Les Préludes — Chapitre 7

Il fallut une longue discussion, qui se termina à une heure avancée de la nuit, pour décider de la conduite à tenir les jours à venir. James Larkin estimait qu'il était préférable de cesser de voir son petit mousse, Yves et Marie craignaient que cela ne précipite une issue négative.

— Si je reviens régulièrement, il ne va pas se détacher de moi. Je n'aurais pas imaginé vous dire cela hier, mais il est évident qu'il se raccroche à moi qu'il connaît. Or, le but est qu'il s'adapte à vous le plus rapidement possible.

— Une coupure va être terrible pour lui. Ce sera un vrai abandon.

— Je pense qu'il faut le tenter. J'ai toujours la ressource de revenir vous voir au moindre signal de votre part. Il faut installer cet enfant dans la durée, pas le provisoire...

Le capitaine eut gain de cause parce que le couple ne savait plus trop à quel saint se vouer, ni quelle était la meilleure solution. Moins de quarante huit heures après l'arrivée d'Emmanuel chez eux, ils se sentaient soudain fort démunis.

Le lendemain fut pire. Comme l'avait prévu James Larkin, le réveil de l'enfant se solda par une cruelle désillusion : il n'avait pas quitté cette maison inconnue, il n'était pas revenu sur le Golden Star. Son supérieur l'avait abandonné. Cette certitude acheva de le faire chavirer. Il sombra dans une crise de violence destructrice dont il fut la première victime. Il se cogna la tête contre les meubles, martela les murs de ses poings, cassa les carreaux des fenêtres et finit par enjamber le rebord du balcon pour sauter du premier étage, au moment précis où la voiture de Louis de Hautefort s'arrêtait devant le perron.

Le médecin prit immédiatement la mesure de la situation. Il se jeta sur le mousse et l'immobilisa brutalement. Ce n'était plus utile. L'enfant, la tête et les bras ensanglantés, désormais ne cherchait pas à se débattre. Lentement, il prenait conscience de ce qu'il avait fait et dont il était lui-même le premier surpris. La terreur remplaça la colère.

Yves et Marie qui n'avaient rien pu empêcher en raison de la soudaineté et de la rapidité de cette révolte tremblaient encore de tous leurs membres.

— Louis, merci ! s'écria Marie, en larmes.

— Je le mets où ?

— Dans sa chambre.

Il fallut d'abord l'enrouler dans un drap pour empêcher le sang de salir tout sur son passage. Puis, le médecin nettoya les diverses plaies et profondes coupures avant de les panser. Durant toute cette opération, Emmanuel resta dans un état de torpeur proche de l'évanouissement. La crise était passée, le laissant sans force.

— Yves, Marie ! dit Louis de Hautefort en retrouvant dans le salon ses amis très choqués, me comprenez-vous maintenant ? Etes-vous enfin persuadés du danger qu'il y a pour vous et vos enfants de garder avec vous cette bête sauvage ? Quand je vous disais que c'est de la mauvaise graine, je ne pensais pas que la réalité dépasserait mes prévisions les plus pessimistes !

— N'y a-t-il pas une autre explication qu'une nature pervertie, Louis ?

— Que vous faut-il de plus, Marie ? Allez-vous attendre d'être assassinée pour voir la vérité telle qu'elle se présente ?

— Emmanuel ne s'en est pas pris à nous, mais à lui.

— Probablement parce que je suis arrivé au bon moment ! Ecoutez, tous les deux. Je suis venu ce matin parce que j'ai passé la nuit à réfléchir à ce que vous étiez en train de faire avec ce gosse. Cela me fait peur, très peur et ce qui s'est passé le confirme. C'est pour cela que je veux vous mettre en garde, de toute la force de mon amitié. Ce gosse vous est un étranger. Il a un passé, une hérédité, une éducation que vous ignorez. Vous ne savez pas qu'attendre de lui. Dans le meilleur des cas, c'est un pauvre môme que les mauvais traitements ont abruti. Dans le pire des cas, c'est un vaurien sans foi ni loi, un criminel en puissance. Prenons le meilleur des cas, vous ne m'accuserez pas de noircir la situation. Elle est bien assez sombre ainsi. Si ce que dit le capitaine est vrai, le gosse a des tendances suicidaires. Depuis avant-hier, ses facultés cérébrales viennent d'être fortement ébranlées par un changement brutal dans son existence. Il découvre la douceur après avoir connu la violence, la tendresse après avoir connu des coups, une nourriture abondante après la faim. Il ne peut comprendre ce qui se passe et donc, il sombre, il bascule dans un état voisin de la folie. Et en conséquence, il ne sait plus ce qu'il fait, il se mutile, il s'attaque aux autres. Tuer ce à quoi on aspire au plus profond de son être est une autre forme de suicide. Voilà pour le meilleur des cas. Maintenant, passons au pire...

— Non, attends, Louis, interrompit l'ingénieur dont l'expression reflétait un grand trouble.

Sa femme et lui avaient écouté avec beaucoup d'attention ses propos qui, contrairement à ceux de la veille, étaient sans acrimonie.

— Ce que tu dis fait du sens, reprit Yves lentement. Le changement de vie est tellement radical pour ce petit être qu'il perd ses habituels repères. Et il tombe dans un puits d'angoisse dont il ne sort que par la violence...

— C'est à peu près cela. Mais cela ne veut pas dire que c'est cette version là qui est la vraie...

— Elle me plait. Elle est plus conforme à ce que nous a raconté le capitaine...

— Attention, Yves, attention ! Reste lucide ! Pense d'où vient ce gosse...

— De l'enfer ! trancha Marie. D'un monde de violence et de mort ! Je ne mets pas en doute ce que James Larkin nous a dit. Emmanuel a aussi parlé. Assez pour que je sois persuadée qu'il est au bord de l'abîme. Louis, vous avez eu la bonté, l'humilité de revenir alors que vous nous blâmez pour notre décision. Nous vous sommes sincèrement reconnaissants de ce témoignage très fort de votre amitié. Maintenant, dites-nous si vous acceptez aussi de vous associer à notre œuvre de sauvetage ?

— En douteriez-vous, Marie ? s'écria le noble avec la promptitude d'un cœur chaleureux. Je vous considère tous les deux comme les plus grands insensés que cette terre a jamais portés, mais je ne vous abandonnerai pas. L'ami viendra au secours du praticien et vice-versa si nécessaire. Oui, je reste à vos côtés. Je crois d'ailleurs que ce ne sera pas inutile !

Pour rompre le cercle vicieux de la peur et de l'agressivité, les Le Quellec optèrent pour une attitude de neutralité : ne rien imposer à leur protégé, surtout pas une présence qu'il redoutait, lui apporter dans sa chambre des repas légers, variés et reconstituants sans jamais lui faire la moindre remarque qu'il mangeât ou non, bref, lui créer un environnement harmonieux, stable, affectueux et discret. Une telle attitude de liberté et de tolérance était risquée : Emmanuel pouvait se laisser mourir de faim ; il pouvait mettre le feu à la maison ; il pouvait tout démolir dans sa chambre ; il pouvait aussi fuir. Mais Yves et Marie, le sachant, lui offraient le don total de leur amour, le choix de les accepter ou de les rejeter, le choix de vivre ou de mourir.

Dès le début, l'enfant resta dans sa chambre sans chercher à en sortir, touchant à peine aux plateaux apportés tantôt par Joséphine, tantôt par Marie. Il avait élu domicile sous l'immense bureau où il passait des heures prostré, dans un état de faiblesse et de léthargie qui semblait chaque jour plus grand. C'est qu'il ne comprenait rien de ce qui lui arrivait. Il avait redouté un dur esclavage. A la place, il était logé comme un roi, mieux que sur le Conqueror. Il ne travaillait pas, personne n'exigeant quoi que ce fût de lui. Les visages qui l'approchaient plusieurs fois par jour et qu'il regardait à la dérobée, étaient plein d'une douceur bienveillante, tout comme leur voix. Qu'est-ce que cela signifiait ? Son cœur était lourd à en mourir parce qu'il n'avait plus son environnement habituel et pourtant, il ne mourait pas. Il avait voulu mourir à nouveau quand le capitaine s'était volatilisé. Il n'avait réussi qu'à se faire très mal ce qui lui valait des soins réguliers par la plus âgée des deux femmes. Les carreaux avaient été remplacés et personne n'avait mentionné l'incident. Taylor ne devait pas être au courant non plus, sinon il serait accouru pour le châtier de manière exemplaire.

Le plus simple pour mourir était de ne plus manger. D'ailleurs, il n'avait pas faim. Ce fut la présence du chaton qui le raccrocha à la vie parce qu'il était tellement vivant, tellement joueur. Qui aurait pu résister à ses cabrioles et ses miaulements séducteurs ? Surtout pas un amoureux des chats comme l'était le mousse ! Et pourtant la bestiole lui rappelait Altaïr, Sirius et leurs deux petits, le Conqueror et tous ceux qu'il portait. Alors, il pleurait en appelant ses êtres chers prématurément disparus. Il voulait Ismaël, Diana, son oncle Douglas, ses premiers parents. Pas ces inconnus.

Et pourtant, ce n'était pas si simple. Car il y avait ses trésors, le tableau du maharajah de Gundahar, la lettre de Gupta et celle du capitaine. Et ce qu'il retirait de leur vue, de leur lecture allait dans le sens opposé à la mort. Leur message était clair : un message de courage, de dignité, d'amour, de loyauté envers les morts qui passait par la lutte. Le capitaine allait même jusqu'à vouloir que ces inconnus remplacent ses parents disparus. Comme si c'était possible. D'un autre côté, ce serait bien doux d'aimer et d'être aimé. Etre tenu dans des bras affectueux. Etre embrassé. Qu'en dirait le maharajah de Gundahar ? Approuverait-il ? Et Taylor ? Cet homme étrange qui exigeait toujours de lui le meilleur et à quel prix ? Accepterait-il ?

Les jours passaient ainsi. Emmanuel oscillait au gré de ses pensées contradictoires. Ce conflit intérieur l'écartelait, le lacérait, le brisait dans ce qui restait de son intégrité. Et pourtant sa nature ardente ne cessait pas de lutter.

Petit à petit, il se surprit à manger davantage, à grignoter des gâteaux, des fruits, à avaler des crudités, à dévorer du pain beurré. Le repos qui était le sien depuis qu'il avait quitté le trois-mâts lui faisait du bien. Il sentait ses forces revenir. Ses plaies étaient en bonne voie de cicatrisation. Ses mains avaient repris une taille normale et n'étaient plus déformées par les panaris. Ayant moins mal, il dormait aussi de manière moins morcelée.

Tiraillé entre deux pôles opposés, il découvrait les vertiges de la solitude et l'angoisse laissée par une liberté complète. Là, il n'avait rien d'autre à faire qu'à penser, sans se préoccuper d'autre chose. Ce fut donc l'épouvante quasi insurmontable de se retrouver constamment face à lui-même qui lui donna le courage d'affronter le monde en dehors de sa chambre, monde certes terrifiant, mais qu'il préférait encore à ce tête à tête perpétuel avec les remous de son être tourmenté.

Il descendit alors le monumental escalier, prêt à détaler à la moindre alerte. Tout se passa naturellement. Joséphine, dans la cuisine, réussit à garder un calme olympien, ce qui, la connaissant, était héroïque. Comme elle écossait des petits pois, Emmanuel s'installa à la table et fit de même. Puis, il essuya la vaisselle. Au moment du repas, il s'éclipsa, pour reparaître l'après-midi. Cette fois, il s'arma d'une fourche pour aider Mazhev dans les écuries.

L'habitude fut prise. Vif, serviable, l'enfant prit sa place dans la maison en se rendant utile de mille manières. Il savait même prendre des initiatives ce qui était un signe évident qu'il allait mieux. Il paraissait toujours plus effarouché qu'hostile, ne desserrant guère les dents, disparaissant aux heures des repas, revenant ensuite. Joséphine, devant ses maîtres, ne tarissait pas d'éloges : Emmanuel était un acharné du travail bien fait. Les Le Quellec ne cachaient pas leur satisfaction. L'enfant était décidemment très loin du portrait qu'en avait dressé Louis de Hautefort. Il semblait aussi, qu'en lui ayant laissé cette liberté totale pendant quelques jours, ils avaient fait un bon choix. Considéré comme mourant à son arrivée, le petit mousse n'avait pas fait d'autre crise de violence, n'avait pas manifesté de tendance suicidaire, n'avait pas cherché à fuir pour rejoindre le Golden Star et pour finir laissait à penser qu'il s'apprivoisait lentement. L'espérance commença à renaître dans le cœur des Le Quellec.

Lorsque, quelques temps après ces débuts prometteurs, l'enfant trébucha dans l'escalier qui menait à la cuisine, il resta figé sur place dans l'attente de son châtiment : le bol et les œufs brisés dégoulinaient de marche en marche. Joséphine se précipita vers lui.

— Oh, mon trésor ! Tu t'es blessé ! Ne crains rien ! Ce n'est certainement pas grave ! Viens, nous allons nettoyer cette vilaine plaie !

Emmanuel ne bougea pas. Oui, il avait une profonde entaille au genou. Le sang coulait en abondance le long de sa jambe. Qu'importait ? Il avait cassé un beau bol et une demi douzaine d'œufs. C'était bien plus terrible ! Il se souvenait de la raclée infligée par Clark quand il avait laissé échapper une bouteille qui s'était brisée en mille morceaux.

Or, Joséphine l'avait pris dans ses bras, assis sur une chaise et épongeait le sang en s'inquiétant de savoir s'il avait très mal. Elle faisait preuve d'une telle douceur, d'une telle tendresse alors qu'il s'attendait à des coups qu'il en fut bouleversé. C'était trop. Il allait devenir fou. Ce n'était plus Joséphine, c'était Diana. Diana qui était morte et qui lui parlait ainsi. Non, il ne pouvait le supporter. Se redressant brusquement, il repoussa la brave femme d'un geste brutal, s'arracha à son étreinte et courut s'enfermer dans sa chambre.

La pauvre Joséphine en resta assise de stupéfaction outragée. Allez donc faire du bien aux gens malgré eux ! Le docteur avait raison : ce gosse était de la mauvaise graine, un criminel en puissance. Il commençait par être violent, puis il assassinerait ! C'était un être dangereux, aussi imprévisible qu'un fauve ! Il fallait que ses maîtres s'en débarrassent au plus vite !

La matinée ne s'était pas écoulée que la brave femme avait déjà tout oublié de sa légitime colère et qu'elle trouvait à son petit agresseur des circonstances atténuantes. Avec sa seule expérience de gamin battu, cruellement maltraité au moindre incident, Emmanuel n'avait pu que s'imaginer le pire après avoir cassé le bol. Il attendait une gifle, un coup de pied, un coup de garcette, peut-être bien pire et pour la première fois depuis des mois, le pire ne s'était pas abattu sur lui. Que penser ? Tout s'écroulait.

Joséphine n'éprouvait plus pour le petit garçon qu'une infinie compassion. Elle hésita jusqu'au soir à en référer à ses maîtres, craignant leurs réactions. Elle avait pourtant promis de ne rien leur cacher de ce qui concernait l'évolution du mousse. Or jamais celui-ci ne s'était encore attaqué aux personnes. Cette escalade dans la violence correspondait à ce qu'avait annoncé le docteur. Cela pouvait donc inquiéter Les Le Quellec et les obliger à assurer la sécurité de leur entourage.

Comme elle l'avait prévu, ils furent extrêmement mécontents et parlèrent de sévir. Le gamin dépassait les bornes. Il fallait lui montrer que la tolérance avait ses limites et qu'on n'accepterait jamais qu'il frappe les gens pour quelque motif que ce soit.

Joséphine arrêta le jeune ingénieur qui s'apprêtait à aller chercher le coupable.

— Monsieur Yves, je vous en supplie, écoutez-moi. Laissez-moi intercéder pour cet enfant. Je comprends bien vos raisons et votre colère. Mais ce petiot m'afflige. Vous allez justement lui accorder ce qu'il attend : un châtiment. Il vit comme cela depuis des mois : une bêtise, un coup, une faute, le fouet, une erreur, encore un coup. Il faut rompre ce cercle vicieux !

— Mais qui parle de le frapper ? s'écria Yves, scandalisé.

— Personne, monsieur Yves, personne. Il n'y a qu'Emmanuel à le croire. Et quelle punition pouvez-vous lui donner ? Le priver de dessert ? Il ne mange pas. Le confiner dans sa chambre ? Il n'y est déjà que trop. Lui tenir un discours sévère ? Cela ne sera rien d'autre qu'une des nombreuses harangues sous lesquelles il a courbé la tête sur le Golden Star, à supposer qu'il vous comprenne...

— Tu veux dire que nous n'avons aucun moyen de le punir quand il fait quelque chose de grave ? C'est inadmissible. Il doit se soumettre aux mêmes lois que les autres. Nous ne pouvons accepter ses débordements.

— Monsieur Yves, reprit la vieille bretonne sans se décourager, déterminée à avoir le dernier mot dans cette affaire, c'est moi qu'il a frappée et j'entends bien être la seule à exercer mon droit d'autorité. Ne me faites pas regretter de vous avoir dit la vérité ! Je suis certaine qu'Emmanuel n'a pas besoin d'être puni pour savoir qu'il a mal agi ! Il en est bien conscient, croyez-moi ! Mais le pauvre enfant ne sait plus ce que sont l'amour et les gestes de tendresse. Cela lui fait peur. Il faut lui réapprendre que l'amour est plus fort que tout, l'assurer qu'ici, ce n'est pas la violence quotidienne du Golden Star...

— Je te comprends, ma chère Joséphine, répondit Yves Le Quellec, fort ému par la bonté de la brave femme qui défendait pied à pied le salut d'un petit garçon malade. Je t'aime encore plus de te sentir si dévoué à Emmanuel, mais comprends-nous aussi. Si nous n'intervenons pas cette fois-ci, le malheureux risque de recommencer la prochaine fois où il ne se maîtrisera plus. Un jour peut venir où Yannick et Gwénaël seront attaqués à leur tour. Il faut que nous les protégions. Nous avons une grande responsabilité et nous ne pouvons agir à la légère !

— Une fois, monsieur Yves ! Une seule fois ! Ne laissez pas la terreur durcir à nouveau ses pauvres yeux si désemparés. Depuis quinze jours, vous savez qu'il commençait à éclore, qu'il acceptait notre présence, qu'il travaillait avec nous ! Ne gâchez pas tout ! Oubliez pour cette fois ! Laissez-moi régler seule ce problème avec lui ! S'il y a une prochaine fois, ce que je ne crois pas, je vous laisserai faire !

L'ingénieur regarda d'un air interrogateur sa jeune femme restée très silencieuse durant cette discussion animée.

— N'hésite pas à te laisser convaincre par notre bonne Joséphine, mon ami, dit Marie avec un sourire. Tu ne te bats plus que par raison. Ton cœur t'entraîne à passer l'éponge. Joséphine est le lien d'amour entre Emmanuel et nous. Si nous intervenons maintenant, il va lui retirer le petit peu de confiance qu'il commençait à lui faire. Il faut laisser le temps à l'amour. Soyons patients et acceptons aussi que l'avancée du petit ne soit pas linéaire, mais procède par paliers avec des régressions !

Yves Le Quellec ne demandait qu'à céder. S'il n'avait cru de son devoir de protéger les siens —ébranlé qu'il était par les propos très critiques du médecin à chaque fois qu'il venait se rendre compte de la progression des événements— il se serait abstenu d'apparaître comme un bourreau d'enfants. Il se soumit donc aux deux femmes, tout en insistant pour qu'à la prochaine incartade —il fallait tout prévoir— du mousse, celui-ci apprenne nettement que ce n'était pas tolérable.

Personne ne vit Emmanuel les deux jours suivants. Etait-il dans sa chambre ou non ? Les plateaux revenaient intacts. On se serait cru deux semaines plus tôt. L'incident l'avait-il rejeté dans un dégoût de lui-même et de la vie ? Aussi pénible que fût cette incertitude, aucun des Le Quellec ne se sentit le droit de chercher à rompre ce désir d'isolement.

Le surlendemain, Joséphine qui revenait de la ferme, vit surgir devant elle un corps fluet, apparition qui l'effraya tant qu'avant de l'identifier, elle avait renversé son panier. Ce qui ne l'empêcha pas de songer avec humour que c'était vraiment une très mauvaise période pour manger des œufs autrement qu'en omelette sur le sol.

— Oh, madame, s'écria Emmanuel, en larmes. Pardon ! Pardon ! Je ne voulais pas ! Vous pouvez me battre très fort. Je le mérite. Je suis un très méchant garçon. Pardon ! Je ne voulais pas...

L'enfant avait perdu les quelques grammes péniblement gagnés la semaine précédente. Son visage sali était hâve, avec de grands cernes sous ses yeux d'un bleu intense. Ses vêtements fripés et poussiéreux confirmèrent l'inquiétude qu'avait eu Joséphine : l'enfant avait certainement passé ces deux jours dehors, hésitant sur la conduite à tenir.

— Taratata, mon p'tit gars ! bougonna-t-elle en attirant le gamin à elle, à la fois brusque et maternelle. Si tu t'imagines que je suis fâchée après toi, tu te trompes et tu connais bien mal la vieille Joséphine ! Viens plutôt manger de la bonne mousse au chocolat que j'ai gardée pour toi !

Emmanuel ne se défendit pas. Il continuait de pleurer comme si la source de ses larmes n'allait jamais se tarir. Sans savoir comment, il se retrouva dans la cuisine, assis devant une énorme part de mousse au chocolat servie avec une part tout aussi gigantesque de gâteau breton encore tiède. Machinalement, il prit la cuillère, mais demeura immobile, pensif, avant de lever la tête.

— Madame, dit-il avec effort, d'une voix altérée par la peur, pourquoi ne me fouettez-vous pas ?

Joséphine, à l'autre bout de la table, s'arrêta net de peler ses pommes. Une telle question était navrante, tout comme était bouleversante cette expression d'effroi due à l'incompréhension.

— Tu estimes donc avoir fait quelque chose de mal ? demanda la Bretonne, bien résolue à profiter de cette perche inopinément tendue pour nouer un dialogue.

Emmanuel hocha vigoureusement la tête tandis que ses yeux se remplissaient à nouveau de larmes.

— Je ne voulais pas, murmura-t-il. J'étais si malheureux !

— Et tu crois que la punition normale pour quelque chose de mal est d'être battu ? poursuivit Joséphine, surprise et satisfaite que l'enfant eût consenti à lui répondre.

— Oui, avoua Emmanuel, craintif, après un instant de réflexion. C'était comme cela sur le Golden Star. On fait une faute. On est puni.

— Qui te punissait ? Le capitaine ?

Joséphine n'avait pu résister à la curiosité. Elle espéra que sa hardiesse et son imprudence ne seraient pas une monstrueuse erreur. Son soulagement fut immense en entendant Emmanuel répliquer :

— Non. Pas lui. Les autres. Çà dépendait. Je suis petit, vous comprenez. Je fais plein de bêtises. Il faut bien me dresser. Pourquoi vous ne faites pas pareil ? Sur le Golden Star...

— Tu crois donc que les lois du Golden Star sont valables partout ? interrompit Joséphine en rapprochant sa chaise de l'enfant.

— Elles ne le sont pas ? s'étonna Emmanuel qui sentait s'effondrer les fondations de son univers et qui en souffrait atrocement.

— Oui et non, admit la Bretonne qui, percevant ce malaise, ne voulait pas l'aggraver. Une faute reste une faute. Mais toute faute n'appelle pas une punition...

Emmanuel comprenait de moins en moins. Son regard reflétait une profonde angoisse.

— A quoi cela va-t-il te servir si je te fouette, dis-moi ?

Mis en demeure de trouver une réponse, il chercha frénétiquement dans son expérience : Taylor le battait, les marins aussi. Il devait y avoir une raison.

— Vous serez soulagée, bégaya-t-il enfin. Cela vous fera du bien !

Joséphine rattrapa de justesse un commentaire acide qui n'eût pas manqué de troubler encore davantage le malheureux Emmanuel.

— Je n'ai aucun besoin d'être soulagée, rétorqua-t-elle avec un bref sourire, et si j'en avais besoin, ce ne serait pas en tapant sur toi que je le serais ! Mais toi ? En serais-tu plus heureux ?

Emmanuel ne s'était jamais posé autant de questions concernant sa vie à bord du Golden Star. Il était le plus faible, le plus ignorant. Son lot était de se faire corriger par les adultes qui voulaient le faire devenir un homme. Il n'y avait pas d'injustice. Pas de raison de se révolter. Il n'était pas sur le Conqueror.

— Mais madame, c'est normal ! gémit-il, affolé par ce que les propos de la vieille femme impliquaient. On doit toujours dresser les mauvais garçons et les faire souffrir pour leur faire comprendre qu'ils ont fait quelque chose de mal.

— Tu crois vraiment que tu as besoin de souffrir pour comprendre que tu as fait une bêtise ?

Emmanuel renifla et essuya sa morve d'un revers de manche. Il était perdu dans cette dialectique qui démâtait ses convictions de plusieurs mois.

— Je suis mauvais. Je dois subir les conséquences de mes actes pour devenir meilleur. C'est une manière de réparer.

— Oui. Une manière ! s'exclame Joséphine, victorieuse, estimant que l'enfant ne cessait de répéter des phrases d'adultes soucieux de justifier leur cruauté. Il y en a d'autres. Ce que tu as vécu sur le Golden Star n'est pas ce qui se vit ici. Sur un bateau, la discipline et les punitions ne peuvent pas être les mêmes que dans une maison entre des gens qui s'aiment. Réfléchis un peu : quand Yannick et Gwénaël ont fait cette énorme bêtise qui t'a obligé à risquer ta vie pour les sauver, leur papa et leur maman ne les ont pas battus, ce qui n'aurait servi à rien. Ne crois-tu pas qu'ils avaient déjà eu leur punition par la peur qu'ils avaient éprouvée ? On leur a seulement interdit de se servir du bateau et d'aller à la plage sans autorisation et sans surveillance.

— Oui, mais moi, c'est différent, reprit Emmanuel avec l'énergie du désespoir parce qu'il perdait pied ans cette conception révolutionnaire de l'existence. Je suis un vaurien, un mousse et un orphelin alors...

— Alors, rien ! trancha Joséphine promptement. Qui t'a mis ces sornettes dans la tête ? Qui t'a dit que tu étais un vaurien ?

— Le docteur ! Il a dit qu'un mousse ne peut faire que le mal, que c'est normal que je sois battu parce que j'étais un mauvais garçon !

— Tu racontes n'importe quoi ! interrompit Joséphine, contrariée par ce qu'elle entendait, qu'il lui faudrait régler plus tard avec ses maîtres. Pour ta peine, mon p'tit gars, mange moi vite cette crème et ce gâteau. Mais auparavant, viens m'embrasser !

Emmanuel hésita à obéir à un ordre si net. D'ordinaire, c'était Joséphine qui déposait sur son front un petit baiser matinal. Là, c'était à lui de faire le pas. Aller vers autrui lui paraissait encore une démarche très difficile.

Sophie, Diana, Gupta, Ismaël... tu as un devoir à l'égard des morts que tu as tant aimés... Etre fidèle, c'est accepter l'amour... Ne me déçois pas... Je te fais confiance... Il faut aimer les hommes... Les morts t'aiment et veillent sur toi pour que tu vives... Ne les déçois pas... Ne me déçois pas... Oncle Douglas, le maharajah de Gundahar... Ismaël...

L'enfant luttait contre lui-même, épouvanté par le cataclysme dont il sentait l'imminence. Il tremblait. Il défaillait.

Joséphine prit les grands moyens, ne voulant pas que la situation s'éternise. Elle le souleva dans ses bras vigoureux, l'assit sans façon sur ses genoux et le serra contre sa généreuse poitrine en couvrant de baisers son petit visage humide. Emmanuel, un moment raidi de frayeur et de volonté de rejet, cessa soudain de lutter. C'était trop doux de se pelotonner ainsi. Oui, il acceptait cet amour qui lui était donné. Non, il ne se rebiffait plus contre ces démonstrations de tendresse. Qu'il était bien ! Pourquoi avait-il tant hésité à se laisser dorloter ? Epuisé par cette vague d'amour qui le submergeait, il enfouit sa tête dans l'épaule de la brave femme et laissa couler des flots de larmes qui étaient presque des larmes de bonheur.