Les Préludes — Chapitre 6

En se réveillant le lendemain matin, Emmanuel semblait n'avoir aucun souvenir des événements qui l'avaient amené à Ti-Ar-Mor. Lorsque Marie vint s'informer s'il était levé, elle le trouva recroquevillé sur lui-même dans l'angle de la pièce. Il se mit à trembler en la voyant, mais étrangement, son épouvante délia sa langue. Au milieu de propos incohérents, il la supplia de le ramener au Golden Star qu'il n'aurait jamais dû quitter. Il ne comprenait pas où il était. Ce qu'il savait, c'est qu'il allait être battu. Il serait enfermé dans la cale avec les rats. On l'obligerait à faire des heures de peloton. Il ne voulait pas rester là. Il voulait rejoindre le bord.

Ces paroles, échappées de sa bouche sous le désordre de son esprit, firent très mal à Marie Le Quellec qui y trouvait confirmation de ses suspicions : elles trahissaient l'atmosphère de violence dans laquelle le mousse avait baigné depuis des mois et qui l'avait rendu pareil à un animal aux abois. Quoi qu'en dît Yves, elle s'insurgeait contre l'aveuglement du capitaine qui n'avait rien vu, rien fait pour adoucir l'existence du gamin. C'était trop facile d'affirmer que le gosse n'avait pas envie de vivre parce qu'il pleurait la mort de ses proches. Elle se promit de l'attaquer sur ce sujet dès qu'elle serait à nouveau confrontée à lui. Elle lui dirait clairement ce qu'elle pensait.

Dès qu'elle parla, après l'explosion verbale du mousse, elle assista à son repli : il reprit aussitôt une attitude de résignation terrifiée. Le son d'une voix humaine évoquait-elle pour lui tant de méchanceté ? Que faire ? Etre naturelle, c'est-à-dire ignorer cette peur en faisant comme si de rien n'était ou se taire et attendre patiemment ? Il n'y avait pas de solution miracle. Y avait-il même une solution ?

Elle réussit sans mal à ce qu'Emmanuel descende avec elle, petite créature soumise, uniquement préoccupée de ne pas lui déplaire. Elle fut donc extrêmement surprise quand, au bas des marches, il lui toucha le bras. Elle s'arrêta aussitôt. Le visage émacié, les trop grands yeux bleus étaient durcis d'une expression de sombre détermination. On voyait qu'il était presque paralysé de frayeur mais qu'il avait décidé de transcender cette peur comme s'il n'avait désormais plus rien à perdre.

— Madame, s'il vous plait, battez-moi, fouettez-moi très fort, mais après, laissez moi retourner sur le Golden Star.

Suffoquée, Marie Le Quellec ne trouva rien à dire.

— Dites au capitaine. Il peut me battre. Il peut me tuer. C'est normal. Mais je ne veux pas rester ici. Je veux retourner à bord. S'il vous plait, dites au capitaine !

Ces quelques phrases avait obligé la jeune femme à reprendre le contrôle d'elle-même. Elle avait la preuve qu'Emmanuel n'avait rien compris à ce qui lui arrivait et qu'il assimilait à un enlèvement en punition d'une faute imaginaire. Il interprétait de manière totalement erronée le changement de son existence. Il fallait absolument, pour l'apaiser, essayer de l'amener à rectifier ses erreurs.

— Mon lapin, dit-elle, aimant décidemment cette appellation peu marine qui lui paraissait le comble de l'affection. Ce n'est pas pour te punir que tu es venu ici. Tu as entendu le capitaine. Il t'a dit qu'il voulait que tu sois heureux et pour être heureux, un enfant, surtout aussi jeune que toi, a besoin de la sécurité d'une famille. C'est nous qui allons devenir ta famille maintenant. Etais-tu si heureux à bord du Golden Star ?

Emmanuel fit un geste évasif. Son atroce chagrin lui donnait soudain la force de communiquer. Si par hasard, il pouvait persuader cette dame de le laisser repartir sur son voilier, dans son univers qu'il n'aurait jamais dû quitter...

— J'avais du travail et je mangeais. C'est assez pour vivre.

— Mais ici, avec nous, tu n'auras pas besoin de travailler...

— Je veux travailler ! interrompit Emmanuel qui croyait entrevoir le supplice auquel il allait être livré. Je veux travailler. Sur le Golden Star, on ne m'empêchait pas de travailler. On ne m'empêchait pas de manger ! Oh !...

Comme si la lumière s'était brusquement faite dans son esprit sur la nature inéluctable de son châtiment, il se tut, soumis à ce nouveau malheur. Marie en profita pour essayer à tout prix de changer le cours de ses pensées qui lui paraissaient symptomatiques d'une totale confusion entre ce qu'il redoutait et ce qu'il vivait.

— Mon petit, écoute-moi, je t'en supplie ! Tu n'as rien compris ! C'est pourtant tout simple. Tu viens vivre chez nous comme notre enfant. Tu vas être exactement comme Yannick et Gwénaël. Tu joueras, tu riras, tu mangeras et tu n'accompliras plus ces travaux qui te cassent le dos et t'abîment les mains. Je serai ta nouvelle maman parce que tu fais maintenant partie de notre famille. Comprends-tu ?

Emmanuel l'avait laissée parler. Son regard devenait progressivement d'une intensité presque effrayante.

— On dit « adopté », n'est-ce pas, madame ?

Marie le regarda avec admiration et surprise. Cette mise au point linguistique était pour le moins imprévue de la part de l'enfant.

— Bravo ! s'écria-t-elle, radieuse. Tu as parfaitement compris !

— Je ne veux pas ! hurla le petit garçon, repris par un de ses tremblements où se mêlaient la rage et l'épouvante. Je ne veux pas. Vous n'avez pas le droit. Je sais ce que vous allez faire ! Vous allez être comme le monsieur qui m'a adopté. Il me détestait. Il me battait tout le temps ! Vous, ce sera pareil ! Je ne veux pas être adopté ! Je veux retourner sur le Golden Star ! Oh, s'il vous plait !

La jeune femme, bouleversée par ces bribes d'aveux, terribles dans le mystère qu'ils laissaient entrevoir, ne savait comment calmer l'infortuné Emmanuel qui s'était jeté à ses genoux dans une ultime supplication. Il ne pleurait pas —les larmes étaient réservées à l'intimité—, mais son angoisse grandissait à en devenir démesurée. Marie tenta de le toucher pour l'assurer par des gestes affectueux qu'il n'avait rien à craindre, qu'il était en sécurité, qu'il était aimé. Hélas, le petit garçon ne pouvait concevoir qu'un être vivant fût gentil à son égard. Seuls les morts étaient doux, bons, tendres. Il se rétracta avec un hoquet, le visage convulsé, et se redressa. Les principes éducatifs de Taylor refaisaient surface, l'obligeant à feindre la maîtrise de lui-même. Oh, pourquoi avait-il eu l'audace impudente d'implorer un adoucissement à son malheur ? Comment avait-il osé se révolter contre son sort ? Il allait être affreusement puni par ces gens et par le capitaine quand il saurait la vérité, mais c'était bien ce qu'il méritait pour s'être exprimé sans permission. Maintenant que ses nouveaux maîtres savaient la vérité, ils se serviraient de cette connaissance pour faire peser sur lui un joug implacable auprès duquel sa vie à bord du Golden Star aurait été un délice de douceurs. Conscient qu'il n'avait plus qu'à se taire et à subir, il baissa la tête.

Marie Le Quellec se sentait cruellement démunie : jamais encore elle n'avait rencontré un enfant qui refusât ses baisers et ses étreintes. Que pouvait-elle faire ? Ni paroles, ni gestes. C'était une situation inédite. Peu confortable.

Une porte bruyamment ouverte, des pas précipités dévalant l'escalier avec des cris de Sioux, interrompirent le cours de ses tristes réflexions. Elle fut happée par le tourbillon des ses garçons qui se pendirent à son cou avec une exubérance plus latine que celtique. Emmanuel ne fut pas oublié et reçut lui aussi sa part d'embrassades chaleureuses et quelque peu brusques.

— Venez manger, mes trésors !

— Ça sent bon, maman !

— Oui, Joséphine a certainement fait un gâteau !

De fait, la brave bretonne, le visage rougi par la chaleur de ses fourneaux, avait dressé une table appétissante, débordante de victuailles de toutes sortes dont un énorme gâteau breton tout frais avec de la purée de framboises, péché mignon de Gwénaël.

— Alors, le petiot a bien dormi ? demanda-t-elle de son ton bourru en voyant le mousse entrer avec les autres. Tu sais, la vieille Joséphine s'y connaît mieux que les médecins pour s'occuper des petits garçons comme toi. Viens me donner un baiser, mon garçon !

L'enfant, incertain, trouvait la voix revêche, mais c'était sécurisant : elle lui rappelait O'Brien, toujours le premier à s'emporter, à grogner, à insulter et qui pourtant, dans l'équipage, était tellement humain. Il redoutait moins ces manières rudes que la douceur de Marie qu'il jugeait soit perfide, soit l'apanage d'un monde révolu. Timidement, il avança vers la brave femme qui l'enserra dans ses bras robustes, sans s'offusquer le moins du monde de ses hésitations et du fait qu'il ne lui rendait pas son étreinte.

— Que veux-tu boire, mon petiot ? Du thé, du café, du chocolat, du lait ?

L'embarras des richesses rendit muet le pauvre Emmanuel.

— Rien, madame, dit-il malgré tout, sachant que les adultes aiment toujours beaucoup quand on répond à leurs questions.

— Comment rien ? rétorqua Joséphine avec sa rudesse irascible qui n'avait rien de méchant, mais qui fit se rapetisser l'enfant. Non mais ? Cela n'a que la peau et les os et çà ne mange pas ! Tu ne vas quand même pas refuser que la vieille Joséphine te nourrisse, hein, mon p'tit gars. Allez, assieds-toi ! Je vais te donner du lait pour commencer, du bon lait tout frais. Rien de tel pour te rendre grand et fort !

Muni de son bol de lait, Emmanuel se garda bien de s'asseoir à la grande table. Il se retira dans le coin le plus éloigné de la cuisine et s'accroupit. Marie Le Quellec fut assez rapide pour empêcher Joséphine de manifester ouvertement sa désapprobation. La brave femme se tint coite parce que le regard de sa maîtresse était éloquent, mais elle se vengea en remuant bruyamment ses casseroles. Tout cela ne lui plaisait guère.

Le petit garçon qui n'était plus habitué à boire du lait l'avala avec beaucoup de peine. Mais il savait qu'un repas était un repas, chose rare et précieuse, qu'il fallait accepter quand il se présentait et pour ne pas mécontenter ceux qui avaient l'extrême obligeance de se rappeler qu'il avait un estomac. Clark avait par trop tendance à l'oublier.

Aussitôt le lait achevé, il se leva et, profitant de ce que Joséphine s'occupait des garçons, prit un torchon pour essuyer la vaisselle.

— Non mais, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? s'écria la vieille bretonne en voyant ce qui se passait. Laisse-moi cela tout de suite ! C'est mon travail !

Emmanuel n'en pouvait plus d'angoisse, de désespoir, d'incompréhension. A sa plus grande honte, le lait avalé à contrecœur atterrit sur le carrelage. Pour la première fois, Joséphine parvint à refouler le jet des propos peu amènes qui montaient à ses lèvres : elle commençait à entrevoir qu'avec le nouveau venu, elle devait prendre sur elle de tempérer ses interventions. Marie Le Quellec la sauva d'un embarras grandissant en ignorant l'incident.

— Laisse-le faire pour l'instant, murmura-t-elle tout en regardant d'un air pensif le petit garçon qui s'était empressé de nettoyer le sol. Il est complètement perdu. Il faut qu'il ait quelque chose à se raccrocher, qu'il effectue les tâches qui devaient être les siennes à bord. Sinon, il va perdre pied.

Yannick et Gwénaël avaient depuis longtemps cessé de vouloir comprendre quoi que ce soit. Cela les dépassait et cela commençait à ne plus être amusant du tout. Sauf pour une chose : leur mère n'était même plus disponible pour les mettre en garde contre les dangers de la gourmandise. Aussi ne lésinèrent-ils pas l'un et l'autre sur la quantité de gâteau breton et de purée de framboises qu'ils engloutirent subrepticement. Et ils quittèrent la table, l'estomac un peu surchargé. Qu'importait ? Il y avait des aubaines à ne pas négliger !

— Joséphine, tu demanderas à Mazhev d'aller prévenir le docteur de Hautefort pour qu'il vienne dès qu'il le pourra...

— Pour le petiot ?

— Oui, j'ai besoin de ses conseils !

— Les miens ne suffisent pas, alors ?

Conciliante, Marie répondit gentiment :

— Le problème n'est pas là, ma chère Joséphine. C'est que le petit est vraiment très bas et nous n'avons pas le droit de faire la moindre erreur. Cela ne veut pas dire que tes tisanes et tes décoctions sont inutiles, au contraire. Emmanuel, mon trésor, va donc jouer dehors avec les garçons. Tu as très bien travaillé. Merci.

L'enfant qui avait lavé tout ce qui pouvait l'être dans une cuisine comme il n'en avait jamais vu, obéit précipitamment, laissant les deux femmes à discuter son cas.

Yannick et Gwénaël hurlèrent de joie en le voyant apparaître. Ignorant qu'il pût avoir le moindre sentiment de peur en leur présence, ils l'entraînèrent dans leur salle de jeux, lui montrèrent avec force détails et cris enthousiastes tout ce qui leur appartenait, les jouets qu'ils aimaient particulièrement, essayèrent de le faire jouer aux osselets, au Nain Jaune, au jeu de l'oie, à la guerre. Emmanuel regarda sans un mot, rangea tout ce qu'ils dérangeaient, s'ennuya et les ennuya si bien qu'ils décidèrent d'aller au jardin. Ce fut alors que le petit mousse qui se sentait de plus en plus mal se mit à chanceler. Il voyait à peine le ballon que Yannick lui adressait et le relançait très mal. L'aîné des Le Quellec se retint pour ne pas l'insulter. Il le trouvait vraiment d'une bêtise sans pareille. Gwénaël, pourtant beaucoup plus jeune, était un meilleur partenaire. Dépité, il donna un fort coup de pied dans le ballon destiné à son frère mais qui, malencontreusement dirigé, atteignit Emmanuel à la tête.

L'enfant s'effondra sans un cri et ne se releva pas. Affolés, les deux garçons hurlèrent pour alerter leur mère.

Le médecin ne put venir que dans la soirée. Louis de Hautefort faisait partie de ces nobles pauvres et dignes qui, loin de considérer le travail comme une déchéance, avaient voulu sortir de leur misère pécuniaire en tentant l'aventure. A trente ans, il était arrivé en Australie avec un diplôme de médecine en poche et s'était rapidement débrouillé pour se faire une clientèle car il ne ménageait pas sa peine. Sa femme Henriette l'avait suivi dans sa nouvelle vie. Ils avaient deux enfants, Maximilien, âgé de huit ans et Estelle, bébé de deux ans.

Il y aurait pu —ou dû— avoir entre les Hautefort, aristocrates ruinés et laborieux et les Le Quellec, bourgeois prospères, un sentiment de jalousie, voire de franche antipathie. Il n'en était rien. Ces deux familles françaises, reléguées au bout du monde, arrivées à quelques mois d'intervalle, s'apprécièrent et sympathisèrent vite. Elles se voyaient très souvent et leurs rapports étaient ceux d'une amitié sincère. Pourtant, les points de divergence étaient nombreux entre ces couples d'origine dissemblable, suscitant de très vives discussions entre les hommes dont l'approche de la société humaine était opposée. Louis de Hautefort tenait plus que tout à recréer, puis à préserver son prestigieux passé. Sa femme et lui donnaient des réceptions, des bals, des fêtes, sans ostentation mais avec faste : ce comportement était le seul qui leur fût naturel. Ils étaient convaincus de l'importance de leur rang qu'ils tenaient d'ailleurs avec une distinction qui n'avait rien d'artificiel. Grâce à quoi, ils s'étaient fait une place chez les notables de la ville et cela en dépit de leurs racines françaises dans un monde très anglo-saxon.

Les Le Quellec, eux, demeuraient loin, très loin de ce tourbillon mondain dans lequel ils n'étaient pas à l'aise et qui même, pour être tout à fait honnête, leur était franchement désagréable. Les Hautefort ne savaient pas tellement comment interpréter cette réserve. Ils n'étaient pas sûrs de la position financière de leurs amis : Yves travaillait comme ingénieur, mais semblait n'avoir aucunement besoin de ce salaire pour vivre tout à fait honorablement. Leur maison était superbe, dans un cadre splendide. Simplement, elle était excentrée par rapport à la ville, ce qui leur plaisait et aurait été un gros handicap pour les nobles français.

Si Yves et Marie n'avaient cru devoir consulter que leur conscience et leur entourage très immédiat quand ils avaient pris la décision d'accueillir Emmanuel comme leur fils, Louis de Hautefort, mis devant le fait accompli, fut proprement scandalisé. Il n'avait même pas appris l'accident des deux garçons, ni la manière providentielle dont ils avaient été sauvés. Il ne voyait qu'une chose : un mousse ne pouvait être, par essence, que menteur, voleur, fourbe, stupide et criminel en puissance. Une sorte de déchet de la société en quelque sorte et destiné à le rester, en y ajoutant l'ivrognerie et la débauche en prime, dès qu'il grandirait. Sauver les deux fils Le Quellec témoignait d'un certain courage, il fallait l'admettre. Cela méritait une récompense, une somme d'argent, un habit neuf et l'affaire était réglée. Mais accueillir un va-nu-pieds de cette espèce, l'insérer dans une famille, en faire un fils à l'égal des deux autres, c'était de la folie furieuse. Prendre chez soi l'enfant de ses amis devenu orphelin était déjà une gageure, mais ouvrir les portes de sa maison à un inconnu, un gosse des rues ou des mers dont on ne savait rien ! Il fallait avoir complètement perdu le sens commun !

Yves et Marie Le Quellec l'écoutèrent déverser son trop plein de rancœur et de fiel, sachant qu'il était inutile puisqu'ils avaient déjà mis leur projet à exécution, puis, une fois qu'il eût marqué une pause respiratoire dans sa diatribe, ils lui demandèrent seulement d'examiner l'enfant, avouant sans ambages qu'ils avaient de vives inquiétudes quant à son état de santé.

Lorsque le médecin redescendit, il était d'une pâleur totalement inhabituelle.

— J'ai dit que vous étiez fous de prendre le risque d'accueillir chez vous un gamin inconnu. Vous l'êtes doublement, triplement, davantage même. Débarrassez-vous de lui au plus vite ! Rendez-le à celui qui l'avait avant ! Vous courez à la catastrophe !

Ce fut Marie qui trouva la force de parler la première :

— Louis, dit-elle d'une voix ferme, épargnez-nous vos remarques désobligeantes. Ce qui est fait est fait et nous ne reviendrons pas en arrière. Nous avons agi en connaissance de cause, sachant que le petit était très gravement malade, risquait même de mourir. C'est notre choix. Nous voulons seulement savoir si vous, médecin, pouvez quelque chose pour lui. Allez-vous lui refuser le secours de votre science parce que vous condamnez notre action et le milieu auquel nous l'avons arraché ?

Le regard de Louis de Hautefort alla du jeune ingénieur à sa femme tandis qu'il mordillait sa moustache bien coupée. Il semblait hésiter.

— Je ne sais lequel du médecin ou de l'ami doit vous répondre...

— Commencez donc par le médecin : vous avez examiné Emmanuel. Quel constat faites-vous ?

— Le gosse est épuisé par la faim et les mauvais traitements.

— Tu vois, Yves, j'avais raison ! triompha Marie. Est-ce que cela met sa vie en danger ?

— Je ne peux pas me prononcer. Parce que le gosse ne voulait pas que je le touche. J'ai dû me fâcher. Et c'est maintenant l'ami qui va vous parler : vous avez là une mauvaise graine. Il ne fait pas de doute que ce gamin est déjà perverti...

— Il n'a que huit ans, protesta Yves.

— Huit, peut-être dix ou douze. Vous n'en savez rien. De toutes les façons, quel que soit son âge, il a grandi dans les mauvais exemples. Vous pensez qu'il est orphelin. Posez-vous la question « pourquoi ? ». Si ses parents ont été assassinés, c'est probablement dans un règlement de comptes entre bandes rivales. Il a pu aussi mentir, faire de grosses bêtises et espérer s'en sortir en disparaissant à bord d'un long-courrier. Et les mauvais traitements, allez-vous m'objecter ! Pour moi, c'est une tentative de ses aînés de le dresser un peu et de rectifier ses mauvais penchants. A voir son visage farouche, son regard féroce, il est bien endurci. Et coriace à la douleur. J'ai essayé de nettoyer tant bien que mal les plaies qu'il avait aux doigts. Il n'a pas versé une larme et pourtant, vous pouvez m'en croire, ce n'était pas une partie de plaisir. Tout ceci pour vous dire, mes amis, que votre générosité est folle. Avez-vous pensé à l'influence néfaste que ce gosse va avoir sur vos enfants ? Il va les attirer dans le mal...

— Pour l'instant, il paraît plus terrorisé qu'autre chose !

— Marie, s'écria le médecin en levant les bras au ciel, soyez réaliste ! Et voyez clairement ce qui se présente à vous sans l'idéaliser. En ce moment, vous imaginez ce garçon. Vous en faites un héros chevaleresque et romantique parce qu'il a sauvé vos fils. Mais ce n'est pas cela du tout. Je peux vous assurer que je n'ai pas vu de terreur mais beaucoup de haine. Et j'ai été content qu'il soit assez affaibli par la faim parce que je pense qu'autrement, il se serait violemment débattu et opposé à moi.

— Vous me demandez d'être réaliste, Louis, mais j'ai l'impression que vous n'exprimez là que votre parti pris...

— Parce que j'ai vu autre chose que vous ?

— Parce que vous voyez la fonction de mousse avant l'enfant...

A ce moment, Joséphine frappa à la porte et annonça l'arrivée du capitaine Larkin.

— Faites entrer !

James Larkin ne tarda pas à apparaître, s'excusant de venir les déranger alors qu'ils avaient de la visite. Il avait très mauvaise mine comme s'il n'avait pas dormi la nuit précédente. Louis de Hautefort le toisa. Par principe, il méprisait les gens de mer, du haut en bas de l'échelle, les accusant, entre autres, de mœurs dissolues favorisant le transport de toutes sortes de maladies d'un point à l'autre du globe. Si, de plus, le marin était anglais, cela ajoutait une terrible tare à un dossier déjà lourdement chargé.

— Je ne suis pas « de la visite », comme vous dites, déclara le noble avec hauteur. Je suis ami de monsieur et madame Le Quellec et aussi médecin. C'est à ce double titre que je suis ici ce soir. Parce qu'ils m'ont demandé mon avis sur ce gosse qui a été mousse sur votre rafiot. Je ne vous félicite pas sur son état. Aviez-vous décidé de le laisser mourir de faim pour le dompter ? Est-ce une forte tête qu'il a fallu mater par des corrections régulières ? Vous devez être satisfait d'avoir trouvé de braves cœurs compatissants et niais qui vous ont proposé de le prendre ! Un bon débarras, n'est-ce pas ? Au stade où il en est, il ne pouvait aller bien loin et devenait plus encombrant qu'utile ! Cela aurait été salement embêtant pour vous s'il avait claqué sous vos mauvais traitements !

— Je ne vous permets pas ! interrompit furieusement le capitaine dont le visage avait pris sa teinte violacée de mauvais augure.

— Que m'importe ? rétorqua Louis de Hautefort, très remonté. Je vous dis les choses comme je les vois et comme je les pense.

— Louis, calmez-vous, intervint Marie Le Quellec, suppliante. Cela ne sert à rien d'être si vindicatif.

— Marie, et vous aussi, Yves, je fais ce que je dois ! C'est par amitié pour vous que j'essaie de vous protéger contre vous-même, contre votre absurde naïveté.

L'ingénieur était resté étonnamment silencieux durant toute la discussion. Chacune des remarques de son ami retentissait en lui et il s'en voulait d'y prêter un aussi fort écho. Il commençait à se dire qu'ils avaient peut-être agi de manière beaucoup trop impulsive.

— Je voudrais avoir la parole, moi aussi, dit alors le capitaine qui, à force de serrer les poings et de contrôler sa respiration, avait pu recouvrer un peu de son calme.

— A quoi bon ? vitupéra le noble français. Pour essayer de justifier l'injustifiable ?

— Monsieur, s'écria James Larkin en se levant vivement, je n'ai pas l'habitude d'être ainsi traité, surtout pas par le premier venu, fût-il médecin. Par égard pour nos hôtes, je vous éviterai l'humiliation de vous apprendre le respect, mais...

— Croyez-vous que je m'abaisserais à recevoir une leçon d'honneur d'un homme tel que vous ?

— Messieurs, messieurs ! implora Marie, désolée.

— Oui, messieurs, assez ! intervint Yves Le Quellec d'un ton très ferme. Cela suffit. Louis, tu as dit ce que tu avais sur le cœur. Maintenant, s'il te plait, laisse la parole au capitaine ! Veuillez vous rasseoir !

Echangeant un regard dépourvu de toute aménité, les deux hommes reprirent place dans leurs fauteuils respectifs.

— Si je comprends bien, je dois avant tout me défaire d'une accusation de mauvais traitements à l'égard de mon mousse. Je vais vous dire toute la vérité : en quinze mois, j'ai porté deux fois la main sur lui. Deux. Une première fois quand il a mis en danger la vie d'un de mes marins. La deuxième fois est plus récente : elle a suivi la fugue durant laquelle il a sauvé les enfants de monsieur et de madame. Il fallait que je sévisse. Estimez-vous que c'est trop ?

— Si ce n'est vous, ce sont donc les membres de votre équipage ! Ce gosse est couvert de meurtrissures.

James Larkin sentit qu'il devait être prudent. Il ne souhaitait pas mêler Taylor à cette affaire.

— Mes hommes ne sont pas des anges, je le reconnais. Mais je pense qu'ils n'ont pas dépassé ce qui est normalement tolérable à bord d'un long courrier. Personnellement, ce n'est pas cela qui m'inquiète car, voyez-vous, monsieur, les blessures intérieures de cet enfant sont bien plus redoutables que les marques de quelques brutalités physiques.

— Il serait bon que vous disiez à monsieur de Hautefort ce que vous nous avez dit concernant Emmanuel, plaça Yves.

— Oh, ce ne sera pas long : simplement, c'est un enfant qui se laisse mourir depuis quelques semaines parce qu'il refuse de se laisser happer par l'engrenage de l'amour et des affections terrestres. Il vit avec les morts qui peuplent sa mémoire et rien d'autre n'a d'importance.

— Trop facile ! Attribuer son mauvais état général à des problèmes moraux ! Vous ne savez qu'inventer !

— Monsieur, je suis sérieux. Je n'invente rien. Emmanuel se laisse mourir, de faim entre autres. Il peut aussi faire des tentatives pour mettre fin à ses jours. C'est ainsi qu'il s'est trouvé à sauver les deux garçons. Cela fait plusieurs mois que j'essaie d'enrayer cette lente descente dans le néant, je l'ai dit à monsieur Le Quellec quand il est venu me voir...

— C'est vrai. D'ailleurs, vous étiez si soucieux que vous ne voyiez que la mort comme issue et vous ne vouliez pas nous confier un enfant si malade...

— Et moi je dis que vous déplacez les problèmes, que le capitaine prend prétexte d'un factice désespoir pour cacher les sévices dont est victime le gosse.

— Assez, messieurs ! Assez ! Nous ne devons avoir qu'un seul objectif, sauver Emmanuel !

— Et dans quel but ? rétorqua le médecin. Qu'il détruise votre famille ? J'aimerais mieux le voir mort !

— Louis, ne vous faites pas plus cruel que vous n'êtes !

— Ce n'est pas de la cruauté, Marie, c'est du bon sens ! Je m'use la salive à vous expliquer que rien de bon ne peut sortir de ce gosse !

— On voit que vous ne savez pas de qui vous parlez !

— Oh, vous le marin, taisez-vous, c'est à madame que je m'adresse !

— Louis, ne recommence pas ! protesta Yves que cette houleuse discussion épuisait.

— Ca suffit ! J'en ai plus qu'assez. Vous êtes sourds et aveugles ! Débrouillez vous, après tout. Vous êtes insensés tous les deux. D'abord en accueillant un vaurien sans origines et sans éducation qui risque de vous claquer entre les doigts. Ensuite parce que, s'il guérit, il s'empressera de vous prouver sa bassesse. Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire, en toute amitié. Mais vous ne voulez pas entendre. Tant pis. Bonsoir !

A grandes enjambées, Louis de Hautefort traversa le salon et claqua la porte intérieure, puis l'extérieure. Quelques instants plus tard, on entendit le pas des chevaux et le roulement de la voiture.

Marie et Yves Le Quellec demeurèrent assis sans un mot. James Larkin, bien embarrassé de sa personne, resta aussi silencieux, attendant les événements.

Ce fut la jeune femme qui la première secoua l'espèce d'accablement qui les avait tous saisis.

— Capitaine, je voudrais que vous veniez voir le petit. Il ne comprend rien de ce qui lui arrive. Il a réclamé de revenir à bord !

— Pour que je continue à le maltraiter, c'est cela ?

— Je ne vais pas dire que le médecin a totalement tort. Le petit a certainement eu un apprentissage très musclé. Est-ce normal ou non, je l'ignore. Mais je crois qu'il vous est attaché et que vous devez lui parler. Il voit sa présence chez nous comme un enlèvement. Venez avec moi !

Le capitaine, laissant l'ingénieur prostré dans ses pensées, suivit la jeune femme qui s'arrêta sur le palier, appuyée à la balustrade. Elle resta un long moment immobile, la tête baissée, avant de relever des yeux pleins de larmes.

— Louis est notre meilleur ami, murmura-t-elle. Si notre meilleur ami est capable de nous traiter ainsi, que diront ceux qui ne nous connaissent pas ? Nous allons certainement avoir beaucoup de réactions de ce genre, incompréhensibles pour nous, normales pour les autres. Notre décision va choquer, surprendre, révolter. Les gens vont nous renvoyer sans égard ces sentiments hostiles. Il nous faudra ramer à contre courant, convaincus du bien fondé de nos actes et constamment secoués par les assauts de violentes critiques. Et pourtant, il s'agit seulement d'un enfant malade et sans famille... Entrez, capitaine, c'est là.

Emu par la visible détresse de la jeune femme, James Larkin obéit sans un mot, se contentant de lui adresser un regard appuyé. Il se retrouva seul dans la pièce sombre, éclairée par une lampe posée sur le bureau. Ce ne fut que lorsque ses yeux se furent habitués à l'obscurité qu'il distingua la silhouette d'Emmanuel accroupi sur le balcon. Comme l'enfant ne l'avait pas entendu entrer, il put l'observer jouant avec son petit chat. Puis, voulant manifester sa présence, il toussota. Emmanuel interrompit brusquement son geste, se raidit, demeura indécis un instant. Ayant reconnu le visiteur, il se précipita vers lui et s'effondra à ses pieds en sanglotant.

— Oh, capitaine ! Je vous en supplie ! Ne me laissez pas ici ! Je vous en supplie ! Je veux retourner avec vous ! Vous pouvez me battre très fort pour mes bêtises. C'était très mal à moi, mais je ne recommencerai pas ! Je vous le promets. Ne me laissez pas tout seul ! Pardonnez-moi et reprenez-moi ! Je vous en supplie !

Le malheureux Emmanuel qui, en quinze mois sur le Golden Star n'en avait jamais dit autant, s'accrochait désespérément aux pans du manteau du capitaine. Il était à ce point hors de lui-même et de sa terreur qu'il ne résista pas quand James Larkin lui fit lâcher prise pour mieux le serrer dans ses bras, bouleversé par ce premier contact physique avec cet enfant qui avait auparavant repoussé toutes ses tentatives d'approche. Il le souleva pour l'étreindre contre sa large poitrine. Emmanuel se laissa faire, allant même jusqu'à passer ses bras autour de son cou et à nicher son visage dans sa barbe.

Le cerveau du capitaine travaillait sous pression. Que signifiait cette soudaine familiarité ? Le plus évident était de penser que la situation se débloquait. D'une manière ou d'une autre, elle cessait d'être figée. La crainte d'être abandonné à nouveau avait créé un déclic : l'enfant préférait la dure réalité du voilier à l'inconnu de Ti-Ar-Mor. Il était capable d'admettre qu'il éprouvait un certain attachement pour son supérieur. Mais comment lui faire comprendre que son avenir était dans cette famille française et non à bord du Golden Star ? Comment l'assurer de son bonheur sans qu'il le vive comme une trahison ? D'autant plus que, rassuré par le sentiment de sécurité que lui apportaient ces bras robustes, cette forte odeur de tabac et de mer, Emmanuel se détendait. Le capitaine sentait son corps s'assouplir, se faire plus pesant, ses sanglots s'espacer. Bientôt, le petit garçon malmené par trop d'émotions sombrerait dans le sommeil.

Et quand il se réveillerait ? Tous ses rêves seraient brisés. Au lieu de se retrouver sur son bâtiment, il serait toujours dans cette jolie chambre bleue, loin du port et loin du capitaine. Quelle terrible déception ! Après la folle espérance, la réalité se ferait plus horrible : le capitaine l'avait à nouveau laissé derrière lui...

Les larmes montèrent aux yeux de James Larkin en imaginant ce qu'éprouverait son petit mousse le lendemain. Non, il était impossible de lui faire vivre une épreuve pareille. Que faire alors ?

Il se résolut à écrire, chose dont il avait d'ordinaire une sainte horreur, n'étant pas un prosateur chevronné. Pour ce faire, il voulut déposer son précieux fardeau sur le lit, aux côtés du chaton qui, n'étant pas idiot, savait déjà quelles étaient les meilleures places. Emmanuel gémit, ouvrit les yeux et prononça quelques paroles indistinctes. James Larkin dut desserrer l'un après l'autre les doigts qui s'agrippaient à lui.

— Dors, je suis là, souffla-t-il avant de fredonner très doucement une mélodie venue des fins fonds de sa mémoire.

Lentement, la respiration de l'enfant devint plus régulière et plus profonde. Il s'était endormi. Le chaton en profita pour se nicher au creux de son cou. James Larkin considéra longuement le trop maigre visage avec ses boucles rebelles, les sillons argentés sur la peau brune et hâlée, les cernes mauves sous les yeux. Saurait-il saisir la chance qui était la sienne ? Il méritait tellement d'être heureux. Comment Taylor avait-il pu vouloir le briser ? C'était un miracle qu'il n'eût pas réussi plus tôt. Peut-être, grâce à cela, y avait-il une éventualité plus grande de succès...

« Fistounet, écrivit-il de son écriture appliquée et malhabile,

Je t'en prie, lis ces quelques lignes, avant d'entreprendre quoi que ce soit.

Je t'aime. Profondément. Je t'ai aimé dès le jour où tu es venu te présenter devant moi à Port Augusta, plein de ta souffrance, de tes morts et de ta volonté.

Si tu ne me vois pas à ton réveil, ce n'est pas parce que je t'ai abandonné. Certes, je t'ai quitté, mais pour ton bonheur. Parce que ni moi, ni encore moins le Golden Star ne pouvons t'apporter le bonheur. Tu vas me dire que le bonheur n'est plus possible parce que tu as trop connu la mort. Tu as tort. Tu peux encore être heureux. Je dirai même : tu le dois.

Depuis plusieurs mois, tu te laisses lentement mourir en refusant d'aimer et d'être aimé. Tu t'es construit une prison. Tu t'y es enfermé et tu te refuses à en sortir. Tu refuses qu'on t'aime. Tu as refusé la tendresse de Gupta, tu as refusé la mienne. Je sais que tu penses à te supprimer. Je sais que tu as tenté de le faire le jour où tu as sauvé Yannick et Gwénaël. D'un côté, je peux comprendre que tu trouves la vie très dure et celle du Golden Star ne t'a pas aidé. Mais tu as un devoir à l'égard des morts que tu as tant aimés. Tu dois non seulement les aimer, mais accepter d'aimer les vivants aussi. Ce n'est pas une trahison. Ta famille assassinée ne t'en voudra pas d'aimer d'autres qu'elle. Bien au contraire. Etre fidèle, c'est accepter l'amour.

C'est pour te donner cet amour que j'ai accepté de te confier à cette famille dont tu as préservé le bonheur : je voudrais que tu les acceptes comme le papa et la maman que tu as perdus quand tu es venu me trouver. Ils ne vont pas les remplacer dans ton cœur. Mais ils seront là pour te donner de l'amour. Tu as besoin de leur amour pour grandir.

Fistounet, je te supplie de croire ce que j'écris là. Ne me déçois pas : tu es un petit garçon qui a toujours fait preuve de beaucoup de courage. Aie celui d'aimer et de te laisser aimer. Pense que c'est le vœu le plus cher de tes chers disparus. Ils seraient si heureux que tu profites de la chance qui t'est donnée.

Bonne chance, mon petit. Je te fais confiance.

Ton capitaine qui t'aime et qui t'embrasse

James Larkin

PS Je te redis une fois encore que cette séparation n'a rien à voir avec ta fugue. Jusqu'à preuve du contraire, donner une famille à un enfant orphelin n'est pas une punition. »

James Larkin était demeuré si longtemps dans la chambre méditant sur chaque mot qu'il écrivait que Marie Le Quellec se permit d'entrer à son tour.

— Excusez-moi, dit-elle après avoir jeté un coup d'œil à l'enfant endormi. J'avais peur qu'il soit arrivé quelque chose.

Le capitaine, fatigué par son gros effort intellectuel, releva la tête. Son regard reflétait une douloureuse sympathie.

— Le pauvre petit voulait revenir à bord...

— Je sais...

— Alors, je lui ai écrit. Je ne voyais que cela... Lisez, s'il vous plait !

La jeune femme refusa. James Larkin insista.

— Si, vous êtes cultivée. Vous êtes mère. J'ai peur de n'avoir pas trouvé les mots justes qui peuvent le toucher...

Par gentillesse, elle se plia à son désir. Elle ne fut pas surprise de découvrir de sentiments si délicats chez un homme que Louis de Hautefort accusait de mauvais traitements à l'égard de l'enfant. James Larkin était tellement désireux de donner le meilleur à son mousse.

— Mais, dit-elle en reposant la lettre, comment va-t-il savoir ce que vous avez écrit ? Il ne nous laissera jamais le lui lire.

Le capitaine fronça légèrement les sourcils dans un souci de compréhension qui pour l'instant lui échappait complètement. Puis, soudain, son visage s'éclaira :

— Il le lira tout seul.

— Comment cela ? Il sait lire ?

— Oui. Très bien même.

Après réflexion, il n'ajouta rien. L'urgent était l'adaptation de l'enfant dans sa nouvelle famille. Les dons d'Emmanuel, s'ils devaient resurgir, le feraient en leur temps et en leur heure. Il était inutile d'en parler.

— Capitaine ?

— Oui ?

— Saviez-vous qu'Emmanuel avait déjà été, comme il le dit, « adopté » ?

James Larkin regarda la jeune femme en face avec une expression de désolation totale.

— Plus rien ne peut me surprendre dans la tragédie de cet enfant, soupira-t-il.

— Une adoption qui a été, semble-t-il, d'après les quelques mots qui lui ont échappé, un cuisant échec. Il m'a clairement signifié qu'il ne voulait pas rester ici pour ne pas revivre la même chose, parce qu'il ne voulait pas être battu comme la première fois !

— C'est plus que je n'en ai jamais appris. Vous n'aviez déjà pas une tâche facile, mais là, cela me paraît infaisable.

— Pour des hommes, oui. Mais nous comptons sur l'Esprit Saint. Regardez, nous avons quand même progressé depuis hier : Emmanuel nous a parlé, vous a parlé. C'est un début !

— J'admire votre foi !

— Soutenez-la par vos prières. Dites-moi, saviez-vous qu'il avait été maltraité ?

Les yeux limpides de la jeune femme fouillaient son cœur. James Larkin ne faiblit pas.

— J'ai été clair avec votre médecin : un long courrier n'est pas un pensionnat de petites filles. Les plus faibles y sont le plus exposés. Et Emmanuel qui est une forteresse de silence, n'a jamais laissé échapper le moindre aveu sur ce qu'il pouvait endurer.

— Par loyauté ? Par peur ?

— Par fierté.

— Pourquoi est-il d'une telle maigreur ?

— Parce qu'il est pris dans un refus général de la vie et de l'amour. Manger, c'est vivre. Il est tellement dégoûté de la vie qu'il ne mange pas. Sa vie s'est arrêtée en même temps que celle de ceux qu'il aimait. Avec ce que vous m'avez dit, je n'oserai pas affirmer qu'il s'agit de sa vraie famille, de son adoptive ou d'autres encore. Je constate seulement qu'il les aimait assez pour refuser de s'attacher à nouveau, par fidélité et sans doute aussi par peur que les liens ne durent pas. Il sait par sa petite expérience de l'existence que l'amour peut être éphémère.

— Croyez-vous que nous pourrons lui faire accepter un nouvel amour durable ?

James Larkin considéra la jeune femme debout devant lui avec une expression voisine d'une tendresse toute paternelle :

— Madame, murmura-t-il d'une voix dont il ne parvenait pas à maîtriser le frémissement d'émotion, qui pourrait réussir si ce n'est vous ?...