Le Sphinx du Pacifique — Chapitre 12

— Oh, mon Dieu ! Je l'ai tué ! s'écria Ismaël Raynes en tombant à genoux à ses côtés et en soulevant sa tête hors de l'eau. Oh, je deviens vraiment fou ! Emmanuel ! Emmanuel ! Est-ce donc réellement toi ? Est-ce possible ? Emmanuel ! Parle-moi ! Réponds-moi ! Même pour me maudire !

Le jeune homme remua, éternua ce qui fit reprendre son saignement de nez et se mit à tousser. Le marin le redressa complètement et appliqua son mouchoir sur l'hémorragie.

— Oh, ça pique ! fit l'ancien pirate en gémissant. Ah, c'est vous, ajouta-t-il d'un ton indéfinissable comme il reconnaissait son infirmier improvisé.

— Emmanuel ! Est-ce vraiment toi ? Dis-moi que je ne rêve pas ! Dis-moi que je ne suis pas fou !

Le jeune homme posa sur lui un regard d'infinie compassion :

— Tu as toutes les raisons de douter. Ton Emmanuel chéri n'est plus qu'un misérable assassin au ban de l'humanité, un Fag-End...

— S'il l'a été, il ne l'est plus, répondit le marin, d'un ton convaincu et énergique. Ce n'est pas cela qui me gêne. Je ne comprends seulement pas comment tu peux être vivant ! Les bandits australiens ne t'avaient-ils donc pas tué ?

— Ils vous ont fait croire à ma mort comme ils m'ont fait croire à la vôtre. Comme tu le vois, j'ai survécu... Parfois, je me dis que j'aurais mieux fait de vraiment mourir. Quand on voit ce que je suis devenu !

— Oh, mon Emmanuel, que tu as dû souffrir pour en arriver là ! Me pardonneras-tu d'avoir si mal réagi ? Je ne comprends pas comment j'ai pu descendre si bas, jusqu'à te frapper, jusqu'à vouloir te tuer !

Le jeune homme eut un geste apaisant de la main.

— Ne pense plus à cela. Tu essayais désespérément de concilier l'inconciliable. Tu protégeais Emmanuel de la souillure de Fag-End. Tu ne pouvais guère faire autre chose, mon pauvre ! Quelle déconvenue pour toi !

— Ne dis pas cela ! s'écria Ismaël avec fougue. C'est vrai, j'ai douté, je crois que je doute encore, mais l'amitié que j'ai offerte à Fag-End sans rien connaître de ses origines ne s'est pas évanouie par le souffle de tes révélations. Bien au contraire. Il me faut simplement de deux faire un seul. Quand tu m'auras raconté ces quinze années, je pense que j'y parviendrai mieux. Pour l'instant, je me sens perdu ! Mais peu importe ce que je ressens...

— Comment cela ?

— Je dis ce que je dis. Aussi impatient que je sois d'entendre tes récits, il faut parer au plus urgent : tu es trempé, tu as une tête à faire peur, j'ai l'impression que tu luttes pour rester conscient...

Emmanuel grimaça un sourire contrit. Il se sentait de plus en plus épuisé maintenant que la tension des dernières heures retombait.

— Rentrons à Liberty House, murmura-t-il avec effort. Je t'avoue que je me sens bien faible...

De fait, il eut beaucoup de mal à retrouver la position verticale, ce qui lui valut une étreinte vigoureuse et prolongée d'Ismaël qui cherchait autant à le soutenir qu'à lui témoigner de cette amitié qui défiait les lois de la logique et du temps. Emmanuel se laissa faire avec délices. Depuis combien d'années avait-il attendu ce moment ? Jamais il n'aurait imaginé qu'il aurait eu lieu dans des circonstances aussi particulières, bien qu'il sût que l'épreuve serait redoutable. Simplement, il n'avait pas prévu que c'était en pirate qu'il se présenterait d'abord à son ami de toujours et que le choc des retrouvailles se doublerait de celui de découvrir ce que l'enfant idéalisé était devenu.

Les deux cents mètres qui les séparaient de la maison furent faits lentement. Le jeune homme luttait de toutes ses forces pour tenir debout. Il n'était encore qu'un convalescent bien fragile qui aurait peut-être dû attendre d'être complètement rétabli avant de solliciter autant son esprit et son corps. Mais ce qui était fait était fait, il fallait gérer au mieux les conséquences.

Almeda attendait à la porte fermée. Elle agita la queue de contentement quand les hommes approchèrent sans pour autant se jeter sur eux en gambadant, échaudée par son expérience précédente. Mieux valait prendre ses précautions avec des humains imprévisibles.

Ismaël dut changer son ami comme un bébé tant il était de plus en plus inerte. Il lui enfila des vêtements secs, nettoya son visage couvert de sang et lui appliqua un des baumes miraculeux du docteur. Il ne put même pas lui faire boire la boisson chaude qu'il avait préparée. Lorsqu'il le rejoignit, le jeune homme avait sombré dans une profonde torpeur qu'il ne distinguait pas du sommeil. Inquiet, il resta à ses côtés une partie de la nuit. Il avait d'ailleurs tant à penser, à accepter, à remercier, à regretter, qu'il n'aurait pu fermer l'œil. Ce qu'il fit pourtant à l'aube, par nécessité et par précautions : il voulait être en pleine forme pour écouter les récits qu'il se faisait fort d'obtenir de son ami.

Lorsqu'il se réveilla, il faisait jour depuis longtemps. Il trouva Emmanuel debout dans la cuisine à siroter une tasse de thé. Son visage boursouflé et tuméfié portait la trace des coups de la veille, mais l'aspect semblait meilleur maintenant qu'un sourire lumineux l'éclairait. Il se leva et, sans un mot, vint serrer son compagnon contre lui.

— Comment vas-tu ? demanda aussitôt Ismaël.

— Très bien, répondit le jeune homme. J'ai dormi comme un loir. Cela faisait longtemps que cela ne m'était pas arrivé !

— Alors, tu es prêt pour me faire des récits ?

— Je suppose que je te dois bien cela ! Mais nos amis ? Anne ?

— C'est monsieur Lawrence qui est de cuisine cette semaine. Il va redescendre... dans une heure. Je vais laisser un message sur l'ardoise pour leur dire que nous avons à faire ensemble pour la journée...

— Ils ne vont pas mal le prendre ?

— Il n'y aura qu'Anne qui sera un peu jalouse, je pense ! rétorqua le marin avec humour.

— Eh bien, partons !

Ismaël prit quelques provisions et de l'eau dans un havresac et se mit en route. Le temps s'étant mis à la pluie, ils se dirigèrent vers la montagne riche en cavités de toutes sortes qui permettraient un abri contre les intempéries. Pour Emmanuel, ce fut un peu dur car il n'avait pas recouvré toute son endurance d'avant son accident, mais en y mettant le temps et en prenant des pauses fréquentes, il parvint à suivre son compagnon auquel le désir d'en apprendre davantage donnait des ailes. Ils s'arrêtèrent à la source de la rivière, dans une petite vallée qui, d'ordinaire, laissait entrevoir un admirable panorama sur toute une partie de l'île. Malheureusement, le temps était bouché. L'atmosphère, saturée d'humidité, enfermait de lourdes senteurs de terre, de feuillages qui prenaient à la gorge. Par instant, la brise de mer balayait ces effluves et chassait les nuages qui s'accrochaient au cône volcanique et qui ne tardaient pas à revenir. Ismaël affirma que la fin de la journée serait belle.

— Nous serons parfaitement bien ici. Je t'écoute !

Emmanuel qui récupérait son souffle après la montée le regarda un peu affolé.

— Que veux-tu que je te dise ? Par quoi je commence ?

— Je veux tout savoir ! Je dis bien « tout ». Quinze ans de vie, ce n'est pas rien !

— Justement. C'est trop.

— Serais-tu en train de te défiler ? N'y compte pas. Puisque c'est ainsi, eh bien, je vais commencer par une question qui me taraude depuis cette nuit : quand m'as-tu reconnu sur cette île ? Tu ne pouvais savoir que j'étais ici.

— C'est vrai, admit le jeune homme. Mais contrairement à toi, je savais que tu étais vivant...

— Comment ? interrompit aussitôt Ismaël qui se reprit :

— Non, pardonne-moi. Je vais essayer de ne pas tout mélanger sinon, nous irons de digression en digression ! Donc, tu savais que j'étais vivant...

— Oui. J'avais même déjà fait plusieurs tentatives pour te retrouver. Là, c'était différent. C'est le hasard et la tempête qui ont amené la Jane-Mary sur les atterrages de l'Ile de l'Indépendance. Nous ne savions d'ailleurs pas où nous étions et pour tout te dire, ce n'était pas la préoccupation essentielle. Après que Tom Brown et son équipage aient cru me tuer, tu m'as sauvé. Je n'ai que des bribes de ce début sur l'île. Parce que c'était affreux. Je souffrais le martyre et j'avais peur. Une peur viscérale. Peur de revivre l'indicible... C'était animal. Après ce que je venais de vivre, je n'avais qu'un désir, fuir les hommes qui ne pouvaient être que des monstres. Et puis, il y a eu l'épisode du guépard. J'ai dû intervenir pour sauver Anne et monsieur Wilde. J'ai été blessé et soigné avec dévouement. Mais je ne pouvais l'accepter car cela me paraissait un jeu cruel. J'ai fui à nouveau. C'est alors que monsieur Connel m'a trouvé et m'a invité à venir manger. Pourquoi ai-je accepté ? Sans doute parce que je crevais de faim. Parce que la solitude était trop dure peut-être aussi. Parce que depuis que j'étais là, personne n'avait attenté à ma vie. Que sais-je encore ? Tu m'as invité à prendre place. Tu m'as regardé. A la différence des autres, tu n'avais pas peur de moi. Cela se voyait. Et puis, j'ai demandé qui vous étiez. Monsieur Wilde n'a pas parlé de toi. Et toi, pour te décrire, tu as parlé de pardon, tu as dit que tu étais sur cette île pour apprendre à pardonner. Un semblant de lumière s'est fait dans mon esprit. Des fins fonds de mon passé me revenait cette notion d'exil pour le pardon. C'est ensuite que j'ai trouvé le portrait. Et tout a chaviré. Par le plus grand des hasards, par l'intervention miraculeuse du Dieu auquel j'avais cessé de croire, je me retrouvais devant toi que j'avais cherché en vain depuis des années. Et dans quel état étais-je ? Un pirate. Un assassin, un fou de violence et de haine.

Il poussa un long soupir à ces souvenirs. Pour l'encourager, Ismaël lui pressa la main.

— La période qui a suivi a été terrible. Pendant des années, j'avais tenté d'être digne de toi pour que tu n'aies pas honte de moi quand je reviendrais te chercher. Et c'était au moment où j'étais le plus indigne que mes pas croisaient les tiens. Le désespoir m'a saisi. Tantôt je voulais mourir pour ne pas t'imposer ce monstre que j'étais devenu, tantôt je voulais me relever à mes yeux et aux tiens. J'oscillais constamment, ne sachant que choisir de la mort ou de la vie. Et toi, toujours, tu étais bon, tu étais attentif, accueillant. Un jour, j'ai failli craquer et t'avouer qui j'étais. Quand tu es venu me trouver et que je t'avais menacé de te tuer. Le mensonge me pesait tellement. Je sais que j'étais mauvais pour toi. Je te poussais jusque dans tes retranchements. Je voulais t'obliger à me rejeter...

— Et pourtant, tu m'as dit ce jour là que c'était à cause de moi que tu ne te suicidais pas...

— Je n'étais qu'un tissu de contradictions. C'était vrai : tu étais si bon, tu faisais tant d'efforts pour cet inconnu qui ne t'était rien que je ne pouvais te décevoir en me tuant. Et pourtant je haïssais aussi cette bonté qui m'élevait tandis que je n'étais qu'un gouffre de pourriture. Je ne savais plus qui j'étais non plus. Ni Emmanuel, ni Fag-End. Un peu des deux. J'étais tiraillé, écartelé. Mais toi, tu continuais doucement ton œuvre de salut. Rien ne te décourageait.

— Détrompe-toi ! Moi aussi, j'ai douté. Tout semblait toujours à recommencer. Je craignais vraiment que la mort ne soit la plus forte. Que le remords de Judas ne prenne la place du repentir de Pierre. Tu nous fuyais tous tellement que nous semblions ne pas avoir de prise sur toi.

— Plus le temps passait, plus Emmanuel ressuscitait et plus le gouffre entre lui et Fag-End se creusait. Le passé et le présent se heurtaient. Les souvenirs se bousculaient. Je ne savais vraiment plus qui j'étais. J'essayais de travailler pour m'épuiser. Sinon, je ne parvenais plus à dormir. Imagine-toi l'angoisse d'être deux personnes. Même pour toi, j'étais deux. Car tu aimais à la fois Emmanuel et Fag-End. Pourrais-tu un jour les réconcilier ? Si moi je n'y parvenais pas, toi, y parviendrais-tu ? Et puis, il y a eu Anne. Anne, victime, qui osait demander pardon à son bourreau. Ah, Ismaël, comme cette question du pardon, de la miséricorde sous laquelle tu avais mis notre rencontre d'hier et d'aujourd'hui hantait mes jours et mes nuits ! Pardonner et être pardonné... Il fallait faire l'un et accepter l'autre. Du second, d'ailleurs, devait découler le premier... Mais il m'a fallu du temps pour le comprendre et l'admettre. Tout était lié d'ailleurs à l'amitié, à l'amour, d'abord cet amour chrétien universel, puis cet amour plus individuel que j'ai commencé à éprouver pour Anne. Il y a eu Noël, ce qu'elle m'a dit ce soir là, quand elle m'a retrouvé alors que je cherchais à fuir. Il y a eu ta disparition dans la montagne. J'ai cru mourir de douleur et de désespoir ce jour là. J'ai compris qu'en ayant reculé le moment de mes aveux, j'avais anéanti toutes mes chances de renouer mon amitié avec toi. C'était affreux. Cela a été un de mes moments les plus difficiles. Parce que tout risquait de s'écrouler. L'autre moment a été mon accident. Là, c'était moi qui risquais de mourir sans que tu m'aies pardonné. Je me souviens que j'étais très très mal physiquement, je souffrais énormément de la tête. Je me sentais mourir et je ne pouvais trouver les mots pour te parler. Je voulais seulement que tu me pardonnes d'être Fag-End ...

— Je ne comprenais pas cette insistance. Je n'avais rien à pardonner. Tu ne m'avais pas fait de mal. Mais j'ai compris que tu avais besoin de t'entendre dire que tu étais pardonné pour mourir en paix.

— Et j'ai survécu... Tout avait changé. Même moi, je me sentais régénéré. Mais il fallait que je te parle. Le silence ne pouvait plus durer.

— Pourquoi t'es-tu lancé hier ? Quelque chose t'y a poussé ?

— Oui, l'amour d'Anne. Si nous envisagions un avenir commun, il fallait que j'en sois digne. Toi seul pouvais m'en assurer. Et tu m'as demandé de changer de nom, de cesser d'être Fag-End. Confusément, je devais le savoir, mais tu as mis le doigt là où cela faisait mal. Anne devait épouser Emmanuel et non Fag-End, même si c'était Fag-End qu'elle aimait. Mais avant de le lui dire, il fallait te le dire à toi. J'étais au pied du mur. Je te devais la vérité, toute la vérité en espérant que ma mue était suffisamment engagée pour que tu l'acceptes. En fait, cela s'est passé un peu plus péniblement que je ne l'avais pensé...

— Je suis tellement désolé, Emmanuel ! T'avoir frappé, toi ? Me comporter comme ces brutes dont je condamnais la violence ? Je n'étais guère mieux qu'elles...

— Ne pense plus à cela... Et pardonne moi d'avoir été si long... Je me suis laissé entraîner...

— Chut ! fit Ismaël d'un ton affectueux. Au contraire, parle. Je me demande depuis combien de temps tu n'as pas vraiment parlé...

Emmanuel laissa son regard errer sur l'horizon embrumé.

— Des années, murmura-t-il. Des années. Et même peut-être jamais...

— Tu n'étais pas un grand bavard quand je t'ai connu. Je doute que tu sois devenu très différent... Fag-End n'était guère communicatif.

— Je vais être obligé de faire mentir cette réputation si je te fais des récits...

Ismaël sourit.

— J'espère bien. Sinon, tu sais, je me montrerai très inquisiteur !

Emmanuel lui lança un regard de profonde affection. Il lui était reconnaissant de prendre les choses avec autant de naturel et de simplicité.

— Oncle Douglas revient quand ?

— En 1881, peut-être 1882. C'était ce qui était prévu. Que sais-tu de lui ? Puisque j'imagine que tu es toujours en contact avec lui...

— C'est plus compliqué. Cela fait longtemps que je n'ai plus aucun contact avec personne... Aux dernières nouvelles qui datent de 1874, il était marié à Diana et ils avaient un enfant.

— Comment as-tu retrouvé sa trace ? Que t'est-il arrivé après ton enlèvement en Australie ?

— Je crois que je devais avoir une douzaine d'années quand j'ai appris qu'il vivait toujours...

— Et qu'avais-tu fait entre temps ?

Emmanuel réfléchit un moment pour se remettre toute cette période de la vie en mémoire avant de dire :

— Mes ravisseurs avaient décidé d'aller à Port Augusta. Je ne sais pas vraiment quelles étaient leurs intentions. Peut-être une rançon, un échange, bref pour moi, c'était clair, il fallait que je m'échappe de leurs mains criminelles...

— Ils étaient violents à ton égard ?

— Ce n'étaient pas des enfants de chœur. Je crois qu'ils me rudoyaient assez. Ils voulaient que je devienne comme eux. Je ne voulais pas. J'avais d'autres modèles, toi, Oncle Douglas. J'ai réussi à leur échapper à Port Augusta.

— Tu as alors fait des recherches pour nous retrouver ?

Emmanuel secoua la tête.

— Pas du tout. Vous étiez morts. Les bandits me l'avaient dit. Je t'avais vu tomber. Je savais que j'étais seul à nouveau. Il ne fallait donc compter que sur moi-même pour vivre ou survivre. En fait, ce que je voulais, c'était trouver un embarquement pour mourir en mer et vous rejoindre. Une manière comme une autre de me suicider...

— Oh, Emmanuel...

— Ne joue pas les chrétiens effarouchés, Ismaël ! Tu vas me dire que le suicide, c'est condamnable et condamné par l'église. Et alors ? Quand on a sept ans et que pour la deuxième fois, votre famille disparaît, que veux-tu faire d'autre que mourir ? A quoi bon vivre ? Mais je ne voulais pas mourir comme un lâche, c'est pour cela que je cherchais du travail sur un bâtiment, afin de mourir à mon poste, digne de vous, de toi et d'oncle Douglas. Tu comprends ?

— Oui, je comprends. Tu étais enfermé dans une logique de mort et honnêtement, je vois mal comment tu aurais pu être plein d'espérance vu les malheurs qui t'avaient frappé... Enfin, en raison de ton âge, aucun capitaine ne pouvait songer à t'accepter !

— C'est là que tu te trompes, mon ami ! Le premier fut le bon !

Le marin qu'il restait fut horrifié.

— C'est impossible, Emmanuel, pas à ton âge ! Tu n'avais que six... sept ans... Comment as-tu fait ? Comment un capitaine digne de ce nom a-t-il osé ?...

Le jeune homme sourit de cette indignation.

— J'ai cherché à le savoir plus tard. Rappelle-toi, j'étais très grand et on me croyait toujours plus âgé que je n'étais...

— Juste. Tu trompais bien ton monde. Tu étais tellement sérieux aussi.

— Le capitaine Larkin qui m'a accueilli était un homme tout à fait exceptionnel de bonté et de sensibilité. Il ne m'a pas rejeté parce qu'il avait deviné ma disposition d'esprit et compris les dangers que j'avais fuis. Il a voulu me protéger. Il savait aussi que personne d'autre que lui ne m'aurait accepté et que je risquais de mourir misérablement s'il me laissait à Port Augusta. Bref, je suis devenu mousse à bord de son Golden Star.

— Ton capitaine aurait pu avoir de sérieux ennuis !

— Pour parer à toute éventualité, il avait établi un âge provisoire. Ce n'était pas moi qui aurais détrompé les fouineurs. Je savais trop ce que je lui devais. J'étais jeune, mais pas idiot...

— Çà, c'est sûr. Alors, combien de temps es-tu resté à bord ? Puisque tu es là, c'est que tu n'es pas mort comme tu le souhaitais...

— Pas faute d'essayer, tu imagines bien. Mais il n'est pas facile de mourir, finalement. Même si je n'avais rien ni personne pour me retenir sur terre ou sur mer, la mort ne voulait pas de moi. Et comme je voulais être digne des morts qui avaient rendu ma vie si douce, toi, Diana, oncle Douglas, je devais continuer à me battre pour ne pas être un lâche. Au quotidien, d'ailleurs, rien n'était plus facile. Il fallait travailler, travailler. Cela empêche de trop se poser de questions. Et puis, le capitaine était bon pour moi. Il voulait m'aider et m'enseignait des mathématiques, de la physique, de l'hydrographie, de la géographie... Mais pardon, je t'embête...

— Non mais ! s'écria Ismaël, outré à cette réflexion. C'est juste ce que j'attendais de toi. Que tu me parles un peu de cette période là, comme de toutes les autres....

— Tu es sûr ?

— Combien de fois devrai-je te le dire pour que tu en sois convaincu ?

— J'ai l'impression que je me perds dans des détails inutiles...

— Rien n'est inutile, trancha le marin. Continue, tu en étais au capitaine qui était devenu ton professeur. Avais-tu d'autres amis à bord ? L'équipage t'avait-il accepté ?

— Non, j'étais trop petit pour eux. Mais j'avais pour protecteur le cuisinier, un Indien adorable. Quand il est mort, j'ai vraiment sombré vers mon propre gouffre de ténèbres...

— Tu t'en souviens ?

Emmanuel hocha la tête.

— Comme si c'était hier. Parfois, j'ai encore ce sentiment de vide total qui empêche toute lutte.

— Comment tout ceci s'est-il conclu, alors ?

— Nous sommes arrivés à Sydney...

— Au bout de combien de temps ?

— Quinze mois. Ce n'était pas énorme. Mais cela avait suffi à me briser. Parce que je voulais bien me laisser briser. Seulement, la fin n'était pas tout à fait celle que j'avais souhaité : une lame qui envoyait par le fond, un choc qui me tuait net, comme il avait tué le coq. J'étais devenu un cadavre ambulant qui n'avait plus d'énergie ni de volonté pour rien. Je me laissais mourir honteusement, indifférent à tout...

— Que disait le capitaine ?

— Nous en avons reparlé par la suite. Je le rendais fou. Il n'avait aucune prise sur moi. Il était désespéré et ne savait que faire de moi qui devenais aussi un mauvais mousse. A Sydney, donc, j'ai retrouvé un semblant d'énergie pour prendre le taureau par les cornes et mettre fin à mes jours. Je me suis éloigné du port, en fuguant. Il s'est trouvé qu'au lieu choisi par moi, deux gamins étaient véritablement en train de se noyer parce que leur petit canot s'était renversé. Comme j'avais été bien élevé et qu'il m'en restait quelque chose, que crois-tu que j'ai fait ? J'ai sauvé les gosses... et me suis sauvé du même coup... ce qui justifie le dicton qu'un bienfait n'est jamais perdu...

— Que veux-tu dire ? Explique-toi !

Une intense émotion voila le regard du jeune homme. Sa voix était mal assurée pour répondre :

— Ce bonheur que je ne croyais plus pour moi, je l'ai trouvé au centuple... et j'ai eu la folie de l'abandonner derrière moi !...

Il considéra longuement la ligne d'horizon sans songer à essuyer les larmes abondantes qui coulaient sur ses joues creuses. Ismaël, recueilli, ne précipita rien et attendit gravement la suite de ce récit qui le bouleversait. A travers ces bribes de souvenirs, parfois cachées sous un vernis goguenard, il mesurait le drame affectif de celui qui restait toujours son enfant. Placer un artiste comme Emmanuel, d'une sensibilité exacerbée, d'une intelligence bien au-dessus de la moyenne, sur le pont d'un voilier, c'était le condamner à coup sûr.

— Pardonne-moi, le jeune homme finit-il par murmurer en séchant ses larmes d'un revers de main et en grimaçant un sourire ironique. Je suis une vraie fontaine...

— Tu n'as pas à t'en excuser devant moi, tu sais bien ! Il est normal que tu réagisses ainsi. Tu es en train de revivre des moments qui n'ont pas été faciles pour toi. C'est moi qui devrais m'excuser de t'obliger à ces récits...

— Pas du tout. Je te dois bien cela. Où en étais-je ?

— Au sauvetage des enfants qui se noyaient.

— Ah, oui. Les portes du Paradis se sont ouvertes. Les parents de ces petits imprudents étaient des gens absolument exceptionnels... Tu as remarqué que, dans mon malheur, j'ai toujours eu de la chance : je suis tombé sur des gens merveilleux. Toi d'abord, puis oncle Douglas, puis, le capitaine Larkin, ensuite la famille Le Quellec... Bref, je continue. Ces gens se sont empressés d'aller trouver le capitaine qui leur a dit que j'étais orphelin et tout le tralala. Ils n'ont fait ni une, ni deux : ils m'ont ouvert leur maison, leur famille, leur cœur. Ils ont décidé de faire de moi leur troisième fils. Le problème, c'était que comme tu le sais, j'étais plutôt en mauvais état, au moral et au physique et que je n'avais pas envie de vivre, ni chez eux, ni ailleurs. Ils ont longtemps cru que j'allais leur tirer ma révérence. Seulement leur amour, leur confiance, leur patience, leur générosité ont fait un miracle. Petit à petit, j'ai repris goût à la vie. J'ai trouvé un papa, une maman. J'ai eu deux frères. Je me suis appelé Emmanuel Le Quellec, je suis devenu Breton autant que Français ce qui était un retour aux sources, puisque j'ai su par la suite que j'avais été trouvé au large de la Bretagne. Tout cela ne s'est pas fait en un jour. Mais la musique m'y a aidé. Tu te souviens que je jouais un peu de piano et de violon quand j'étais petit. Ma maman adorée était pianiste et grâce à son instrument, elle m'a appris à respirer à nouveau. Je lui dois tout. A papa aussi, mais peut-être surtout à maman... Oh, Ismaël, quand je songe que je me suis enfui de chez eux ! Que je suis devenu ce que je suis, un Fag-End ! Comment est-ce possible de faire autant de mal à ceux qu'on aime plus que tout ?

— Tu as fui ? Quand ? Pourquoi ? demanda le marin avec douceur.

— J'ai peur de te le dire...

— N'as-tu pas confiance en moi ? Ne crois-tu pas que tu peux tout me dire ? Que je peux tout entendre ?

— Peut-être pas cela, justement... Je suis parti pour te retrouver...

— Moi ? s'écria Ismaël, sidéré. Mais pourquoi ? Comment pensais-tu encore à moi ? Tu m'as dit que tu me croyais mort !

— Je n'ai jamais cessé de penser à toi. Surtout quand j'ai appris que tu vivais !

— Tu savais donc que j'étais parfaitement heureux où j'étais et que mon exil avait une fin, de toutes façons...

— Allais-je te laisser croupir des années encore sur ton caillou alors que j'étais vivant et heureux ?

— Je pense que cela aurait été plus sage. Alors, raconte-moi comment tout cela est venu.

Emmanuel but quelques gorgées d'eau à la gourde avant de reprendre.

— Le hasard a fait qu'à Sydney, j'ai été un jour reconnu par un marin du Conqueror. Il était ami avec le bosco du Golden Star et c'est ainsi que les choses se sont mises à bouger. Moi, je n'ai rien su à ce moment là. Ce n'est qu'un an après que nous avons reçu une lettre d'Oncle Douglas racontant ce qui s'était passé depuis mon enlèvement et où tu étais. Il disait aussi —et c'était capital pour moi— que mon bonheur était à Sydney auprès des Le Quellec. Avec papa et maman, nous avons donc décidé d'aller te rechercher sur ton île. Pour cela, nous avons voulu prendre le Golden Star mais le pauvre bâtiment a coulé durant le voyage qui précédait...

— Le capitaine...

— A survécu. Par contre, il lui a fallu des mois pour se remettre. Ensuite, nous avons cherché un nouveau bâtiment. L'année suivante, nous sommes partis, avec un groupe de camarades, une idée malencontreuse de mes parents et qui en plus s'est mal terminée : mutinerie, naufrage sur une île déserte...

— Tu as un véritable don pour mettre des problèmes là où il n'y en a pas !!! Tout pourrait être simple et dès que tu y mets ton nez, cela devient une tragédie !

— Il existe des gens qui sont des catastrophes ambulantes. Je dois en être. Si j'étais toi, je me méfierais !

L'un et l'autre prenaient la chose avec légèreté et se taquinaient sans méchanceté.

— Comment êtes-vous sortis de votre île déserte ?

Emmanuel hésita.

— Le hasard ? suggéra Ismaël.

— Non. J'ai pris une pirogue que nous avions construite pour les besoins de la pêche et je suis allé jusqu'à Nouméa chercher du secours...

— N'était-ce pas une entreprise un peu folle ? demanda le marin, d'un air plus grave.

— Complètement insensée, tu veux dire. De la folie à l'état brut. C'est d'ailleurs ce qui a précipité le drame. Nous avons été sauvés et sommes revenus à Sydney. Seulement, j'étais dans un état physique et moral lamentable. Chacun a cru que c'était lié à une trop grosse fatigue, que ce n'était qu'un dégoût provisoire de l'existence. C'était beaucoup plus sérieux que cela. J'étais comme brisé. Rien ne m'intéressait de la vie normale...

— Tu étais comme sur le Golden Star ? Tu n'avais plus de goût à la vie ?

— Non, c'était très différent. Simplement, je n'arrivais plus à me réadapter au monde civilisé après ces mois très durs. Je ne t'apprendrai pas qu'il est sans doute plus difficile de vivre avec des gens très différents de soi que dans la solitude... Tu as certainement expérimenté cela avec ton trio anglais...

Ismaël se contenta de sourire finement, une lueur d'humour dans ses yeux verts.

— Parle moi plutôt de ce retour à la civilisation. Qu'est-ce qui te gênait ?

— Tout. Je ne trouvais plus mes repères. J'avais perdu beaucoup d'illusions. J'avais découvert la haine, la jalousie, la méchanceté, mes propres limites aussi, bien sûr. J'avais trop vu la mort de près. Celle qui vous est imposée par la violence des autres ou par la cruauté de la nature. Je pensais à cela. Je pensais à toi que je n'avais pas pu retrouver. A un de mes camarades que j'avais tué, à mes racines ou plutôt à mon absence de racines, bref à l'échec de ma vie...

— Quel échec ? Tu es bien exigeant.

— Quand on ne va pas fort, on voit tout en noir. Bref, ballotté entre ces rivages inhospitaliers, j'ai franchi le pas vers un gouffre de quatre ans...

— Tu avais quel âge ?

— Bientôt quinze ans. J'ai fui la maison pour te rechercher. Je me disais qu'en te retrouvant, je pourrais recommencer à vivre normalement, que je pourrais enfin me poser. Je me suis alors embarqué comme passager clandestin...

— C'est malin !

— Comme tu dis ! Cela te prouve que malgré mon intelligence, je n'étais pas franchement dans mon état normal. Tu imagines la réaction du capitaine quand j'ai été découvert. Seule ma renommée —le voyage de Nouméa avait laissé des traces— m'a valu d'échapper au grand plongeon. Mais la situation n'était guère brillante. Pour me réconforter, je songeais à mon retour à Sydney : je venais de comprendre que je m'étais comporté en idiot. Je me croyais totalement dégrisé et sain d'esprit. Donc, puisque je voulais retourner à Sydney, le mieux était de me débrouiller pour y arriver. Que crois-tu que j'ai fait ?... Je te le donne en mille ! Dès que j'ai pu, j'ai déserté pour retrouver un embarquement qui m'amènerait dans la bonne direction. Tu vois que j'avais encore des progrès à faire en maturité et sagesse. J'étais encore complètement fou, mais je ne le savais pas, ce qui me rendait imprévisible et dangereux dans mes actes. Je croyais de bonne foi agir pour mon bien et celui de mes parents... Moins d'une journée après cette décision idiote, j'étais pris dans une rafle par un recruteur de main d'œuvre à destination des îles Samoa.

— Non, Emmanuel ! s'écria le marin, horrifié. Tu ne peux cumuler à ce point !

— Eh bien, si, mon pauvre ami ! Ce n'est pas de l'invention, malheureusement. Très très vite, j'ai compris que ma stupidité avait de désastreuses conséquences et que l'esclavage qui allait être le mien comme celui d'autres innocents me conduirait à la mort. Je me suis alors juré de survivre, là, sur le bateau qui m'entraînait si loin de la civilisation. Survivre à tout prix. Tu n'imagines pas ce que cela a voulu dire. C'était la négation de tout ce qui avait toujours fait mon idéal, le reniement du modèle de mes parents, le tien, de celui d'oncle Douglas ou d'autres modèles. Le reniement d'une foi chrétienne que j'avais cru et souhaité un moment faire mienne...

Les yeux d'Emmanuel avaient pris un éclat lapidaire, plein d'angoisse et d'effroi. Ismaël ne pouvait rien faire d'autre que de prier. Il savait que le pire était à venir.

— Dans les champs auxquels j'étais affectés, je me suis vite fait remarquer. A la différence de mes compagnons d'infortune, j'étais un européen. Le contremaître m'a emmené chez le régisseur qui, en découvrant que je n'étais pas inepte au maniement du crayon et que je calculais bien, m'a nommé son secrétaire particulier. J'échappais ainsi aux durs travaux des champs et à une mort rapide. Mais non à la déchéance. Elle est venue très vite. Ce serment de survivre que je m'étais fait conduisait au vol, à la délation, au mensonge, au faux témoignage. Je me moquais des autres esclaves. Pour me sortir des mauvais pas, j'inventais des histoires fausses, je les faisais punir si cela servait mes intérêts. Ma conscience ou ce qui en restait me reprochait cet égoïsme criminel mais je me défendais en l'assurant que c'était provisoire, le temps de sortir de l'enfer. Le régisseur n'a pas tardé à me haïr pour deux raisons principales : j'étais éduqué, bien plus que lui et il en était jaloux ; d'autre part, j'étais un monstre d'amoralité. Il avait pourtant besoin de mes services. C'est pour cela qu'il ne m'a pas tué quand le maître est mort quelques mois après mon arrivée. Mais il me faisait surveiller constamment parce qu'il redoutait ce que j'étais capable de faire. Il était persuadé que j'allais le tuer pour prendre sa place. Ce n'était pas ce qui m'intéressait. Partir était une idée fixe. Je rongeais mon frein. J'attendais le moment propice. Il ne s'agissait pas de renouveler les bêtises d'avant. Plus le régisseur avait peur, plus il était cruel envers moi. Nous vivions sur nos gardes, l'un et l'autre. Cela ne pouvait que mal finir. Fidèle à ma résolution, un jour, j'ai dû le tuer pour me protéger. Dans la foulée, j'ai supprimé trois témoins terrorisés. En sortant ensuite dans le parc, j'aurais facilement planté mon couteau dans tout ce qui bougeait, mais soudain, j'ai compris que je m'étais comporté comme un fou, à nouveau et qu'il fallait que je me débrouille pour quitter la plantation dans les plus brefs délais. L'affolement m'a gagné. Si on découvrait que j'avais tué le régisseur, j'étais un homme mort et dans ce cas là, adieu Sydney, adieu mes chers parents... Or, j'étais prisonnier, j'avais une fois de plus agi de manière totalement inconséquente. Je me suis précipité au débarcadère qui tenait lieu de port. Peut-être y avait-il un navire en partance ? A quelques encablures, il y avait effectivement un bâtiment. Je me suis jeté à l'eau pour le rejoindre. N'étais-je pas un prisonnier qui cherchait à recouvrer sa liberté ? Je me disais que je saurais bien plaider ma cause. Comme prévu, j'ai été bien accueilli. Et pour cause. Ce voilier qui relâchait était un navire de pirates venu commettre des exactions sur la plantation. Ma présence était providentielle pour eux. D'autant plus que je ne faisais pas dans le scrupule de me venger des mois horribles que j'avais passé dans cet endroit. Ce n'est qu'après avoir levé l'ancre et repris la mer que l'exaltation étant tombée, je me suis aperçu que j'étais tombé dans l'enfer. Ce qui avait précédé n'était rien à côté. Ma chute ne s'arrêtait pas et à chaque fois, j'en étais responsable.

Emmanuel s'arrêta. Il avait parlé calmement, avec une lenteur inhabituelle comme s'il lui avait fallu faire d'insurmontables efforts pour s'exprimer et donc se détacher de son personnage. La gorge desséchée autant par ce long discours que par l'émotion, il fit quelques pas pour aller boire à la source toute proche et passer de l'eau fraîche sur son visage. Puis, il revint vers son compagnon qui se contentait de le regarder avec infiniment de compassion, sans un mot. Qu'eût-il dit, d'ailleurs, qui pût convenir ?

— Tu veux la suite ? demanda le jeune homme, d'un ton goguenard. Ce n'était déjà pas très joli. Ce sera pire. Bien pire !

— Parle, murmura le marin qui, tout en devinant ce que cela pouvait lui coûter, savait aussi qu'il avait besoin d'en passer par les mots pour commencer à se reconstruire.

— Tu veux que je continue à défigurer honteusement le tableau de celui que tu aimais ?...

— Je ne cesse pas de t'aimer, Emmanuel. Envers et contre tout. L'amitié ne renie pas. L'amitié ne juge pas. Et tu le sais bien...

Le jeune homme déglutit avec difficulté.

— Oui, répondit-il pesamment. Oui, je le sais. Mais tout cela est tellement monstrueux une fois que c'est étalé sous les yeux de quelqu'un d'autre. C'est encore plus horrible. Je me demande comment j'ai pu descendre si bas, avec une certaine forme de conscience et de volonté... De lucidité aussi. C'est peut-être ce qui me fait le plus frémir. Dans ce cas, pourquoi ne recommencerais-je pas ?

Il poussa un profond soupir.

— La suite est brève, bien que j'ignore combien de temps elle a duré. Quand je suis arrivé ici, je croyais avoir trente ans. Je n'en avais que dix-huit. Bon, pour en revenir à cette époque, dès que j'ai découvert que depuis des mois, peut-être des années, je m'étais comporté comme un fieffé imbécile, j'ai basculé complètement. Au lieu de faire du crime un moyen pour retrouver mes parents et ma liberté, il est devenu une fin en soi. Perdu pour perdu, autant que ce soit avec panache ! La haine de moi me donnait toutes les ressources criminelles. Tom Brown, le capitaine de la Jane-Mary, a compris très vite le parti qu'il pouvait tirer de mon état d'esprit. Il sut par quel raffinement de cruauté déchaîner mes instincts de sauvagerie les plus extrêmes. Je n'ai pas tardé à devenir le plus redoutable de ses lieutenants parce que ma volonté de destruction puisait sa source dans une philosophie de l'existence qui faisait exister le mal pour le mal. Cela rejoignait ses idées. De plus, j'étais un marin accompli ce qui me permettait de lui rendre de grands services. Mais lui, comme les autres avant lui, me redoutait. Je n'aurais eu aucun scrupule à le tuer. Il soufflait donc le chaud et le froid, ne m'autorisant jamais à dépasser certaines limites. Si je les franchissais, ce qui m'arrivait, il m'humiliait ou m'affamait. Puis, il dirigeait ma haine aiguisée vers de perspectives plus souriantes : nous attaquions un bâtiment et là, je me métamorphosais en diable, tuant, torturant, affamant à mon tour. Je n'avais aucun remords. Au contraire, c'était de la joie, un plaisir abject qui le soulevait vers des sommets de délectation. Quand j'agissais ainsi, je me sentais libre de tout. Et je me vengeais des avanies subies.

Le jeune homme, perdu dans ses souvenirs fit une longue pause qu'Ismaël, respectueux de sa souffrance, ne chercha pas à abréger.

— Et puis, un jour, le passé est revenu m'éblouir et me montrer brutalement l'étendue de ma déchéance. Pour la première fois, il y avait des femmes à bord du voilier que nous avions pris à l'abordage. Le reste, tu le sais...

Le Gallois sentit approcher le moment où il allait devoir être extrêmement prudent. La manière dont son ami avait escamoté la fin de son histoire n'était pas anodine pour qui connaissait l'inavouable secret. Elle avait élevé un mur infranchissable. Or la renaissance ne pourrait jaillir qu'en crevant l'abcès qu'il entourait.

— C'est bref ! fit le marin avec un sourire désarmant. Juste au moment où commence sans doute ta rédemption !

Emmanuel serra les dents, rougit, pâlit, regarda son ami d'un air mauvais et resta muet, le visage farouche. Fag-End n'était pas loin. Il se leva brusquement.

Ismaël attendit un instant avant de murmurer :

— Est-ce que je me trompe en imaginant que ce reste, depuis l'abordage jusqu'à cet instant précis, est le plus pénible de tous tes souvenirs ?

Il parlait avec cette infinie douceur qu'il savait mettre dans les occasions délicates. Emmanuel demeura immobile quelques instants, puis lui tourna le dos, fit même plusieurs pas pour s'éloigner avant de s'arrêter. Visiblement, il n'était guère à l'aise et se demandait comment réagir.

— Alors, mon petit...

Cette appellation si affectueuse brisa les défenses du malheureux qui, avec un atroce sanglot, dévala la pente du ruisseau. Lorsqu'il se jeta à terre, Ismaël était déjà à ses côtés, l'entourant d'un bras fraternel. Parler était inutile. Il fallait être là, aimer sans réserve, attendre, consoler, tenir contre lui le corps torturé, souillé, mais vivant. Emmanuel ne se rebiffa pas. Il avait trop besoin de cette présence forte et chaleureuse, lui qui avait quitté son père et sa mère depuis tant d'années. Il pleura sans retenue pendant de longues minutes puis, le paroxysme de son angoisse passée, il se dégagea et s'assit au bord du ruisseau.

— Pardonne-moi, Ismaël...

— De quoi ? Ton cœur déborde, laisse-le parler, s'épancher quand il en éprouve le besoin. Il n'y a que toi et moi.

— Tu es tellement réconfortant, Ismaël. Je me sens si bien quand tu es à mes côtés. Tu me donnes la force qui me manque...

— C'est que tu te permets d'être un enfant avec moi, ce que tu ne t'autorises avec personne d'autre, surtout pas avec toi-même ! Tu dois apprendre la confiance...

— Et l'humilité, ajouta le garçon en souriant. Devant toi, j'accepterai peut-être de montrer mes faiblesses. Je crois l'avoir déjà fait, d'ailleurs...

— Et je t'en suis fort reconnaissant, parce que ce n'était pas facile pour toi. Que dirais-tu de terminer tes récits...

— Mais tu sais tout, maintenant...

— Non. Je ne sais pas comment s'est passée la fin de ton séjour sur la Jane-Mary.

— Je t'ai dit. C'est parce qu'il y avait des femmes prisonnières que j'ai repris une sorte de conscience. Parce que soudain, j'ai revu maman. Et je n'ai pas supporté de voir comment mes compagnons traitaient des femmes. Je voulais bien tuer, mais il m'était impossible de m'associer à cette débauche collective. Quelque chose en moi m'empêchait de descendre cette dernière marche d'infamie.

Il se tut, puis sous le regard insistant de son ami, il poussa un soupir avant de continuer.

— Quand Tom Brown m'a proposé Anne, sa propriété en tant que capitaine, j'ai refusé. Trois femmes étaient déjà mortes après avoir été les jouets de ces crapules. Il ne restait plus que cette enfant terrorisée. Comment aurais-je pu la toucher ? J'aurais plutôt voulu la tuer pour qu'elle échappe à son destin...

— Tu l'aimais déjà ?

— Non, je n'en étais pas là. Même si mon amour pour elle a ses racines dans ce drame qui nous a liés en nous séparant !

— Comment Tom Brown a-t-il réagi ? Il ne devait pas être habitué à ce que son... esclave se révolte...

La question d'Ismaël rebondit sur une surface impassible.

— Il s'est moqué de moi, répondit Emmanuel avec un calme impressionnant. Il m'a ridiculisé, puis, la tempête est venue et nous avons eu autre chose à faire qu'à nous occuper de femmes...

Ismaël n'aurait jamais pensé que son ami fût aussi maître de lui dans ces circonstances. Mais cette tranquillité, par son exagération même sonnait faux. Elle était dure, impitoyable, fermée.

— Pour une fois, Tom Brown était bien indulgent à ton égard. Ce n'était pourtant pas dans ses habitudes, si j'ai bien compris, de tolérer que tu ne te comportes pas comme il le souhaitait.

Emmanuel regardait ailleurs. Très pâle.

— C'est ainsi.

Après un silence prolongé, le marin dit très clairement :

— Tu mens !

Comme s'il avait été mordu par une vipère, le jeune homme se dressa, prêt à frapper en retour. Cela ne dura qu'un instant. Le suivant, ses épaules s'affaissèrent. Le combat était trop inégal. Sa poitrine se soulevait de manière saccadée. Son visage s'était convulsé, ses yeux hurlaient l'indicible.

Ismaël n'avait pas bougé. C'était sciemment qu'il avait percé l'abcès du bistouri de son accusation, sachant que sans prendre les grands moyens, il y aurait eu peu de chances pour que son ami trouve en lui le courage de parler. Ce n'était pas par besoin de savoir, puisqu'il savait déjà, qu'il voulait entendre les mots de l'horreur. C'était parce qu'il était convaincu que seule leur venue au jour permettrait une renaissance et une guérison. S'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait gardé le silence.

Emmanuel se retourna vers le marin, terrible dans sa souffrance.

— Oui, je mens ! Je ne peux que mentir ! Par lâcheté ! Par pudeur ! Par honte ! Par dégoût !

Le crescendo devenait insoutenable. La tension nerveuse eut raison du garçon qui, plié en deux par des spasmes de rejet, fut secoué de hauts le cœur et finit par vomir violemment. Ismaël, les yeux pleins de larmes, respirait à peine devant le cataclysme qu'il avait provoqué. Pour un peu, il se serait senti mal lui aussi.

— Ah, tu veux savoir ? Tu veux te souiller à mon contact ? Tu veux que je m'avilisse encore devant toi en te disant toute la vérité ? Eh bien, écoute et garde ta foi, elle va être secouée ! Tu as très bien compris que Brown ne pouvait laisser impunie la rebuffade d'un Fag-End ! Après les coups, la faim, il ne lui restait pas beaucoup d'autres supplices s'il voulait me garder encore utile pour la suite. Alors, il a visé ce qu'il y avait de plus sordide, de plus infamant. Puisque j'avais osé refuser Anne, il... il... m'a lancé en pâture à son équipage pour que je perde jusqu'à ce que j'avais de plus intime... Voilà, maintenant tu sais pourquoi j'ai menti ! Ne penses-tu pas que tu aurais mieux fait de ne pas chercher à savoir ?

Pour toute réponse, Ismaël se jeta à son cou en pleurant. Il n'en pouvait plus d'émotion. Il avait voulu qu'Emmanuel crève l'abcès et en était peut-être encore plus meurtri que lui. Entendre ces terribles mots, cette odieuse réalité de sa bouche même, alors qu'il restait encore l'enfant si innocent de Londres et d'Australie, c'était une épreuve qu'il n'avait pas imaginée aussi pénible.

— Pardonne-moi, murmura le jeune homme, plus doucement, en étreignant son ami. Je n'aurais pas dû te faire si mal. Pourquoi m'as-tu provoqué ainsi ?

— Tu avais besoin de parler. Si je n'avais pas insisté de manière indécente, tu n'aurais rien dit.

— Et alors ? C'est affreux de penser que tu sais, toi aussi...

— L'amitié, c'est aussi cela, Emmanuel. Etre là dans les moments les plus sombres comme dans les plus heureux. Même si on ne peut partager totalement. Il n'y a qu'Anne qui puisse vraiment compatir à ce que tu as vécu...

— Hélas, gronda le garçon d'un air lugubre.

— Pourquoi « hélas » ? Je dirais que c'est plutôt une chance pour vous deux. Vous êtes blessés de la même manière. Vous serez donc beaucoup plus à l'écoute des sentiments l'un de l'autre, des réticences, des peurs. A condition que l'un et l'autre vous sachiez parler sans tabou, dans la liberté de votre amour. Vous aurez des difficultés dans votre vie de couple, il ne faut pas le nier. Maintenant, je sais que vous êtes tous les deux des écorchés vifs. Le dialogue sera donc essentiel. Je crois qu'Anne est capable de parler. Mais j'ai plus de doute sur toi !

— Tu es injuste ! Qu'est-ce que je viens de faire, sinon de te dévoiler les tréfonds de ma turpitude ?

— Une fois n'est pas coutume, mon petit.

A cette appellation, Emmanuel consentit à sourire. Malgré les années qui s'étaient écoulées, Ismaël ne restait-il pas toujours son « petit papa » comme il se plaisait à le nommer quand il l'avait rencontré ? Et lui, le pirate repenti était-il autre chose qu'un enfant aspirant à la sécurité familiale ?

— Et même si tu as l'impression d'avoir beaucoup parlé, je reste sur ma faim. Tu n'as fait qu'effleurer ta vie.

— Tu es insatiable, se plaignit le jeune homme. Mais j'ai une question pour toi : tu voyais sans crainte Fag-End épouser Anne. Emmanuel Le Quellec peut-il agir de même ?

— Pourquoi non ? Ne va pas chercher encore des prétextes. Je croyais que nous avions écarté toutes les embûches... Parle-moi plutôt de tes parents de Sydney, de ta vie là-bas, de ton enfance. De la musique...

Le visage d'Emmanuel s'illumina. Une partie de la nuit se passa à évoquer les chers absents qu'il n'avait cessé d'aimer jusque dans sa déchéance.