Le Sphinx du Pacifique — Chapitre 13

Les îliens furent fort surpris, le lendemain de cette journée fort remplie durant laquelle ils n'avaient pas aperçu leurs deux compagnons, de découvrir le visage tuméfié de l'un d'eux. Emmanuel qui avait complètement oublié l'incident et qui ne se voyait pas chercha frénétiquement une cause plausible aux couleurs variées qui entouraient son œil. Ismaël, lui, n'hésita pas.

— Nous avons eu un petit règlement de comptes, avoua-t-il avec honnêteté. J'ai perdu mon sang-froid et Em... Fag-End est bien bon de ne pas m'en vouloir...

L'alerte avait été chaude. Heureusement, tout à leur stupéfaction de découvrir en leur doux ami un pugiliste de premier ordre, ni Julian, ni Christopher ne remarquèrent que le marin avait failli se tromper de nom. Il ne fallait plus tarder avant de dire la vérité à la communauté.

— Fallait-il qu'il vous ait énervé ! grommela le docteur en lançant un regard peu aimable au jeune homme.

Dans l'après-midi, Ismaël se retrouva aux ateliers avec Julian Wilde ce qui allait lui permettre de s'acquitter de sa mission. Ce fut le professeur qui parla le premier.

— J'ignorais que vous fussiez si violent, mon cher ! Vous ne cesserez donc jamais de m'étonner ? Quand je pense qu'à une époque, je vous croyais imperméable à toute émotion ! Vous n'y êtes pas allé de main morte, dites donc. Dans des circonstances normales, je ne dis pas, mais Fag-End est à peine remis de son accident. Un choc à la tête n'est pas le mieux venu. Je suppose que notre pirate a fait des siennes. Il a du mal à se conformer à l'image qu'il veut donner et le vieil homme resurgit pour tuer le nouveau. N'est-ce pas un peu cela ?

Le marin secoua la tête.

— Pas du tout. Il est sur une excellente voie. Seulement, en parlant, il m'a obligé à avoir une autre vision sur mon passé et c'était si douloureux que j'ai très mal réagi, comme vous pouvez le constater. Je sais malheureusement être très impulsif.

— Je l'ai découvert. Cela vous rend plus humain. Parfois, votre admirable calme et votre maîtrise sont exaspérants.

— Je suis désolé ! répliqua Ismaël en souriant malgré tout. Sur un autre sujet, monsieur Wilde, vous avez beaucoup d'affection pour notre petite Anne, si je ne me trompe...

Un air de profond attendrissement adoucit les traits sévères du professeur.

— J'avoue que grâce à elle, à sa jeunesse, à son charme, à sa simplicité, ma vie actuelle est moins sinistre qu'elle ne l'a été. Elle a mis de l'animation sur cette île. J'ai moins l'impression d'avoir fait une monumentale erreur en quittant Oxford et en mettant en place mon projet.

— Pourrions-nous affirmer que vous vous sentez parfois investi d'un rôle, comment dire, paternel, envers elle ?

Les yeux gris de l'anglais s'acérèrent.

— Je croyais être resté discret. Je n'ai aucun droit à revendiquer cette place. Vous allez m'inquiéter si vous avez remarqué ce que j'éprouve secrètement.

— Pourquoi vous inquiéter ? Ces sentiments ne sont-ils pas tout à votre louange ?

— Je doute qu'Anne en soit ravie. Je ne suis qu'un vieux barbon...

— Vous seriez étonné de savoir combien elle vous apprécie.

— Je le suis sincèrement. Elle ne me témoigne guère de confiance...

— Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'en éprouve pas. D'ailleurs, vous allez bientôt pouvoir vous en assurer. Car je suis chargé par... Fag-End d'une mission auprès de vous...

— Oh ! Je vous écoute.

Ismaël se recueillit un instant. L'heure était délicate.

— Eh bien, c'est au père d'Anne Emily que je m'adresse aujourd'hui pour lui demander d'accorder à... Fag-End la main de sa fille...

Il n'eût pas plus tôt terminé que le professeur, blanc de fureur, lui rétorqua :

— Qu'est-ce que cette histoire à dormir debout ? Que racontez-vous là ? Dans quel pétrin vous êtes-vous mis ? Je pensais que vous aviez un peu plus de bon sens ! Votre amitié pour Fag-End, votre bonté à son égard vous aveuglent ! Ah, vous avez voulu faire de moi le père d'Anne. Eh bien, je vais assumer mes responsabilités. Ne me parlez plus jamais de cela. Et dîtes de ma part à Fag-End qu'il se comporte comme un goujat !

— Rien que cela ! s'exclama Ismaël, tout décontenancé par une telle virulence.

— Trouvez un autre mot qui convienne à tant d'impudence ! Je commençais à croire ce pirate sur la bonne voie. Il en est loin pour oser se comporter ainsi. Et avec votre complicité, qui plus est ! Raynes, où avez-vous la tête de jouer les vieilles tantes entremetteuses ? Pourquoi vous abaisser à son niveau ? Vous ?

— Qu'y a-t-il de si choquant ? demanda le marin avec effort.

— Etes-vous donc inconscient ? Raynes, ouvrez les yeux ! Abandonnez un instant votre rêve idéaliste. Il s'agit d'un pirate, d'un criminel. Certes, je vous le concède, il s'est amendé considérablement. Mais de là à prétendre se marier en tout bien tout honneur à une fleur aussi fraîche que l'est Anne ! Pauvre enfant ! Avez-vous pensé à elle, mon ami ? A l'insulte que serait pour elle la question que vous m'avez posée ? Elle qui vit déjà si difficilement avec les hommes que nous sommes, comment pourrait-elle accepter cette idée de mariage ? Quelle outrecuidance de la part de Fag-End ! Il me déçoit énormément !

— Ne pensez-vous donc pas qu'Anne puisse avoir des raisons de l'aimer ? insista le Gallois.

— De la sympathie, de la reconnaissance, de la compassion, si vous voulez. Mais pas d'amour !

— Il est cependant de votre devoir, maintenant que je vous ai informé du désir d'... de Fag-End de le transmettre à l'intéressée...

— A Anne ? Jamais !

— Vous ne pouvez l'écarter d'une décision qui la concerne !

— Si je peux. Puisque vous m'avez institué son substitut paternel !

— Monsieur Wilde, si j'avais pensé que vous réagissiez si mal, j'aurais parlé directement à Anne...

— C'est bien heureux que vous ne l'ayez pas fait ! Et ne vous avisez pas de le faire maintenant !

— Et pourquoi non ? Elle a le droit de...

— Anne a le droit de quoi ?

La voix toujours brève, un peu tendue de la jeune fille, arrivée à l'improviste par un de ces hasards malicieux figea les deux hommes dans un silence soudain et embarrassé.

— On se dispute beaucoup sur cette île depuis deux jours, poursuivit-elle d'autant plus naturelle et espiègle qu'elle ignorait le sujet de la conversation. Hier, c'était vous, mon cher Ismaël, qui essayiez de défigurer notre pauvre Fag-End. Aujourd'hui, je vous trouve aux prises avec monsieur Wilde. Doit-il redouter vos poings agiles ?

— Les miens, non. Les tiens peut-être ?

— Oh, cela se corse. Vous vous disputiez à cause de moi. Ai-je le droit d'en savoir davantage ? Je vois à votre tête, monsieur Wilde, que vous êtes d'une humeur massacrante.

— Je le suis et j'ai toutes les raisons de l'être, rétorqua le professeur d'un ton rogue. En plus, c'est pour vous que je me bats contre Ismaël...

— Fichtre !

— Faites-moi grâce de votre gaîté ! La situation n'a rien d'amusant !

— Si vous m'en disiez plus, ce serait plus facile d'avoir le comportement adapté !

— Je n'ai rien à vous dire !

Le visage ouvert et souriant se rembrunit aussi vite qu'un ciel d'été voilé par des nuages d'orage. Anne reprenait ses attitudes de défiance orgueilleuse comme à chaque fois qu'elle avait le sentiment que son état de femme lui valait une humiliation ou un traitement privilégié.

— Ismaël parlera donc !

— Il se taira !

— Vous n'avez rien à lui dicter. C'est un homme libre ! Parlez, Ismaël !

— Raynes ! Je vous interdis !

— Monsieur Wilde, cessez de jouer au despote ! Est-ce que vous imaginez que je vais accepter que vous disiez des choses dans mon dos ? Je ne suis peut-être qu'une femme, mais j'ai droit au même respect que vous tous. Je ne veux pas de vos silences condescendants !

Rien ne se passait comme prévu. Le marin en était désolé. Il avait cru annoncer une joyeuse nouvelle au professeur et celui-ci avait réagi avec parti pris et dureté, incapable d'échapper à des schémas traditionnels. Etait-ce vraiment monstrueux que Fag-End et Anne soient amoureux l'un de l'autre ? Il ne le pensait pas, mais peut-être se trompait-il ?

— Eh bien, soit ! Vous voulez savoir ! Vous allez savoir. Je sais que vous serez une vraie teigne tant que je ne vous aurai pas dit la vérité. Alors, la voilà. Votre ami Raynes vient de se dégrader au point de se faire le porte-parole de Fag-End...

— Jusque là, je ne vois là rien de bien dégradant ! rétorqua la jeune fille, les yeux étincelants.

— Attendez de savoir ce qu'il m'a dit. Il a osé parodier une demande en mariage...

En une fraction de seconde, Anne comprit ce qui s'était passé et la raison de la colère du professeur. Elle décida de se venger de cette méchanceté qui apparaissait au grand jour et dont elle ne voulait pas connaître les raisons.

— Ismaël veut m'épouser ? dit-elle avec une fausse ingénuité.

— Non, explosa Julian Wilde, exaspéré. Il s'agit de Fag-End ! Fag-End qui veut vous épouser ! Ne comprenez-vous pas l'insulte ? Ne comprenez-vous pas pourquoi je prends fait et cause pour vous ?

— Pour moi ? s'étonna la jeune fille. De quelle manière ? Sans m'en référer ? Sans m'assurer que je partage vos vues ?

— Mais c'est évident, voyons !

— Eh bien non, monsieur Wilde ! rétorqua Anne, avec hauteur, un peu narquoise. Il est vrai que je suis jeune et femme. C'est sans doute pour cela que je me sens flattée que l'on puisse condescendre à me demander en mariage. Quelle déchéance pour un homme de se marier !

— Fag-End est un pirate.

— Et alors ? Vous devriez vous en réjouir. Il chutera de moins haut pour me rejoindre.

— Anne ! s'écria le professeur sincèrement navré par la manière dont la jeune fille s'exprimait. Quel jeu jouez-vous ?

— Monsieur Wilde, répondit-elle d'une voix sombre, j'essaie de vous faire taire. J'essaie de vous montrer que vous ne gagnez rien à afficher des sentiments mesquins et de l'étroitesse d'esprit. Car Fag-End était un pirate. Il ne l'est plus. Vous l'insultez en le réduisant à ses crimes passés. C'est indigne de vous. Quant à vouloir m'épouser...

L'émotion la submergea. Julian Wilde se méprit sur les larmes qui coulaient sur son petit visage têtu. Elles ne pouvaient qu'être signe de dégoût pour tant d'outrecuidance.

— Vous irez lui porter ma réponse. La mienne. Pas la vôtre. Parce que moi, je dis « oui » !

Les yeux du professeur s'arrondirent en même temps qu'il comprenait le vrai sens du message.

— « Oui » ? Vous... Vous l'aimez donc ?

Cette question qu'elle jugeait stupide et inutile remit Anne en possession de sa combativité.

— Cela vous surprend ? rétorqua-t-elle, un peu méprisante.

Désarçonné autant par son attitude que par l'aveu de cet amour, il bafouilla :

— C'est... je... il...

— Je suis trop jeune pour décider ? Je ne suis qu'une orpheline sans le sou ? Je suis une faible femme trop ignorante pour savoir ce que j'éprouve, c'est cela ?

— Non, non... C'est... C'est lui qui...

— Qui n'est pas digne de moi, c'est cela que vous voulez dire ? Parce qu'il a eu un épisode de son passé dont il a à rougir ? Vous vous demandez comment je puis aimer un homme comme lui qui a fait couler tant de sang innocent ? Eh bien, monsieur Wilde, vous me présenteriez des princes, des savants, des Adonis, des millionnaires que je choisirais toujours mon Fag-End. Voyez-vous, c'est moi qui ai peur de ne pas être digne de lui, parce que je sais que je ne lui arrive pas à la cheville.

Julian Wilde, franchement dépassé par les événements, secoua la tête d'un air résigné et, abandonnant là son travail, le marin et la jeune fille, s'éloigna d'un pas lourd. Dès qu'il eût fermé la porte derrière lui, Anne, épuisée par sa lutte, s'effondra en larmes dans les bras d'Ismaël.

Le professeur attendit quelques jours avant de trouver la force d'affronter en tête à tête le pirate auquel il s'était promis de donner une réponse. Il était très mal à l'aise, n'étant pas fier de lui. Il avait maintenu dans la boue un homme qui faisait tout ce qu'il pouvait pour rejeter son passé de criminel. Il s'était montré très injuste à son égard, sans motif autre que celui de sa colère et son incompréhension devant une union avec le membre le plus fragile de l'île. Car Fag-End ne méritait pas de n'être considéré que comme un pirate. Il avait le droit de ne plus l'être. Seulement, épouser Anne ? Non, c'était plus que Julian pouvait accepter.

Malgré ses progrès d'intégration, Fag-End continuait à travailler le plus souvent seul. Pour lui parler, il fallait donc enjamber délibérément cette barrière qu'il élevait entre lui et les autres. Le professeur se trouvait toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises, pour reculer le moment où il devrait le sortir de son isolement. En temps ordinaire, s'il ne s'était agi que de lui demander de l'aide, il n'aurait pas tant hésité. Là, c'était tout différent. Mais il fallait franchir le pas.

Fag-End l'accueillit à sa manière habituelle, avec un regard appuyé et amical, au moment où, son ouvrage achevé, il s'apprêtait à rentrer à Liberty House.

— Vous êtes soucieux, monsieur Wilde, dit-il comme le professeur tournait en rond dans la laiterie.

Ravi de cette perche tendue, Julian rétorqua :

— Non. Mécontent et furieux de l'être.

— Vous souhaitez en parler ? demanda l'ancien pirate d'un ton grave.

— Oui. D'ailleurs vous savez bien ce qui m'amène. Vous devez attendre ce moment depuis une semaine. N'avez-vous pas confié une mission à Raynes ?

— En effet. Et elle vous contrarie.

— C'est un euphémisme, explosa le professeur. Je suis hors de moi !

— A cause de ma demande ou de la réponse à cette demande ?

— Des deux ! Vous n'auriez jamais dû entraîner Anne dans votre folie ! Vous avez perdu toute décence ! Vous avez profité honteusement de la situation et de la position de faiblesse de cette enfant ! Elle est beaucoup trop jeune pour se marier !

— Monsieur Wilde, dans l'affaire, ce n'est pas ce que vous pensez qui est important, c'est ce qu'Anne pense !

— Je dis que son jugement est altérée par votre pernicieuse influence. Puisque Raynes m'a demandé ce que j'en pense, je refuse.

Fag-End le considéra avec tristesse.

— Je croyais que vous aviez commencé à voir en moi un être humain et non plus seulement un pirate. Dois-je en conclure que je ne serai jamais délivré du poids de mon passé et que je n'ai pas le droit d'accéder à une vie normale ?

— Je pensais que vous auriez l'intelligence de comprendre qu'il y a des limites impossibles à ignorer pour un homme qui, justement, essaie de revenir à une vie honnête.

— Pour vous donc, je suis exclu de toute forme d'amour?

— C'est une question de dignité. L'amour est une belle chose. Il devrait vous dire que par amour, justement, vous n'allez pas offrir n'importe quoi à la femme que vous aimez !

— L'amour n'est-il pas rédempteur ?

— Vous ne voulez vraiment rien comprendre !

— Mais vous non plus, monsieur Wilde, répondit mélancoliquement le jeune homme. Vous avez raison, je suis totalement indigne de l'amour qu'Anne a pour moi. Seulement, elle m'aime vraiment, comme moi je l'aime. Qu'y pouvons-nous ? N'est-ce pas quelque chose de merveilleux par lequel nous allons tous les deux pouvoir grandir ? Aussi indigne que je sois de l'amour de cette enfant, c'est dans sa sève que je vais puiser la force de devenir totalement honnête.

— Si vous avez pris votre décision, à quoi rimait cette stupide demande en mariage par l'entremise de Raynes ?

— Il n'y avait rien de stupide quand nous en avons parlé avec monsieur Raynes. C'était peut-être d'une incroyable naïveté que de vouloir vous associer à ce bonheur tout nouveau qui ensoleillait notre vie. Nous pensions que vous partageriez notre joie ! Au lieu de cela...

— Au lieu de cela, interrompit le professeur avec animation, je vous renvoie sans égard votre passé en insistant dessus sans vous faire crédit de votre transformation. C'est faire preuve de beaucoup de bassesse, je le reconnais. Vous ne méritez pas cela... Me pardonnerez-vous ?

A cette demande soudaine et pleine d'humilité de l'orgueilleux professeur, le jeune homme sourit avec bienveillance, surpris de ce brusque changement d'attitude.

— Vous êtes tout pardonné, monsieur Wilde. Il est certain que vous pouvez difficilement oublier ce que j'ai été en arrivant ici.

— J'ai été mesquin. Vous m'en voyez désolé. Il faut dire que je suis franchement démuni devant tout ce qui touche à l'amour !

— Nous le sommes tous, vous savez !

Le soir même, Anne et Fag-End se faisaient leurs confidences, allongés sur la plage en compagnie d'Almeda qui aimait toujours sortir avec eux. Le jeune homme ne parla pas de la réception plutôt fraîche que sa demande en mariage avait reçu de la part de Julian Wilde, mais profita de l'occasion pour apprendre à sa future femme qui elle épousait réellement, un être sans racines, au parcours chaotique et qui répondait au nom d'Emmanuel Le Quellec.

— Nous allons former une belle paire, tous les deux, répondit Anne en souriant. Toi, tu ne sais pas d'où tu viens. Moi, je suis orpheline. Mon père est mort peu après ma naissance. Il était pêcheur. Un jour, il n'est pas revenu. J'avais des frères et sœurs plus âgés, mais ils sont morts aussi. De maladie. Ma mère n'ayant plus que moi s'est embarquée pour la Chine afin d'y retrouver son frère aîné qui avait réussi dans les affaires. Je suis partie avec elle. Mais maman était affaiblie par tous ces deuils et cette longue traversée. Mon oncle l'a recueillie pour la mettre en terre peu après son arrivée. Sa femme et lui m'ont élevé comme la fille qu'ils n'avaient pas eue. Le résultat, tu le connais !

— Et il est adorable ! s'écria Emmanuel en l'embrassant. Mais alors, que faisais-tu au large des Samoa ?

— Mon oncle et ma tante étaient morts, me laissant toute leur fortune. La Chine n'était pas sûre pour une étrangère seule et je devais regagner l'Angleterre avec quelques serviteurs fidèles.

— L'Angleterre ? Par les Samoa ?

Anne ouvrit des grands yeux.

— Pourquoi dis-tu cela ? Ce n'est pas la route habituelle ?

— Pas franchement... L'équipage te paraissait de confiance ?

— Tu me demandes cela, à moi ? Que puis-je en savoir ?

— Pardon, ma chérie, je divague. Revenons à toi...

— A nous... Tu vois, rien ne me retient nulle part. Je n'ai plus rien. Ni papiers, ni argent. Toi au moins, tu as une famille que tu vas rejoindre un jour. J'espère qu'elle m'acceptera !

— Si elle m'a accepté, tu imagines bien qu'elle ne va pas te rejeter !

— J'ai hâte que l'ami d'Ismaël revienne pour faire sa connaissance. Le temps va nous paraître long en l'attendant. Nos compagnons sont bien gentils, mais on s'en lasse... Que feras-tu plus tard, quand nous serons à Sydney ? Tu ne m'as pas dit comment tu gagnerais ta vie... Tu ne seras pas marin, au moins ?

— Seulement pour mon plaisir. Non, je pense me remettre sérieusement à la musique. Voilà des années que je n'ai pas travaillé par la force des circonstances et je sais que mes erreurs viennent en grande partie du fait que j'ai été privé de l'absence d'instrument à ma disposition. Je voudrais composer aussi. Parfois, j'ai tellement de musique dans ma tête et je suis obligé de la garder pour moi.

— La musique ? Tu es musicien ?

— Je l'étais. C'était ma vie quand j'étais plus jeune. Et puis, quand j'ai basculé, la musique est partie avec le reste. Ici, je n'ai pas encore eu le temps d'éprouver beaucoup de manque parce que je devais lutter sur d'autres fronts, mais maintenant que je vais mieux, j'ai besoin de jouer et de composer.

— On peut vivre de sa musique ? demanda Anne en ouvrant des yeux ronds, à la fois fascinée et très inquiète de ce qu'elle découvrait. Jusqu'alors, elle n'avait pas vraiment envisagé l'avenir autrement que sur l'île. Elle était prête à faire sa vie avec un ancien pirate reconverti dans les travaux des champs, pas encore avec un artiste qui vivait dans un monde autre que le sien. Les abîmes qui s'ouvraient devant elle à cette perspective lui donnaient le vertige. La métamorphose de Fag-End en Emmanuel Le Quellec n'était pas qu'un simple changement d'identité. Elle se demanda si elle ne serait pas sentie plus confortable si son fiancé était resté un simple marin devenu pirate.

— Je l'ignore, ma chérie ! répondit Emmanuel d'un ton enjoué. Quand j'étais jeune, je ne me préoccupais pas de ce genre de questions matérielles... Mais je pourrai donner des leçons. Je suis sûr qu'il y aura du travail pour moi ! Cela t'inquiète ?

— Un peu, avoua Anne. Moi qui ne connais rien à la musique... Je suis une fille toute simple, tu sais...

— Que j'adore. Mes frères non plus ne connaissent rien à la musique. Et papa pas grand-chose !

Malgré les assurances du jeune homme, Anne demeura mal à l'aise, tellement que le lendemain, la voyant sombre et distraite, Ismaël crut nécessaire de lui demander ce qui n'allait pas. Elle résistait rarement à la sollicitude fraternelle du Gallois. Sachant désormais combien Emmanuel et lui étaient proches, elle n'hésita pas à lui faire part de ses angoisses.

Le marin ne la détrompa pas. Tout petit, Emmanuel était en effet un musicien précoce qui jouait aussi bien du piano que du violon.

— Nous n'avons rien de commun ! sanglota Anne à cette information. C'est affreux. Nous ne pouvons nous marier !

— Voyons, Anne ! s'écria Ismaël, ne sachant s'il devait rire ou se mettre en colère devant cette réaction imprévue. Réfléchis un peu. Il y a quelques jours, tu t'enflammais contre monsieur Wilde qui refusait ton mariage avec un pirate soi-disant indigne de toi. Et maintenant que le pirate s'est transformé en un talentueux musicien, c'est toi qui parles de rompre. C'est ridicule.

— Mais je ne suis pas du même monde que lui...

— Il n'y a qu'un monde, Anne, celui de ceux qui s'aiment et qui veulent poursuivre un projet de vie ensemble... N'oublie pas la terrible fragilité d'Emmanuel qui, malgré sa merveilleuse famille d'exception ignore et ignorera toujours tout de ses origines. Il est peut-être musicien, mais il est surtout un jeune homme auquel tu peux beaucoup donner, même si tu ne connais pas une note de musique. Crois-tu que notre amitié soit basée sur ses compétences artistiques ou intellectuelles ?

L'affaire était désormais trop engagée pour ne pas être révélée aux deux îliens qui vivaient encore sans s'être aperçus de rien. Alan Connel prit la nouvelle à sa manière tranquille, manifestant aussitôt sa satisfaction et formant de sincères vœux pour le jeune couple. Il paraissait vraiment heureux, lui qu'on ne pouvait accuser d'exagération dans l'expression de ses sentiments.

Du côté de Christopher, ce fut tout le contraire. L'annonce de l'union « contre nature » des deux jeunes gens déchaîna un ouragan d'insultes et de moqueries. Il tourna en dérision l'amour du pirate, lui reprochant d'avoir pour unique ambition celle d'offrir à Anne d'être une « madame Fag-End ». Il fut si violent, si gratuitement méchant qu'Anne, après un moment de révolte, s'effondra en larmes et qu'Emmanuel, désolé, se mura dans un silence digne et douloureux. Qu'eût-il pu dire et faire ? Christopher Lawrence l'avait classé à jamais dans la catégorie des criminels. Il y était enfermé comme un Hindou dans sa caste de naissance. Un homme qui avait tenté de l'étrangler et de l'abattre ne méritait aucune indulgence, même s'il avait agi parce qu'il était à demi fou de peur et de souffrance. Coupable ou non. Responsable ou non. Peu importait. Il n'oublierait pas le mal qui lui avait été fait. Qu'un pareil individu osât convoler en justes noces avec une fillette de dix-sept ans était pour lui le scandale absolu.

Heureusement, Julian Wilde sut le faire, sinon changer d'avis, du moins taire. Il connaissait aussi assez son ami pour savoir qu'il en disait souvent beaucoup plus qu'il ne le pensait et que sa colère s'alimentait d'elle-même. En bref, le docteur se faisait plus méchant qu'il ne l'était au fond de lui. Mais il aurait estimé s'humilier s'il avait admis être touché par des sentiments comme l'amitié, l'affection, la compassion... Se serait-il abaissé à manifester de l'attendrissement ou de la bienveillance à l'égard d'un homme qu'il aurait, par le passé, égorgé sans le moindre remords ?

Le mariage fut fixé une quinzaine de jours plus tard. Emmanuel et Anne s'en montrèrent surpris. Ils pensaient, dans leur impatience juvénile, que la chose aurait eu lieu dans le prolongement de ces « fiançailles » peu ordinaires. Julian Wilde hocha la tête en rétorquant qu'il fallait leur laisser le temps de « s'organiser ». Derrière ce mot se cachait une réalité fort sympathique. Ce célibataire endurci dont personne ne savait s'il avait jamais éprouvé les émois de l'amour avait eu l'idée de construire une maison particulière pour les nouveaux mariés afin qu'ils puissent y avoir leur indépendance et leur intimité. Il déclina toute offre d'aide, sauf celle de Raynes et de Connel. Christopher Lawrence ne se proposa pas, mais il le regretta quand il comprit qu'en restant à la ferme, il se condamnait à subir la présence de son ennemi, affecté comme lui aux travaux des champs. Anne, apprenant la décision du professeur, lui sauta au cou en l'appelant « Oncle Julian ». Le brave homme, peu habitué à de telles démonstrations, en ressortit tout ému et pris d'un sérieux besoin de se moucher. Plus le temps passait, plus il appréciait cette fillette spontanée qui maniait la gentillesse autant que la fougue bourrue. Et il devait s'avouer qu'il éprouvait un sentiment de satisfaction naïve à l'idée d'être plus proche dans le cœur d'Anne que ne l'était Christopher Lawrence qu'elle traitait de manière fort cavalière quand ce n'était pas grossière. Emmanuel, plus réservé, se contenta d'un regard lumineux dans lequel il était malaisé de retrouver le feu haineux ou torturé de l'ancien pirate Fag-End. Etait-il possible qu'un homme fût un tel Janus ?

Pour la plus grande satisfaction du docteur, le jeune homme fut quasiment invisible durant les quinze jours que dura la construction de Sea View, ainsi nommée en raison de sa splendide perspective sur la Baie Orientale. Il fit le minimum nécessaire auprès des animaux et des cultures. Où disparaissait-il ? Que faisait-il ? Chacun, le crut de bonne foi assez paresseux, bien que ce ne fût pas une de ses caractéristiques essentielles. Toutefois, il avait le droit de l'être après avoir donné tant de son temps et de son énergie à la colonie les mois précédents. On l'apercevait sur la grève, comme s'il se promenait sans but. Absorbé dans ses pensées au point de croiser ses compagnons sans les voir, il semblait étranger à tout ce qui se passait. Ce fut Ismaël qui devina ce qui se passait.

— Il compose ! dit-il en réponse aux commentaires désobligeants de Christopher Lawrence —dépité de se retrouver seul à faire l'essentiel du travail— et de Julian Wilde, perplexe devant une attitude inhabituelle.

Le professeur comprit aussitôt. N'avait-il pas passé des jours et des nuits, dans sa jeunesse, à se triturer l'esprit dans la volonté de trouver une solution à un épineux problème mathématique ? Si Emmanuel Le Quellec était musicien, comme le prétendait Ismaël, quoi d'étonnant à ce qu'il se coupât du monde pour plonger dans le sien ? C'était bon de se dire qu'il n'était plus le seul à s'enthousiasmer pour une simple idée ! Même dans un domaine différent, l'ancien pirate était un frère. Autrefois, il le soupçonnait, maintenant, il en était sûr.

Lorsque la maison fut achevée, Julian Wilde consentit à ce que le « mariage » fût célébré en bonne et due forme par celui que tous, croyants, incroyants et agnostiques, reconnaissaient pour être le chef spirituel de l'île. D'ailleurs, les principaux intéressés souhaitaient de tout cœur une vraie bénédiction nuptiale malgré leurs convictions religieuses peu orthodoxes en raison d'un passé mouvementé. Emmanuel surtout questionnait toujours sa foi, ce qui ne l'empêchait pas de mettre Dieu au centre de sa vie, Le bourlinguant, Le contestant, Le critiquant, mais revenant toujours à Lui dans un acte d'abandon. Ne Lui devait-il pas d'être revenu à l'honnêteté et à la vie, ni d'avoir retrouvé enfin son cher Ismaël ?

Le Gallois endossa sans difficulté ce rôle de guide, de ministre de Dieu qu'on lui imposait en quelque sorte. Il était à la fois fort ému et rayonnant. Aurait-il imaginé, six mois plus tôt, en ramenant sur l'île le corps déchiqueté de Fag-End qu'il aurait la joie de célébrer son union en sachant qu'il s'agissait de son ami de toujours ? Que de chemin avait été parcouru durant ces longues semaines ! Et pas seulement par les deux rescapés de la Jane-Mary. C'était la communauté tout entière qui s'était transformée.

De cette confrontation avec des extrêmes de souffrance avait jailli la vérité de chacun des îliens. Ainsi que le marin l'avait deviné, les premières semaines avaient été rudes pour un groupe englué dans sa routine et son indifférence. Un instant menacé d'explosion, il avait trouvé de nouveaux repères. Ceux qui s'étaient crus ennemis s'étaient unis. Les modérés étaient devenus extrémistes. Les discrets avaient pris la première place. Mais plus que tout, c'était l'amour qui avait été le grand vainqueur de ce bain dans les eaux de l'épreuve. C'était cela qu'ils célébraient tous ce jour là, derrière l'idylle individuelle de deux des leurs. Et c'était parce qu'il avait lui-même compris qu'il n'était pas sorti indemne de l'aventure que Christopher Lawrence, goguenard pour dissimuler combien il était touché, consentit à honorer la fête de sa présence. Il faillit le regretter quand Ismaël donna à Anne le petit portrait de la commode en lui disant qu'elle devait en être la dépositaire puisque l'original était désormais sous leurs yeux. Il poussa les hauts cris en demandant quelle était cette nouvelle supercherie. Le marin lui expliqua aussi calmement que possible le lien entre la peinture et Emmanuel Le Quellec. Ce dernier, pressentant un éclat du docteur à la rougeur de son teint, se hâta de détourner l'attention de tous en présentant à sa jeune femme un rouleau de papiers retenus par un ruban.

Chacun l'observa défaire le nœud et découvrit en même temps qu'elle des feuilles noircies d'une écriture nerveuse et minuscule. Ils reconnurent sans hésitation une partition, fruit des quinze jours de retraite qui, contrairement à ce que pensait Christopher Lawrence, n'avaient pas été improductifs. Anne, bouleversée, lisait et relisait sans se lasser la dédicace, rien que pour elle, de cette romance pour piano et violon. Elle avait là un formidable témoignage d'amour.

Une nouvelle ère s'ouvrit dès lors pour la communauté de l'île de l'Indépendance. Pour la deuxième fois, les pièces de l'échiquier étaient mélangées et replacées différemment. Les quatre célibataires —qui par choix, qui par fatalité— se retrouvèrent seuls à Liberty House avec l'impression d'être dans une maison vide. Il leur semblait avoir été amputés d'une partie de leur vie. Le calme d'antan revenu dans ces pièces souvent bouleversées par un séisme ou une tornade avait des résonances morbides. Julian Wilde se fit le porte-parole de tous en ces termes, un soir de désarroi : « ce lieu est devenu sinistre, depuis que Fag-End n'est plus là pour se taire ». Le rire de Christopher Lawrence à cette remarque sonna faux.

La cérémonie achevée, Anne et Emmanuel gagnèrent Sea View seuls, désormais mari et femme et aucunement préparés à une vie conjugale. Certes, ils s'aimaient sincèrement, passionnément même, sans s'imaginer ce que cela pouvait représenter dans leur quotidien. Malgré leurs expériences, en raison d'elles, ils étaient tous deux très immatures, ignorants de la vie et profondément blessés par elle. Ils en prirent conscience ce soir là, lorsqu'ils quittèrent les îliens. Là où ils allaient, il n'y avait personne pour les guider, ni père, ni mère, ni personne. Ils s'aperçurent que, jusqu'au bout, ils avaient secrètement espéré un éclat de Christopher Lawrence qui leur aurait ainsi fait reculer le moment fatal où ils se retrouvaient en tête à tête. Anne, terrifiée par la réalité à laquelle elle avait pleinement adhéré quelques heures plus tôt, se rétracta, inaccessible, hostile, n'ayant à sa disposition qu'un rejet massif.

Devant pareil retournement de situation qui aurait été éprouvant pour tout être normalement constitué, Emmanuel commença par douter. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Il ne voulait qu'une chose, le bonheur de sa femme et il lui semblait être la personnification de son malheur. Les premiers jours furent horribles. Il fut traité en pestiféré. Il n'eut plus d'autre ressource que de fuir. Alors, il se replia sur lui-même, comme à chaque fois qu'il souffrait trop. Cette attitude d'Anne lui rappelait trop celle de Yannick, sur Nedeleg Island. Mais au lieu de s'enfoncer dans l'autodestruction comme à cette époque, il jeta toutes ses forces dans le travail, cherchant à apaiser son esprit dans le surmenage. Les îliens s'en étonnèrent à peine.

Il n'y eut qu'Ismaël parce qu'il était toujours réceptif à son environnement, à sentir très vite que quelque chose clochait. Et il ne tarda pas à avoir le fin mot de l'histoire parce que la jeune femme, quasi désespérée, navrée de se trouver dans une impasse, se tourna vers lui pour le faire endosser le rôle de confident. Elle était torturée d'une culpabilité qu'elle ne pouvait porter seule. Elle comprenait combien Emmanuel la respectait en ne s'imposant pas à elle et en s'éloignant d'elle. Tant de délicatesse la brisait d'amour mais dès qu'elle était devant lui, son instinct de femme humiliée était le plus fort. Elle ne parvenait à raisonner sainement que lorsqu'elle était éloignée de lui. Elle déversa toutes ses angoisses dans les oreilles attentives de celui dont elle avait fait un frère aîné. Ismaël écouta tout, chercha à démêler les contradictions, les appels, les vraies peurs, les angoisses essentielles, les doutes existentiels. Il n'avait rien d'un expert. Il était seulement présent et compatissant. Sans chercher à trouver impérativement des réponses et des solutions. Il n'était pas là pour cela. Mais il pouvait aider Anne à réfléchir, à mûrir, à se rassurer. Il pouvait aussi intervenir auprès de son ami dont il sentait la détresse sans que jamais un mot ne s'échappât de sa bouche pouvant lui laisser imaginer qu'il vivait un drame personnel. Tout passait dans le regard et dans cet activisme débridé ressuscitant le Fag-End des débuts, celui qui trouvait un apaisement dans l'épuisement de ses forces physiques. Alors, sans être sollicité, Ismaël glissait ici une parole d'encouragement, là une allusion, osait un conseil, émettait une opinion, manifestait dans la moindre de ses attitudes sa parfaite conscience de la situation et son entière discrétion. Jamais il ne serait autorisé une question.

Emmanuel, tout en gardant le silence, se trouvait bien de cette compréhension tacite. Elle lui évitait de mettre des mots sur ce qui le concernait de manière si intime et lui procurait un infini réconfort. Petit à petit, il acquérait la conviction qu'il n'était pas en lui-même le problème d'Anne mais que celle-ci devait affronter ses propres démons et qu'au lieu de fuir comme il le faisait par égard pour elle, il devait se rapprocher d'elle afin de les affronter ensemble. Homme de silence, il se courba à l'exigence du dialogue, ce qui était pour lui un acte héroïque. Lui, cet être discret, secret même, habitué à renfermer sur lui ses souffrances les plus aigues, ses déchirements les plus cruels, s'obligea à mettre des mots sur ses sentiments. Pour qui connaissait ses réticences à s'exprimer, quelle merveilleuse preuve d'amour il donnait là !

Lentement, grâce à cette volonté commune qu'ils avaient de s'accorder et de s'aimer quelles que soient les difficultés, les jeunes gens trouvèrent enfin un terrain stable sous leurs pieds. Parce qu'ils avaient su s'écouter, s'entendre, se parler, ils comprenaient désormais comment chacun d'eux fonctionnait. Tandis que l'un explosait, l'autre se renfermait comme une huître. Mais c'était la même douleur de base qui dictait leur comportement : la défiance instinctive, l'incapacité viscérale à faire confiance d'emblée.

Les semaines passèrent. Ismaël, l'ami par excellence, se tenait proche et vigilant, sans jamais franchir les limites invisibles que la délicatesse savait reconnaître. Forts de cet appui, les habitants de l'île de l'Indépendance purent enfin accéder à une vraie existence de paix.

Avec le départ d'Emmanuel Le Quellec de Liberty House, le calme y était revenu. Voyant moins cet individu qu'il ne parvenait pas à aimer, savait-on pourquoi, Christopher Lawrence avait moins de raison de se mettre en colère et d'irriter ses compagnons par son comportement outrancier. D'ailleurs, le jeune homme ne prêtait guère à la critique : il continuait à travailler d'arrache-pied pour le bien commun et se montrait d'une humeur égale et d'une discrétion exemplaire. On ne pouvait l'accuser de se montrer envahissant ou de faire preuve d'un verbiage déplacé. Il écoutait toujours beaucoup plus qu'il ne parlait, pensif et vigilant. Son silence n'était jamais indifférence ou repli égoïste sur lui-même. Simplement, il estimait que les autres étaient mieux placés que lui pour s'exprimer. Julian Wilde qui se souvenait des conversations lors de sa convalescence, était celui qui hésitait le moins à le sortir de sa réserve. Il savait qu'il y avait là une intelligence vive, un esprit en alerte, une source de créativité qui ne méritaient pas de demeurer sous le boisseau. Il lui semblait désolant que de pareils dons ne profitent pas à tous. Mais Emmanuel restait ce qu'il avait été, de nature taciturne, un trait de caractère que les dernières années avaient encore accentué. Il souffrait aussi considérablement d'être privé de son exutoire naturel. Alors, il se contentait de composer un peu et, lorsqu'il se sentait submergé par l'angoisse de n'avoir aucun instrument à sa disposition, il s'étourdissait de travail. La crise passait pour revenir quelques jours ou quelques semaines après. Pour essayer d'y remédier, il prit l'habitude de sculpter le bois ce qui lui permettait au moins de créer et de produire un objet d'art.

Dans cette existence désormais paisible et dans l'attente de la venue du Conqueror, Anne fit brusquement bouger les choses en révélant à son mari qu'elle était enceinte.

Emmanuel fut comme fou. Un instant abasourdi par la nouvelle, il entraîna sa femme dans un tourbillon endiablé au milieu de la pièce avant de se figer, affolé par les conséquences physiques que cet élan fougueux risquait d'avoir sur la maternité future de sa bien-aimée. Puis, la réalité vint le frapper comme un boomerang. Lui, Fag-End allait être père ? Lui, Emmanuel Le Quellec ? Père ? Lui ?

Submergé par ses émotions, il supplia Anne de le laisser partir quelques jours dans la montagne pour apprivoiser cette paternité tout neuve.

— Va, mon amour ! Va crier ta joie dans un cadre à sa mesure ! Va composer ! Cela fait un mois que je pressentais cette petite vie en moi mais je voulais vraiment en être sûre pour te l'annoncer. Je comprends que c'est un choc pour toi ! Va te remettre et reviens vite que nous préparions notre nid pour notre bébé...

Emmanuel l'embrassa avant de disparaître à ses yeux. Sea View était trop petit pour contenir l'excès de ses sentiments.

Père... Il allait être père... Qu'est-ce que cela voulait dire d'être père ? Fag-End pouvait-il l'être ? Et Emmanuel Le Quellec ? Quelle responsabilité ! Saurait-il l'assumer après ces années indignes ? Que savait-il du rôle de père, d'ailleurs ? Il ne connaissait pas son géniteur. Son premier remplacement officiel avait été ce monstre de Harrison qui n'était intéressé que par son talent. Heureusement, d'autres figures avaient surgi pour prendre cette place vacante : le comte d'Arran pendant quelques mois trop brefs, Ismaël, naturellement, mais de manière quasi désincarnée, et, pour finir, le merveilleux Yves Le Quellec. C'était lui son vrai père, son modèle de paternité : cet homme si sympathique, ouvert, disponible et proche de ses enfants, attentionné, présent, solide. Oui, c'était le mot. Solide comme le granite de sa Bretagne natale. Un appui sur lequel il était possible de grandir, de se tenir debout en sachant qu'on n'était pas seul. Yves Le Quellec avait toutes les qualités. Emmanuel n'aurait pu rêver mieux. Mais qu'il était loin de son modèle dont il n'avait ni le calme, ni la modération, ni la patience, ni cet équilibre intérieur qui sécurise ceux qui gravitent autour de lui. Dans un coup de folie, il avait rejeté ce père et cette mère admirables croyant mieux savoir qu'eux et être capable de voler de ses propres ailes. Il découvrait qu'il n'était qu'un bambin ne sachant rien de la vie, même si celle-ci ne l'avait pas épargné en multipliant les épreuves et les expériences douloureuses. Comment devenir père dans ces conditions ? Qu'allait-il pouvoir apporter à son enfant et à sa femme ? Car Anne avait désormais besoin de lui non seulement comme époux mais comme père de son enfant. Or, qui était-il, lui qu'on avait arraché à ses parents ? Que saurait-il transmettre ? Pourrait-il donner cette sécurité qu'il n'avait pas connue et dont l'absence avait fait de lui un être tellement vulnérable ? La vie serait-elle plus bienveillante à l'égard de son enfant qu'elle ne l'avait été pour lui ? Comment être certain qu'une catastrophe ne se préparait pas dans le secret ? Comment protéger ces êtres qu'il aimait plus que tout des aléas de l'existence ? Y avait-il une solution, un acte, une promesse qui éloigneraient le danger de leur tête ?

Emmanuel, accablé par sa responsabilité et l'immensité d'une tâche pour laquelle il n'était pas préparé, prit sa tête dans ses mains et se mit à prier.