Les Préludes — Chapitre 8

Du bonheur, Emmanuel en eut bientôt plus encore qu'il ne l'eût jamais imaginé.

Le surlendemain, il travaillait dans le potager, bêchant avec une ardeur que Mazhev désapprouvait toujours quand il lâcha brusquement son outil et demeura immobile, comme pétrifié. Le Breton le considéra avec un intérêt mêlé de crainte : les subtilités et les remous intérieurs de l'orphelin lui échappaient complètement. Il ne cherchait pas à les comprendre. Il les acceptait seulement, puisque ses maîtres avaient fait ce qui était bien et que cela, finalement, ne le regardait pas. Mais il redoutait constamment une action imprévisible du gamin : il n'était pas sûr de savoir réagir de la bonne manière. Ce ne fut donc pas sans inquiétude qu'il le vit abandonner là son travail et courir vers la maison. Il le perdit alors de vue. Après avoir rallumé sa pipe, il se remit à son ouvrage en se demandant pour la centième fois si ses maîtres avaient vraiment eu raison d'accueillir ce malade.

Emmanuel n'avait cure de ces angoisses bien naturelles. Tapi au pied du balcon, au milieu d'un massif de fleurs, il n'était plus le mousse terrifié du Golden Star, il n'était plus l'enfant désespéré qui souhaitait mourir pour rejoindre sa famille. Car il n'y avait plus ni passé, ni présent, ni avenir.

Il y avait seulement la musique.

Et quelle musique ! Celle du piano. Celle de Mozart. Il ne se souvenait pas du nom de l'oeuvre, mais il savait que sa tante Sophie la jouait avec brio sur le Conqueror. Il n'avait aucun doute. Que c'était bon d'entendre à nouveau ces sons tant aimés ! Son cœur se brisait sous cette émotion si profonde ! Il aspirait cette musique dont il avait été si longtemps privé qu'il pensait qu'elle était morte en même temps que ceux qui la pratiquaient. L'excès d'oxygène qu'elle apportait à ses poumons atrophiés le suffoquait. Ses fonctions vitales se paralysaient, ne gardant actives qu'une respiration oppressée et l'ouïe. Il n'était plus qu'une oreille. Il entendit ainsi Mozart, Chopin, Scarlatti, Schubert et Beethoven. Il reconnut certaines pièces. D'autres étaient nouvelles. Toutes étaient admirables.

Lorsque le silence le ranima, le soleil déclinait à l'horizon et il ne pouvait plus bouger ses membres, tant il était resté longtemps dans la même position inconfortable. Il fallut attendre un peu pour que la circulation revienne progressivement, avec des picotements très désagréables.

Dès qu'il le put, il se remit debout, raide et gauche, et n'eut plus qu'une idée : rejoindre le lieu de l'enchantement pour l'investir à son tour. Il n'était plus le même. Un feu ardent le dévorait, l'obligeant à secouer son inertie physique et à agir.

Ne sachant pas comment pénétrer dans le saint des saints par l'intérieur de la maison, il n'eut aucun scrupule à se hisser sur le balcon et à pousser le battant de la fenêtre. La pièce était vide d'humains mais contenait de quoi ravir son âme d'artiste : un piano à queue trônait au centre avec autour quelques chaises, des pupitres et même une boîte qui, par sa forme oblongue, trahissait ce qu'elle contenait. Un salon dédié à la musique, comme chez Tante Sophie !

Lentement, il s'avança vers l'instrument, non par peur d'être surpris —il avait complètement oublié qu'il pût y avoir des habitants— mais par respect. Il l'ouvrit d'un geste ferme avant de caresser les touches d'ivoire et d'y poser ses lèvres avec la vénération des fidèles venant baiser le bois de la Croix un Vendredi Saint.

Puis, il s'assit sur le tabouret après l'avoir hissé à la bonne hauteur. Il resta longtemps devant le clavier, se contentant d'effleurer les touches, sans rompre le silence. La musique qui soudain jaillissait dans son cerveau passerait-elle dans ses doigts déformés par quinze mois de travaux ingrats ?

La pression fut bientôt trop forte. Elle se traduisit par un accord magistral, dissonant, dans les graves du piano, suivi d'une série de croches haletantes, descendantes qui couraient les unes après les autres en une fuite hagarde. Petit à petit la folle poursuite ralentit pour laisser place à un chant élégiaque dans lequel surgissait des thèmes empruntés à des maîtres ou, plus humblement, au répertoire des marins.

Aux premières notes, les Le Quellec avaient interrompu leur dîner, incapables d'avaler une bouchée de plus. Ils étaient tous rassemblés autour de la table familiale, les parents, les enfants, Joséphine et Mazhev. Tous. Sauf, comme d'habitude, Emmanuel. Ils se regardèrent. Interloqués. Abasourdis.

— Serait-ce donc lui ? demanda l'ingénieur à voix très basse.

— Qui d'autre ? répliqua Marie de la même manière.

— Il joue mieux que toi, Maman ! décréta Gwénaël qui voyait dans la véhémence chaotique du pianiste une mesure de son talent.

Non, bien sûr, il ne jouait pas mieux que Marie Le Quellec mais pour un enfant qui venait de passer quinze mois à bord d'un long courrier, il jouait sacrément bien. Il prouvait qu'à une période de sa courte existence, il avait étudié cet instrument et qu'il ne manquait pas de dons. Quel était donc ce nouveau mystère ?

Abandonnant là leur repas, les six convives entrèrent discrètement dans le salon. Les derniers rayons du couchant éclairaient le visage qu'ils connaissaient si sombre et qui, sous une lumière toute intérieure, rayonnait d'un bonheur intense.

Un malencontreux éternuement de Mazhev rompit brutalement le charme. En une fraction de seconde, Emmanuel avait dégringolé de son tabouret et s'était réfugié sous le piano pour échapper au terrible châtiment qui allait fondre sur lui.

— N'aie pas peur !

— Viens !

Avec bon sens, Joséphine éloigna les garçons qu'elle ramena à la cuisine finir leur dîner, laissant les parents seuls à s'occuper du petit garçon terrorisé.

L'ingénieur, plein de bonnes intentions, usa de sa force pour sortir Emmanuel de sa cachette.

— Monsieur, monsieur, ne me battez pas ! Je vous...

Il n'acheva pas, redevenu le mousse terrifié qui devait faire face sans broncher aux pires punitions. Navré, Yves Le Quellec sentant bien que toute action, toute parole, étaient inutiles, voire néfastes, le laissa s'affaisser sur lui-même.

Marie, elle, se concentra sur l'essentiel : elle s'assit sur le tabouret et se lança dans le premier des Nocturnes de Chopin. Dès la fin de la première mesure, Emmanuel redressait timidement la tête. Deux lignes plus loin, des larmes inondaient ses joues creuses. A la fin du morceau, il était dressé sur ses genoux, l'œil vif, la physionomie pleine de ravissement et d'émotion.

— Encore, s'il vous plait, madame, murmura-t-il, sans perdre cette expression d'amour intense.

La jeune femme se serait bien attardée à considérer ce visage métamorphosé par une extraordinaire fusion musicale, mais il y avait plus urgent. Elle prit donc le recueil des Nocturnes et les joua les uns après les autres, accumulant les fausses notes tant elle était émue. Mais elle savait aussi que jamais elle n'avait mis autant d'elle-même dans une interprétation, ce qui masquait les imperfections.

Ce fut Yves qui l'arrêta : Emmanuel, épuisé par une journée si faste, s'était paisiblement endormi sur le tapis.

— Larkin aurait pu nous prévenir, grommela l'ingénieur lorsque sa femme le rejoignit après avoir couché le petit garçon.

— Prévenir ? Mais de quoi ? Ce n'était pas à bord du Golden Star qu'Emmanuel allait manifester ses dons artistiques !

— Alors, ma chérie, cela veut dire qu'il avait travaillé le piano avant de mettre les pieds sur le voilier ?

— Tout à fait. A entendre ce qu'il reste de ses connaissances après ces mois d'épreuve, on peut considérer qu'il était formidablement doué.

— Et qu'il venait d'une bonne famille...

Marie fronça les sourcils :

— Oui et non. Rappelle-toi qu'il nous a dit avoir été adopté et que l'homme était dur pour lui. On peut imaginer qu'ayant découvert ses dons précoces, des êtres sans scrupules...

— Tu as raison, ma chérie, c'est de l'imagination toute pure ! Ne complique pas à outrance une situation déjà bien assez confuse !

— Je ne complique pas. J'essaye d'y voir clair, ce qui n'est pas facile. Il faut faire coïncider cette adoption, sa vie sur le Golden Star, ses huit ans et son aptitude à jouer si bien. Je m'étonne moins que cet enfant soit un écorché vif. Qu'il a dû souffrir durant ces mois comme mousse ! Ce qui était déjà terrible pour un enfant normalement constitué devient insoutenable pour un artiste.

— Tu penses vraiment qu'il est un artiste ?

— Es-tu sourd, mon ami ?

L'ingénieur sourit :

— Non, j'ai entendu, comme toi, mais je suis moins connaisseur que toi, donc plus sceptique. Et puis, je ne suis pas aussi désireuse que toi d'avoir un fils musicien !!!

La jeune femme adressa une grimace espiègle à son mari qui la taquinait là pour son regret souvent exprimé que ni l'un ni l'autre de ses garçon ne manifestât un quelconque intérêt pour la musique. Yannick avait capitulé après quelques semaines d'étude. Gwénaël n'était même pas tenté par l'expérience et sa mère n'avait pas insisté. Mais plus que la satisfaction d'avoir peut-être un disciple, ce qui l'animait, c'était l'espérance d'avoir enfin trouvé un chemin conduisant au cœur de l'enfant.

Dans l'immédiat, on assista à un repli. Comme à chaque fois qu'il se produisait quelque chose d'inhabituel, donc de menaçant, dans sa vie, Emmanuel regagna sa forteresse sous le bureau de sa chambre. C'était là, au contact des deux lettres, du portrait, de la flûte, de son chat, qu'il reprenait des forces pour affronter à nouveau le monde.

Cette retraite dura peu. La musique l'attirait comme un aimant. Pour elle, il était prêt à braver tous les dangers. Il n'avait plus peur.

Il descendit donc, furtivement, comme de coutume, pour s'enfermer dans la salle de musique.

Jouer. Progresser. Travailler. Etudier. Retrouver la dextérité de ses doigts. Tels étaient ses buts. Et il s'employa à les atteindre.

Du matin au soir, oubliant l'aide qu'il fournissait d'ordinaire à Joséphine et à Mazhev, il plia ses mains à la discipline exigeante d'exercices sans cesse répétés, apportant à l'étude la même application acharnée qu'il avait pour tout ce qu'il entreprenait. Il faisait tout avec excès.

Il n'oublia pas le violon. Il avait ouvert la boîte oblongue et s'était emparé de l'instrument pour le faire sonner non plus de Bach ou de Paganini, mais de hornpipes et de reels dont les sonorités celtiques ne passèrent pas inaperçues de ses fervents auditeurs bretons. Qu'il le voulût ou non, son répertoire était fortement teinté d'algues, d'iode, d'ajoncs et de bruyère...

Pendant plusieurs jours ce fut ainsi. Marie Le Quellec lui avait abandonné la place, sentant combien il avait besoin de ce temps pour lui-même : les improvisations dans lesquelles il se lançait étaient le miroir de son âme. Elles reflétaient ce qu'il était avant tout, un tempérament ardent, volontaire, passionné, ayant soif du grand, du beau, du sublime. Elles trahissaient aussi la fracture de son être, cette dissonance entre sa sensibilité d'artiste, sa jeunesse trop tôt brisée et la vulnérabilité qui en résultait.

Bien que Marie estimât qu'il fallait attendre avant d'intervenir, elle fut contrainte de renoncer à son idée : une nuit, à trois heures du matin, la maisonnée fut réveillée par le son du piano que le silence amplifiait. Et quels sons ! L'enfant, toujours muré dans son malheur comme un prisonnier dans son donjon s'acharnait à déchiffrer, non sans talent, l'Etude Révolutionnaire de Chopin.

— Va lui dire d'aller se recoucher ! grommela l'ingénieur qu'un sommeil interrompu mettait de très mauvaise humeur pour la journée suivante et qui se moquait allégrement de savoir si jouer cette œuvre à huit ans était un signe de génie ou de folie. Elle le tirait des bras de Morphée et c'était cela qui importait.

Marie ne bougea pas. Elle écoutait. Elle admirait. C'était beau d'imaginer le petit garçon fluet, si fragile face à la vie et aux hommes, seul dans la nuit, étirant ses doigts pour atteindre les larges accords, et capable de traduire, par la musique une telle force intérieure. Ce n'était pas le fait qu'il sût jouer qui rendait la jeune femme confiante en l'avenir. C'était qu'il sût jouer ainsi : Emmanuel apparaissait de plus en plus comme un être de vie, de courage, d'héroïsme, soulevé par un souffle puissant qui chassait les miasmes de la peur. A cet instant là, malgré les inévitables fausses notes, Marie Le Quellec fut certaine qu'Emmanuel allait sortir des griffes du désespoir et de la terreur.

— Va donc, insista Yves, la sortant de sa rêverie. Si c'est moi, je vais faire un malheur.

La jeune femme sourit dans l'ombre, avant d'obtempérer. Satisfait d'avoir été écouté, l'ingénieur se retourna, mit sa tête sous l'oreiller et essaya de se rendormir.

Absorbé qu'il était dans son travail de déchiffrage, Emmanuel n'entendit pas la porte s'ouvrir ni se refermer. Il se débattait avec un problème de doigté, recommençant sans défaillir la même mesure, essayant de placer là le troisième doigt, puis changeant pour le pouce avant d'opter pour une autre solution et de griffonner sur la partition le fruit de sa trouvaille. Marie s'abîma à nouveau dans ses réflexions. Le peu qu'elle voyait du visage du petit artiste prouvait que, dans cette communion avec le maître polonais, avait surgi chez lui une émotion très proche du bonheur, un bonheur très profond, très pur, très intériorisé.

— Fais attention à cet endroit là, murmura soudain la jeune femme comme l'enfant répétait la même faute. Il s'agit d'un sol naturel.

Cela avait été plus fort qu'elle. Au moment même où elle prononçait ses mots, elle se dit qu'elle avait tort et que l'escargot allait rentrer sous sa coquille. Etrangement, Emmanuel ne manifesta ni surprise, ni épouvante à la vue de ce professeur emmitouflé dans une robe de chambre et surgi à ses côtés au milieu de la nuit.

— Et là ? demanda-t-il en désignant une note sur la partition.

— Là, c'est un ré naturel. Ce signe en x veut dire que tu as deux altérations. Deux dièses.

Emmanuel, les sourcils froncés sous l'effort qu'il s'imposait, regarda attentivement la partition.

— Donc, reprit-il, là c'est aussi un sol.

— Parfaitement.

Satisfait, Emmanuel rejoua la mesure avant de poursuivre les trois dernières pages. Marie ne l'interrompit plus, recueillie dans son écoute. Certes, cette ébauche était loin d'être parfaite, mais sous les maladresses inévitables d'un enfant qui avait retrouvé son piano après deux ans de séparation, qui s'attaquait à un des chefs d'œuvre de la littérature pianistique, on découvrait une âme riche de potentialités, un esprit enthousiaste, seulement tempérés de la maturité imposée par des longs mois de souffrance et la mort d'être chers. Il comprenait cette étude de l'intérieur, ce qui est rarement le cas des jeunes interprètes.

L'enfant plaqua les quatre derniers accords aux sombres gouffres du désespoir avec une conviction retenue que n'eut pas désavoué Chopin. Marie, restée sous l'impression déchirante de cette pièce bouleversante et grandiose, fut prise au dépourvue lorsque deux bras frais et maigres s'enroulèrent autour de son cou et qu'un gros baiser fut déposé sur sa joue. Elle n'eut pas le loisir de réagir. Prestement, probablement épouvanté par l'audace d'un acte aussi spontané, Emmanuel détala sans demander son reste.

La jeune femme demeura seule dans la pièce éclairée par les deux chandeliers du piano. Au fur et à mesure que les minutes passaient, elle croyait de plus en plus avoir rêvé. Ce fut alors qu'elle remarqua, posé sur une chaise voisine, un cadre qu'elle n'y avait jamais vu. C'était le portrait d'un homme d'une vingtaine d'années, d'une saisissante beauté, en costume d'apparat. Qui était-il ? Que signifiait sa présence à cet endroit ? Nul doute qu'il appartenait à Emmanuel mais quel lien avait-il avec l'orphelin ? Un parent proche dont c'était le seul souvenir ? Marie le scruta à la recherche d'un signe, d'une ressemblance, convaincue que c'était la voie vers la clé du mystère. Puis, la raison vint tempérer les élans de son imagination. C'était ridicule de se laisser aller à divaguer de cette manière ! Au rythme où elle allait, elle aurait des hallucinations et croirait qu'il s'agissait d'un frère aîné ! Un peu de patience. James Larkin aurait certainement une explication beaucoup plus prosaïque à lui fournir.

Sortant de sa torpeur, elle remonta dans sa chambre où Yves, le calme enfin revenu, dormait à nouveau ainsi que l'assurait un ronflement sonore. Elle ne s'arrêta pas à ce détail. Il lui fallait soudain partager son bouleversement, son espérance, sa joie. Sans ménagement, elle secoua le dormeur.

— Quoi encore ? rugit ce dernier, exaspéré par cette nuit trop bruyante.

— Oh, Yves, c'était si beau ! sanglota Marie, vaincue par son émotion.

Les larmes de sa femme réussirent à tirer l'ingénieur de son sommeil.

— Quoi ? Que s'est-il passé ? Tu es malade ?

Le temps que Marie réponde, Yves avait déjà envisagé mille hypothèses les plus farfelues.

— Non, non ! Oh, Yves ! Ecoute ! Emmanuel m'a embrassé !

L'ingénieur ne comprit pas tout de suite. Il fallut que le sens pénètre son esprit encore ensommeillé. Lorsque la vérité se fit jour dans son esprit, petit à petit, il retomba en arrière, sa main serrant celle de sa femme. Emmanuel avait embrassé Marie. Cela, six semaines après que James Larkin leur ait confié son petit mousse en prédisant une mort rapide... On ne pouvait que se réjouir, même s'il était prématuré de chanter victoire. Ce qui était sûr, c'était que l'orphelin progressait, en grande partie grâce à la musique et qu'il laissait de plus en plus parler son tempérament chaleureux.

Les événements se chargèrent de mettre au second plan la musique d'Emmanuel et son grand pas en avant : lorsque Yves Le Quellec était allé trouver James Larkin pour lui donner les dernières nouvelles ainsi qu'il le faisait très régulièrement, il avait découvert le capitaine effondré. D'après l'agent de l'armateur, le vieux voilier n'était plus rentable. Il était donc mis en vente, fort probablement en vue de sa démolition prochaine. Le capitaine et l'ensemble de l'équipage avaient l'assurance d'embarquer immédiatement sur d'autres bâtiments de la compagnie. James Larkin avait aussitôt refusé un poste de commandement sur un beau trois-mâts quasiment neuf. C'était le Golden Star ou la démission et la mort. L'ingénieur français mesura très vite, au silence buté de son compagnon, l'ampleur de la catastrophe, non pas d'abord pour cet homme qui, soudé à son voilier comme un escargot à sa coquille, semblait préférer le suicide à une inévitable séparation, mais pour Emmanuel. L'enfant n'avait pas besoin de ce nouveau coup du sort. Allait-il assister non seulement à l'anéantissement d'un bâtiment sur lequel il avait pris racine et avait des souvenirs mais aussi à l'écroulement moral et physique d'un homme qui lui avait donné la chance de survivre quand lui-même songeait à la mort, un homme qu'il aimait peut-être ?

Après d'intenses tentatives pour sortir James Larkin de son mutisme, le sang vif d'Yves Le Quellec alimenta son esprit de décision. Il le quitta sans un mot de plus, résolu à se porter acquéreur de cette coque vétuste dont l'armateur ne voulait plus. Pour les besoins de la cause, il deviendrait armateur pendant quelques années, le temps d'assurer à l'ancien mousse du Golden Star une stabilité affective suffisante pour lui faire accepter que les bateaux, comme les hommes, n'étaient pas immortels. Emmanuel, qui avait connu tant de déchirements, tant de séparations sans retour n'était pas encore en mesure d'en vivre une autre. Il fallait donc empêcher James Larkin de sombrer en lui rendant son bâtiment.

L'ingénieur mena son affaire rondement, dans le plus grand secret. Il était riche : il paya la carcasse à demi pourrie à vil prix. Puis, il se rendit aux chantiers navals afin de programmer les travaux indispensables. On le prit pour un fou. Pourquoi diable ce jeune ingénieur s'entichait-il d'un rafiot pareil alors que pour la même somme il aurait pu s'acheter un beau yacht de course ?

— Vous placez mal votre argent ! décréta un des charpentiers.

Yves Le Quellec ne daigna même pas répondre. Il payait. Il avait le droit d'exiger ce qu'il voulait, sans commentaire.

Lorsque tout fut conclu au niveau administratif et financier et qu'il ne resta plus qu'à avertir le principal intéressé du changement survenu dans sa situation, l'ingénieur lui fit adresser un rendez-vous. Il invita aussi le second, ayant appris que Taylor, comme son capitaine, avait refusé d'être transféré sur un quatre-mâts en partance. Le marin auquel il confia la commission but malheureusement l'argent de la course avant de la délivrer si bien qu'il fut incapable de se souvenir s'il s'agissait de huit heures du matin ou du soir et fut tout aussi confus sur le lieu de la rencontre. Cette imprécision eut pour salutaire effet de sortir le capitaine de sa torpeur égocentrique. Une convocation de l'ingénieur ne pouvait qu'être signe qu'Emmanuel avait besoin d'aide. Le plus surprenant était que Taylor y fût associé, mais qu'importait ? Il fallait faire vite. Les deux hommes prirent donc le chemin de Ti-Ar-Mor dans la soirée, ayant tout le trajet pour échafauder les pires hypothèses sur ce qui avait bien pu amener une brutale aggravation de l'état de l'enfant.

Leur arrivée troubla les Le Quellec pris au dépourvu à la fin de leur dîner. Ils ne comprenaient pas la raison de cette visite. Leur visible inquiétude ne choqua pas les deux visiteurs qui l'attribuaient tout naturellement à la santé d'Emmanuel.

— Que se passe-t-il ? s'écria aussitôt James Larkin, redevenu le capitaine énergique qu'il était normalement.

— C'est à vous qu'il faut le demander, rétorqua l'ingénieur, très étonné de ce soudain revirement.

— Mais, nous n'avons fait que répondre à votre invitation !

— Mon invitation ? s'exclama Yves, qui allait de surprise en surprise.

— Vous ne nous avez donc pas convoqués ?

— Si, mais pour demain, à bord du Golden Star.

— Mon Dieu ! soupira Marie, le cœur étreint par une terrible anxiété.

— Vous ne nous avez donc pas demandé de voir Emmanuel ? s'enquit Taylor à son tour.

— Mais pas du tout ! Je voulais vous voir pour une toute autre affaire.

Il y eut un silence durant lequel les quatre adultes se regardèrent gravement. Marie était la plus pâle.

— Nous sommes désolés, murmura le capitaine en se levant pour repartir. Pourvu que notre présence ne gâche pas tout...

— Puisque vous êtes ici, restez. Peut-être que cela sera salutaire et débloquera la situation.

— Que voulez-vous dire ?

Marie Le Quellec reprit :

— Depuis huit jours, les choses vont assez mal. L'attitude du petit est de plus en plus bizarre. On le sent écartelé entre des sentiments contradictoires. Voilà onze semaines qu'il vit avec nous, à côté de nous devrais-je dire plus exactement. Onze semaines qu'il ne vous a pas vus, ni l'un ni l'autre, qu'il n'a quasiment pas quitté l'enceinte de la propriété, qu'il survit, avec des hauts et des bas, contrairement à toute attente. C'est donc qu'il se remet lentement, tout en nous fuyant. Il accepte Joséphine et Mazhev parce qu'il peut travailler avec eux sans leur parler et qu'il a besoin de travailler. Avec nous, ... que dire ? Que souhaite-t-il ? Que veut-il ? La situation ne peut plus durer. Peut-être que votre présence va l'obliger à un choix...

— Pour lequel il n'est pas prêt, interrompit Yves, soucieux.

Marie Le Quellec secoua la tête.

— Certes, il n'est pas prêt, mais il ne le sera peut-être jamais si nous ne le poussons pas. Il faut l'aider à choisir et c'est en ce sens que je me dis que la venue de ces messieurs est à prendre comme un moyen de précipiter les choses.

— S'il n'est pas prêt à ce choix, intervint James Larkin, n'avez-vous pas peur que cela ne l'entraîne vers une solution radicale ?

— Pourquoi toujours penser que cet enfant va choisir la mort ?

— Le capitaine a raison, Yves : Emmanuel voit dans la mort la fin de ses souffrances, y compris morales. Il n'est pas très rattaché à la vie et il ne faut pas grand-chose pour le faire basculer.

— Ne dramatise pas : il vit encore, que je sache ! Et pourtant, Larkin nous assurait qu'il allait nous tirer sa révérence quelques jours après qu'il nous l'ait confié !

— Cela ne veut rien dire. Ce dont je suis sûre, c'est qu'actuellement, il est déchiré entre sa loyauté à son passé et l'attirance qu'il commence à avoir pour nous. La présence de ces messieurs met l'éclairage sur cette déchirure et va l'obliger à passer d'un côté ou de l'autre.

— Je pense que tu exagères, ma chérie ! Et vous, messieurs ?

James Larkin et Taylor, bien embarrassés, se tinrent cois.

— Je monte voir, décréta Marie Le Quellec. Il faut en avoir le cœur net !

Elle sortit, laissant les trois hommes un peu soulagés d'échapper à ses pronostics si sombres. L'ingénieur, pour détendre l'atmosphère, servit à chacun un verre de très vieux cognac qu'ils avalèrent d'un trait, sans vraiment penser à ce qu'ils faisaient. Même s'ils voulaient prendre avec légèreté les propos de la jeune femme, ils savaient qu'elle pouvait n'avoir pas totalement tort dans ses appréciations.

Quelques minutes plus tard, Marie rentra au salon. Naturellement, elle était seule. Yves se demanda comment il avait pu espérer qu'elle fût avec Emmanuel, celui-ci ne communiquant pas avec eux et évitant d'ordinaire toute rencontre. Pour se donner du courage, il servit à la ronde un deuxième verre de cognac.

— La chambre est vide, dit la jeune femme en s'asseyant. La fenêtre est ouverte. Il est certainement parti. Mais il a laissé ceci.

Elle tenait à la main deux feuilles pliées en quatre, portant chacune le nom de leur destinataire. L'une était adressée à « Monsieur et Madame Lekellek », l'autre au « capitaine ».

La première était aussi la plus brève. Marie la lut à haute voix :

« J'ai peur. Très peur. Je suis si malheureux. S'il vous plait, ne me laissez pas ! »

L'écriture était ferme et nette. La deuxième, plus longue, avait été griffonnée à la hâte. James Larkin, après une brève hésitation, la lut pour tous :

« Cher capitaine,

Merci pour votre lettre. Moi aussi, je vous aime. Mais je suis très malheureux. Je ne sais plus ce que je dois faire. Je suis un méchant garçon dans cette famille. C'est mal à moi, mais j'ai tellement peur. Parfois, je deviens fou. Ils sont tellement gentils. J'ai peur qu'ils meurent comme Ismaël et Diana. Tous ceux que j'ai aimés sont morts. Sauf vous mais vous êtes parti. J'ai peur, très peur... Je voudrais mourir... »

Un silence pesant suivit la lecture de cette lettre que James Larkin, la gorge nouée, avait eue du mal à terminer. Plus que de long discours, elle disait bien le mal-être du pauvre enfant avalé par la spirale de la mort de ses proches.

— Tu avais raison, Marie, dit enfin Yves en reposant son verre, à nouveau vide. Le petit risque de faire une bêtise. Il a besoin de nous. De nous tous. Venez, Larkin !

— Que vas-tu faire, Yves ?

— Où ? demanda le capitaine.

— Un pressentiment seulement. Mais la mer l'attire. Je crains qu'il ne renouvelle sa tentative à l'endroit précis de la dernière fois.

— Oh, non ! gémit Marie en se laissant retomber dans un fauteuil, ses jambes se dérobant sous elles.

D'un regard, l'ingénieur intima à Taylor l'ordre de rester auprès d'elle avant de se précipiter dehors, suivi de James Larkin.

L'enfant devait avoir très peu d'avance sur eux, ayant perdu un temps précieux à écrire ses messages. Ils coururent d'abord en direction de Shark Point d'où, malgré l'obscurité, ils avaient l'avantage de voir se dessiner la côte et percevoir un mouvement. De fait, après un instant d'observation, ils virent une silhouette se détacher de celle du canot, sur la plage et courir vers le rivage.

— Venez Larkin ! Là ! Vite !

L'ingénieur ne s'attarda pas à vérifier si le capitaine suivait. Il bondit sur les rochers avec une maîtrise qui prouvait que son enfance en Bretagne avait laissé des traces. En quelques secondes, il atteignit le sable et dut s'arrêter pour enlever ses chaussures qui le gênaient. Puis, avec une nouvelle ardeur, il s'élança vers la mer. Le fugitif y entrait déjà. C'était une course contre la montre qui s'engageait. L'ingénieur savait que s'il ne parvenait pas à le rattraper, cette fois-là serait la bonne. Cette pensée décupla ses forces. Il plongea à son tour dans les rouleaux et nagea d'un bras ferme vers l'enfant, gagnant sur lui à chaque brasse. Enfin, il parvint à lui saisir la cheville. Emmanuel se débattit, suffoqua, toussa, perdit le souffle en même temps que toutes ses forces. L'ingénieur le prit alors à bras le corps pour entamer une lente retraite vers la plage, poussé en cela par chaque vague déferlante de la marée montante.

Vaincu sur toute la ligne, l'enfant n'était plus qu'un petit paquet hoquetant, humilié, épuisé qui se contentait par instinct de recracher l'eau salée qui pénétrait dans sa gorge et ses narines. Il était trop bon nageur pour se laisser noyer sans résistance.

James Larkin qui ne savait pas nager attendait sur la plage. Il délivra l'ingénieur de son précieux fardeau et le déposa à quelques mètres de là, à la lisière avec la végétation, sur le sable encore tiède de la chaleur emmagasinée durant le jour. Emmanuel se ramassa sur lui-même, en une sorte de boule contractée.

— Raconte-moi, fistounet, murmura le capitaine d'une voix douce tandis qu'Yves Le Quellec essorait rapidement ses vêtements.

Emmanuel ne parut pas entendre. Sans doute était-il hors de lui d'avoir à nouveau échoué dans sa tentative. Le seul signe de vie était sa respiration haletante.

James Larkin ne se tint pas pour battu. Il posa sa main sur les frêles épaules.

— Bien sûr, tu n'as rien à raconter. Voilà dix-huit mois que tout va très bien pour toi et que tu n'as pas besoin de parler. Je me demande vraiment ce que nous faisons ici alors que tout va si bien pour toi. Ce bain nocturne est d'ailleurs la preuve que tu es en pleine forme !

Yves Le Quellec écoutait sans intervenir, mais inquiet. Cette ironie ne lui semblait pas le meilleur moyen d'amadouer le révolté. Il espérait que le capitaine savait ce qu'il faisait. Après tout, il connaissait son mousse et savait jusqu'où il pouvait aller. Quoique... il n'avait pas particulièrement réussi durant les quinze derniers mois...

— Tu m'as habitué à davantage de politesse, Emmanuel, reprit James Larkin, cette fois d'un ton glacial de sévérité. Quand je te parle, j'aime que tu me répondes !

L'enfant aurait été sourd et muet qu'il n'aurait pas bronché davantage. L'ingénieur se demandait comment le capitaine allait s'en sortir.

— Tu as avalé ta langue ? poursuivit James Larkin qui affectait une fermeté qu'il était bien loin d'avoir. Mais il ne pouvait plus se contrôler. Il lui fallait parler, agir, tout tenter pour détruire ce bastion de mutisme.

— Tu es pourtant bavard quand il s'agit d'écrire, ajouta-t-il en désespoir de cause.

Cette fois, Emmanuel eut un mouvement nerveux. Il ne s'était pas assez blindé contre cette attaque. Le capitaine s'engouffra dans cette brèche inespérée :

— Dis-moi clairement, fistounet : ce bain nocturne était bien un désir de rejoindre ceux que tu aimes ?... Gupta, Ismaël, Diana ?...

A la mention de ces noms chéris, prononcés avec une certaine hésitation par James Larkin qui se savait jouer avec le feu, Emmanuel poussa un gémissement de douleur. Il y eut un silence bientôt rompu par ces mots :

— Je ne peux plus ! Je ne peux plus !

Le capitaine, touché au cœur par cet aveu, caressa les boucles rebelles et soyeuses. Il trouvait, en l'urgence de la situation, des gestes quasi-maternels, dont il était lui-même le premier surpris.

— Tu veux que je te dise ce que tu ne peux plus, fistounet ? répliqua-t-il de nouveau plein de douceur. Tu ne peux plus résister à l'amour de ceux qui t'entourent. Car tu as besoin de cet amour pour vivre. Tu le sais. Tu es sensible, depuis quelques semaines, à celui que monsieur et madame Le Quellec te donnent...

— J'ai peur... souffla Emmanuel, pitoyable.

— De quoi ? demanda le capitaine qui tenait avant tout à maintenir le dialogue.

— De tout, soupira l'enfant d'une voix éteinte. C'est trop difficile de vivre...

Il dut relever la tête sous la pression des mains du capitaine qui le forçait à la redresser pour qu'il le regarde. Le visage émacié était inondé de larmes qui, silencieuses, coulaient en abondance.

— C'est toi qui dis cela, fistounet ? Toi que j'ai toujours admiré pour ton courage ? Que t'arrive-t-il ? Vas-tu refuser de vivre, maintenant que ton avenir est assuré ? Ne... ?

Emmanuel se dégagea de la poigne du capitaine d'un geste vif et hostile. Ses yeux humides étincelaient de rage.

— C'est facile pour vous de parler, explosa-t-il avec une vigueur bien loin de l'abattement des minutes précédentes. Vous êtes un homme ! Vous êtes fort ! Vous savez vous battre ! Moi, j'ai huit ans et j'ai toujours tout perdu ! Tout ! Ma famille ! Et puis le monsieur méchant qui m'a recueilli. Et puis Diana. Ismaël. Et mes oncles et ma tante. Et puis pour finir Gupta. Ils ont tous disparu pour toujours. Moi je ne peux plus. Je ne veux plus...

C'était clair. Il ne pouvait ni ne voulait s'attacher à nouveau de peur d'être blessé encore et toujours. Il était arrivé au stade où, à force d'avoir assisté à l'écroulement de son monde, sans cesse reconstruit, sans cesse détruit, le courage et la lâcheté ne signifiaient plus rien pour lui. Courage d'aimer. Courage de se laisser aimer. Pourquoi si tout finissait par la mort ? Après un combat de plusieurs mois, de plusieurs années durant lequel il avait à chaque fois tenté de recréer des liens affectifs, après tant de déceptions surmontées avec vaillance, il s'effondrait. Il ne pouvait plus. Il ne voulait plus.

— N'as-tu pas lu ma lettre ? insista pourtant le capitaine avec sa logique d'adulte.

— Si, cria Emmanuel farouchement. Si. La vôtre. Celle de Gupta aussi ! Mais non, c'est trop dur ! Trop dur !

— Malgré la musique ?...

A cette question d'Yves Le Quellec, première et unique intervention, l'enfant fit un terrible bond, comme s'il avait été brûlé au fer rouge. Il lança un regard déchirant à l'ingénieur avant d'abandonner la lutte. Le combat était trop inégal. Trop injuste. Il se sentit glisser dans une torpeur qui l'empêchait de parler ou d'entendre. Il voyait seulement des formes s'agiter autour de lui, leurs lèvres bouger dans qu'aucun son ne parvienne à ses oreilles. Petit à petit, elles devinrent floues. Il sombra complètement.

On était au 15 juin 1868. Marie Le Quellec taillait ses rosiers dans son jardin quand une ombre se dessina sur le sol. Croyant à la présence de Yannick ou de Gwénaël, elle n'interrompit pas son travail. Mais le silence se prolongeant de manière totalement inhabituelle pour ses deux garnements, elle se redressa et se retourna pour découvrir la mince silhouette d'Emmanuel, immobile à quelques pas d'elle, ses grands yeux d'un bleu aux reflets presque mauves fixés sur elle. Elle ne l'avait pas revu d'aussi près depuis la dramatique soirée durant laquelle il avait failli perdre la vie autant que la raison. Elle savait ce qui s'était passé. Elle savait que seule la musique maintenait la porte ouverte à une certaine espérance, mais que cette musique elle-même se heurtait à cette terrible loyauté qui faisait qu'Emmanuel refusait de s'attacher à d'autres qu'à ceux qu'il avait aimés et qui étaient morts. De ce conflit, l'enfant n'était encore ni perdant, ni vainqueur. Il continuait de lutter, comme en témoignait la lueur de volonté qui vacillait toujours dans ses prunelles de pervenche.

Marie Le Quellec osait à peine respirer de peur d'effaroucher celui qui avait fait la remarquable démarche de venir vers elle. Il ne s'agissait pas de le faire fuir par une parole malheureuse, un geste inapproprié.

— Le capitaine, il va me reprendre ? Il est venu pour cela avec monsieur Taylor ?

C'était donc cela qui l'inquiétait. Est-ce un souhait de retourner à bord ou une crainte ? Le visage trop sérieux exprimait une infinie angoisse sans qu'il fût possible de déterminer pour quoi.

— Non, pas du tout. Il devait parler avec...

Elle hésita, tremblant de heurter les sentiments de l'enfant.

— ... mon mari.

— Et monsieur Taylor ? Pourquoi il était là aussi ?

— Parce que cela le concernait aussi.

— Ils ne venaient pas tous les deux pour m'emmener ?

— Je peux t'assurer que ce n'était pas le but de leur visite.

Elle marqua une pause avant d'ajouter, sans savoir si c'était une bonne ou une mauvaise chose :

— Ils n'auraient pas pu t'emmener sans te demander ton avis...

Emmanuel haussa une épaule fataliste :

— C'est vous les maîtres. Eux aussi. Moi, je n'ai rien à dire !

Cette réplique fit très mal à Marie Le Quellec qui y voyait la preuve que l'enfant ne s'était toujours pas attaché à eux et qu'il ne considérait pas sa situation comme stable. Le mot de « maître » était tellement cruel, tellement insultant, tellement loin de ce qu'ils essayaient d'être !

— Si, tu as à dire. Tu es libre de partir ou de rester. Personne d'autre que toi ne peux le décider !

— Ce n'est pas ce qu'a écrit le capitaine !

Finalement, mieux valait cette discussion si blessante pour le cœur maternel de Marie : elle était une communication et toute communication avec cet enfant toujours si muet était un progrès.

— Qu'a-t-il écrit ?

— Que vous alliez remplacer mon papa et ma maman !

L'expression était difficilement interprétable.

— Tu le regrettes ? demanda la jeune femme qui redoutait d'entendre un terrible verdict, mais qui le préférait encore à du silence. Contre la haine, elle pouvait se révolter. Contre l'indifférence, elle ne savait comment réagir.

Emmanuel ne baissa pas son regard trop lourd de toute sa souffrance. Il étouffa un sanglot et après une hésitation, écrasa farouchement les larmes qui avaient roulé sur ses joues.

— Non, mais...

Il laissa sa phrase en suspens. Marie le poussa dans ses retranchements. Tout plutôt que le néant.

— Mais quoi ?

— Je ne suis pas comme les autres. Je suis si malheureux...

— Même quand tu joues Chopin ?

A cette mention, un rayon de soleil éclaira fugitivement le visage lugubre.

— C'est différent, murmura Emmanuel avec une mimique qui pouvait passer pour un très vague sourire —Marie voulut croire que c'en était un—. La musique, c'est....tellement... tellement... Je ne sais pas comment dire, madame. Quand je joue, je respire. Et puis, ensuite, j'étouffe...

— En ce moment, tu étouffes, n'est-ce pas ?

Pour toute réponse, Emmanuel fit un signe affirmatif. Il n'était pas sûr de sa voix. Elle lui aurait peut-être refusé tout soutien.

— Sais-tu pourquoi ?

Malgré cette succession de questions, l'enfant ne se rebiffa pas. Il semblait réellement rechercher des réponses à ces interrogations qu'il se faisait peut-être à lui-même.

— Non. Enfin... Je ne sais pas... Je pense aux morts que j'aime. C'est dur parce que je ne dois pas pleurer...

— Et pourquoi ne dois-tu pas pleurer ?

Un éclair de fierté outragée passa dans les prunelles bleues.

— Je n'ai pas le droit, madame. Les larmes, c'est pour les bébés. Les faibles. Je ne veux pas être lâche !

Il s'arrêta un instant. Marie, sentant qu'il n'avait pas achevé d'exprimer sa pensée, le laissa aller à son rythme. Avec une âme aussi secrète, il fallait faire preuve d'une infinie patience.

— Et puis, reprit l'enfant, les sourcils froncés, je ne sais pas comment expliquer. Je suis très triste, je voudrais mourir. Alors que la vie chez vous, c'est tellement agréable. Et moi je suis si méchant. Je suis comme un poisson au bout d'un hameçon. Dîtes-moi, monsieur Taylor, il veut bien que je reste ici ?

— Mon petit lapin, s'écria Marie dont, décidemment, c'était le terme le plus affectueux à ses yeux, c'est toi qui fais le choix. Personne d'autre. Si tu le souhaites, tu peux retourner sur le Golden Star, tu peux pleurer toutes les larmes de ton corps parce que tu as perdu tes parents, ta famille, tes amis. Il n'y a rien de déshonorant là-dedans. Tu peux me dire que je ne serai jamais ta maman parce que tu n'en as qu'une et que tu veux lui être fidèle...

Ce fut un hurlement silencieux, déchirant qui jaillit des yeux du petit garçon en réponse aux propos de la jeune femme. Celle-ci s'interrompit, terrifiée par la réaction qu'elle avait provoquée.

— Je... je ne me rappelle pas ma maman...

Un instant, Marie crut qu'il allait éclater en sanglots, mais une fois de plus, la terrible censure s'exerça. Emmanuel hoqueta, avala sa salive et dit seulement :

— Monsieur Taylor...

— J'ai vu monsieur Taylor, Emmanuel, coupa la jeune femme qui jugea bon de crever l'abcès que révélait cette insistance. Il m'a longuement parlé de toi et de lui. J'ai appris des choses très tristes, très dures. Mais c'est un homme dont j'admire la rigueur morale et l'honnêteté scrupuleuse. Il voudrait bien te revoir pour te dire, à toi seul, combien il t'apprécie, combien il regrette son comportement à ton égard...

Emmanuel avait écouté, de plus en plus pâle, respirant à peine.

— Vous a-t-il dit ?...

Il ne put achever. Marie le fit pour lui.

— ... qu'il avait tenté de te tuer au point qu'un soir, tu avais fui le Golden Star pour mettre fin à tes jours ? Oui, mon trésor, il me l'a avoué, ce qui n'était pas facile pour lui...

Emmanuel trembla violemment. Son visage se convulsa. Une fois de plus, Marie pensa qu'il était arrivé à la limite de ses forces et qu'il allait enfin se comporter comme un enfant normal. Une fois de plus, elle fut déçue : le petit garçon lui lança un regard intense, le regard d'un être qui se sent mourir et qui sait que le secours n'arrivera jamais à temps. Puis, faisant volte-face, il s'éloigna en courant, légèrement, presque aérien, malgré le poids de plomb qui alourdissait son pauvre cœur.

Marie, restée seule, s'assit sous la tonnelle, épuisée, navrée, vidée de toute son énergie. Il lui fallut un long temps de prière avant de pouvoir commencer à envisager les différents aspects de cette entrevue si pénible. Au second abord, elle n'apparaissait pas aussi négative qu'elle l'avait crue : Emmanuel était venu de son plein gré. Il avait parlé sans y être invité. Plusieurs fois, il avait frôlé des comportements plus conformes à sa situation et à son âge. Il avait tenté d'exprimer avec ses mots le malaise qui était le sien. Il avait involontairement trahi combien il restait sous le joug du second du Golden Star dont le nom était revenu comme un leitmotiv dans la conversation. Etait-ce vraiment ce Taylor qui l'empêchait de s'enraciner dans leur famille, qui faisait peser sur lui l'interdiction de pleurer, de faire preuve de « faiblesse » ? Sans doute ne fallait-il pas négliger son influence néfaste. Mais Marie était désormais avertie. C'était plus facile d'affronter les événements quand on savait ce qui les avait motivés. Le bilan de cette rencontre avec Emmanuel s'avérait positif. L'espoir était permis.