Le Sphinx du Pacifique — Chapitre 11

Comment se faisait-il que l'austère Julian Wilde, après cinq mois de difficile cohabitation, en était venu à considérer Fag-End comme l'une des personnalités les plus sympathiques qui lui eût été donné de fréquenter dans sa vie ? Il n'était pourtant pas si loin, ce jour où le professeur s'était ouvert à Raynes de sa peur viscérale du criminel. Il se souvenait de ce sentiment qui, par sa violence et sa soudaineté, lui tordait les intestins. Cela avait duré longtemps... Mais il ne se rappelait plus du tout quand il avait arrêté de craindre pour sa vie, quand la présence du bandit avait cessé de l'épouvanter. Qui avait changé ? Le pirate ou lui-même ? Un an plus tôt, il ne se serait jamais posé pareille question. Il n'aurait douté de rien. Or tout semblait s'être métamorphosé autour de lui. Ismaël Raynes, après dix ans de retrait attentif, s'était manifesté comme le vrai chef de l'île dès qu'il y avait eu danger. Christopher Lawrence, pourtant la perle des hommes, avait affiché le côté mesquin de son caractère en n'accordant aucun crédit au pirate. Heureusement, il commençait un peu à s'amadouer depuis l'accident du moulin. Alan Connel, tout en restant taciturne, avait plusieurs fois pris ses distances avec son ami d'enfance. A quoi était-ce dû ? L'arrivée de Fag-End et d'Anne avait-elle donc eu ces conséquences, en jouant le rôle de révélateur ? Dans toutes ces transformations, le professeur dérivait. Peu porté à l'introspection, il éprouvait beaucoup de malaise, incapable, dans l'état présent de son cheminement, de prendre conscience que lui, comme les autres, était en devenir et que, par la force des choses et surtout des personnes, il avait évolué. Il découvrait avec surprise qu'il recherchait les occasions de se rapprocher de Fag-End et qu'il se proposait toujours pour l'entraîner dans les promenades recommandées par le docteur.

Pourquoi cette attirance ? Que lui apportait la compagnie du pirate ? Depuis Noël, la donne n'était plus la même. Il soupçonnait en lui un homme intelligent. Le jeu d'échecs n'avait pas été étranger à cette découverte. Il était donc curieux de savoir si les compétences du pirate se résumaient à une très grande maîtrise de la stratégie ou s'étendaient à d'autres domaines. Il l'avait vu plusieurs fois plongé dans les livres de la bibliothèque, parfois des recueils de poésie, souvent des ouvrages de philosophie ou de religion, ce qui était assez surprenant pour un marin et encore plus pour un écumeur des mers. Fag-End était un mystère. Un problème. L'esprit alerte et acéré du professeur ne demandait qu'à le résoudre.

Il s'y employa durant les heures qu'ils passèrent ensemble dans le but avoué de fortifier le convalescent en l'obligeant à faire de l'exercice. Il trouva en lui un être ouvert, réceptif, prompt à saisir la pensée ou le raisonnement d'autrui, à mille lieues du pirate si effacé et torturé de sa deuxième période. Fag-End lui donnait la réplique, n'hésitant pas à le contredire, à lui poser une question embarrassante, à le pousser dans ses retranchements. Il ne paraissait jamais perdu, même quand le professeur se laissait aller à des raisonnements d'une rare abstraction. Mais il cultivait l'art de la dérobade. Soudain, au milieu d'une conversation passionnante, il s'arrêtait brusquement. Au début, Julian Wilde s'y laissa prendre et crut à de la fatigue. Avec la répétition, il s'habitua à ces digressions. Le pirate était tombé en arrêt devant une fleur, un oiseau, un caillou, un nuage, un poisson. Tout ce qu'il voyait, entendait, sentait, pouvait retenir son attention. Dans ces cas là, les yeux brillants, il prenait son compagnon à témoin. Julian Wilde hochait poliment la tête, sans comprendre ni partager son enthousiasme. Quoi de plus banal qu'une feuille ? Qu'une pierre ? Que le cri du pétrel ? Pas de quoi se pâmer d'admiration ! Alors qu'une équation... Fag-End ne se laissait plus entraîner. C'était à son tour de vouloir communiquer sa flamme. Peine perdue. Le professeur était absolument inaccessible à ce qui faisait tant vibrer le convalescent. Pour échapper à son malaise, il essayait de trouver d'autres sujets de conversation, comme l'aménagement de leur île. Là encore, leurs conceptions divergeaient. Julian Wilde limitait ses ambitions à des réalisations purement utilitaires. Fag-End, qu'il s'agît du poulailler, d'une armoire, du réaménagement des ateliers, ajoutait à ces projets une touche d'originalité, des enjolivements, de petits détails insignifiants qui faisaient dire au professeur d'un ton dédaigneux :

— Inutile, c'est une perte de temps. Allons à l'essentiel !

Fag-End ne répliquait pas. Seul son regard reflétait une indulgence amusée.

Julian Wilde ressortait toujours de ces promenades frustré et découragé par le gouffre qui le séparait de son compagnon au moment où il s'imaginait qu'il l'approchait de près. C'était un défi pour son esprit si cartésien. Il se demandait sincèrement si la fascination qu'exerçait le pirate sur lui ne résidait pas dans ce domaine mystérieux dont il ignorait que le nom fût « beauté ».

Le pauvre homme, déjà déconcerté par l'approche d'un champ de connaissances qu'il n'avait jusque là pas soupçonnées, était loin de se douter qu'il ne découvrait là que la partie émergée de l'iceberg. La partie immergée était à son cerveau ce que la Critique de la Raison Pure était aux Papous. Elle n'existait même pas !

Etait-ce la certitude de se heurter à un mur qui, un après-midi, poussa le pirate à décliner l'offre de promenade du professeur ? Il prétexta sa fatigue et la nécessité de s'occuper à son rythme du jardin fort négligé ces derniers temps. Julian Wilde qui ne distinguait pas un iris d'un lys n'insista pas. Il laissait les soins des plantes à des amateurs éclairés.

Apprenant cette décision, Ismaël Raynes descendit plus tôt des champs afin de ne pas laisser le convalescent seul trop longtemps. Il se demanda ce qui avait motivé cette interruption dans les promenades quotidiennes avec le professeur. L'un et l'autre semblaient se trouver bien du temps passé ensemble. Il n'était pas jaloux mais cette intimité l'intriguait. Qui en était le grand bénéficiaire ? Sans pouvoir l'affirmer, il lui semblait que c'était Julian Wilde.

— Ah, monsieur Raynes, vous tombez à pic. J'avais un grave problème à vous soumettre.

Comme Fag-End dédoublait des œillets, le marin crut qu'il s'agissait d'une question de botanique mais le regard profond trahissait des préoccupations beaucoup plus intérieures. Il comprit que le sarclage qu'il s'était promis de faire risquait d'être fort symbolique. Il s'en réjouit plutôt. Il y avait très longtemps qu'il n'avait pas eu l'occasion de converser sérieusement avec l'ancien pirate. Que s'était-il passé en lui depuis sa maladie et le pardon accordé qui l'avait fait revivre ? Ils n'en avaient jamais parlé. Fag-End en avait-il gardé un souvenir conscient ou toute l'affaire s'était-elle déroulée dans l'antichambre de la mort ? Après tout, cela ne le regardait pas. L'essentiel était que le convalescent allât mieux au moral comme au physique. Et même si ce jour là, les yeux reflétaient un peu d'angoisse, ils n'avaient rien de commun avec leur expression d'avant Noël, plus précisément d'avant l'accident de la montagne. Comme si cet événement avait fait sauter beaucoup de bastions.

— Je vous écoute, mon ami.

Fag-End le remercia d'une inclinaison de tête, farfouilla un moment dans la terre comme s'il avait voulu se donner du courage avant de parler, puis se redressa pour dire d'un ton grave :

— Monsieur Raynes, voilà cinq mois que je vis sur cette île. Cinq mois très durs qui ont souvent été un calvaire, un vrai supplice tant il me semblait être au fond d'un puits aux parois visqueuses sans espoir d'en sortir. La corde que vous ne cessiez de me lancer, dans votre grande bonté, cassait ou était trop courte ou je la laissais échapper de mes mains gourdes. Et une fois que je l'ai eu saisie, j'ai eu bien du mal à remonter au jour. Je crois que j'y suis arrivé. Enfin. Cependant, il me reste une terrible angoisse. J'ai changé mais je redoute d'être à jamais prisonnier de mon passé. Je me sens comme le Lorenzaccio de Musset...

Il s'arrêta brusquement à ces mots, comme contrit.

— Pardonnez-moi pour cette référence littéraire, reprit-il plus fermement. On n'échappe jamais totalement au personnage que l'on a été...

— Avez-vous donc si peu confiance en vous, mon ami ? En Dieu ? En votre entourage ? Etes-vous encore si pessimiste ?

L'ancien pirate réfléchit.

— J'ai chuté une fois. Je peux rechuter à nouveau. Elle est fragile, la frontière qui sépare le bien du mal... J'ai peur de moi...

— Parce que vous ne vous aimez pas !

— Comment ? fit Fag-End, scandalisé.

— Oui, mon ami. Il faut apprendre à vous aimer. Auriez-vous oublié que l'amour chasse la crainte ?...

— Saint Jean si je ne m'abuse ?

— Première épître, en effet. Dieu vous aime, mon ami, dans ce que vous êtes, le bon comme le mauvais.

Le regard de Fag-End s'acéra. Ces propos faisaient écho à ceux d'Anne la nuit de Noël.

— Et vous connaissez aussi ce commandement : « Tu aimeras le prochain comme toi-même », n'est-ce pas ? L'un ne va pas sans l'autre. Comment pouvez-vous aimer si vous ne vous acceptez pas dans ce que vous êtes, à l'image de Dieu ? Oubliez-vous que vous êtes une image de ce Dieu venu nous sauver ? Vous avez en vous une parcelle de divinité. Vous l'avez toujours eue, y compris au moment où vous étiez enfoncé dans le crime. Et Dieu vous a toujours aimé et fait confiance, même à ce moment là. Comment pouvez-vous redouter de rechuter alors que vous avez découvert combien vous êtes aimé ? Avant, vous aviez l'excuse de ne pas le savoir. Mais maintenant ?

Aimé de Dieu... Aimé d'Anne... Aimé de ces quatre îliens qui avaient, chacun à leur manière, apporté leur pierre à sa reconstruction.

— Oui, maintenant, poursuivit Ismaël, soudain éloquent dans son désir de transmettre la foi qui le faisait vivre, non pas foi religieuse, mais avant tout foi en la vie. Maintenant, vous n'êtes plus seul, vos yeux se sont ouverts sur votre faiblesse et sur la miséricorde infinie de Dieu qui vous a arraché à la succion du mal. Reprenez votre dignité humaine. Vous avez déjà franchi une étape le jour où vous avez remis des vêtements décents. Il en reste une très significative : vous portez un nom qui est une insulte à ce que vous êtes redevenu. Il ne convenait déjà pas quand vous n'étiez qu'un pirate. Maintenant, il est scandaleux. Balancez enfin aux orties ce signe infâmant de votre appartenance à la Jane-Mary ! Mais...

Ismaël posa sur son compagnon une main très amicale tout en le regardant en face.

— Que tout soit clair entre nous. Je ne vous demande rien sur votre passé. Si vous n'êtes pas prêt à retrouver votre identité, au moins, changez de nom, prenez un pseudonyme. Faites-vous appeler Michel, Joseph ou Charles. Ce nom de Fag-End est tellement abject, tellement inhumain, tellement loin de l'homme que vous êtes et que nous aimons que, non, il est impossible à conserver !

Le Gallois était beau dans l'expression de ses convictions. Ses yeux verts étincelaient d'animation et de chaleur communicative. On sentait que plus que l'ancien pirate, peut-être, il souffrait de le voir ravalé au rang que lui attribuait ce terme humiliant. Car Fag-End, depuis longtemps, s'était identifié au personnage que son nom décrivait. On ne vit pas impunément des années avec son double. Le quitter était une mue qui n'allait pas sans angoisse. Il comprit ce que le marin tentait de lui dire : s'il voulait vraiment sortir de son passé, se hisser dans le monde des honnêtes gens, il devait arracher sa peau de Fag-End pour revêtir celle d'un homme nouveau, celui qui était aimé de Dieu et d'Anne...

Un moment, l'ancien pirate tourna dans le jardin, en proie à des sentiments contradictoires, à l'incertitude, à beaucoup d'agitation. Il finit par se calmer, du moins en apparence.

— Monsieur Raynes, dites-moi... ce nom... ce nom que vous me demandez de prendre... ou de reprendre...

Il s'arrêta, comme si ses forces le trahissaient.

— Oui ? fit Ismaël d'un ton qui se voulait encourageant.

Fag-End respirait difficilement.

— Puis-je... euh,... puis-je songer... comment dire... à l'offrir à quelqu'un d'autre ?

Le marin écarquilla les yeux. Il ne comprenait pas.

— Pardonnez-moi ! Je ne vous suis pas du tout...

A nouveau, l'ancien pirate fit le tour du jardin d'un pas saccadé. Il semblait ne pas pouvoir se résoudre à être plus clair dans ce qu'il exprimait. Mis au pied du mur, il avait peur de dévoiler son beau secret au grand jour : si la lumière intense allait l'anéantir ?

Ismaël l'observait avec inquiétude, percevant qu'il se faisait violence pour lutter contre la tentation du silence. Il lui semblait se retrouver plusieurs semaines en arrière. Qu'est-ce qui empêchait son ami de parler ? Pourquoi paraissait-il soudain si mal ?

Enfin, l'ancien pirate, prenant une grande inspiration, s'approcha de son compagnon qui nota son visage couvert de sueur, ses yeux brillants, son extrême pâleur.

— Puis-je accepter qu'Anne Emily Howard devienne ma femme ?

Ce fut dit précipitamment, d'une voix rauque.

La brutalité de la question choqua moins Ismaël que la révélation qu'elle apportait.

— Mon ami ! Est-ce possible ?

Se méprenant volontairement sur l'exclamation du marin, Fag-End s'empressa de dire :

— C'est de la folie, n'est-ce pas ? Il est de mon devoir de refuser...

— Imbécile ! s'écria Ismaël, sortant de ses gonds habituellement bien huilés, hors de lui d'entendre une interprétation aussi fausse. Avez-vous votre bon sens ? Vous avez accès au bonheur, au paradis et vous seriez prêt à en fermer la porte ? C'est absurde ! Alors que vous m'annoncez là une merveilleuse nouvelle ! C'est fantastique ! Bien sûr qu'il faut vous marier si vous vous aimez ! Car vous vous aimez, n'est-ce pas ? J'en suis sûr ! J'ai été aveugle ! J'aurais dû m'en douter... ajouta-t-il d'un ton plus calme.

— Ce n'est pas indigne ? insista Fag-End. Vous trouvez que ce n'est pas un acte contre nature ?

— Mon ami, répondit très sérieusement Ismaël en saisissant les mains de son compagnon, vous ai-je jamais menti ?

— Jamais, monsieur Raynes. Jamais.

— Donc je vous supplie instamment de me croire encore quand je vous dis que vous avez le droit et le devoir d'épouser Anne. Ne vous encombrez pas de scrupules ni d'hésitations, bien qu'ils soient tout à votre louange. Car c'est aujourd'hui qu'il faut agir. Demain peut être trop tard.

Le marin était d'une telle gravité que l'ancien pirate sentit qu'il touchait là un sujet très personnel et particulièrement délicat.

— C'est par expérience que vous parlez ainsi ? demanda-t-il à voix basse, tremblant de lui faire mal.

Contrairement à ce qu'il attendait, l'angoisse un moment présente dans ses prunelles d'eau fut remplacée par un léger sourire, empreint de mélancolie.

— Oui, par expérience, avoua-t-il.

— Pardonnez-moi...

Le sourire se fit plus net.

— Au contraire. Je devrais vous remercier...

— De quoi, grands dieux ? Je remue...

— Des souvenirs très lointains et...

— Pénibles ? suggéra Fag-End devant le long silence de son compagnon.

— Non, dit aussitôt le marin. Non. Pas pénibles. Pas tous, du moins. Qu'importe ce qu'ils sont, d'ailleurs. L'essentiel est qu'ils puissent vous servir. Il me semble que ma vie sera fructueuse si je vous permets de bénéficier du fruit de mes erreurs afin que vous ne les répétiez pas...

Etonné, l'ancien pirate trouvait étrange cette confidence. Il se permit de demander, espérant qu'il manifestait son intérêt et non une curiosité déplacée :

— Auriez-vous le sentiment d'avoir raté votre vie sinon ?

Interpellé par la question, Ismaël réfléchit un moment, appuyé au muret qui séparait le jardin d'agrément du potager.

— Mon ami, il y a deux sortes d'hommes : ceux qui transcendent leur destinée et ceux qui la subissent. Les premiers brisent les barrières, démolissent les murs, rejettent les conventions, prennent des risques. Ce sont des rebelles. Ils deviennent des anges ou des démons. On trouve parmi eux Saint François d'Assise, Gengis Kahn, Napoléon, Byron ou le capitaine Teach. Les seconds forment une masse plus complexe et majoritaire. Une chose est sûre : quand ils se révoltent, ce n'est pas suffisant pour réorienter leur existence et secouer le joug. Ils ratent aussi de nombreuses opportunités tant ils sont timorés, craintifs devant une autorité toute puissante qui tour à tour se nomme caractère, religion, éducation, société, habitude...

— Vous auriez souhaité être un rebelle ?

— J'ai fini par admettre le fait que je n'en étais pas un, répondit le marin avec douceur. A chacun sa vocation. Cela évite aussi les regrets. J'admire pourtant ces hommes et ces femmes capables de tout. Ils alimentent mon imagination et me font rêver. Le problème des gens comme moi, c'est que leurs actes ne sont pas à la hauteur de leurs aspirations et qu'ils savent pertinemment qu'ils n'ont pas en eux la puissance de vivre toute leur vie sur la brèche. Ils connaissent leurs faiblesses et en fonction d'elles hésitent à agir. C'est ainsi que le bonheur qui est aujourd'hui à votre portée, je l'ai éloigné de moi. Pour cette raison. Parce que je ne me voyais pas vivre en paria toute ma vie. Cela me faisait peur. Je ne le regrette pas. Je n'étais sans doute pas fait pour le mariage. Je ne voudrais pas qu'à force de scrupules, il vous arrive la même chose. Je crois que vous avez une nature de rebelle qui vous entraîne à foncer. Alors, si vous avez confiance en moi, croyez quand je vous dis que vous êtes digne d'épouser Anne. Jetez-vous dans les bras de l'Amour ! C'est votre salut. Vous en avez tant besoin et elle aussi !

Et après un bref silence, il ajouta plus rêveusement :

— Nous en avons tous besoin d'ailleurs...

— Que voulez-vous dire ? demanda aussitôt Fag-End qui, à chaque intervention du marin, avait l'impression de dévaler les pentes d'un gouffre sans fin et ainsi secoué se sentait fort courbaturé.

Ismaël Raynes, prenant conscience de la portée de ses propos, les atténua en souriant avec bienveillance.

— Je divague. Je me perds dans des souvenirs. Pardonnez-moi...

— Si vous m'en disiez un peu plus...

— Oh, à quoi bon ? Il s'agit de notre île et de ses habitants. Cela n'a aucun intérêt pour vous...

— J'appartiens désormais à cette île, monsieur Raynes. Et ce qui vous concerne ou vous fait mal m'intéresse aussi... A moins que vous ne me jugiez vraiment trop indiscret...

Le marin considéra son compagnon avec une indéniable expression d'amitié et de reconnaissance. Plus le temps passait, plus il éprouvait à son égard des sentiments qu'il n'avait pour aucun des trois anglais, même si ceux-ci avaient récemment changé. L'ancien pirate réagissait à tout d'une manière intensément humaine. Il était d'une droiture absolue. L'extraordinaire qualité de son écoute en faisait un interlocuteur de choix à qui on pouvait parler sans réticence, sans craindre de jugement, sans redouter de commentaire désobligeant. Quand il disait s'intéresser, ce n'était pas un vain mot. Surtout, c'était dépourvu de tout égoïsme.

— Merci, mon ami. Vous ne serez pas surpris d'apprendre que je n'ai jamais parlé si librement aux autres membres de la communauté.

Seule la lueur vive qui s'échappa de son regard permit à Ismaël de se savoir compris.

— Alors, voilà : notre île se dessèche depuis dix ans. Votre arrivée, encore plus que celle d'Anne, a renouvelé la terre, l'air et l'eau. Grâce à la haine, à la peur, à la violence, au désespoir, au danger, à l'imminence constante de la mort, la vie a apparu de nouveau. La vraie vie, celle où le cœur bat et se manifeste, où les sentiments se montrent, qu'ils soient bons ou mauvais. Notre quatuor figé a littéralement explosé au moment où vous l'avez intégré. Adieu le calme, l'hypocrisie, le non-dit, les politesses de façade. C'est pour cela que ce que vous m'avez annoncé me comble de joie. Parce que c'est dans la ligne de ce grand souffle vivifiant qui nous oxygène à nouveau. Pour nous, célibataires par choix ou par fatalité, c'est un superbe témoignage de vie et d'espérance. Et, puis, pardonnez-moi, mais puisque j'en suis aux aveux, ce qui ajoute à sa beauté, c'est qu'il vienne de vous deux, qu'il ait ses racines dans votre souffrance même, qu'il soit l'affirmation qu'il est possible de transcender ses épreuves. Tout cela nous change vraiment de ce livre que Monsieur Wilde voulait écrire et qui est la cause première de sa présence sur cette île. Il n'y mettait que son cerveau...

— Vous êtes injuste, monsieur Raynes ! intervint Fag-End en souriant. Monsieur Wilde n'est pas qu'un cerveau, il a aussi un cœur !

Ismaël lui rendit son sourire :

— Apparition très récente, figurez-vous. Je dirais très méchamment qu'il a accepté d'en avoir un et de le montrer à partir du moment où vous avez tenté de l'empêcher de battre !

L'ancien pirate fronça des sourcils, intrigué mais aussi amusé par la remarque.

— Qu'est-ce à dire ?

— N'avez-vous pas voulu l'étrangler lors de votre première rencontre avec lui ?

Fag-End se troubla considérément à ce rappel de ses débuts sur l'île. Quel monstre avait-il donc été ? Peut-être valait-il mieux qu'il n'en eût pas gardé des souvenirs trop nets. Navré de l'avoir blessé par ce qu'il avait pensé n'être qu'une innocente plaisanterie, Ismaël reprit aussitôt :

— Il avait besoin de ce choc et donc de vous. Depuis ce moment là, il n'a plus été le même. Ses certitudes se sont transformées en interrogations, parfois en doute. Il s'est remis en cause. Les limites de son projet lui sont aussitôt apparues avec leurs contradictions. La crainte de la mort que vous incarniez n'y a pas été étrangère, il faut l'avouer. En un mois, vous avez fait plus que moi en dix ans !

— Et monsieur Lawrence ? A-t-il toujours été aussi vindicatif ?

Embarrassé par cette question directe, le marin aurait bien aimé trouver une parade. Il finit par dire :

— Il a toujours eu un très fort tempérament. C'est un homme qui n'aime pas être sorti de sa routine...

— Il a été servi par moi !

— Et par Anne. Comme vous avez pu le constater, c'est un célibataire pur et dur. Il n'apprécie donc pas beaucoup la présence d'une jeune fille même s'il en subit l'influence.

— Elle n'a pas une position facile.

— Le fait que vous l'épousiez lui donnera une légitimité et la protègera...

— De quoi ? coupa Fag-End, inquiet. Ai-je matière à être jaloux ?

— Le terme est trop fort. Mais introduire un élément féminin parmi nous, c'est forcément nous changer d'êtres neutres en vrais hommes, avec leurs désirs, leurs rêves, leurs regrets.

— Vous me faites peur...

— Anne, par sa seule présence, incarne les mères, les filles, les sœurs, les fiancées, les femmes qui ne sont pas sur cette île. Elle rend le manque concret. Cela peut déstabiliser.

— D'ailleurs, c'est vrai, pourquoi n'y a-t-il pas de femmes ici ?

— Il devait y en avoir, répondit Ismaël gravement. La communauté idéale de monsieur Wilde avait beaucoup plus de monde au départ. A l'arrivée, plus que trois...

— Qu'est-il advenu des autres ? demanda Fag-End, curieux.

— Désistements, tempêtes, accouchements catastrophiques, suicide...

— De sorte que sa tentative est un échec...

— Elle l'était, à mon humble avis, jusqu'à ce que vous arriviez. Donc, nous voici revenus à vous. A quand la noce ?

Fag-End parut interloqué par cette question soudaine.

— Ne me dites pas que vous hésitez ! ajouta le marin, faussement fâché.

— Si, monsieur Raynes, j'hésite, répondit l'ancien pirate avec beaucoup de gravité. C'est mon devoir d'hésiter et de considérer cette décision sous tous ses angles. J'ai peur. Très peur, ne vous en déplaise. Peur du mal que je peux faire à Anne. Peur de notre jeunesse. Peur que nous nous trompions sur nos sentiments. Peur qu'elle m'aime et ne veuille m'épouser pour les mauvaises raisons. Je n'ai pas le droit de prendre la chose avec légèreté.

— Personne ne vous le demande, mon ami... murmura Ismaël avec bienveillance.

— Comment puis-je être sûr qu'Anne n'éprouve pas plus de compassion et de reconnaissance que d'amour ?

— Vous oubliez l'admiration !

— Admiration ? Vous plaisantez ? Elle admirerait un pirate ?

— Et pourquoi non, mon ami ? Laissez-moi parler. Vous me réglerez mon compte après ! Bien sûr qu'elle ne peut que vous admirer. Vous l'avez sauvé héroïquement. Vous m'avez aussi sauvé. Et puis, vous êtes un être paré de mystère qui véhicule autour de lui la saveur du fruit défendu : vous avez transgressé la loi, vous vous êtes mis au ban de la société, vous avez basculé dans le crime. Il est facile de voir en vous un de ces héros maudit qu'il faut sauver...

— Monsieur Raynes, vous avez abusé de certains livres de votre bibliothèque ! Tout cela n'est que du mauvais roman ! Vous raisonnez comme un enfant !

— Comme un adolescent qui rêve encore de hauts faits, peut-être. Je vous parlais de rebelle, tantôt. Vous en êtes l'exemple même. Cela ne m'étonnerait pas qu'Anne puisse éprouver pour vous autant d'amour que d'admiration.

— Alors, il est honteux de profiter de sa naïveté ! s'écria Fag-End, d'un ton passionné. Vous, je ne vais pas vous épouser, cela ne prête donc pas à conséquence. Mais elle ! Elle admirait le pirate, plus de pirate, du moins je l'espère ! Elle éprouvait de la reconnaissance pour le chevalier servant qui la sauvait des griffes du guépard, c'est fini ! Elle compatissait au désespoir d'un malheureux torturé par le remords, celui-ci commence à accéder au repentir et au pardon. Que lui reste-t-il ?

— L'amour, mon ami. Celui qui s'est nourri de tout ce que vous venez d'énumérer. Celui qui ne s'explique ni par des mots, ni par des faits. Celui qui est un pari sur la vie. Vous avez peur. Elle a peur. Vous êtes des inconnus l'un pour l'autre, c'est vrai. C'est réaliste. Mais il y a tellement plus que la raison. Cet avenir que vous voyez par moments si sombre, vous allez le bâtir à deux et l'éclairer de la lumière de votre amour, de votre tendresse, de votre avancée commune. C'est une grande aventure, mais vous devez la tenter ! Me permettrez-vous d'être votre témoin ?

Fag-End posa sur lui un long regard douloureux.

— Vous avez le cœur gai à cette perspective... Monsieur Raynes, prenez ma place ! Vous parlez si bien d'amour que vous seriez un merveilleux mari pour Anne ! Epousez-la !

Ismaël Raynes, sidéré par cette déclaration, éclata d'un rire franc et joyeux.

— Moi ? Pauvre Anne ! Pensez à ce que vous dites, mon ami !

L'hilarité du marin était tellement exempte de méchanceté ou d'ironie que Fag-End prit conscience qu'il avait dit une énormité. Il grimaça un sourire piteux sans parler.

— Anne voit en moi un frère aîné ou un père, c'est selon. Ne renversons pas les rôles. Vous êtes jeune, vous. Et en plus, elle vous aime, c'est vous qui me l'avez dit. Vous allez donc vous marier. Je parlerai à monsieur Wilde...

— Hein ? Quoi ? Comment ? fit Fag-End que cette conclusion abrupte sortit de son apathie.

— Mon ami, répondit Ismaël d'un air très amical, pour une fois qu'un vrai bonheur se matérialise sur notre île, je souhaite lui donner tout son éclat. Si vous m'acceptez comme témoin...

— Je croyais que vous étiez comme un père pour Anne ?

— Mais je suis votre ami, précisa doucement le marin avec un regard insistant.

— Merci, murmura l'ancien pirate, ému parce qu'il sentait que cette amitié n'était pas un vain mot.

— Donc, je suis votre témoin et monsieur Wilde tiendra cette place aux côtés d'Anne. Je pense que cela fait du sens. Je lui parlerai dès que possible.

— Monsieur Raynes, puis-je... euh,... pourrions-nous poursuivre cette... conversation plus tard ? Je... préférerais que vous ne parliez pas à monsieur Wilde avant...

Le marin perçut son extrême malaise. Toujours plein de délicatesse, il crut qu'il s'était montré un peu trop hâtif dans sa gestion des événements et s'en excusa.

— Bien sûr, mon ami. Je suis désolé. Je me suis laissé emporter par mon enthousiasme. Ce n'est pas si souvent que nous avons vraiment des occasions de réjouissances... La dernière remonte à votre guérison, mais celle-ci est venue progressivement... Quand souhaitez-vous que nous nous revoyions ? Ce soir ?

— Par exemple. Mais je ne veux pas prendre sur votre temps de sommeil !

— Soyez sans crainte.

Les deux hommes se retrouvèrent alors que le coucou de la cuisine sonnait onze heures. Comme par hasard, le dîner avait traîné en longueur et les îliens n'avaient pas paru pressés d'aller se coucher. A croire qu'ils le faisaient exprès !

Ils marchèrent un peu, sans trop l'éloigner car le ciel menaçait et s'assirent juste au bord du rivage. Almeda qui espérait un bain fut déçue. Après avoir tourné un peu en rond et jappé plaintivement, elle se coucha tranquillement aux pieds de son maître qui se demandait s'il fallait amorcer la conversation ou laisser venir son compagnon. Comme le silence se prolongeait et que Fag-End ne faisait pas mine de le rompre, il prit l'initiative :

— Avez-vous eu un peu le temps de repenser à notre conversation ? Vous sentez-vous davantage prêt pour le grand bond en avant ?

Fag-End hocha lentement la tête, puis répondit d'une voix très sourde, à peine reconnaissable :

— Laissons ce mariage de côté pour l'instant, s'il vous plait !

Ismaël se mordit les lèvres, soudain inquiet. Son compagnon avait l'air d'aller mal. Etait-il retombé dans ses égarements dépressifs ? Etait-ce encore le sentiment de son indignité qui l'étouffait de scrupules ?

L'ancien pirate finit par tourner vers lui son visage des mauvais jours, celui d'une époque que chacun croyait révolue depuis longtemps, dur, tendu, presque féroce. Les yeux clairs luisaient étrangement dans la demi obscurité d'une nuit de pleine lune, pleins de fièvre et d'angoisse. Le malheureux allait-il rechuter ? Que s'était-il passé entre l'après-midi et le soir ? A table, il n'avait rien dit, mais c'était habituel. Avait-il mangé ? Le marin ne s'en souvenait pas. Il n'avait pas fait particulièrement attention à lui.

— Monsieur Raynes, je ne sais comment vous parler et pourtant, me taire davantage serait une lâcheté.

— Parlez comme vous le sentez, mon ami. Ne craignez pas. Allez-y doucement, détendez-vous ! Je vous sens tout crispé...

— Cela ne va pas être facile, murmura Fag-End tout en extirpant de sa poche un objet qu'Ismaël, en blêmissant, identifia aussitôt. Son cœur s'arrêta un instant de battre tandis qu'une vague de révolte naissait au fond de ses entrailles : à quoi rimait cette insistance inconvenante à remuer un passé lointain et toujours sensible ? Il fit un geste assez brusque pour récupérer le petit pastel.

— Quand vous aurez répondu à ma question, monsieur Raynes, déclara Fag-End en mettant le portrait hors de sa portée. Etes-vous certain de la mort de cet enfant ?

Ismaël serra les dents, étreint par un sentiment indéfinissable fait de haine, de rage et d'impuissance.

— Serais-je sur cette île si je n'en étais pas sûr ? gronda-t-il, sentant son calme lui échapper sous les assauts de la colère que provoquait chez lui une indécence sans nom.

Fag-End, implacable, ne tint aucun compte du cataclysme qu'il amassait sur sa tête.

— Avez-vous des preuves ? s'enquit-il en fixant son interlocuteur d'un air terrible, son air de pirate maléfique.

Le marin, pressentant un danger, se leva brusquement. Fag-End fit de même.

— Je vous interdis ! ordonna le Gallois, lui aussi méconnaissable de fureur encore contrôlée. Je vous interdis. Nous parlions d'amitié cet après-midi. Au nom de cette amitié, n'insistez pas !

Fag-End respirait de manière saccadée. La contrainte de sa volonté se voyait dans les tendons de son cou, durs et saillants, ses yeux presque exorbités, ses mâchoires crispées.

— Au nom de l'amitié, justement, ce n'est plus Fag-End qui insiste. C'est Emmanuel !

Il y eut un effroyable silence, celui qui suit la chute de la foudre avant le craquement du tonnerre, avant l'explosion d'un terrible :

— Imposteur !

Le coup était parti en même temps que l'insulte, si soudain, si violent, si bien envoyé que le jeune homme roula à terre. Avant qu'il ait pu reprendre ses esprits, il avait déjà encaissé d'autres coups destinés à faire très mal. Sous ce déluge, il tenta de se redresser et d'immobiliser les bras de son agresseur. Almeda aboyait furieusement.

— Vous êtes un... cracha Ismaël en se tortillant pour échapper à la poigne bien connue de son ennemi.

— Taisez-vous ! hurla Fag-End, à bout de nerfs et de douleur. Taisez-vous !

Sous l'effet des sentiments qui l'agitaient, des larmes abondantes avaient jailli de ses yeux, se mêlant au sang qui coulait de son nez et de son arcade sourcilière. Aveuglé, il dut lâcher le marin et s'essuyer d'un revers de manche. Un peu calmé à la vue de tout ce sang, Ismaël Raynes n'en profita pas pour cogner à nouveau. D'ailleurs, il n'en avait pas besoin. La vision de son visage, d'ordinaire si sympathique, devenu un hideux masque de fureur haineuse, tuait plus sûrement qu'un poignard planté dans le cœur. Effondré en découvrant ainsi un être nouveau, proche des figures bestiales de pirates, Fag-End luttait de tout ce qui restait de ses forces pour ne pas oublier que le marin s'était montré un ange de miséricorde pendant des semaines, pour se raccrocher à ce souvenir que le présent disloquait, fragmentait, torturait, assassinait. C'était affreux l'effet qu'un misérable petit portrait avait été capable de produire. Pourquoi ? Pourquoi ?

Almeda qui naturellement ne comprenait rien de ce qui se passait essaya d'apporter son soutien au blessé. Raynes la tira sans ménagement et l'expédia plus loin. Outrée par ce traitement barbare, elle s'aplatit en grondant sourdement.

— Finissons-en ! explosa Fag-End. Vous allez tuer cette malheureuse chienne qui ne vous a rien fait.

— C'est vous que je veux tuer ! Vous qui profanez !...

L'ancien pirate ne le laissa pas finir. Terrible dans sa souffrance morale et physique, il le saisit à la gorge, comme il l'avait déjà fait pour Julian Wilde et Christopher Lawrence, d'une main qui ne se rendait pas compte qu'elle était de fer.

— Suffit ! Vous devenez fou !

— Fou ? Moi ?

— Oui ! Fou d'un amour imbécile qui, à force de vivre avec les morts ne sait plus voir les vivants.

— Amour imbécile ? répéta Raynes, hors de lui. Vous osez ? Vous êtes un monstre, une ord...

— Non ! tonna Fag-End d'une voix sourde, menaçante, mais soudain extrêmement calme. Cessez vos insultes ! Vous m'épuisez ! Je finis par dire des choses que je ne pense pas ! Mais il faut pourtant bien que vous m'entendiez ! Si vous ne m'étiez si cher, je vous aurais laissé me tuer. Mais j'avais résolu de parler. Enfin. Je ne peux vous permettre d'assassiner celui que vous pleurez depuis douze ans. Vous ne vous le pardonneriez pas !

— Vous mentez de manière éhontée. Vous...

Le jeune homme l'avait lâché et s'était accroupi pour caresser et réconforter Almeda. Le sang avait séché sur son visage maculé.

— Vous qui êtes croyant, monsieur Raynes, vous pourrez méditer en profondeur sur le mystère de la Résurrection. Maintenant, vous voilà dans la position des disciples d'Emmaüs ou de Marie-Madeleine. Avec la différence que je ne suis pas le Christ, que je n'ai pas été mort et que l'acceptation du Christ s'est faite de manière nettement plus pacifique, heureusement pour lui ! Je comprends votre fureur, monsieur Raynes, mais cela ne justifie pas votre violence.

Ce fut dit avec une simplicité si digne, si poignante que le marin, impressionné, ne trouva rien à répondre. Il commençait à se sentir extrêmement mal à l'aise.

— J'ai une autre question pour vous, en espérant que vous n'y répondrez pas avec vos poings, cette fois-ci : pourquoi ne voulez-vous pas reconnaître Emmanuel en Fag-End ? Parce que vous ne pouvez pas admettre vous être trompé il y a douze ans ou parce qu'il vous est intolérable de découvrir que le trésor adoré n'est devenu qu'un sordide criminel ?

— La question est truquée, grommela Raynes sans oser manifester trop ouvertement son hostilité. Vous voulez me piéger !

Fag-End laissa dire. Qu'y avait-il à rétorquer ?

— Moi aussi, j'ai une question.

Le jeune homme attendit. Almeda avait posé sa tête sur ses genoux et avait fixé sur lui un regard triste.

— Savez-vous qui est le père de cet enfant dont vous vous réclamez ?

Fag-End détourna les yeux, le souffle coupé par ce que venait de demander le marin.

— Vous l'ignorez ! triompha Raynes. Cela prouve bien votre imposture !

S'il avait oublié l'agilité de Fag-End, le bond de ce dernier se chargea de lui rafraîchir la mémoire. Almeda, résignée à cette soirée trop agitée, fila à Liberty House. Mieux valait fuir qu'endurer des coups et ne pas pouvoir séparer ces humains qu'elle aimait et qui, savait-on pourquoi, s'entre-déchiraient. Anne, au moins, saurait le comprendre et la consoler.

En voyant Fag-End dressé devant lui, Ismaël se crut revenu cinq mois en arrière. Le visage méconnaissable du pirate torturé du mois de septembre était à nouveau devant lui. Et ce n'était pas des brutes épaisses qui l'avaient pris pour cible de leurs coups brutaux. C'était lui, Ismaël Raynes, qui se faisait une vertu d'être toujours un homme de paix et de conciliation.

— Monsieur Raynes, commença le jeune homme avec une maîtrise imposée par la contrainte d'une volonté farouche, j'ai souffert dans mon existence, mais je crois que cela n'a jamais été à ce point. Et cette souffrance vient par celui qui est mon ami depuis quinze ans, qui est celui de Fag-End depuis son arrivée sur l'île de l'Indépendance. C'est toujours par les amis qu'on est le plus blessé parce que ce sont eux qui sont le plus chers. Pour cruels qu'ils fussent, je préférais encore vos coups de poing. Car votre question est bien plus truquée que la mienne, qui n'avait pas cherché à l'être du tout. Mais la vôtre !

L'émotion lui coupa un instant le souffle.

— Comment avez-vous osé la poser, reprit-il plus fiévreusement, vous qui seul ici savez qu'Emmanuel est un enfant auquel on a coupé les racines, auquel on a arraché les parents, auquel on a laissé la vie par pitié ou par lâcheté, dont les origines sont porteuses de tels dangers qu'on ne lui a laissé que le nom d'Emmanuel pour tout héritage ? Un père ? On m'a arraché le mien. Je m'en suis trouvé un autre. C'était un marin Gallois. Il a disparu dans l'immensité australienne, de même qu'un autre père de substitution, mon oncle Douglas et toute sa famille. Je ne suis rien. Pourquoi croyez-vous donc que le nom de Fag-End m'aille si bien ?

Oppressé, en larmes à la fin de son intervention, le jeune homme chancela. Tout tournait autour de lui : la maladie encore récente, les coups violents portés à sa tête fragile, le chagrin d'être rejeté, la fatigue, l'énorme sollicitation des forces de sa volonté pour dominer le bouleversement de ses sens se liguaient pour l'abattre. Il fit deux pas avant de s'effondrer dans les vagues qui venaient mourir sur la grève.