaire sans préambule.

Sidéré par cette entrée en matière, Ismaël demeura un moment sans répondre, puis le comique de la proposition lui apparut si clairement qu'il ne put retenir un sourire amusé, vite réprimé cependant car l'un des deux hommes tellement abattus quelques secondes plus tôt, s'était soudain redressé et avait franchi les trois pas qui le séparait de son aîné.

— Cessez de semer le mal partout où vous passez, monstre que vous êtes !

— Arthur, un peu de dignité ! s'écria Julian, parfaitement choqué par ces propos outranciers.

— Dignité ! ricana Arthur auquel la colère ne parvenait même pas à donner quelques couleurs. Vous n'avez que des mots à la bouche. Vous croyez qu'avec votre fortune, vous pouvez tout acheter. Vous n'êtes qu'un cerveau sans âme, sans cœur, sans conscience. Vous n'êtes qu'une mécanique, une machine à tuer !

Julian ouvrit la bouche comme un poisson hors de l'eau, suffoqué par la violence des insultes. Il avait l'air profondément ridicule ainsi. L'autre jeune homme avait levé la tête, son regard morne soudain allumé d'une lueur de satisfaction mauvaise. Le troisième, le colosse, paraissait gêné d'offrir le spectacle de ce règlement de comptes au maître du domaine. Parce qu'il savait ce qui risquait de suivre, il avait peur.

Ismaël aurait aimé disparaître sous terre. Il sentait bien qu'Arthur, pour le nommer par le seul nom qu'il connaissait, profitait de sa présence pour dire ses quatre vérités à Julian. Il n'avait aucun moyen de fuir. Il était condamné à rester le spectateur impuissant de ce qui ressemblait fort à une tragédie.

— C'est à vous, poursuivit l'homme aux yeux brûlant d'un feu destructeur, c'est à vous de nous épargner la détestable emprise que vous avez eue sur nous. Nous avons cru à vos chimères, à votre idéal ! Notre cœur s'est dilaté en vous entendant et nous vous avons suivi, librement, sans comprendre ce qu'il y avait de fanatisme dans votre démarche. Nous rêvions de beauté, d'indépendance, de fraternité pendant que vous vous réfugiez derrière les discours, les théories, les chiffres, l'abstrait.

Arthur se tourna brusquement vers Ismaël qui sentit ses jambes devenir du coton. Il était proche de l'état de panique. Tout se déroulait bien autrement que ce qu'il avait pu imaginer.

— Monsieur, ce malotru bardé de diplômes n'a malgré tout aucune éducation. Je suis désolé de vous imposer la présence d'un pareil individu... Taisez-vous, Wilde, je ne vous cause pas et sachez-le, le temps de votre règne est achevé. Non ! Bouclez la !

Son ordre plutôt grossier s'accompagna d'un geste très expressif qui fut bien compris de l'intéressé. Pâle de rage, Julian Wilde, cible de ces traits vengeurs, demeura dans un mutisme arrogant.

— Monsieur, reprit Arthur avec une maîtrise qui prouvait une âme fortement trempée, j'implore votre indulgence pour ce que nous sommes et ce que nous vous dévoilons ainsi...

— Vous êtes tout excusés ! répliqua aussitôt Ismaël de sa voix chantante.

— Attendez, avant de vous engager. Ecoutez plutôt et vous verrez ! Nous vous devons des explications. Ce n'est pas cet énergumène qui vous en fournira, croyez-moi ! Nous sommes des intellectuels. Je suis avocat. Christopher Lawrence —il désigna le colosse— est médecin et Alan Connel, homme silencieux s'il en est, est un aristocrate du Kent, étudiant l'archéologie. Monsieur Julian Wilde —il pointa vers le quinquagénaire— était titulaire d'une chaire de mathématique à Oxford. Il s'est piqué d'avoir des velléités psychologiques et a voulu écrire un livre sur une communauté humaine recluse loin de tout pendant quelques années et vivant en autarcie. L'idée était séduisante. Quand on a vingt ans et que les convenances d'une ville comme Oxford vous étouffent un peu, vous êtes prêts à toutes les bêtises. Quand en plus, vous êtes devant des arguments que vous trouvez sensés, qu'on vous propose l'aventure, qu'on vous fournit la nourriture et le logement, que tous les frais sont payés, vous foncez. Vous imaginez mal cet homme de bronze capable d'entraîner des foules derrière lui, n'est-ce pas ? Et pourtant, il a réussi. Pas vraiment des foules, mais une petite vingtaine, ce qui correspondait à son projet. A Melbourne, nous n'étions déjà plus que quatorze. Cinq d'entre nous ont fait défection. Nous les avons pris pour les plus timorés. Sans doute étaient-ils les plus clairvoyants. La fiancée d'Alan faisait partie du lot. Ils ont rompu. Nous sommes donc partis, plein d'enthousiasme, sur un bateau qui s'appelait le Freedom Now. Un beau nom, n'est-ce pas ? Qui résumait bien ce que nous recherchions. J'espère que vous en mesurez toute l'ironie présente !...

Arthur fit une pause. Un moment distrait par les récits qu'il faisait avec élégance, il se rembrunit tout à coup. Ses traits se durcirent.

— Ce n'est même plus de l'ironie. C'est du morbide, du macabre. Wilde, monstre sans entrailles, écoutez, vous aussi. Ma femme faisait partie du voyage. Elle était enceinte. Tout se passait bien. Puis, les douleurs ont commencé. C'était trop tôt pour l'accouchement. Je vous ai supplié de revenir à Melbourne, à Sydney, à Auckland ! Supplié à genoux. Non. Vous avez refusé. Vous avez opposé votre masque d'indifférence au malheur qui fondait sur nous. Christopher a tenté de vous faire fléchir. Il sentait bien la catastrophe arriver. Rien ! Vous n'avez rien voulu savoir. Helen a accouché prématurément d'un enfant mort-né, de ma fille ! Helen est morte le lendemain, dans d'atroces souffrances ! Et qu'avez-vous dit ? « Immergez-les vite ! Reprenez votre place dans l'équipage ! L'ouragan menace ! ». L'ouragan ! Je m'en contrefichais de votre ouragan ! Comprenez-vous ? Ma femme était morte ! Ma femme et ma fille étaient mortes ! Je n'avais qu'à mourir aussi ! Vous, monsieur, poursuivit-il en se tournant vers Ismaël, vous, me comprenez-vous ? Les deux êtres les plus chers que j'avais au monde, ma femme, ma fille étaient mortes ! Et il me demandait de.. de..

Sa voix se brisa. Bouleversé, Ismaël qu'une détresse humaine ne sollicitait jamais en vain, saisit dans ses mains celles, glacées et crispées, d'Arthur.

— Oh, mon pauvre ami ! murmura-t-il.

Le malheureux, un instant stupéfait par une réaction si chaleureuse, eut une expression d'intense reconnaissance.

— Oui, dit-il avec plus de douceur, vous, vous comprenez. Vous partagez. Vous vibrez ! Et pourtant, je ne suis rien pour vous !... Laissons-là cette sensiblerie désormais inutile. Ecoutez la suite. L'ouragan est venu, comme prévu par cet oiseau de mauvais augure. Et nous voici. Nous quatre. Faites le calcul. Quatorze moins quatre. Dix. Dix morts. Trois femmes, presque des enfants... Et mon propre frère que mes parents m'avaient confié ! Mon frère ! Voilà, monsieur, vous savez l'essentiel. Vous connaissez désormais le monstre que vous allez côtoyer. Je vous souhaite bon courage !

Sans un mot de plus, il se dégagea et tournant des talons, il s'éloigna.

— Il est fou, déclara Julian Wilde d'un ton dédaigneux. Il...

Le regard incandescent d'un Ismaël Raynes indigné arrêta les mots dans sa gorge. Soudain, le jeune homme n'avait plus aucune peur.

— Dans ce cas, il est bon qu'il ne soit pas seul, déclara-t-il. Terminez donc ce sillon en attendant.

Plantant là le professeur interloqué par tant d'énergie et ses deux amis muets d'épouvante, il courut derrière le malheureux.

— Monsieur ! Monsieur Arthur !...

Le jeune oxfordien se retourna. Il devait avoir entre vingt-cinq et trente ans. Un très douloureux sourire erra sur ses lèvres.

— Ne me suivez pas. Nous ne sommes pas appelés à faire plus ample connaissance. Là où je vais, vous n'avez pas votre place. Oui, vous avez deviné. N'insistez pas. Je ne saurais vivre désormais sur le même territoire que l'homme responsable de la mort de ma femme, de ma fille et de mon frère. Ce doit être lui ou moi. Et le tuer ne ressuscitera pas ceux que j'aime. Adieu, mon ami. Vous avez adouci mes dernières heures. Allez !

Ismaël resta enraciné sur place, accablé par l'inéluctable volonté de cet être que le malheur avait brisé à jamais. Il était lui-même trop proche des événements qui avaient vu son avenir se dérober sous lui pour chercher à intervenir dans cette décision. Il connaissait la tentation du néant. Y résister lui avait coûté bien des larmes de sang. Il comprenait Arthur. Les yeux humides, il esquissa une bénédiction tandis que le désespéré s'éloignait vers le destin qu'il s'était choisi.

Lorsqu'il l'eût perdu de vue, il hésita sur la conduite à tenir. Remonter aux champs, retrouver le monstre —comme l'avait appelé Arthur— devoir lui parler ou l'écouter, dépassaient ses forces. Son cœur était lourd de cette disparition d'un homme qui aurait pu être si proche et pour lequel il ne pouvait rien tenter. Quoi qu'il fît ou pensât, le pauvre Arthur n'aurait pas été ébranlé. Le seul témoignage d'amitié qu'il pouvait lui fournir était donc de lui apporter le don de sa compréhension et de ne pas entraver inutilement sa liberté souveraine. Cette impuissance était plus cruelle qu'une action farouche pour altérer le cours des choses. Le Gallois, épuisé, abandonna le trio à ses travaux agraires et se réfugia dans l'oratoire, pleurant sur l'immense gâchis des dernières heures et sur un avenir incertain.

Comme souvent lorsqu'il priait, il ne vit pas le temps passer et sursauta en entendant des voix se rapprocher de lui. Il fut quasiment surpris dans sa position de méditation ce qui lui valut de la part de Julian Wilde un regard d'un insoutenable mépris. Malgré toute sa force intérieure, il se sentait très mal à l'aise. Cet homme glacial savait à merveille rendre ses interlocuteurs des moins que rien. Ismaël sauta sur ses pieds. Il convenait d'être à la hauteur de l'individu, aussi bien physiquement que moralement. Il nota avec satisfaction qu'il était plus grand que lui, ce qui, dans ces circonstances, contribuait à lui accorder un avantage minime, mais salutaire. Derrière Wilde se tenaient Christopher Lawrence et Alan Connel, l'un et l'autre avec une expression indéfinissable. Les traits tirés, le visage encore sale, la barbe et les cheveux en désordre accusaient seulement une intense fatigue dont les conséquences n'étaient pas encore surmontées. Ismaël ne pouvait déceler s'il avait en eux des alliés ou des ennemis. Ni l'un ni l'autre, sans doute. Les deux hommes n'avaient plus l'énergie de penser avec lucidité. Sinon, ils seraient intervenus auprès de leur compagnon. Ou alors le poids de la personnalité du professeur les écrasait comme des mouches.

— Ainsi, nous avons affaire à un demeuré qui croit encore à ces superstitions de bonne femme ! ricana le mathématicien avec une dérision insultante. Cela promet pour l'avenir. Je vous soupçonnais d'être un imbécile. Maintenant, c'est devenu une certitude. Il fallait s'y attendre chez un rustre Gallois !...

Les prunelles vertes d'Ismaël étincelèrent comme des émeraudes en entendant ce discours injurieux. Mais le jeune homme, que plusieurs années de pratique du violent Wilfrid Harrison avaient dressé à faire front sans faiblesse à ses propos outranciers, ne s'abaissa pas au niveau de son interlocuteur en lui offrant le spectacle de son indignation.

— Tout le monde n'a pas la chance d'être un oxfordien émérite, mais quand celui-ci prône dans ses paroles la liberté, il est normal d'attendre qu'il l'applique aussi dans ses actes. Il ne saurait y avoir de restriction, ni pour les opinions, ni pour l'origine sociale, ni pour la nationalité, ni pour la croyance. Vous avez appelé votre bateau le Freedom Now. Ici, sachez que vous vous êtes sur l'Ile de l'Indépendance. Elle est aussi celle de la tolérance. Car il n'y a pas de liberté sans tolérance.

Julian Wilde ne s'était pas attendu à une résistance aussi vigoureuse de la part de celui qu'il avait classé dans le groupe des êtres insignifiants et stupides. De plus, il était furieux de se voir remis en place devant témoins. Les mines soudain intéressées de ses compagnons lui prouvaient que l'inconnu avait marqué des points dans leur sympathie. Un tel désaveu ulcérait son âme orgueilleuse et mesquine. Il voulut se venger aussitôt de l'affront reçu.

— La tolérance ne consiste pas à gober n'importe quoi, ni la liberté à accepter l'aveuglement fanatique des autres.

— Monsieur, votre liberté est d'être athée. La mienne est d'être croyant. La tolérance est de vivre dans l'acceptation pleine et entière de nos différences !

— Vivre à côté d'un être superstitieux...

— Personne ne vous oblige à rester ici, monsieur. Vous pouvez renflouer votre bateau et repartir. Vous devez comprendre que vivre ici, c'est cesser de vouloir modeler le monde qui vous entoure selon vos seuls critères.

Julian Wilde n'avait jamais entendu personne lui parler de cette manière, d'un ton qui n'avait rien d'obséquieux, ni d'insolent, ni d'arrogant. Il aurait bien exprimé sa colère par la violence tant il était excédé d'être tenu en échec par un gringalet dont il aurait pu être le père, mais une crainte insidieuse, inconnue de lui jusqu'alors, l'en empêcha : quelque chose en cet inconnu calme et convaincu lui inspirait du respect. Il sentait qu'il avait là un adversaire plus redoutable qu'il ne l'avait soupçonné au départ, trompé par son apparence et sa jeunesse et qu'il ne pourrait le modeler à sa guise comme il avait façonné les jeunes gens qui l'accompagnaient.

— Julian, quoi que vous décidiez, moi, je reste ici !

La voix de Christopher Lawrence était à la mesure du colosse, sonore et non dépourvue de chaleur.

— Moi aussi, fit Alan Connel comme en écho qui ajouta, à l'intention du Gallois :

— Si notre présence ne vous importune pas, naturellement.

Le jeune anglais sentait son aristocrate à dix pas. Ismaël Raynes, à peine plus âgé que lui, s'en amusa plutôt. Et puis, il avait besoin de se détendre après le contact glacé et glaçant avec le professeur de mathématiques. Il esquissa un sourire.

— Vous êtes les très bienvenus. Cette île et ma demeure seront les vôtres aussi longtemps que vous le souhaiterez.

Julian Wilde ouvrit la bouche, puis la referma. Il était seul. Son autorité, sérieusement ébranlée depuis la mort de la femme et de la fille d'Arthur, n'avait plus d'existence désormais. Ses derniers soutiens s'étaient ralliés à un obscur fanatique, un Gallois ignorant, borné, stupide. C'était intolérable. Il lui faudrait regagner d'urgence le prestige perdu.

Et pourtant, il n'était qu'au début de ses surprises. A plonger dans le quotidien du demeuré comme il se plaisait à nommer secrètement le premier occupant de l'île de l'Indépendance, les questions le concernant se multipliaient alors que, pour rien au monde, il n'aurait condescendu à les poser.

Le lieu dans lequel il avait passé sa première nuit et passait les suivantes le troublait. Il alliait sobriété et raffinement, dans la plus pure tradition d'une élégance authentique. Ismaël Raynes, ce Robinson inconnu et inclassable, avait tiré le meilleur parti du domicile que lui avait conféré la nature : il avait aménagé quatre pièces, spacieuses, fonctionnelles, confortables, avec ces petits détails de luxe qui suggéraient plus qu'ils n'affirmaient le rang social du propriétaire. Si Ismaël, dans sa profonde simplicité et, là il fallait l'avouer, sa grande éloignement des biens de ce monde, ignorait tout du coût et de la vraie valeur de ses tentures, de ses tableaux, de son mobilier, de sa vaisselle, les nouveaux venus, eux, en connaissaient le prix. Connel se sentait chez lui. Liberty-House, nom dont le Gallois s'était hâté de baptiser sa demeure pour couper l'herbe sous les pieds du professeur, était visiblement le refuge d'une richissime original, un noble en exil, un prince déchu. Il y avait quelque chose dans le maintien de l'inconnu, dans sa réserve, dans son insistance pour l'indépendance et la tolérance qui confirmait cette hypothèse. Pour s'en assurer, le bavard Christopher Lawrence ne s'embarrassa pas de fioritures : il posa directement la question à l'intéressé. Et celui-ci lui répondit simplement qu'il était marin. Chacun, sans l'avouer à l'autre, en fit un officier de haut rang plutôt qu'un simple matelot. Aucun membre d'équipage ne possédait tant de richesses ni n'avait cette distinction innée.

La stupéfaction des anglais atteignit son apogée lorsqu'ils découvrirent les rayonnages de la bibliothèque. Il y avait là plusieurs centaines de livres dont les titres prouvaient les goûts très éclectiques de leur propriétaire. Paradoxalement, peu étaient religieux. Beaucoup avaient trait à la philosophie et aux mathématiques. Julian Wilde, battu sur son propre terrain, fulminait. Le tranquille jeune inconnu qui les accueillait était un anarchiste ou un humaniste, bref, un égal. Or, il détestait traiter d'égal à égal. Et il n'allait pas s'abaisser à paraître s'intéresser à cet homme. Il décida de faire comme s'il n'existait pas. Ses amis, particulièrement le bouillant docteur, auraient sans doute aimé avoir des détails, mais Ismaël n'avait rien à leur dire. Les raisons de son exil ne regardaient que lui. Il avait dit tout ce qu'il avait à dire, fait tout ce qu'il avait à faire : il était marin ; il leur ouvrait sa maison.

Aucun des trois hommes ne daigna accorder un regard au seul indice qui aurait pu les renseigner. S'ils le virent, ils n'en mesurèrent pas l'importance. Sur une commode en merisier, dans le salon, Ismaël avait placé un pastel représentant un enfant. Il était constamment agrémenté d'un bouquet de fleurs fraîches.

La découverte du corps sans vie d'Arthur attrista la soirée. Alan Connel retomba dans sa prostration. Christopher Lawrence accabla son aîné de reproches plus ou moins justifiés, dans un langage outrancier. Julian Wilde, de marbre sous l'orage, partit se coucher. Ismaël fit ce que son devoir d'homme et de chrétien lui commandait : il ensevelit le malheureux non loin de l'oratoire et pria pour son repos éternel.

Le lendemain, la vie laborieuse reprit ses droits, sous l'impulsion du maître de l'île dont le rythme de travail était tellement bien rôdé que Christopher Lawrence et Alan Connel s'y associèrent spontanément, heureux d'enfouir leurs regrets, leurs doutes, leur chagrin dans l'activité. Le docteur, de par sa force herculéenne, était une aide précieuse. Le placide Connel, contrairement aux attentes, s'avéra un rude ouvrier que rien ne rebutait et qui n'hésitait pas à se salir les mains. Le dernier à s'y mettre fut Julian Wilde qui n'avait pas imaginé se trouver un jour dans la position où il devrait suivre les ordres de quelqu'un et non les dicter lui-même à autrui. Il avait cru façonner sa colonie idéale à sa guise et déchantait : c'était à lui de s'adapter à celle d'Ismaël Raynes qu'il tenait à ménager malgré tout, ne sachant pas le cerner et ne souhaitant pas recevoir de leçons ou de rebuffades de sa part. Si le silence de Connel ne le gênait pas, car il avait fini par ne voir en lui qu'un bout de gélatine sans consistance, celui de l'inconnu le troublait parce qu'il se sentait jugé. C'était l'interprétation qu'il donnait, n'étant guère en paix avec lui-même. Ce sentiment d'infériorité accroissait sa rancœur et sa jalousie, lui faisant adopter devant l'intéressé un comportement encore plus glacial et désagréable qu'il ne l'aurait été naturellement. Il se méprenait autant sur ce qu'était Ismaël que sur ce qu'il pensait, s'enfermant et enfermant le jeune homme dans un réseau de contradictions, de suspicions et de fausseté qui les rendait l'un et l'autre différents de leur être véritable. L'aîné accentuait sa raideur, le plus jeune se réfugiait dans une réserve craintive qui passait pour une hauteur méprisante.

Sans Christopher Lawrence, l'existence sur l'île de l'Indépendance eût été très sombre, voire sinistre. Mais il était de ces merveilleux caractères qui s'amusent d'un rien, qui véhiculent le rire, qui forcent les muscles zygomatiques d'autrui à se mettre en mouvement, qui arrachent une réplique au plus taciturne des hommes. Il avait du mérite à ne pas être découragé par la mélancolie d'Alan Connel, la froideur morose de Julian Wilde et par l'extrême réserve vigilante d'Ismaël Raynes. Il réussissait à les dérider par ses facéties bruyantes de collégien et ne se privait pas de leur dire clairement ce qu'il pensait d'eux. Il semblait toujours le plus heureux des hommes, satisfait de son sort et en bonne intelligence avec chacun de ses compagnons.

Par contre, comme il l'avait prévu dès le début, Ismaël mit plusieurs mois à retrouver son équilibre intérieur. En soi, l'abandon de sa vie solitaire lui eût déjà coûté car c'était un homme aux penchants érémitiques. Il lui fallait se faire —ou se refaire— à une existence communautaire. En tant que marin, la difficulté n'aurait pas dû être insurmontable. Hélas, il n'en était rien. Non pas qu'il fît preuve de mauvaise volonté, mais la compagnie de ces trois hommes si différents les uns des autres et encore plus de lui était lourde à assumer. Ils vivaient sans véritable affinité, sans chercher à se connaître, avec pour seul ciment la colonisation de leur île qui en fut la grande bénéficiaire. En dix ans, elle passa du stade de modeste ferme à celui de véritable exploitation agricole avec tout ce qui s'y rattachait : tannerie, moulin, atelier de tissage, four à poterie, distillerie et naturellement bâtiments pour accueillir la faune nombreuse qui se reproduisait très rapidement.

Liberty-House, de la même manière, s'était agrandie et abritait ses quatre habitants dans un souci de confort et surtout d'indépendance. Chacun possédait son domaine, bien révélateur de sa personnalité. Celui de Julian Wilde, comme par hasard, était le plus ascétique : une pièce minuscule, avec un lit, un bureau, une chaise, une armoire où tout le linge personnel était plié méticuleusement. Seul le crucifix manquait à cette cellule monastique ! Christopher Lawrence s'étalait sur trois pièces, ce qui ne l'empêchait jamais de déborder dans le couloir, la salle commune, la cuisine. Il conservait tout, collectionnait coquillages, plantes dont il faisait des boutures et qu'il oubliait d'arroser parce qu'il était déjà passé à autre chose, essences de bois variées, cailloux. Les livres de la bibliothèque traînaient ici et là. Une pièce était dévolue à la fabrication d'onguents, de tisanes, d'alcool, d'élixirs. Ce laboratoire où il se livrait à ses expériences retentissait souvent de ses hurlements, d'aboiements, de miaulements lorsqu'un animal avait eu le malheur de s'y égarer et de renverser instruments, cages, pots, flacons dans une danse paniquée. Alan Connel, quant à lui, s'était aménagé un intérieur à sa mesure, sobre, discret mais non sans élégance. Il conservait ses habitudes d'aristocrate ce qui amusait toujours beaucoup le docteur étranger à ces délicatesses d'un autre monde.

Ismaël, au moment de toute la réorganisation de son domaine, s'était vu reléguer dans un nouvel appendice de la maison. En raison de son agrandissement sur un territoire pentu, les ouvriers avaient dû jouer sur plusieurs niveaux ce qui créait une originalité mais nuisait évidemment à l'aspect communautaire. Il aurait pu blâmer le docteur de prendre tant de place, à commencer par sa propre chambre, mais en fait, son exil était dû à un mouvement d'humeur de Julian Wilde qui voulait lui signifier par là qu'il le tenait toujours en quarantaine. Le jeune homme, bien qu'ayant compris comme tel ce geste, ne manifesta rien. Il lui était aussitôt apparu que la brimade dont il était victime allait se transformer en source de joie. Il possédait deux pièces au-dessus de la maison principale avec une vue imprenable sur la côte, une luminosité exceptionnelle et un accès particulier qu'il agrémenta de diverses plantes foisonnantes et odorantes. Il récupéra son mobilier et reconstitua ainsi son environnement familier, celui d'avant l'invasion.

Julian Wilde ne tarda pas à s'apercevoir qu'il avait involontairement fait le bonheur de son ennemi. Il en conçut du dépit et une haine renouvelée : l'étrange occupant de l'île semblait déjouer toutes les tentatives d'humiliation. Mais ce furent Connel et Lawrence qui, au bout de quelques semaines, imposèrent au Gallois un nouveau déménagement. Il leur semblait intolérable qu'il puisse vivre séparé d'eux. Ismaël Raynes protesta qu'il était très bien, rien n'y fit. Les deux anglais n'en démordirent pas. Et la petite communauté retrouva un semblant d'unité.

En dix ans, la situation n'empira pas, humainement parlant. Julian Wilde, venu dans le Pacifique pour y édifier une société autarcique et miniature, l'avait trouvée et se devait de la construire. Les premiers temps, il s'employa à écrire quotidiennement des notes, puis voyant qu'il se répétait, il les espaça pour finir par ne faire qu'un bilan trimestriel et enfin annuel. Il se demandait souvent comment achever cette expérience. Il n'avait jamais prévu d'en être prisonnier. Or, à moins de construire un bâtiment, il ne pouvait s'échapper et envisager de partir. Prendre les moyens de le faire, c'était reconnaître ouvertement qu'il s'était fourvoyé. Plutôt mourir que de risquer d'être ridiculisé par ce taciturne Raynes qui, derrière sa façade silencieuse et son clair regard, n'en pensait certainement pas moins. Les mois et les années passaient sans qu'il puisse imaginer que « l'aristocrate Gallois » comme il le nommait désormais —il avait cessé de le considérer comme le dernier des idiots— verrait la fin de son séjour sur l'île en 1881.

L'arrivée inopinée du danger, avec l'apparition de la Jane-Mary avait fait plus pour la cohésion de leur quatuor que les cent vingt mois passés ensemble. En une fraction de seconde, Raynes, le solitaire, le distant, s'était propulsé à la première place comme au moment du naufrage quand il avait signifié à chacun les limites de son territoire. Il avait pris l'initiative des mains du professeur, avait décidé pour eux tous, avait plongé dans les eaux obscures pour accomplir son projet contre leur avis, le tout à sa manière tranquille et résolue qui faisait que même Julian Wilde ne savait pas comment résister. Le professeur se demandait d'ailleurs toujours s'il n'avait pas été l'artisan de l'explosion du voilier. Certes, il l'avait farouchement nié, mais un tel geste de sa part n'eût pas été invraisemblable, ni ses dénégations non plus. Cela cadrait avec cette modestie exaspérante, insultante à force d'être effacée. Quant à son attitude vis-à-vis de ce rebut de la société, elle s'inscrivait dans cette même logique d'un être que le quotidien laisse neutre et qui se révèle dans des causes qu'il juge dignes de lui. Il était curieux de découvrir qu'il était capable d'abandonner sa légendaire tolérance pour imposer ses vues, pour affronter Christopher Lawrence, pour affirmer ses convictions humaines. Le plus surprenant était que Julian Wilde, sans l'avoir véritablement décidé, s'était retrouvé à ses côtés, contre le docteur. Pourquoi un tel revirement après tant d'années ? Il eût été incapable d'apporter une réponse rationnelle à cette question. C'était ainsi. Peut-être parce que les événements soudains avaient craquelé sa carapace de glace. N'avait-il pas failli mourir sous les doigts crochus du pirate ? Raynes ne l'avait-il pas sauvé, non pas de manière grandiose mais en usant de dons de persuasion et de douceur inimaginables. Mais peut-être aussi que, depuis dix ans, un lent travail souterrain s'était fait en lui et qu'il était mûr pour une métamorphose. En tout cas, il était prêt à parier que ce 3 septembre 1878 était une date à marquer d'une pierre blanche. Il se résolut à tenir à nouveau très régulièrement le journal de l'île. Quelque chose lui criait qu'il serait dense d'événements inédits.