Les Préludes — Chapitre 9

La pauvre Marie Le Quellec aurait conçu les plus vives inquiétudes si elle avait deviné qu'au moment même où elle voyait l'avenir sous des auspices si favorables, Emmanuel avait quitté l'enceinte de Ti-Ar-Mor et d'un pas souple et rapide, avait pris la direction de la ville.

L'enfant marchait sans hésitation, déterminé à aller droit au but. Malgré son peu de connaissance des lieux, il trouva ce qu'il cherchait et ne s'arrêta qu'une fois devant le Golden Star, lequel, désarmé, attendait d'être mis en cale sèche pour les premiers travaux. D'après ce qu'il pouvait voir, il n'y avait à bord qu'une poignée de matelots désoeuvrés qui, faute de mieux, y avaient élu domicile jusqu'à leur nouvel embarquement. Il monta donc sans encombre sur le pont, personne n'étant suffisamment attentif pour remarquer cette petite forme qui se glissait discrètement vers l'arrière. Arrivé devant une porte bien précise, il fit une pause puis frappa quelques coups brefs.

— Qu'est-ce que c'est ? grommela la voix revêche de quelqu'un dérangé dans une activité importante.

A ce son, Emmanuel parut sortir de l'état hypnotique qui l'avait conduit là : soudain, la témérité de sa conduite lui apparaissait dans toute son horreur.

Il n'eut pas le temps de s'appesantir sur ses émotions : la porte s'ouvrit presque immédiatement et Taylor se dressa dans l'encadrement.

Le second crut rêver. Et pourtant c'était bien l'ancien mousse du Golden Star qui se trouvait devant lui, à peine moins maigre qu'à son départ, mieux habillé, plus propre, et dont l'expression reflétait sa difficulté à surmonter l'épouvante qui le tenaillait. Que faisait-il là ? Que signifiait sa présence ? Qui l'avait envoyé ? Il avait l'air d'être seul...

— Oui ?...

Emmanuel ne répondit pas. Il en était incapable. Son corps, sa langue, ses oreilles s'étaient paralysés.

— C'est... euh, c'est moi que tu veux voir ?

Taylor se sentait franchement idiot, dans cette situation. Trois mois plus tôt, il aurait su comment agir. Il n'aurait même pas réfléchi. Cela serait venu naturellement. Désormais, c'était impossible. Il n'était plus le même homme.

Au prix d'un effort surhumain, Emmanuel secoua son engourdissement pour hocher la tête. Oui, c'était pour le second qu'il avait quitté Ti-Ar-Mor. Pour lui seul.

— Entre, alors !... Euh... assieds-toi...

Le second recula pour le laisser passer, mais l'enfant ne maîtrisait plus son corps. Malgré les injonctions de sa volonté, il était incapable d'avancer. Il sentait ses jambes se dérober sous lui, son estomac se contractait. Il chancela avec un terrible haut-le-cœur. Le réflexe de Taylor fut d'étendre les bras pour empêcher sa chute. Dès qu'il eût frôlé le corps raidi, il se retira précipitamment. Un contact physique était inconcevable. Il aurait ressuscité un passé immonde...

Emmanuel tituba jusqu'au bord de la couchette et s'y laissa tomber, la respiration courte et oppressée.

Taylor ne se souvenait pas avoir jamais été dans un état aussi proche de la panique. Il ne savait que faire. Pourquoi le gamin était-il là ? Etait-ce les Le Quellec qui lui avaient imposé cette visite en forme de chemin de croix ? Il n'avait pu venir de son plein gré alors que tout prouvait qu'il luttait contre une terreur que des mois de cruauté morale et physique avaient rendue normale.

Il fallait en finir. Le second, devant la nécessité d'intervenir vite et bien, appliqua un des seuls moyens qui lui vint à l'esprit : il ouvrit une petite armoire contenant, outre divers objets personnels, une bouteille de très vieux rhum à peine entamée —c'était un homme qui buvait très peu—. Il versa quelques gouttes du précieux breuvage dans un verre et le fit sentir à l'enfant avant d'en humecter ses lèvres décolorées. Emmanuel fit la grimace.

— Je vais te faire un grog. Tu en as besoin.

Aller dans la cuisine, faire chauffer de l'eau, c'était reprendre le contrôle de lui-même. C'était essayer de réfléchir à la manière de sortir de cette impasse. C'était aussi donner le temps à son visiteur de prendre la poudre d'escampette s'il le souhaitait.

Il s'attendait donc à trouver la pièce vide et l'oiseau envolé lorsqu'il revint. Il l'espérait presque. Mais Emmanuel était toujours là, recroquevillé sur la couchette. Sans un mot, le second lui tendit le grog fumant et odorant.

L'enfant finit par le prendre, mais avec un tel tremblement des mains qu'il se fallût de peu que le liquide ne se renversât. Lentement, il se mit à boire à toutes petites gorgées. C'était parfumé et extrêmement sucré. Taylor n'avait pas forcé sur l'alcool. Fidèle à ses principes, il n'allait pas profiter de l'aubaine, comme l'auraient fait certains matelots malintentionnés, pour chercher à soûler le petit garçon.

Une fois la boisson terminée, Emmanuel resta longtemps immobile, son quart entre les mains. Il n'était pas fier de lui. Il venait de faire preuve d'une indigne faiblesse devant celui qui, pendant quinze mois avait tenté de l'élever au-dessus des réactions naturelles de crainte ou de lâcheté. Le second allait le mépriser encore davantage pour avoir affiché si nettement que ses leçons, apprises dans la souffrance, le renoncement, le déni de son enfance, n'avaient servi à rien. Il avait tout oublié. C'était honteux. Il n'était vraiment qu'un bébé sans tripes, une mauviette. Quel gâchis ! Quoi d'étonnant que Taylor se fût débarrassé de lui. Il était un élève si pitoyable...

— Peux-tu me dire ce que tu fais ici ?

Miné par l'interminable silence, le second avait ainsi interrompu le cours des pensées de son visiteur qui, pris au dépourvu, releva la tête. Taylor fut surpris de voir qu'au lieu de l'abattement apeuré qu'il imaginait, l'expression du gamin était sombre, ardente, combative. Dans sa frimousse maigrichonne, dont le hâle s'était atténué, les prunelles d'un bleu un peu mauve brillaient d'un éclat de volonté presque farouche.

Emmanuel ne répondit pas aussitôt. Savait-il lui-même pourquoi il était là ? Son regard refléta un trouble certain.

— J'avais besoin de vous voir, finit-il par dire.

— Et pourquoi ? demanda Taylor qui, au moment où il parlait, se maudissait pour sa précipitation. Mais c'était trop tard pour avoir des regrets. La question était posée.

Comme toujours, la réponse mit du temps à venir. Car Emmanuel était le premier étonné de se retrouver sur le Golden Star. Il savait seulement qu'en quittant Ti-Ar-Mor quelques heures plus tôt, il avait suivi un instinct tout puissant qui lui avait ordonné de se confronter immédiatement à l'homme dont il avait perdu l'estime le jour où il s'était abaissé à le supplier de l'épargner, ne comprenant pas que la menace n'était qu'un moyen d'accéder à une plus grande maîtrise de lui. Il s'était comporté comme un idiot, un vrai bébé. Le résultat ne s'était pas fait attendre : il avait quitté le voilier. Cela faisait trois mois maintenant qu'il vivait loin de cet univers familier. Trois mois qu'il ne savait pas vraiment ce que l'avenir lui réservait. Il était parti sur un échec : coupable de fugue, coupable de trahison envers ceux qui l'avaient sauvé, coupable de s'être avéré indigne de l'intérêt que les adultes avaient eu pour lui. James Larkin n'avait pas semblé lui en vouloir à en juger par la lettre qu'il lui avait écrite. Mais le second ? Cet homme qui avait tout fait pour lui donner des qualités d'adulte, c'est-à-dire les armes nécessaires pour affronter la vie ? Quelle était sa position quant à l'avenir du mousse ? Approuvait-il qu'il ne gagne plus sa vie ? Lui, l'orphelin sans famille, sans racine, le bébé, avait-il le droit d'aspirer à une vie aussi normale que possible ? Ou devait-il songer à reprendre sa vie de labeur à bord du long courrier ? Le seul moyen d'avoir des réponses à ses angoisses avait été pour lui de venir trouver directement l'intéressé. Mais comment lui expliquer que rien de vraiment rationnel ne l'avait amené sur le Golden Star ? Piteusement, il se contenta donc d'avouer ce qui était la stricte vérité :

— Je ne sais pas, monsieur. J'avais seulement besoin de vous voir.

Le second resta songeur un moment.

— Moi ou le capitaine ?

— Vous.

La visite était donc tout ce qu'il y avait de plus délibérée. L'enfant marqua un temps de silence, puis reprit :

— L'autre jour, quand vous êtes venu avec le capitaine, c'était pour me reprendre ?

Taylor parut surpris par la question :

— En aucun cas. C'était pour des raisons professionnelles avec... monsieur Le Quellec.

Cette réponse confirmait parfaitement celle de Marie Le Quellec. Deux certitudes valaient mieux qu'une.

— Maintenant, dis-moi, monsieur et madame Le Quellec ont osé te laisser venir me voir ?

Emmanuel regarda gravement le second, puis, gêné, baissa les yeux :

— Ils ne savent pas où je suis, murmura-t-il. Ils savent rarement où je suis.

Que de souffrance contenue dans cet aveu ! Quelle vie les uns et les autres devaient-ils mener ! Les parents, dans l'angoisse constante que l'enfant ne disparaisse mais lui offrant, dans leur infinie délicatesse, le don de la liberté. L'enfant, confronté à cette liberté qui l'obligeait à des choix.

— C'est peut-être pour cela que je suis venu pour voir, reprit Emmanuel après une pause. Je n'en peux plus. Je ne sais pas où j'en suis. Et je me conduis très mal. C'est affreux ce que je peux être horrible. Je ne veux pas l'être pourtant, mais c'est plus fort que moi... Je fuis ces gens qui sont si gentils... Et ils ne me disent rien. Ils ne me grondent pas quand je fais quelque chose de mal. Ici, c'était bien, c'était clair. Là-bas, je ne sais plus... Je voudrais être normal et je sais que ce n'est pas possible : le docteur me le répète tout le temps : je ne suis qu'un bon à rien parce que je suis orphelin et que je suis mousse. Vous, qu'est-ce que vous dites ? Qu'est-ce que je dois faire ? Revenir ici si vous m'acceptez ou rester chez monsieur et madame Le Quellec ?

— Tu serais prêt à revenir ici ?

— Si vous voulez de moi, oui.

Emmanuel n'avait pas hésité un instant. Eberlué par une réponse aussi nette, Taylor voulut en savoir davantage :

— Mais le souhaites-tu ?

Emmanuel réfléchit plus longuement :

— C'est le problème, dit-il enfin, je ne sais pas... Je crois que je voudrais rester chez monsieur et madame Le Quellec... Mais j'ai tellement peur...

— De quoi ?

— Que cela ne dure pas... Qu'ils meurent...

— Pourquoi mourraient-ils ?

— C'est normal... tous les autres sont morts... J'ai l'habitude... alors ce serait plus facile de revenir ici...

Taylor marqua un temps de silence avant de prendre la parole parce qu'il sentait que ses mots allaient revêtir pour l'enfant une signification essentielle.

— Emmanuel, je crois que tu as très bien posé le problème : tu n'es pas hostile au fait de rester chez monsieur et madame Le Quellec mais tu as peur de t'attacher à eux de crainte qu'ils ne meurent. Cela se comprend, vu les expériences de la vie que tu as malheureusement eues. Ceci dit, l'amour n'est jamais perdu...

— Cela n'empêche personne de mourir...

— Non, cela permet de vivre. Ne penses-tu pas que ta vie était plus douce pour toi quand Gupta était là ?

— Il est mort. Après, c'est le vide...

— C'est le vide uniquement parce que tu refuses de t'attacher à nouveau...

— Cela sert à rien de s'attacher à des gens qui vont mourir... Cela ne sert à rien de vivre pour mourir...

— Regrettes-tu l'amour que tu as donné à ceux que tu pleures tant ? N'était-ce pas quelque chose de merveilleux qui te rendait heureux ? Est-ce que cela ne t'a pas rendu fort d'être aimé et d'aimer ? Tu t'en souviens, n'est-ce pas ?

Les yeux d'Emmanuel se remplirent de larmes à ces questions. Oui, il se souvenait de l'indicible bonheur d'être choyé par Diana, d'être l'élève d'oncle Douglas, d'être l'ami d'Ismaël, d'être le compagnon de travail du paisible Gupta...

— Oui, hoqueta-t-il. Je voudrais qu'ils soient toujours là...

— Mais tu peux reconstruire quelque chose d'aussi beau, de différent avec d'autres personnes. C'est cela la vie. Elle nous pousse en avant...

— C'est trop dur de penser que ceux qu'on aime vont un jour nous quitter. Si vite...

Vaincu par son émotion et ses souvenirs, mais prisonnier de l'éducation donnée, l'enfant luttait désespérément contre les larmes de plus en plus abondantes qui affluaient sous ses paupières. Ce que voyant, Taylor s'assit à côté de lui sur la couchette, l'attira doucement à lui et l'entoura de ses bras.

— Pleure, petit, pleure, murmura le second lui qui, pendant des mois, avait nié à son mousse le droit de faire preuve d'autant d'indécence et de faiblesse. Tu en as bien besoin...

Contrairement à toute attente, Emmanuel ne s'effondra pas en sanglotant, mais ne se fit pas violence non plus pour dominer ses pleurs. Le geste de Taylor, si plein d'une vraie sollicitude, en avait comme tari la source. Simplement, son corps s'assouplit et resta de longues minutes à jouir de cette étreinte presque paternelle.

— Il faut que j'y aille, dit-il enfin en se redressant. Maman va s'inquiéter...

L'enfant paraissait complètement épuisé. Etait-ce pour cela que le mot de « maman » lui avait échappé si naturellement ? Avait-il même remarqué qu'il l'avait prononcé ?

— Je te raccompagne, décréta Taylor aussitôt.

— Non, merci !

— Si, contredit fermement le second. Il fait sombre maintenant. Ce serait dangereux tout seul.

Emmanuel secoua ses boucles noires. Son regard se fit plus dur.

— Non, merci, répéta-t-il, plus nettement. Je veux être seul.

Taylor n'avait pas pour habitude d'entendre un de ses subordonnés rejeter ainsi son autorité, surtout pas quand il s'agissait de plus faible d'entre eux, de celui qu'il avait tenu sous sa coupe pendant si longtemps. Ce n'était pas cela qui le gênait le plus. C'était surtout parce qu'il craignait pour lui un chemin long et pas toujours sûr.

— Je vous en prie, insista l'enfant, obstiné. Je veux être seul !

Le second pouvait comprendre ce désir de solitude après ce qui venait de se passer. Mais il ne pouvait se résoudre à laisser partir ce petit être épuisé et l'abandonner à la merci d'une mauvaise rencontre.

— Si vous m'aimez...

Aimer, comme aimaient les Le Quellec, avec les risques inouïs que cela comportait ! Aimer de cet amour qui consistait à accepter de souffrir pour permettre à l'être aimé de vivre et d'agir dans la liberté.

Taylor capitula à cette demande si claire.

— D'accord. Rentre, mais surtout... sois prudent...

Emmanuel, debout à la porte, resta un instant indécis, comme s'il ne savait plus que faire devant cette acceptation soudaine. Ce n'était pourtant pas cela qui le troublait. Brusquement, il se retourna vers le second et, d'un mouvement presque sauvage, heurté, maladroit, se hissa sur la pointe des pieds pour déposer sur sa joue rêche un vrai baiser d'enfant. Puis, plantant là un Taylor frappé par la foudre, il disparut aussitôt, avalé par la nuit.

Le second demeura plusieurs jours dans la plus cruelle incertitude quant à l'attitude à adopter après la visite si imprévue de l'ancien mousse du Golden Star. Il n'était d'ailleurs toujours pas revenu de sa surprise. Comment l'enfant avait-il trouvé en lui le courage —la folie— de rencontrer l'homme qui aurait dû lui donner tant de raison de fuir loin de sa présence détestable ? Or, même si au départ, Emmanuel avait paru, à juste titre, effrayé il avait parlé avec une confiance dont James Larkin aurait pu se montrer fort jaloux. C'était comme s'il n'avait jamais mis sur le compte d'une haine sans merci les brutalités dont il avait été l'objet. Les avait-ils oubliées ? Etait-il à ce point naïf ou avide d'amour ? De quelle pâte était-il donc pétri, lui qui avait subi sans broncher les rigueurs d'une éducation pour le moins austère ? Pourquoi l'avait-il précisément choisi comme interlocuteur privilégié, au détriment d'un homme plus abordable comme le capitaine qui s'était tellement soucié de lui, qui l'avait instruit avec bonté ? Il y avait quelque chose d'injuste dans ce traitement de faveur qui allait à l'encontre de la logique.

Certes, Taylor aurait pu avoir des réponses à ses questions s'il était monté lui-même à Ti-Ar-Mor. Mais il n'avait pas l'audace d'affronter ses habitants. Il n'aurait pu regarder en face l'ingénieur Le Quellec et sa femme maintenant qu'il s'était déchargé devant Marie du poids de ses aveux. Il lui avait tout raconté, ce soir où ils étaient restés ensemble à attendre le retour de l'enfant, ce petit garçon blessé qui refusait de prendre une décision, qui ne pouvait s'accepter avec son terrible passé et son présent si prometteur. Marie avait écouté comme elle savait le faire, pleine de sollicitude, sans un regard ou une parole de condamnation. Elle avait accordé un pardon total à cet homme bourrelé par le remords et qui, depuis tant de semaines, s'angoissait à l'idée d'avoir empêché un innocent d'avoir accès au bonheur. Elle avait même dû le rassurer en lui affirmant, comme l'avait déjà fait James Larkin avant elle, qu'Emmanuel souffrait davantage de la mort de ses proches que des mauvais traitements et de la haine de son supérieur. Taylor aurait bien aimé le croire mais sa conscience ne l'y autorisait pas. Il n'était pas stupide à ce point. Il savait les crimes qu'il avait commis. Il n'était pas homme à se montrer indulgent pour lui-même.

Inquiet, il le resta de longs, d'interminables jours. Il essayait de se persuader que si quelque chose de vraiment sérieux s'était passé, James Larkin aurait été le premier averti et l'aurait mis au courant. Le capitaine ne paraissait nullement préoccupé. Même, il le trouvait presque guilleret et enthousiaste. Au point de lui proposer de partager la maison qu'il avait décidé de louer à Paddington. N'ayant aucune famille proche, sentant venir l'âge de la retraite, James Larkin s'était décidé à s'établir dans la ville même où son fistounet semblait lui aussi vouloir s'enraciner. Il espérait ainsi le voir grandir, se développer, s'épanouir. Les récents événements lui avaient prouvé qu'il s'était attaché à son petit mousse au point de ne pas souhaiter s'éloigner de lui dans la mesure du possible. Ce n'était pas le fait qu'Emmanuel pût avoir une famille bien à lui qui allait l'empêcher de jouer à ses côtés le rôle d'oncle ou de grand père.

— Taylor, vous êtes seul, je suis seul. Il nous faut attendre six à huit mois avant que le Golden Star ne se refasse une beauté. Qu'allez-vous faire durant tout ce temps ? Broyer du noir parce que de tristes souvenirs vous hantent ? C'est vrai : vous m'avez dit, un jour de souffrance de et désespoir, que votre plus grande punition était de vivre à mes côtés. Mais les semaines ont passé depuis. L'avenir n'est pas aussi dramatique que nous le croyions tous les deux. Voilà des années que nous partageons la même existence. Pourquoi cesser ? Acceptez, Taylor. Je pense qu'Emmanuel aura un jour autant besoin de vous que de moi !

Le second hésita, tergiversa, refusa puis, devant l'obstination de son chef, finit par céder. Bien que portant toujours le poids énorme de sa culpabilité, il ne se serait pas séparé sans douleur de l'homme avait lequel il partageait tant de souvenirs. Et puis, il était d'autant plus sensible à ses arguments qu'il pressentait qu'en effet le petit mousse le considérait comme un membre important de son histoire. Sa visite impromptue en était un signe.

Taylor désherbait le petit coin de verdure qui portait pompeusement le nom de jardin devant sa nouvelle maison quand le bruit de sabots se fit entendre dans la rue. Absorbé dans sa tâche, il ne releva la tête qu'au moment où la barrière grinça. Une voiture s'était arrêtée et une fine et élégante silhouette s'approchait de lui. Il crut défaillir en la reconnaissant.

— Bonjour, monsieur Taylor. Pardonnez-moi de vous surprendre dans vos occupations et de ne pas vous avoir prévenu de ma visite. C'était un peu risqué, mais j'avais besoin de vous voir !

Le second s'inclina très bas devant la jeune femme tout en frottant ses mains couvertes de terre.

— Entrez, je vous en prie.

— Merci.

La pièce dans laquelle Marie fut introduite était spartiate. Les deux marins célibataires n'y avaient mis que le minimum, ne prévoyant pas de recevoir aussi rapidement après leur emménagement. Taylor partit se laver pour se rendre plus présentable.

— Oui, je suis venue vers vous parce que je voulais une réponse à ma question : avez-vous revu Emmanuel depuis la nuit tragique durant laquelle vous m'avez parlé ?

Le cœur de Taylor fit un terrible bond dans sa poitrine : que s'était-il passé ? Emmanuel allait-il plus mal ? Marie Le Quellec avait très mauvaise mine, comme quelqu'un qui n'a pas eu son compte de sommeil, mais son expression n'était pas particulièrement sombre.

— Oui, murmura-t-il d'une voix altérée par l'inquiétude. Il y a une douzaine de jours.

— Ah, fit la jeune femme d'un air très satisfait comme si elle avait espéré cette affirmation.

Il y eut un silence que Taylor n'osait rompre bien qu'il fût sur des charbons ardents.

— Ce que je vais vous demander va sans doute vous paraître très indiscret, mais en quelles circonstances l'avez-vous revu ?

Le marin n'avait rien à cacher, bien au contraire. Après ces longs jours d'angoisse durant lesquels il s'était contraint au silence, il appréciait de pouvoir exprimer sa peur, son admiration, ses interrogations. Marie Le Quellec, assise sur une mauvaise chaise, écoutait avec une profonde attention. Elle avait cette qualité d'écoute qui faisait qu'on lui parlait tout naturellement, sans embarras, avec une totale confiance.

— Oh merci, merci, s'écria-t-elle lorsque Taylor eut terminé son récit. Cela me fait du bien de savoir tout cela. Je vous dois des excuses. J'aurais dû venir plus tôt pour vous rassurer, mais voyez-vous, ce n'était pas vraiment possible. Ce n'est que depuis hier que j'ai acquis la certitude qu'Emmanuel était assez fort pour que je m'éloigne un peu...

Les prunelles pâles du second se décolorèrent encore sous l'effet de l'inquiétude.

— Il... il... a été... euh... malade ?

Le visage expressif de Marie Le Quellec s'assombrit au souvenir de récents chagrins.

— On peut le dire comme cela. Vous savez que nous laissons à Emmanuel une totale liberté, à tort peut-être, mais il semble qu'il en ait besoin pour se reconstruire. C'est ainsi qu'un matin, nous l'avons trouvé sur le perron de la maison, en proie à une fièvre de cheval que pendant plusieurs jours, rien n'a pu faire baisser, ni les cataplasmes, ni les saignées, ni les bains froids. Très rapidement, le délire l'a pris. Il s'est mis à parler en abondance, lui qui d'ordinaire, se tait si volontiers. C'était comme si tout son passé remontait enfin à la surface. Il criait, évoquait un enlèvement, appelait des êtres chers, suppliait qu'on ne le tue pas, qu'on ne le frappe pas. Les nuits étaient terribles. Je les ai passées à côté de lui. Il s'accrochait à moi, terrifié, hurlant dès que je m'éloignais quelques instants, sanglotant comme j'ai rarement entendu un enfant sangloter. Ce n'était que quand je le serrais fortement contre moi qu'il s'apaisait un peu. Alors, je pouvais l'entendre répéter inlassablement : « Maman, maman ». Cela finissait par le calmer et il s'endormait. Mais je ne pouvais toujours pas le lâcher. Il se réveillait et tout était à recommencer. Il ne supportait que moi auprès de lui. Les visites quotidiennes du médecin étaient une horreur. Nous avons dû les interrompre. D'ailleurs, les saignées l'épuisaient sans parvenir à atténuer la fièvre. Nous avons vraiment cru le perdre. Et puis, petit à petit, à force de présence, de contacts physiques, d'étreintes, de réconfort, la fièvre a fini par tomber. Les angoisses se sont faites plus discrètes. J'ai pu m'absenter de plus en plus longtemps ou faire semblant. Les nuits sont devenues de plus en plus calmes. Depuis trois jours, il se lève normalement et se plie à nos horaires, mange avec nous, travaille avec Joséphine et Mazhev, quand il n'est pas au piano, bref cherche par tous les moyens à se fondre dans notre vie commune. Oh, bien sûr, tout cela reste très discret, il ne parle quasiment pas, il reste toujours plus ou moins sur la défensive, mais nous avons le sentiment d'un grand pas en avant. Je pense que cette rencontre avec vous, qu'il a voulue, lui a été salutaire. Un peu comme s'il avait eu besoin de votre permission pour s'établir chez nous.

— Ce qui n'empêche qu'il soit terrorisé à l'idée que ce séjour ne soit que provisoire...

— Comme tout ce qu'il a connu jusqu'à présent, c'est très vrai. Viendrez-vous voir votre petit mousse ?

— Moi ? s'écria Taylor, sidéré.

Marie Le Quellec lui sourit avec beaucoup de gentillesse.

— Oui, vous !

— Mais...

— Il n'y a pas de mais. Il est temps que vous ayez des relations normales avec lui. Je pense que c'est plus difficile pour vous que pour lui qui vous admire et vous respecte...

— On se demande pourquoi... soupira Taylor, les larmes aux yeux.

— Non, c'est normal. Vous l'avez éduqué et bien éduqué. Il en est conscient. Il n'a pas vu dans cette éducation de la haine ou de la méchanceté, simplement la nécessité de le rendre un homme alors qu'il n'était qu'un enfant. Et puis, peu importe le passé. Il a besoin de vous comme du capitaine Larkin. Cela lui montrera qu'il peut changer de vie tout en conservant des liens avec sa vie d'avant. Venez-vous ?

— Quoi ? Aujourd'hui ? Maintenant ?

— Oui, je vous ramène avec moi !

— Il le sait ?

— Je voulais lui en faire la surprise...

— Croyez-vous vraiment qu'elle est judicieuse ? Il sort tout juste de sa terrible fièvre...

— Justement, il faut tout de suite établir des situations de normalité. Et puis, il a eu le courage de descendre au Golden Star. Vous pouvez avoir celui de monter à Ti-Ar-Mor.

— Si vous êtes certaine...

— Je le suis ! trancha la jeune femme.

Une demi heure plus tard, la voiture s'arrêtait devant le perron de la vaste demeure blanche. Taylor qui avait pris le temps avant de partir de se changer complètement aida galamment Marie Le Quellec à descendre. Yannick et Gwénaël, toujours curieux, vinrent aussitôt aux nouvelles et saluèrent le visiteur avant de disparaître, absorbés par leurs jeux. Alerté par un sixième sens ou par le bruit des chevaux, Emmanuel apparut au bout du balcon, sortant du salon où il faisait de la musique. Il resta un moment immobile, sans chercher à se cacher, silhouette longiligne, pieds nus comme toujours, ses cheveux qui avaient repoussé dansant dans la brise de mer, puis, sur un signe de Marie, s'avança doucement avec une grâce parfaitement maîtrisée qui contrastait avec la brusquerie chaotique de Yannick et de Gwénaël.

— Merci, maman, murmura-t-il en enveloppant la jeune femme d'un regard de quasi adoration. Quelle bonne surprise ! Bonjour, monsieur !

Taylor, très embarrassé de sa personne, ne savait pas quelle contenance adopter. Il considérait avec étonnement cet enfant qu'il lui semblait découvrir pour la première fois, pâle, grandi, le visage marqué par sa récente fièvre, mais dont les yeux si bleus brillaient d'une lumière particulière. Il fut moins dépourvu que dix jours plus tôt quand il sentit sur sa joue un baiser de bienvenue mais le fut encore trop pour oser le lui rendre.

— Je vous laisse, fit Marie Le Quellec en estimant, avec sa délicatesse habituelle qu'il était préférable de s'éclipser. Vous pouvez aller faire un petit tour. Vous reviendrez pour le thé.

Sans leur donner le temps de réagir ou de protester, elle rentra dans la maison, les laissant en tête à tête.

— Allons à la plage, suggéra Emmanuel en descendant les marches du perron.

Ils firent en silence la centaine de mètres qui les séparaient de Shark Point. Le petit garçon s'installa sur les rochers, devant l'admirable baie dont l'animation le fascinait avec ses bateaux entrant et sortant et ceux qui traversaient pour aller à Saint Leonards. Le temps était gris, la température fraîche sans excès et même si des nuages couraient dans le ciel, il ne pleuvait pas.

— Je suis heureux que vous soyez venu, dit enfin Emmanuel, rompant ainsi le silence que Taylor trouvait de plus en plus pesant, mais qui ne semblait pas gêner son jeune compagnon.

— Vraiment ? rétorqua le second du Golden Star, s'estimant idiot de dire cela mais n'ayant rien trouvé de mieux.

— Bien sûr, ai-je l'habitude de mentir ?

Cette manifestation d'humeur plut à Taylor qui y voyait, à juste titre, le signe d'une rapide émancipation. Celle-ci ne le surprenait pas : il y avait longtemps qu'il avait compris que le mousse était une personnalité hors du commun. D'ailleurs, elle ne l'aurait pas été qu'elle aurait été brisée par l'éducation rigoureuse qu'elle avait endurée pendant des mois alors que son cœur saignait de trop de morts injustes.

— Pas vraiment, murmura le second.

Il y eut un autre long silence. Emmanuel le rompit une nouvelle fois.

— Monsieur Taylor, j'ai un service à vous demander...

— A moi ? s'étonna le second.

— Oui, si cela ne vous dérange pas.

— Je t'écoute.

— Eh bien voilà, je voudrais utiliser le petit canot là-bas...

Il désignait une coque retournée sur le sable, hors d'atteinte des vagues.

— Qu'ai-je à voir là-dedans ? C'est à qui ?

— C'est le canot avec lequel Yannick et Gwénaël ont failli se noyer...

— Et alors ? Je ne vois pas...

— C'est interdit de s'en servir. Mais moi, j'aimerais bien...

— Et tu voudrais que je convainque tes parents de ton talent à manœuvrer ce genre d'embarcation ?

Les yeux bleus brillèrent à cette remarque qui prouvait que Taylor avait parfaitement compris sa mission.

— Oui, en fait, c'est cela.

— Tu n'oses pas demander toi-même ?

— Je pense que ce serait mieux si c'était vous parce que vous êtes marin !

— Il va donc valoir que tu me fasses une démonstration ! Et après, je verrai ce que je peux faire !

Emmanuel bondit sur ses pieds, déjà prêt à l'action.

Une demi heure dans la baie à tirer des bords suffit au second pour juger des compétences nautiques du petit garçon qui faisait preuve d'initiative, de sang-froid et d'intelligence de la mer. Il en fut très surpris car l'enfant n'avait guère eu l'occasion de canoter, mais il était évident qu'il transposait ce qu'il avait appris sur le Golden Star à la petite embarcation. Et puis, ce qui transparaissait, c'était la passion qu'il mettait dans cette activité : il était métamorphosé de plaisir.

Marie Le Quellec les attendait pour le thé ainsi qu'elle l'avait annoncé. Elle le prit seule avec l'officier, Emmanuel préférant de beaucoup rejoindre son piano bien-aimé auquel il devait avoir de nombreux secrets à confier.

— Vous avez là un enfant en tous points exceptionnels, déclara le marin une fois assis dans le salon et après avoir vidé deux tasses d'un breuvage qui, bien que préparé par une française, satisfaisait largement ses critères d'exigence britannique.

Il entendait et écoutait avec intérêt les sons qui provenaient de la pièce à côté et qu'il associait désormais au petit garçon.

— Est-ce un avantage ou un inconvénient ? rétorqua Marie avec un soupir.

— Une chance, madame, répondit Taylor après réflexion. Une très grande chance.

— Vous savez, j'en doute beaucoup...

— Pourquoi donc ? Emmanuel est intelligent, a un cœur d'or, une sensibilité...

— Exacerbée, une sensibilité d'écorché vif...

— Où est le mal ?

— Il va souffrir...

— Oui, comme il a déjà souffert. Et il vous fera souffrir aussi parce que souvent, vous serez impuissante à soulager cette souffrance, mais c'est elle qui lui permet de jouer ce qu'il joue, d'être si réceptif à tout ce qui se passe autour de lui.

— Il est d'une fragilité inquiétante. Cela me fait vraiment peur... C'est pour cela que je pense que ce n'est pas une chance qu'il soit exceptionnel.

Taylor avala d'un trait sa troisième tasse de thé.

— Sauf votre respect, madame, je ne peux être d'accord avec vous. Emmanuel est un être d'excès. Il est toujours dans le registre du « trop ». C'est sans doute ce qui m'a fait basculer dans un comportement indigne à son égard. Trop mûr, trop sensible, trop silencieux. Pour ce qui est de ses dons artistiques, vous êtes mieux placée que moi. Je ne sais pas si on peut avoir trop de dons...

— Peut-être, quand c'est au détriment de l'enfance, répondit Marie Le Quellec. Je crois que vous l'avez bien défini. « Trop »... Dans le quotidien, ce n'est pas facile à gérer...

— A cause de vos autres garçons ?

Mise en confiance par le regard amical que Taylor posait sur elle —elle avait toujours du mal à imaginer cet homme dans la peau d'un éducateur froid et cruel—, elle se renversa en arrière dans son fauteuil.

— C'est complexe, dit-elle après un silence. Tant qu'Emmanuel vivait cloîtré et effrayé, tout se passait bien avec nos enfants qui ne voyaient en lui qu'un malade ayant besoin de discrétion et de repos. Ils évitaient le plus possible de se trouver sur son passage, ne sachant pas comment réagir. Mais maintenant, Emmanuel consent à vivre avec nous, je vous l'ai dit, il mange à notre table, il est présent dans notre existence. Son comportement n'a rien à voir avec celui de nos galopins qui rient et s'amusent d'un rien. Il se tient sur une extrême réserve, observe tout de manière à se conformer le plus possible à nos usages, ne conçoit pas de quitter la table sans l'avoir débarrassée, sans avoir aidé Joséphine à faire la vaisselle. Il faut que tout soit impeccable avant qu'il consente à aller jouer du piano ou du violon, ses deux activités favorites. Yannick en prend ombrage. Cela a commencé quand le petit a été malade. Il a alors manifesté très ouvertement sa jalousie : il avait le sentiment que sa mère ne lui appartenait plus. C'est vrai que mes nuits et beaucoup de mes journées se passaient auprès du malheureux que je craignais de voir mourir. Il nous a reproché de l'avoir accueilli, de l'aimer plus que lui et Gwénaël, de tolérer de lui des choses qu'on lui interdisait, comme de partir sans permission, de ne pas paraître à table et encore bien d'autres choses. Actuellement, nous devons faire attention qu'il ne s'en prenne pas physiquement à lui, car nous sommes certains que nous n'en saurions rien, Emmanuel n'étant pas de nature à se plaindre. Alors, vous voyez, la situation est loin d'être brillante. Mon mari et moi envisageons l'avenir avec inquiétude parce que nous nous demandons vraiment comment naviguer entre un fils aîné immature et jaloux et un plus jeune auquel nous ne pouvons appliquer les mêmes méthodes éducatives...

Taylor ne répondit pas immédiatement. Il semblait réfléchir intensément à la réponse qu'il allait apporter à cette mère en désarroi.

— Je me demande si je n'ai pas une solution, finit-il par dire.

— Vous ? s'exclama Marie Le Quellec qui ne s'attendait pas à cela.

— Oh, c'est sans doute idiot, mais tout à l'heure, Emmanuel m'a demandé d'intercéder auprès de vous pour qu'il ait la permission d'utiliser le petit voilier que vous avez sur la plage. Je l'ai emmené faire un tour dans la baie afin de me rendre compte de ses compétences. Elles sont parfaites et en plus, il nage comme un poisson. Je ne sais pas ni où ni comment il a appris, mais c'est ainsi. Je me disais donc, après vous avoir écouté, qu'il faudrait permettre aux enfants de mieux se connaître et de partager des activités qui leur plairaient à tous les trois. Nager et faire du bateau semblent de nature à susciter leur enthousiasme. Qu'en pensez-vous ?

— L'idée est bonne, mais comment vais-je les convaincre tous les trois d'avoir une activité commune ?

— Si vous le souhaitez, je m'en charge. Le capitaine Larkin aussi.

— Vous feriez cela ?

— Avec plaisir. Cela nous occupera aussi intelligemment. Parfois, les journées sont longues !

Avant de donner son accord final, Marie Le Quellec voulut vérifier de ses propres yeux que Taylor n'avait pas enjolivé la situation. Yves se moqua gentiment d'elle en la traitant de Saint Thomas et en l'assurant que la seule chose qu'elle gagnerait serait d'avoir eu le mal de mer. Elle n'en démordit pas. Le dimanche après-midi qui suivit, James Larkin, Taylor, l'ingénieur vinrent assister à l'expérience, en compagnie de Yannick et Gwénaël, l'un boudeur, l'autre ravi. Emmanuel, franchement gêné d'être ainsi le centre de tous les regards, se hâta de mettre la voile et de s'éloigner du rivage. Le temps était incertain, avec un vent capricieux qui obligeait à des fréquents changements de bord. Il fallait aussi éviter les nombreuses embarcations qui profitaient comme eux du repos dominical pour s'offrir une petite balade en mer. Et comme toujours, au milieu du chenal, les longs courriers entraient et sortaient du port.

Marie était ravie. Elle agita la main pour saluer ceux qui étaient restés à terre à regarder. Puis elle demanda à Emmanuel si elle pouvait barrer à son tour. L'enfant ne fit pas d'objection. Il réduisit la voilure puis lui abandonna la barre. L'instant d'après, il se retrouva précipité à la mer.

Du rivage, une sorte de clameur parvint à Marie qui, terrifiée par la conséquence de sa maladresse, avait tout lâché. La voile claquait au vent. Le canot tanguait terriblement dans le sillage d'un gros quatre mâts qui, sous petite vitesse, entrait dans le port. La jeune femme n'osait plus bouger de peur de chavirer complètement.

— Coucou !

La tête d'Emmanuel émergea soudain à tribord, méconnaissable. Car le garçon que personne ne se souvenait avoir jamais vu sourire riait comme un fou, au point qu'il avait du mal à se maintenir à flot. Marie fut pétrifiée par le choc et la joie. Oh, ce rire d'Emmanuel qu'elle entendait pour la première fois. Qu'il était jeune ! Qu'il était joyeux ! Qu'il était communicatif ! Oubliant la position périlleuse dans laquelle elle se trouvait, elle se laissa gagner par l'hilarité ce qui l'empêchait de faire le moindre geste pour reprendre le canot en main.

Après deux ou trois tentatives infructueuses pour grimper à bord, Emmanuel renonça. Il prit l'amarre et tout en nageant, maintenant sérieux, il remorqua lentement la petite embarcation jusqu'à la plage où la petite compagnie les attendait le cœur battant. Elle fut sidérée de voir la complicité et les rires qui ponctuaient le récit que Marie fit de son aventure. Chacun découvrit ce jour là que le petit mousse du Golden Star était autre chose qu'un oiseau effarouché : il était capable d'humour et de légèreté tout en conservant ses qualités de sang-froid et de présence d'esprit. Il eut naturellement l'autorisation de se servir du canot et d'y emmener Yannick et Gwénaël.