Le Sphinx du Pacifique — Chapitre 1

La nuit était noire. L'eau, la terre et le ciel se confondaient dans les mêmes ténèbres. De l'Océan montait la respiration vaste et cadencée du ressac. L'air, tiède, s'agitait d'une brise de sud-est.

Dans cette obscurité quasi-totale, les trois silhouettes tapies contre de gros blocs de rochers se distinguaient à peine à moins d'être près à les toucher. Leurs regards convergeaient tous dans la même direction, vers l'immensité invisible du large. Chacune était armée. Le fusil épaulé trahissait l'imminence d'un réel danger. Et pourtant, aucun mouvement suspect ne venait des flots, aucun navire n'était en vue, aucun bruit suspect autre que celui des vagues venant s'écraser à quelques pas ne se faisait entendre.

Un grognement sourd révéla la présence d'un chien au côté des inconnus. Puis il se détacha de la masse sombre et courut jusqu'au rivage où les lames mouraient dans une frange argentée. Au même instant, ce qui ressemblait à une tête parut à la surface de l'eau. Il se fit un certain mouvement du côté des silhouettes.

— C'est Raynes ! souffla l'une d'elle.

— Non. Regardez. Ils sont deux !

Le chien, qui avait bien reconnu son maître, sauta dans l'eau et pataugea joyeusement pour l'accueillir, peu soucieux, lui, de savoir s'il était discret ou pas. Sa queue battait l'eau avec vigueur.

— Doucement, Almeda ! Doucement ! fit le nouveau venu en émergeant complètement de l'eau. Monsieur Wilde...

— Je suis là, répondit aussitôt l'un des membres du petit groupe. Y-a-t-il du danger ?

— Il n'y a plus de danger !

— Vous en êtes sûr ? Est-ce vous qui?...

— Plus tard, plus tard, venez donc m'aider !

— Qu'est-ce... que c'est ? demanda Wilde qui s'était approché de Raynes et découvrait avec stupeur qu'il traînait derrière lui le corps d'un homme.

— Je vous raconterai...

— Mais, intervint une autre voix, où sont ces forbans ? Vous êtes certain qu'il n'y a pas de survivants ?

— Quasiment, monsieur Lawrence. Aucun n'aurait pu réchapper de cette effroyable déflagration.

— Sauf cet homme, semble-t-il...

— Il a sauté avant...

— Et vous osez souiller notre île ? interrompit Lawrence d'une voix tonitruante qui ne craignait pas d'être entendue à la ronde. Je vous...

— L'interdis ? acheva Raynes d'un ton moqueur. De quel droit ?

— Mes amis, soyons calmes. On pourrait nous entendre !

— Non, monsieur Wilde, je vous le répète. Le bâtiment a explosé. Il était trop loin pour que...

— Vous avez dit que celui-ci avait sauté avant. D'autres ont pu faire de même...

— Vous êtes bien sceptique, monsieur Wilde. J'étais là. Je sais bien ce que j'ai vu. Mais venez ! Je ne serais pas fâché de me sécher ni de boire un thé bien chaud. Et puis, ce pirate ici présent nécessite des soins !

— Çà, jamais ! rugit l'homme qui parlait si fort.

Aidé par Wilde, Raynes transporta le corps inanimé jusque dans une habitation distante d'une cinquantaine de mètres. Après s'être assuré une dernière fois qu'ils ne risquaient plus rien, le quatrième homme qui n'avait jusque là rien dit, alluma une lampe et ranima le feu dans la cheminée.

Il fut ainsi possible de voir et le spectacle qui s'offrait aux yeux des quatre hommes rassemblés n'avait rien de réconfortant. Ils demeurèrent un moment muets d'horreur et d'incrédulité, se demandant s'ils ne faisaient pas un horrible cauchemar. Après l'épreuve d'une interminable attente angoissée dans la nuit, leur esprit surexcité se prêtait à toutes les interprétations, y compris les plus folles.

C'était plus que des soins que nécessitait le pirate ramené par Raynes. C'était probablement un cercueil. Car la vie semblait destinée à s'enfuir de cette carcasse qui ne méritait même plus le nom d'humaine. Qu'en restait-il sinon une gigantesque plaie ? Aucun centimètre carré de la face visible de son corps n'avait échappé à l'expression la plus odieuse de la barbarie. Ainsi que l'avait dit Raynes, le pirate n'avait pas été victime de la déflagration. C'était l'homme, son semblable, qui en avait fait cette loque, ce tissu de souffrance et de sang. De la nuque jusqu'aux chevilles on voyait l'empreinte suintante des coups qui s'étaient abattus sur lui. En maints endroits des cloques entre les chairs à vif trahissaient des brûlures récentes. Quel avait donc été le crime de ce malheureux pour subir un châtiment aussi impitoyable ? Allait-il survivre ?

— C'est ignoble ! s'écria Wilde, le plus âgé des quatre, un être sec, approchant de la soixantaine, dont la physionomie austère se teintait d'une émotion qu'il ne cherchait pas à dissimuler.

Malgré son âge, c'était la première fois qu'il était confronté à tant d'horreur et de violence.

— Christopher ! poursuivit-il d'une voix pressante. Fais quelque chose, de grâce. Ne laisse pas ce malheureux agoniser sous nos yeux !

Celui auquel était adressé cette supplique était un personnage tout en rondeur, au visage jovial, agrémenté d'une superbe moustache aux extrémités recourbées dans le style du dix-septième siècle.

— Et pourquoi non ? Nul doute que cette crapule a là le juste châtiment d'une sale existence d'écumeur des mers !

Raynes et ses deux compagnons, suffoqués par cette virulence, le considérèrent d'un air courroucé et incrédule.

— Vous ne pensez pas ce que vous dites, monsieur Lawrence ! réagit Raynes d'un ton vif. Pirate ou pas, criminel ou pas, cet homme souffre !

— Eh bien, tant mieux ! Cela lui permettra d'expier !

Blême de rage, Raynes anticipa les remontrances de Wilde, aussi écœuré que lui par tant de haine.

— C'est honteux ! Vous n'avez pas le droit !

— Oh, vous et votre droit, Raynes ! rugit Lawrence de sa voix éclatante. Ne faites pas la femme sensible. Soyez réaliste : plus vite ce forban mourra, plus vite nous serons tous tranquilles. Et s'il ne se décide pas assez vite à nous tirer sa révérence, je ne me ferai aucun scrupule à lui loger une balle dans la tête...

— Christopher ! s'exclama Wilde, effaré. Comment peux-tu ?...

— Vous aussi, Julian, vous vous y mettez ? Mais vous êtes devenus fous ou quoi ? Alan va bientôt vous rejoindre aussi...

Avant que l'intéressé ait pu donner son avis lui-même, le corps martyrisé se tordit soudain de douleur, puis retomba sur le dos avec un râle d'agonie.

Le visage du blessé était désormais visible. Il était sans âge, défiguré, convulsé, tuméfié, ensanglanté. Un œil grand ouvert (l'autre était boursouflé), luisant de fièvre, hurlait le supplice que les lèvres et les dents serrées se refusaient à avouer plus clairement.

— Au diable ce que tu penses, Christopher ! s'écria Julian Wilde aussi furieux que bouleversé. Moi, je le sauverai ! Raynes, Alan, aidez-moi !

Quelques minutes plus tard, le pirate, inanimé, était étendu sur un lit dans une des pièces voisines. Le transport, le lavement pourtant superficiel de ses trop nombreuses plaies, avaient eu raison de sa résistance. C'était d'ailleurs préférable. L'évanouissement éloignait provisoirement les vagues de souffrance qui s'irradiaient en lui à chaque inspiration pénible. Il gisait sur le drap blanc, exsangue, presque comme un cadavre. N'eût été sa maigre poitrine striée, irrégulièrement soulevée par un souffle fragile, on l'aurait cru mort. D'ailleurs, était-il si loin de la fin de sa misérable existence ? S'en remettrait-il ? Pourrait-il dire un jour ce qui lui avait valu ce traitement odieux ? Qui était-il ? D'où venait-il, cet être si proche de la bête, couvert de crasse, de vermine, famélique, descendu au dernier degré de la dégradation morale et physique ? Seul Raynes pouvait peut-être répondre à certaines de ces questions, lui qui, au péril de sa vie, avait approché le navire de malheur qui avait mouillé au large de leur île. Que savait-il ? Allait-il parler ? Car l'homme était taciturne, peu enclin aux confidences. D'ordinaire, ses compagnons respectaient sa volonté de silence. Mais cette nuit là, l'affaire les concernait tous. Ils ne se contenteraient pas de la certitude que le bâtiment avait explosé providentiellement, les délivrant du débarquement imminent de hors-la-loi qui les auraient massacrés sans hésitation.

— Nous ne pouvons rien pour lui, maintenant ! murmura Julian Wilde en l'arrachant à sa douloureuse méditation. Venez vous réchauffer. Alan nous a préparé du thé. Vous nous raconterez ce qui s'est passé.

Raynes posa un long regard triste sur son interlocuteur qui crut un moment qu'il allait refuser de quitter son malade. Mais non. Il se contenta de passer dans sa propre chambre pour enfiler des vêtements plus confortables avant de rejoindre ses trois compagnons dans la pièce principale et devant un bon feu revigorant. Quatre tasses débordantes attendaient sur la table. Raynes engloutit la sienne d'une traite, s'en resservit une deuxième avant de s'asseoir auprès du feu. Almeda, sa chienne, vint coller sa fine tête sur ses genoux tandis qu'une chatte noire, au museau blanc, s'installait sur son épaule. Ce devait être une habitude car il ne les chassa ni l'une ni l'autre et, au contraire, les caressa délicatement entre les oreilles.

Christopher Lawrence était déjà installé, goguenard, tirant avec acharnement sur sa pipe qui ne voulait rien savoir cette nuit là. Julian Wilde prit place à ses côtés, de même qu'Alan, son très silencieux ami.

Lorsque Raynes avait mis à exécution son projet de gagner à la nage le voilier qui avait relâché à quelques encablures de la côte, il savait, comme ses compagnons, que c'était un acte téméraire, à la limite du suicidaire. Il y avait la distance, la nuit, les courants, les requins, tous les dangers visibles et invisibles. Il pouvait ne jamais parvenir à son but, à ce bateau à la poupe duquel flottait, fanfaron, le sinistre pavillon noir des pirates. Mais il importait aux quatre honnêtes colons de l'île de connaître les intentions des malfaiteurs. Peut-être ne désiraient-ils que se ravitailler en eau. Peut-être n'exploreraient-ils pas cette terre inconnue ? Pour résister, il fallait être renseigné le mieux possible. C'est ainsi que Raynes avait réussi à persuader ses compagnons du bien-fondé de sa démarche.

Raynes, excellent nageur, était parvenu sans encombre au petit voilier, guidé par les lumières qui scintillaient de tous leurs feux et les cris d'un groupe d'hommes excités. L'obscurité due à de gros nuages avait favorisé sa progression en l'empêchant d'être vu, mais ainsi qu'il s'en était très vite rendu compte, l'équipage ne s'intéressait absolument pas à ce qui pouvait venir de terre. Il était plus occupé à régler de basses querelles de personnes tout en défonçant des tonneaux d'alcool pour alimenter sa haine et sa violence. Le fond de l'affaire, pour autant que Raynes ait pu la saisir dans son intégralité, était une histoire de rivalité entre le capitaine et un homme répondant au nom de Fag-End. On reprochait à ce Fag-End d'avoir usurpé la place du capitaine légitime, un dénommé Tom Brown. Il rétorquait qu'il avait bien fallu un remplaçant à cet ivrogne qui cuvait son rhum au lieu de manœuvrer son bâtiment dans la tempête. L'insulte n'avait pas plu, et pour cause, à la brute avinée qu'était Tom Brown. Fag-End qui paraissait le seul de la bande à ne pas être soûl comme une barrique s'était alors retrouvé le centre d'un cercle haineux destiné à l'abattre par un jeu barbare.

— C'était affreux, poursuivit Raynes qui frissonnait encore au souvenir de la scène à laquelle il avait assisté. L'homme était seul, encerclé par une dizaine de brutes rendues folles par l'alcool et qui s'acharnaient sur lui à coups de garcettes, de cordages, de tout ce qui leur tombait sous la main. Certains s'amusaient à le brûler avec leurs torches. Il hurlait, de rage et de douleur, sous les rires de ses comparses, se roulait sur le pont, cherchant à échapper à l'enfer. Rien n'y faisait. C'est alors que, dégoûté, impuissant, je me suis laissé glisser à l'eau, ne sachant pas trop ce que je devais faire. Il était impossible pour moi de venir en aide à ce malheureux qu'on s'apprêtait à tuer, impossible de rester à assister à sa mise à mort. Il me semble que ces brutes auraient eu plus d'égards pour un cochon. N'en déplaise à Monsieur Lawrence, ce n'est pas de la sensiblerie, c'est tout bonnement de l'humanité. Je mets au défi quiconque d'avoir pu demeurer impassible devant tant de cruauté gratuite.

Christopher Lawrence ne broncha pas à cette remarque qui lui était particulièrement destinée. Il était satisfait : sa pipe tirait enfin.

— J'étais donc à l'eau, indécis quant à ce que je devais faire. J'étais là pour vous, pour la colonie. C'est pourquoi je devais profiter de ma présence pour essayer d'en savoir le plus possible sur les intentions de ces forbans. Je savais déjà une chose, ils ne respectaient pas même un des leurs. Que serait-ce si l'un de nous tombait entre leurs mains ? Je me suis alors dit que je devais rester : le drame consommé, c'est-à-dire, Fag-End étant assassiné, j'en apprendrais peut-être davantage ? Le temps que je me fasse ces réflexions et que je prenne ma décision, les hurlements avaient cessé tout à coup. Fag-End était-il déjà mort ? Pour m'en assurer, je me suis hissé à nouveau au niveau du pont et d'un coup d'œil, j'ai compris que ces monstres avaient franchi un nouveau degré dans l'horreur. Ils avaient acculé leur victime dans les barres de perroquet et préparaient joyeusement des armes pour viser cette cible humaine. C'est alors qu'ils ont commencé à tirer...

— Vous n'imaginez pas comme nous avons eu peur ! Nous imaginions que vous aviez été découvert...

Raynes secoua la tête.

— J'étais tranquille. Je pense que j'aurais pu traverser le pont à ce moment là, ils avaient tous la tête en l'air. Quoi qu'il en soit, l'immonde jeu se prolongeait : les monstres ajustaient mal leur tir. La houle berçait le bâtiment. Tout cela ne pouvait durer. Soit Fag-End lâcherait prise, soit une balle le toucherait. Ce qui n'a pas manqué d'arriver. C'est un long hurlement de bête frappée à mort qui m'a appris que la tragédie se concluait. J'ai vu l'homme tournoyer, les bras en croix et les flots se refermer sur lui. Les hurlements ont repris de plus belle, avec des applaudissements, des hourrahs et des vivats. Une voix a crié un sonore « Adieu Capitaine Fag-End ! » en guise d'oraison funèbre. J'étais à bout de forces. J'étais malade de tristesse et de dégoût. Si c'est être une femmelette que de réagir ainsi quand un de vos semblables est assassiné sous vos yeux, eh bien, soit ! Je n'en rougis pas. J'ai décidé de ne pas rester plus longtemps aussi proche de ces horribles individus. Nous n'avions rien à en attendre. Il ne nous restait plus qu'à mourir et à mourir ensemble. J'ai donc commencé à nager vers l'île dont je voyais à peine la masse sombre. C'est alors que j'ai heurté un objet que j'ai d'abord cru être un requin. Fort heureusement, il n'en était rien. Il s'agissait du corps inerte de Fag-End. Le moins que je pouvais faire, c'était de le ramener avec moi pour sinon le sauver, du moins, lui assurer une sépulture décente...

— Peuh ! s'écria Christopher Lawrence avec le plus profond mépris. C'est vraiment malin ! Où avez-vous la tête ? Qu'avons-nous à faire d'un pirate mourant ? Pourquoi vous mêler de cette affaire qui ne vous regardait en rien ? C'est de l'enfantillage.

Raynes regarda gravement celui qui lui parlait ainsi.

— Soit, monsieur. Comme il vous plaira. Vous avez raison, objectivement, nous n'avons rien à faire d'un pirate mourant. Mais je ne suis pas de ceux qui passent à côté d'un blessé sans lui porter secours, quel que soit ce blessé. Vous avez vos convictions, laissez-moi agir selon les miennes !

— Alors que vous mettez en péril notre colonie ? Raynes, vous êtes fou !

— Péril, monsieur Lawrence ? Péril ? Par ce malheureux ? Vous exagérez !

Julian Wilde faisait de vaines tentatives pour les calmer. Il penchait rationnellement du côté de Lawrence, mais en se mettant à la place de Raynes et en ayant vécu ce qu'il venait de vivre, il n'aurait pas non plus abandonné le malheureux bandit à son triste sort s'il avait croisé sa route.

— Revenons à votre récit, Raynes, finit-il par placer. Que s'est-il passé après votre départ ? Vous conviendrez que nous soyons curieux !

— Eh bien, monsieur Wilde, je l'ignore. Je n'avais pas fait cent brasses que le ciel derrière moi s'embrasait et était secoué par une effroyable déflagration. J'en ai ressenti le contrecoup pendant plusieurs minutes. C'est tout. J'ai alors continué ma progression vers vous parce que la fatigue et le froid se faisaient de plus en plus sentir.

— Pensez-vous qu'il y ait des survivants ?

Raynes fut catégorique.

— Non.

— Vous nous l'avez déjà dit mais je reste sceptique. Il y va de notre sécurité.

— Je vous comprends. Si nous réfléchissons, le bâtiment était à un peu plus d'un mille de la côte. Dans les meilleures conditions, rares sont les marins qui peuvent nager une telle distance. Or, ceux-ci étaient tous dans un degré très prononcé d'ivresse. Ils ont dû être projetés à la mer et couler aussitôt sans se reconnaître.

— Mais ils auraient pu sauter avant !

— Pourquoi l'auraient-ils fait ? Pour repêcher le cadavre de Fag-End ?

— Que s'est-il passé à bord, alors ? Cette explosion est tout bonnement providentielle ! Vous êtes sûr que vous n'y êtes pas pour quelque chose ? Un acte héroïque de votre part ne nous surprendrait pas...

— Désolé de vous décevoir, Monsieur Wilde. Je n'ai pas été héroïque du tout. Je n'ai pas levé le petit doigt pour sauver ce malheureux Fag-End des mains de ses complices !

— Encore heureux ! s'écria Christopher Lawrence. Il n'aurait plus manqué que vous vous jetiez au milieu de ces fauves et que vous vous fassiez bêtement tuer !

— Cela ne nous dit pas le pourquoi de cette explosion, reprit Julian Wilde.

— On peut supposer qu'un de ces pirates a fumé à proximité de la soute. Un accident est vite arrivé. Ou alors, de l'alcool a pris feu. Ou une torche est tombée. Nous ne le saurons jamais, alors qu'importe ? L'essentiel n'est-il pas que nous n'ayons plus rien à craindre ?

— Comment ? gronda le gros Christopher dont les joues graisseuses s'animaient comme de la gélatine en raison de son excitation. Et cette ordure que vous avez eu l'inconscience de nous imposer ?

— Cette ordure, comme vous l'appelez, est un homme...

Christopher Lawrence s'esclaffa.

— Un homme ! Vous me faites pitié, Raynes ! Un homme ? C'est une bête, rien de plus. Plutôt moins. D'ailleurs, vous avez vu comment on l'appelait à bord de son bâtiment : Fag-End ! Cela dit tout.

— Je regrette, monsieur Lawrence. Ce malheureux, avec tout ce qu'il est, est et reste un homme.

— Non. Quand on se comporte comme le font ces pirates, on ne reste pas un homme. On descend très bas. Plus bas que la bête. On devient pire, bien pire.

— Et c'est sur cette théorie que vous vous basez pour refuser de soigner ce malheureux ? rétorqua Raynes d'une voix altérée par la rage.

Julian Wilde considérait son compagnon avec un étonnement grandissant : jamais encore il ne l'avait entendu si virulent. C'était comme s'il avait devant lui quelqu'un d'inconnu. Christopher Lawrence, lui, n'avait cure de cette transformation. Il répondit très sèchement.

— Vous avez parfaitement compris !

— C'est infâme ! reprit Raynes, dont le visage d'ordinaire si calme et rayonnant était soudain convulsé sous les remous d'énervement qui le secouaient tout entier. Vous n'avez pas le droit !...

— Votre droit, mon cher, je m'assois dessus, déclara Lawrence avec une grossièreté emphatique. Ce n'est pas la peine de me bassiner les oreilles avec cette histoire de pirate. Par égard pour vous et seulement à cause de cela, je ne viderai pas mon chargeur dans la tête de cette ordure. Mais là s'arrêtera le respect que je vous porte. Je ne soignerai pas cet individu !

Raynes eut un geste de supplication désespérée.

— Mais c'est vous qui êtes médecin, pas moi !

— Mon cher Christopher, il n'y a guère de différence entre ton attitude et un véritable assassinat. A ceci près que tu prolonges les souffrances de cet homme qui ne t'a rien fait. Il serait plus charitable de le tuer tout de suite.

Le son de la voix un peu traînante et lasse d'Alan Connel avait fait pâlir le docteur pendant une fraction de seconde. Il s'était très vite ressaisi.

— C'est Raynes qui insiste ! objecta-t-il en jetant un regard mauvais à son compagnon qu'il accusait ainsi que l'avoir discrédité aux yeux de ses autres amis.

— Il n'est pas le seul, intervint calmement Julian Wilde. Je me range à son avis.

— Moi aussi, ajouta Connel.

— Quoi ? hurla Christopher Lawrence, hors de lui. Vous suivez les traces de ce gamin irresponsable ? Un fou qui, sous le prétexte fallacieux de générosité et de philanthropie nous impose la présence d'un criminel ? Si vous n'avez plus pour deux schillings de bon sens, c'est à moi de vous indiquer le chemin de la raison !

Raynes, blême sous les insultes, ses yeux verts fulgurant d'indignation, s'était croisé les bras sur sa poitrine en s'efforçant de conserver la maîtrise de ses paroles et de ses actes. Julian Wilde, outré du comportement du docteur regardait les deux adversaires avec inquiétude. Quelque chose en lui avait déjà compris que leur quatuor était irrémédiablement fissuré. Le pirate moribond, mort peut-être à l'heure où ils se disputaient sa vie, avait brisé une unité de façade en révélant des caractères antagonistes. Raynes, le silencieux, le discret, l'ermite était métamorphosé. Il parlait hardiment, défendant pied à pied l'existence du criminel qu'il avait recueilli. Cela ne lui ressemblait pas de se mettre si en avant. Ou alors, cela voulait dire que ses compagnons s'étaient trompés sur son compte pendant des années et que sous la tranquille apparence de l'humble Gallois se cachaient des braises prêtes à s'enflammer.

— Concrètement, Christopher, tu ne vas rien faire, c'est cela ?

— C'est cela ou je tue immédiatement cette crapule.

— Dans l'état où est ce malheureux, ton inaction est un assassinat.

Christopher Lawrence soupira d'un air excédé.

— Mais non ! Puisque Fag-End n'est pas un homme...

— Eh bien, monsieur Lawrence, il le deviendra !

La belle voix musicale de Raynes s'était enflée d'une implacable menace. Ses yeux y avaient joint des éclairs. C'était une vision tellement inhabituelle que Christopher Lawrence en perdit l'usage momentané de la parole. Le temps qu'il la recouvre, Raynes avait quitté la pièce, suivi d'Almeda. La chatte noire, dérangée par les éclats de voix, avait trouvé depuis longtemps un coin plus paisible pour dormir.

— Bien joué, Christopher ! fit Connel qui se balançait sur sa chaise en considérant ses deux amis d'un air fort narquois. Tu rejoins Fag-End dans le crime en l'abandonnant à ses blessures et en frappant Raynes dans ce qu'il possède de plus merveilleux, son cœur.

A son tour, brusquement, il sortit, laissant le docteur interloqué. Alan Connel, dans un autre genre que Raynes, était réputé pour sa passivité verbale dans toutes les discussions. Ce garçon placide n'ouvrait la bouche que la nécessité s'en faisait vraiment sentir. Or, au cours de la soirée, il était intervenu trois fois, ce qui formait un record. De quoi ébranler son ami d'enfance qui le connaissait bien.

— Mais que se passe-t-il ? murmura-t-il.

— Tu sembles dans l'erreur, mon cher, c'est tout.

— Vous approuvez ces deux... fous ?

— Ils n'ont rien de fou. Mais s'ils le sont, je le serai avec eux.

Christopher Lawrence éprouvait à l'égard de Julian Wilde un sentiment de respect souvent mêlé de peur. L'homme pouvait être glacial, autoritaire et redoutable. A cette réponse éloquente et brève, il redevint un petit garçon sermonné par son père. Il afficha un air boudeur tout en allumant à nouveau sa pipe et se mura dans un silence pour lui inhabituel.

Pendant ce temps, Raynes s'était rendu au chevet du pirate qui avait repris un semblant de conscience, si on pouvait appeler conscience ce qui n'était que l'atroce souffrance broyant son corps torturé. Il gisait sur le côté, réduisant ainsi un peu le contact avec le drap. Car sa poitrine était à peine en meilleur état que son dos, tous deux labourés de profonds sillons sanglants. Ses membres eux-mêmes, d'une inconcevable maigreur, n'avaient été épargnés ni par le fer, ni par le feu. Il respirait toujours aussi mal, râlant quand il reprenait difficilement son souffle. Raynes ne savait que faire pour le soulager. Il était bouleversé par ce regard fiévreux, gouffre insondable d'angoisse devant la perspective d'une agonie interminable. Il se maudissait de n'être qu'un témoin impuissant alors que les besoins étaient immenses. Il songea au débat farouche qui l'avait opposé à Christopher Lawrence. Il avait voulu sauver le pirate pour de nobles motifs faits de respect de la vie et de la dignité humaine. Or, grâce à cela, il prolongeait abominablement les souffrances du malheureux. En avait-il le droit ? Où se situait son devoir ? Fallait-il faire le choix d'une mort rapide pour ces mêmes motifs qui l'avaient fait opter pour la vie coûte que coûte ? Tuer Fag-End serait un acte charitable avait dit Connel non sans bon sens. On achève bien un animal blessé pour lui éviter une fin pénible. Seulement, voilà : Fag-End n'était pas un animal. Il était un homme. Raynes l'avait affirmé haut et fort. Il se serait fait tuer sur place pour le prouver. Mais ce combat moral n'était rien pour le moribond au corps martyrisé.

Raynes hésitait, partagé entre son désir de sauver le blessé et celui de lui épargner de cruels derniers moments. Il hésitait sans cesser d'agir, effectuant de pauvres gestes dérisoires, destinés à adoucir le supplice qui enflammait les plaies béantes.

Le regard de Fag-End, un regard d'homme et non de bête, lucide, abandonné, ne connaissant plus ni l'attente, ni l'espoir, ni le désir, croisa alors celui de son infirmier. Raynes frémit de tout son être, traversé par une décharge électrique. Non. On ne tue pas un homme capable de vous regarder ainsi. On ne supprime pas une vie, même par amour.

Maintenant, Raynes ne doutait plus. Il avait fait son choix. Il sauverait Fag-End.

Cette volonté se heurta à une réalité qu'il n'avait absolument pas prévue. En dépit de ses efforts, le sommeil le terrassa, abrégeant sa veille aux petites heures du matin, épuisé qu'il était par sa longue nage et les émotions qui en étaient résultées. Il ne put donc ni empêcher ni influencer les événements qui se bousculèrent dès que l'aube parut.

Un hurlement le précipita sur ses pieds avant même d'être complètement réveillé.

En un instant cependant, la situation se présenta à lui dans tout ce qu'elle avait de désolante et de périlleuse. Devant lui se trouvait Christopher Lawrence qu'une curiosité saine ou malsaine avait attiré dans la pièce. Peut-être avait-il seulement eu le désir de s'assurer que son ami avait survécu à cette nuit en compagnie d'un criminel de la pire espèce. Hélas, en l'occurrence, le docteur avait commis une monstrueuse erreur. Il s'était armé d'un coutelas, non de manière offensive, mais pour parer à toute éventualité. Cela avait suffi pour que Fag-End y trouve une menace. Ramassé sur lui-même, le pirate moribond paraissait résolu à disputer chèrement ce qui lui restait de vie. Avec le mouvement, certaines de ses plaies trop superficiellement refermées, s'étaient rouvertes et il en coulait un mélange de pus, de sang et d'eau. Son visage, moins boursouflé grâce aux compresses froides que Raynes y avait appliqué pendant la nuit exprimait la cruauté glacée du fauve hypnotisant la proie qu'il va dévorer. Devant ce regard fixe et farouche, le docteur ne bougeait pas non plus, paralysé par leur éclat maléfique.

D'une formidable détente, Fag-End se catapulta en avant, surprenant les quatre spectateurs médusés qui n'avaient anticipé aucun mouvement menaçant. Christopher Lawrence dont le poids était au moins le double de celui de son adversaire roula sur le sol, la respiration suspendue par un magistral coup dans le plexus solaire ; son poignet droit semblait avoir été écrasé par un étau. Naturellement, le couteau était désormais en la possession du pirate aux attaques foudroyantes.

Raynes, Wilde et Connel avaient tout vu sans avoir pu esquisser le moindre geste. Ils étaient à la fois stupéfaits et terrifiés. Aucun d'eux n'était un athlète, ni un expert en lutte ou en arts martiaux. Il était loin le temps où ils avaient échangé des coups de poings dans une cour de récréation.

Fag-End, blessé, seul contre quatre, conservait l'avantage. Il était le maître. Christopher Lawrence, tous comptes faits, n'avait peut-être pas eu tort de préconiser une balle dans la tête.

Julian Wilde ne put se résoudre à cette solution simpliste. Il devait exister un moyen de briser cet engrenage infernal de violence extrême. Avant de suivre la logique du bon sens, de la logique, de la raison, il fallait aller jusqu'au bout de la tolérance et du respect envers celui qui ressemblait davantage à un fauve qu'à un être humain. Julian Wilde ne se dissimulait pas combien le personnage le fascinait : tout dans son physique évoquait le primitif, proche de la vie animale pour survivre. Sa quasi-nudité découvrait un corps décharné aux muscles et aux nerfs saillants dont l'expérience avait prouvé la redoutable vigueur. L'homme devait appartenir à une peuplade malaise ou mélanésienne bien qu'il n'eût ni le nez épaté commun chez les Papous ou les Canaques, ni leurs cheveux crépus, ni les yeux bridés des indigènes de l'Indonésie. Et ce qui avait pour Julian Wilde une importance capitale, l'individu, dans toute sa brutalité, laissait transparaître l'intelligence. Or, avec un homme intelligent, on peut parler. Fag-End, il s'en souvenait d'après le récit de Raynes, avait été condamné à mort parce que ses compagnons se plaignaient de ses compétences et de son commandement.

— Ne craignez pas ! dit-il en avançant d'un pas pour manifester des intentions pacifiques. Nous ne vous voulons pas de mal.

Mal lui en prit de tenter cette démarche qui avait été un désir secret d'en remontrer à Raynes et de lui prouver qu'il n'était pas le seul à faire preuve d'une magnanimité héroïque. Il n'avait pas achevé sa phrase que Fag-End l'avait agrippé au cou d'une main squelettique aux doigts puissants comme une pince d'acier.

— Le bateau ? Où est le bateau ?

Julian Wilde voyait le visage bestial, hideux de sang et de contusions à quelques centimètres du sien. Il eut peur, une peur atroce qu'il n'avait jamais éprouvé et qui le rendit très humble quant à sa force morale. Ce fut tout juste s'il réussit à maîtriser ses intestins et il comprit que l'âge ne fait rien devant les grandes émotions, que dans les circonstances dramatiques, le corps vulnérable, fait défaut à ceux qui se croient les plus courageux.

— Disparu ! parvint-il pourtant à bégayer. Il... il a ... explosé...

Fag-End ne bougea pas. La carotide comprimée, Julian Wilde bleuissait lentement. Il serait même tombé sans la poigne qui le retenait à la gorge.

— Fag-End, s'il vous plait, ne le tuez pas.

La voix était parfaitement calme, aux accents chantants, aux nuances douces et amicales, une voix inconcevable dans ce climat de mort programmée et de violence inouïe. Julian Wilde, malgré sa position inconfortable, éprouva pour Raynes un sentiment de haine passionnée. Il fallait être un fieffé imbécile pour se permettre une telle mièvrerie devant un meurtrier, un étrangleur ! L'abattre sur le champ, voilà ce qu'il fallait. Ce Raynes était stupide !

Fag-End tourna la tête vers celui qui venait de parler ainsi et qui, il l'avait reconnu, était aussi celui qui, durant la nuit, avait fait l'impossible pour le soulager. Il le fixa avec des yeux troublés d'un éclat fauve tandis que la pression de sa serre crochue diminuait. Il ne broncha pas quand sa victime, désormais libre, tomba à ses pieds, à demi inanimée. Raynes lui rendit un regard tranquille, profondément compatissant et fraternel.

Cet échange silencieux dura un temps qu'il lui fut impossible de mesurer. Soudain, sans signe avant-coureur, le visage du pirate devint un masque d'épouvante. Des larmes imprévues jaillirent de dessous les paupières fiévreuses. Puis des sanglots incoercibles secouèrent ses épaules et sa poitrine lacérées.

Raynes, que l'obéissance quasi immédiate du pirate avait plus étonné que ne le soupçonnaient ses amis, éprouva une douleur immense devant le dramatique témoignage d'humanité que lui donnait Fag-End. Il fut ainsi conforté dans sa conviction qu'il était possible de régénérer cette pitoyable créature accessible à l'expression d'un amour vrai et sans faiblesse. Pourtant, au geste tout naturel qu'il eut pour rejoindre le malheureux dans son infinie détresse, celui-ci détala en direction de l'entrée avec la rapidité féline qui caractérisait tous ses mouvements.

Bien qu'il sût qu'il n'y avait rien à faire, Raynes se précipita à sa suite. Connel lui emboîta le pas. Ils purent voir le pirate s'enfuir d'un pas mal assuré vers le chemin qui montait au plateau et disparaître dans le sein d'une végétation luxuriante. La bête sauvage avait repris ses droits. Almeda, elle, n'avait pas bronché, attendant un ordre de son maître.

— Mon ami, fit une voix que le frémissement d'émotion rendait presque méconnaissable, sans vous, j'étais mort. Vous avez accompli là un véritable miracle.

Julian Wilde avait poussé la familiarité jusqu'à poser sa main sur l'épaule de son compagnon, geste ô combien inhabituel pour qui connaissait son extrême froideur et indifférence en toutes circonstances.

Mais ce n'était plus totalement le même homme. L'épreuve l'avait transformé en apparence et en profondeur. Son visage livide exprimait un sentiment de gratitude éperdue qui adoucissait quelque peu la sévérité naturelle de ses traits. Car il avait désormais compris combien il s'était montré injuste en haïssant la douceur de son compagnon. Raynes avait parié sur l'homme et les événements lui avaient donné raison. Julian Wilde ne cherchait pas à comprendre comment c'était concevable. Il savait seulement qu'il s'en tirait avec cinq marques violacées sur le cou, un détail auprès de la mort par strangulation qu'il avait frôlée.

Raynes hésita à se tourner vers lui, sans doute par désir de dissimuler les larmes qui brillaient dans ses yeux verts. D'ordinaire, Julian Wilde méprisait toute expression de sensiblerie niaise qui lui était étrangère. Il n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche. La voix tonitruante de Christopher Lawrence résonna à leurs oreilles.

— Du beau travail, tout cela ! Tout de votre faute, Raynes ! Voilà ce que nous avons gagné à suivre vos principes imbéciles ! Et naturellement, vous avez laissé filer le criminel ! Il ne nous reste plus qu'à organiser une battue et à tuer cette bête malfaisante. Vous êtes ridicule ! Nous l'avions à notre merci et tout ce que vous avez pu faire, c'est de le laisser commettre ses forfaits. Vous auriez assisté à notre assassinat sans lever le plus petit doigt, vous contentant de dire d'un ton benêt : « s'il vous plait, Fag-End, ne le tuez pas ! ». Etes-vous donc de mèche avec lui ?

Ce fut au tour du visage de Raynes, bronzé par une saine vie au plein air, de pâlir atrocement. Connel et Wilde redoutèrent le pire après ces insultes, mais la force morale du Gallois demeura intacte en ces circonstances navrantes. Le regard clair devint incandescent pendant quelques secondes, puis le calme revint, forcé et glacé. Connel ne dit rien comme de coutume. Par contre, Wilde explosa :

— Tu es infâme ! Tu l'accuses alors qu'il vient de nous sauver la vie. Alors qu'il a su percer la carapace de cette brute sanguinaire pour y injecter une goutte d'humanité !

— Bande d'utopistes ! cracha le docteur.

Raynes imposa le silence d'un geste autoritaire et déterminé. Ses yeux verts fulguraient d'un feu ardent, altérant les traits de son visage blême.

— Dois-je vous rappeler ce que vous faites tous sur cette île, monsieur ? gronda-t-il d'une voix qui n'avait plus rien de son habituelle douceur harmonieuse. Dois-je vous demander quels motifs vous ont poussés à faire le choix d'un exil sur une terre inhabitée ? L'avez-vous oublié ou, ce qui serait plus grave, renié ? Ou alors la pratique de vos belles théories vous parait-elle trop difficile à mettre en œuvre quand vous être confrontés à la réalité ? Le défi que vous lance Fag-End vous est-il à ce point insupportable ?...

— Vous osez me parler sur ce ton ? interrompit le docteur, hors de lui, pourpre de rage, la moustache belliqueuse. Vous osez me parler de ces théories quand on ignore encore pour quelles raisons inavouables vous êtes sur cette île ?...

Connel et Wilde, chacun de leur côté, eurent le réflexe de saisir la main de Raynes pour l'empêcher de frapper son interlocuteur. Mais Raynes, à ce dernier coup porté, avait jugé de toute inutilité de polémiquer avec un pareil individu. Il esquissa même un sourire crispé à l'attention de ses deux compagnons désireux de le protéger et très inquiets de la tournure que prenaient les événements. Julian Wilde, rasséréné de sentir Raynes si maître de lui, dirigea sa légitime fureur vers Christopher Lawrence :

— Tu te comportes de manière infantile et je ne te reconnais qu'un droit, celui de te taire ! Mais que cela soit clair entre nous : Raynes a parlé de défi. Il a eu tout à fait raison et je l'en remercie. Cela fait dix ans que nous vivons dans une routine néfaste. L'agressivité qui est la nôtre montre bien que la question de ce Fag-End remet en cause nos convictions. Ce que nous avons fait à quatre, il nous sera peut-être imposé de le faire à cinq si Fag-End survit.

— Jamais ! Autant quitter cette île ! Autant mourir tout de suite !

Le doyen des quatre hommes secoua la tête, en grimaçant d'ailleurs car son cou tout endolori se rappelait à son bon souvenir.

— Au contraire ! L'heure de vérité a enfin sonné. Nous allons sortir de notre sommeil ! Nous allons être confrontés à nous-mêmes.

— Et à Fag-End ! ajouta perfidement Christopher Lawrence auquel il aurait sans doute fallu arracher la langue et couper les cordes vocales pour l'empêcher de s'exprimer à haute voix. Qu'allons-nous en faire ?

— Un être humain, monsieur Lawrence. Un être humain comme vous et moi !

Les deux hommes se mesurèrent du regard, enflammé et haineux chez le docteur, grave et triste chez Raynes. Rageur, Christopher Lawrence céda le premier. Un reste de respect pour un compagnon de dix années qu'il avait toujours estimé sans parvenir à le comprendre le fit battre en retraite. Il ne pouvait quand même pas le tuer. Il préféra rentrer dans la maison, en claquant violemment la porte derrière lui pour bien manifester à tous que ce recul n'était pas une soumission.