Les Préludes — Chapitre 5

Du gaillard d'avant, Taylor, O'Brien et quelques matelots avaient assisté, au comble de l'étonnement, au départ du mousse encadré d'un homme et d'une femme distingués et riches s'il fallait en juger par l'élégante voiture qui les attendait sur le quai. Cet événement pour le moins insolite, associé à la physionomie soucieuse du capitaine, à sa sortie nocturne, la première depuis des années formait un ensemble étrange qui méritait des explications.

Prétextant une question urgente à régler, le second céda à la curiosité et descendit dans le carré.

Le capitaine ne l'entendit pas venir. Il était assis à la table, la tête dans les mains, le dos voûté, dans une attitude de complet découragement. Taylor regretta d'avoir comme violé le secret de cette intimité douloureuse. Honteux de s'être montré indiscret, il recula sur la pointe des pieds. Ce fut alors que James Larkin remarqua sa présence.

— Qu'y a-t-il, monsieur Taylor ?

La voix elle-même avait changée, étouffée qu'elle était par le poids de pensées oppressantes. Taylor vit soudain avec terreur un vieil homme là où quelques heures plus tôt, il y avait un quinquagénaire dans toute la force de l'âge. Cette vision très brève s'estompa quand il se redressa, l'œil plus perçant, mais durci d'angoisse.

— Pardonnez-moi de devoir vous retourner la question, capitaine. Etes-vous malade ?

— Malade ? Non, non...

Le ton était absent. De quoi assurer Taylor qu'il n'avait pas été écouté, ni entendu.

— Qu'y a-t-il donc, capitaine ? Que puis-je faire pour vous ? Vous êtes pâle, tremblant. Je ne vous ai jamais vu ainsi. Vous m'inquiétez !

James Larkin haussa les épaules d'un mouvement désabusé, sans répondre.

— Est-ce que cela un rapport avec la visite de ces... gens ? insista le second, à bout d'arguments.

Le regard bleu s'acéra brusquement.

— Oui ! Oui ! s'exclama-t-il dans un cri qui ressemblait à un sanglot. Oui ! Et le petit n'a rien compris ! Il ne peut rien comprendre !

— Moi non plus, je ne comprends pas, avoua Taylor.

— Vous ? Vous ?

Cette fois, ce fut un rugissement qui sortit de la gorge du capitaine.

— Qu'avez-vous besoin de comprendre ? Ce bébé que vous méprisez...

— Que j'admire...

— Depuis quand ? Ce serait nouveau ! Eh bien, mon bébé, puisque vous l'appelez ainsi, savez-vous ce qu'il a fait durant sa disparition, cette fugue inexpliquée ?

Taylor, mal à l'aise, secoua la tête.

— Il a sauvé de la noyade deux gamins dans la baie. Alors qu'il était en train de mettre fin à ses jours... Vous rendez-vous compte ? Il ne veut plus vivre et malgré cette résolution, son sens du devoir reste le plus fort !

Taylor était blême.

— Et... et où est-il, maintenant ?

— C'est là qu'est l'horreur de la situation ! Les parents des gamins qu'il a sauvés ont voulu le recueillir. Mais c'est trop tard. Emmanuel est trop malade. Il va mourir et mourir loin de nous !

Le second se laissa tomber sur un siège sans la permission de son chef. Celui-ci était beaucoup trop préoccupé pour prêter attention à pareil détail.

— Capitaine, dit enfin Taylor après un long moment de réflexion et de silence.

— Oui ?

— Savez-vous pourquoi le b... le mou... enfin, Emmanuel a fui ?

— Comment le saurais-je ? rétorqua le capitaine, hargneux. Depuis quand me fait-il des confidences ?

Taylor sentit toute l'amertume de cette réponse. Il hésita à poursuivre.

— Moi, je le sais.

— Vraiment ?

L'intérêt du capitaine s'était réveillé. Jalousie ou sincère désir de savoir ?

— Je lui ai fait croire que j'allais le poignarder.

James Larkin le considéra avec une expression qui passa graduellement de l'incrédulité à l'horreur.

— Quoi ? Mais pourquoi ? Pourquoi vous en êtes-vous pris à ce malheureux enfant ? Que vous a-t-il fait ? En quoi a-t-il mérité que vous le traitiez ainsi ?

Le second paraissait fort ému, lui qu'on ne pouvait accuser d'être l'esclave de sa sensibilité.

— Si vous souhaitez m'entendre en confession, je suis prêt à tout vous dire.

James Larkin cacha son visage dans ses mains crispées, puis, après les avoir écartées, reprenant le contrôle de lui-même, ordonna de sa voix habituelle :

— Je vous écoute, monsieur Taylor. Parlez !

— Capitaine, l'homme qui va vous parler n'a rien à voir avec celui dont vous allez entendre l'histoire. En une semaine, il s'est passé bien des choses en son cœur et en son esprit.

— Parlez !

— Tout remonte au jour où vous avez imposé au Golden Star un mousse qui n'était, soyons honnêtes, qu'un tout petit enfant. Au lieu de décharger les hommes, le coq en particulier, d'une part d'ouvrage, vous leur demandiez d'assurer un rôle protecteur en plus de leurs attributions. J'étais furieux contre vous, contre votre imprévoyance. J'étais persuadé que vous aviez tort et que j'avais raison. Je me suis juré de vous le prouver. C'est pour cela qu'un jour de temps assez gros, j'ai envoyé le gamin dans la mâture, avec pour tout résultat de recevoir un blâme de votre part. Alors, je me suis vengé : le mousse a payé pour l'humiliation bien involontaire qu'il m'avait infligée. J'ai exigé de lui des qualités d'endurance, de courage, de maturité dignes d'un homme mûr. Je l'ai poussé jusqu'à ses limites. J'admets avoir été dur, très dur, toujours dans le but d'accéder à l'excellence. Un apprentissage impitoyable qui aurait brisé tout autre que lui. Cette joute morale s'est prolongée jusqu'à la semaine dernière. J'ai craqué. Je n'en pouvais plus d'être battu sur mon propre terrain. A traitement d'exception, réaction d'exception aussi. J'ai réussi à briser cette forte personnalité. La fugue en a été la conséquence. Je passe sur mon angoisse les deux jours de son absence. Je dis bien angoisse. Car si j'avais vaincu, je n'étais pas soulagé pour autant, loin de là. Je me méprisais. Je m'étais comporté de manière totalement indigne, juste pour avoir la satisfaction d'avoir le dernier mot. Et ce dernier mot risquait d'être la mort. J'avais voulu une honteuse capitulation, pas la mort. Quand le petit est revenu si soudainement, j'ai respiré. Je n'étais pas un criminel. Même, le visage buté et le silence du gamin me redonnaient des pensées que j'aurais aimé ne plus avoir. J'ai alors fait preuve d'une odieuse lâcheté en vous laissant le punir, mais je n'étais pas prêt à m'humilier devant vous pour le salut d'un gosse que je ne parvenais plus ni à détester, ni à mépriser. Et puis, tout à l'heure, il y a eu la goutte d'eau qui a fait déborder le vase : vous m'avez dit que le petit avait su sauver la vie de ses semblables, alors que lui-même était au fin fond du désespoir. Encore une leçon qu'il me donnait. Tout a basculé. Capitaine, je vous remets ma démission.

James Larkin sursauta à cette conclusion abrupte. Il avait écouté ces aveux à la fois révolté et admiratif. En effet, il fallait que Taylor eût été singulièrement bouleversé pour faire preuve d'une telle confiance à l'égard d'un supérieur qu'il avait jusqu'alors traité courtoisement et sans familiarité excessive.

— Non, murmura-t-il, je la refuse.

— Comment ? rétorqua le second avec une violence inouïe. Vous osez la refuser alors que vous prétendez aimer votre mousse ?

James Larkin posa sur lui un regard triste et calme.

— C'est parce que je l'aime que je ne veux pas le souiller par une décision qu'il ne souhaiterait pas et qui ressemblerait à une vengeance. Il ne mérite pas qu'on lui impute des sentiments mesquins.

— C'est vrai, admit Taylor à regret.

— C'est moi qui aimerais vous faire souffrir tout ce qu'a souffert Emmanuel silencieusement. Je peux dire que vous avez un élève qui vous fait honneur car il n'a jamais rien laissé transparaître de ce que vous lui faisiez subir et qui ne correspondait pas à son jeune âge. Vous chasser ne résoudrait rien. J'en retirerais à peine une inavouable satisfaction. Non, votre plus grand châtiment sera votre remords. Parce qu'Emmanuel risque de mourir sans avoir retrouvé l'estime de lui-même, cette estime qu'il n'avait jusque là pas encore perdue.

— Mourir ?

James Larkin poussa un profond soupir.

— Il ne faut pas tout mélanger, même si cela est difficile maintenant. Vous n'êtes pas sans savoir que cet orphelin décline de jour en jour depuis le passage de la Ligne, il y a environ un an. Nous avons même évoqué ensemble son changement de comportement depuis la mort de Gupta et cette indifférence morbide qu'il mettait dans ses moindres actions, comme s'il ne se rattachait plus à la vie. Je ne pense honnêtement pas que vous êtes responsable de son attirance pour la mort. Elle existait dès son arrivée puisqu'il venait de perdre toute sa famille. Il s'est interdit de s'attacher par fidélité aux disparus. Je ne saurais même pas dire si votre exigence à son égard était salutaire ou non. D'un certain côté, elle l'obligeait à lutter et la lutte, c'est la vie. C'est une manière de voir les choses qui n'atténue en rien votre faute. Car la détresse de cet enfant a dû être inimaginable. On a beau être sur un long courrier et ne pas s'appesantir sur les duretés de l'existence, là, cela faisait quand même beaucoup. J'ai confié Emmanuel à ces braves gens si désireux de lui manifester leur reconnaissance. J'ai longuement hésité. Si je l'ai fait, c'est pour donner au petit une ultime chance de se raccrocher à l'existence. Mais je crains qu'il n'ait pas en lui les ressources nécessaires pour accepter l'amour. Il faut de la volonté pour cela et Emmanuel n'en a plus.

Taylor laissa retomber sa tête sur ses mains. Il paraissait très abattu. Ses yeux trop pâles manquaient de leur aplomb habituel.

— Vous avez raison, capitaine. Le plus terrible châtiment que vous puissiez m'infliger est de me laisser vivre à vos côtés, sur les lieux de mon crime, avec la certitude que le petit mourra en se méprisant.

Sans ajouter un mot, il se leva et remonta sur le pont, laissant James Larkin à ses tristes pensées.

Au bout d'une heure un quart de trajet, Yves et Marie Le Quellec étaient épuisés. Ils avaient échangé des banalités dans l'espoir de susciter une réaction de leur petit protégé qui, tapi dans un coin de la voiture, s'efforçait de prendre le moins de place possible. Rien n'y avait fait, ni la traversée des quartiers commerçants, ni la route qui s'élevait pour rejoindre le district d'Alexandria, découvrant le superbe panorama de Port Jackson. Emmanuel, serrant dans ses bras son précieux baluchon, était bien loin d'être en état de s'émerveiller de tant de nouveautés. Son esprit n'avait pour tout horizon que la terrible punition qui venait de s'abattre sur lui, celle qu'il avait redoutée. Il venait d'être arraché au Golden Star pour n'avoir pas respecté ses lois. Il avait fugué. Alors, le capitaine, le jugeant indigne de rester à bord, l'abandonnait, le livrait à ces inconnus pour qu'ils le dressent, pour qu'il leur serve d'esclave. Quels devaient être ces nouveaux maîtres pour que leur joug soit encore plus féroce que celui de Taylor ? Comment, dans ces conditions, l'enfant aurait-il été intéressé par le paysage ou les propos anodins des Le Quellec ? Il se sentait aspiré dans un gouffre sans fond, peuplé de personnages maléfiques dont la seule raison d'être était de le faire souffrir le plus longtemps possible. Pourquoi n'était-il pas mort ? Pourquoi devait-il vivre ? Hélas, même se suicider exigeait de lui des forces qu'il n'avait plus !

Gwénaël et Yannick se précipitèrent sur la voiture dès qu'ils l'entendirent entrer dans la cour.

— Alors ? crièrent-ils en même temps en étirant le cou pour mieux voir. Emmanuel est avec vous ?

Yves Le Quellec sortit le premier, masquant l'ouverture. Il mit un doigt devant sa bouche pour recommander le calme aux deux garçons qui, depuis le matin, ne tenaient pas en place, fous de joie à l'idée de recevoir leur nouveau compagnon de jeux.

— Il est très fatigué. Il faudra être très doux avec lui.

— Bien sûr ! hurla Gwénaël de sa voix stridente. On l'aime beaucoup. Je lui ai fait un dessin. Regarde, papa, le dessin que j'ai fait !

— Pas si fort, Gwénaël, répliqua Yves en lui serrant le bras avec un regard sévère. Qu'est-ce que je viens de dire ?

Yannick, plus conscient du sérieux mécontentement de son père, tira son frère en arrière.

— Laisse !

Yves Le Quellec put alors prendre Emmanuel, aussi raide qu'une barre de fer et le déposer à terre, où il fut happé par deux paires de bras enthousiastes. Marie descendit la dernière, considérant d'un œil triste cette réception si chaleureuse. Elle avait pitié de ses garçons qui n'allaient pas tarder à être déçu par tant de froideur et de mutisme. Elle éprouvait aussi une infinie compassion à l'égard du petit mousse qu'elle imaginait à juste titre terrifié par cet accueil débordant de bons sentiments. Que pouvait-il comprendre de ce qui lui arrivait ? Faisait-il le lien entre cette famille et les gens qu'il avait vu si brièvement la semaine précédente ? Elle n'en était pas convaincue.

— Kinou ! Couché !

Cette remarque s'adressait à un jeune chien qui batifolait allégrement autour des enfants, reniflant en particulier le nouveau venu. Cerné de toutes parts, Emmanuel reculait comme il le pouvait. Un obstacle invisible barra son chemin. Son épouvante fut telle que ses intestins malmenés se vengèrent pour sa plus grande humiliation.

— Il n'est pas méchant, dit gentiment Yves Le Quellec sans se douter qu'il était la première cause de l'effroi du gamin. Il veut jouer. Couché, Kinou ! Yannick, va l'attacher. Nous l'emmènerons tout à l'heure pour une promenade. Viens, mon petit Emmanuel, nous allons te montrer ta chambre. Je crois que tu as grand besoin de repos...

— Oh, fit Gwénaël, déçu. Il ne va pas s'amuser avec nous ?

— Pas tout de suite, répondit Marie en embrassant son benjamin. Il est très fatigué, papa te l'a dit. Sois gentil et laisse-le un peu seul...

— Mais...

— Obéis à Maman, coupa Yves d'un ton sans réplique.

Emmanuel, plutôt tiré et poussé que mû par sa propre volonté, entra dans le grand hall qui l'écrasa de sa majesté bien qu'il eût toujours les yeux rivés au sol. Il eût tout donné pour retrouver son réduit inconfortable sur le Golden Star.

La chambre était à l'étage. Yves comprit qu'il était vain d'attendre que le petit garçon escalade seul ces marches : il était paralysé de terreur. Il lui fallut donc prendre les grands moyens, c'est-à-dire soulever le corps trop maigre, trop rigide, d'une saleté repoussante, d'une odeur non moins pénible. Il le fit à contrecœur, son amour théorique venant de se heurter à une instinctive répulsion.

— Voici ta chambre, dit Marie qui les avait précédés.

C'était une pièce très claire, à la charmante tapisserie bleu pâle, parsemée de petites fleurs blanches. Deux grandes fenêtres en angle donnaient à l'Est et au Nord, la faisant bénéficier d'une splendide vue sur la baie et d'un ensoleillement quasi-permanent. Le mobilier en chêne trahissait son origine bretonne comme en témoignait le délicat travail de sculpture retraçant des scènes de la vie quotidienne au pays lointain. Sur les murs, des gravures choisies spécialement avec l'aide de Yannick et Gwénaël montraient le désir des Le Quellec de ne pas rompre avec l'héritage maritime du petit mousse : cartes anciennes, peintures et aquarelles de bateaux, instruments nautiques, objets exotiques de collectionneur dont un gigantesque sabre d'abordage. Devant la fenêtre se dressait un bureau massif que les garçons comparaient en riant à une forteresse et qui leur avait beaucoup servi dans leurs jeux. A côté, s'élevait une petite bibliothèque dont les rayonnages étaient déjà couverts de livres. Au pied de celle-ci, on trouvait un coffre à jouets ouverts, débordant d'objets qui n'étaient pas toujours dans leur première jeunesse mais qui, Yannick et Gwénaël avaient assuré, pouvaient encore procurer des heures d'amusement à leur nouveau propriétaire.

— Tu peux tout regarder, tout toucher. Tout est désormais à toi. Nous allons te laisser prendre le bain que Joséphine a préparé pour toi. Prends ton temps et repose-toi !

Estimant inutile d'attendre une réponse qui ne viendrait pas, le couple se retira discrètement. L'ingénieur s'accouda à la balustrade en marbre blanc qui dominait le grand escalier. Dehors, on entendait les cris des deux garçons et les aboiements de Kinou. Au moins eux s'en donnaient à cœur joie.

— Te l'avouerai-je ? dit Yves en français. J'ai peur !

La jeune femme s'assit sur un pouf à ses côtés.

— Tu n'es pas le seul, mon ami ! Mais tu n'en as pas le droit ! Songe à ce malheureux enfant qui est presque mort de peur pour des raisons objectives...

— Les miennes le sont aussi. Je sais, c'est mal à moi, mais il faut que je te le dise... Je ne l'aime pas. C'est physique. Il... me répugne !

Le jeune ingénieur regarda sa femme d'un air contrit, navré d'avoir ainsi dévoilé des pensées si peu honorables, mais conscient qu'il lui fallait être honnête.

— Mon chéri, tu n'as pas à avoir honte. Je te comprends, tu sais. Ce serait surprenant que tu trouves ce pauvre gamin attirant. Il n'a rien pour plaire : il dégage une odeur infecte, il semble qu'il va perdre plusieurs kilos en se lavant, la frayeur rend son visage hideux. Il est normal que nous n'ayons pas pour premier réflexe de le serrer dans nos bras et d'embrasser sa peau crasseuse. Mais c'est pourtant vers ce but que nous devons tendre en ne nous arrêtant pas à son aspect physique.

— Je doute qu'il nous laisse beaucoup de chance de l'approcher.

— Regretterais-tu notre décision ? s'enflamma Marie.

— Non, non... mais je doute !

— Ne sois pas si horriblement pessimiste...

— Réaliste...

— Non, pessimiste ! Si nous succombons au doute, nous sommes fichus et Emmanuel l'est aussi. Nous avons un défi à relever. Le seul moyen d'y parvenir, c'est de nous fixer de très modestes objectifs et de nous réjouir à chaque minuscule victoire. Après ce que nous a dit le capitaine, c'est vrai que la tâche paraît impossible. Mais si nous avançons pas à pas, ce sera plus facile. Il ne faut pas essayer d'imaginer ce que la situation sera dans deux jours, dans une semaine, dans un mois. C'est aujourd'hui qui compte. C'est tout. C'est la vie qui coule encore dans les veines de cet enfant. Nous devons devenir des fourmis avec la grâce de Dieu.

Yves, peu convaincu, soupira sans répondre.

Lorsque Marie revint dans la chambre, Emmanuel était dans le cabinet de toilette, juché sur une chaise, essayant en vain d'atteindre le haut d'un carreau avec une éponge. Elle ne put dissimuler sa surprise.

— Que fais-tu là ?

Le petit garçon sursauta violemment. Puis, l'expérience lui ayant prouvé, par le passé, qu'il valait mieux être sur un terrain stable pour affronter coups et reproches, il se laissa glisser de la chaise en tremblant. Son visage maigrichon était couleur de cendre. Mais, dressé à dominer ses plus terribles peurs, il répondit d'une voix défaillante :

— Je nettoyais, madame. Je vais refaire si c'est mal fait.

Marie Le Quellec n'en crut pas ses oreilles. Penser que l'enfant, devant un bain bien chaud, n'avait eu comme idée que de se servir de l'eau pour laver autour de lui ! C'était inimaginable ! D'un geste spontanée, la jeune femme voulut donner libre cours à son émotion en embrassant celui qui croyait être coupable d'une terrible faute. Pour toute réaction, Emmanuel se rétracta comme un escargot de manière à laisser le moins d'endroits de son corps accessibles à des coups.

— Petit lapin, s'écria-t-elle d'un ton désolé —ignorant que pour un marin, même apprenti, cette dénomination était fâcheuse—, c'est moi qui suis stupide en n'ayant pas été là pour t'expliquer. Bien sûr, tu ne pouvais pas savoir. Cette eau là, c'est pour te laver.

Un bain, lui ? Il ne s'était pas lavé depuis combien de mois ? Il se souvenait vaguement de quelques ablutions avec Gupta, mais depuis, rien. Le pire n'était pas cette eau fumante et odorante. C'était la présence de cette dame auprès de lui. Elle l'avait embrassé comme le faisait Diana, sa petite maman, comme Ismaël et oncle Douglas. Même le cher Gupta l'avait un jour embrassé ainsi. Les morts... Dans son univers, il n'y avait que des ombres et une écrasante solitude. Pourquoi, mais pourquoi cette dame transportait-elle avec elle ce parfum si particulier qui ressuscitait sa sœur ?

— Déshabille-toi, mon lapin, reprit Marie Le Quellec qui ne supportait pas que s'instaure un silence éprouvant. En parlant, elle avait, à tort ou à raison, le sentiment de faire reculer la peur. Son propre malaise, certainement.

Emmanuel ne bougea pas. Marie répéta sa demande tout en joignant le geste à la parole. Elle ne s'attendait pas à une telle vivacité de réaction. L'enfant se rebiffa à la tentative de défaire l'assemblage compliqué de nœuds et de boutons qui permettaient à ses haillons de tenir sur lui.

— Si, il le faut ! insista la jeune femme. Tu ne vas pas te baigner tout habillé quand même. Ne bouge pas, je risque de te couper !

La jeune femme s'était armée d'une paire de ciseaux pour venir à bout de nœuds récalcitrants.

— Voilà, on y arrive. Ne t'inquiète pas. Je suis une maman. Tous les petits garçons sont faits pareil.

Emmanuel avait cessé de lutter dès qu'il avait compris qu'il avait affaire à trop forte partie. Ce n'était pas assez de l'arracher au capitaine Larkin pour le réduire en esclavage : il fallait qu'il soit complètement humilié, livré sans défense à la méchanceté de ces inconnus.

Marie Le Quellec, découvrant le petit corps dans sa pitoyable nudité, trouva matière à réfléchir. Ce qu'elle avait pris pour un réflexe de pudeur puritaine était certainement bien davantage une attitude de dignité farouche qui lui interdisait de montrer au monde extérieur comment on le traitait à bord du Golden Star : d'une maigreur qu'elle pressentait mais qu'elle n'avait pas imaginé aussi extrême, il portait gravé sur sa peau, sur ses membres, les stigmates d'une existence sous les mauvais traitements, sans parler des furoncles et autres panaris provenant d'une mauvaise hygiène et du contact constant avec la mer. Il était couvert d'ecchymoses, d'écorchures et de plaies diverses, certaines infectées.

— Dans l'eau maintenant ! C'est encore chaud ?

Emmanuel, sans résister, avait enjambé la baignoire et s'était laissé glisser dans l'eau savonneuse. Avec beaucoup de délicatesse, Marie prit un gant de toilette et, tout en commentant d'un ton badin l'épaisseur de crasse sur ses genoux et ses pieds, s'occupa d'en venir à bout.

— Je ne te fais pas mal, au moins ? Dis-moi, surtout ! Tu sais, niveau saleté, je crois que Yannick est capable de te battre ! Tu devrais le voir quand il rentre de la plage ! Puis-je enlever ton bonnet ?

N'obtenant pas de réponse, elle ôta cet objet dégoûtant, découvrant alors une tignasse fort longue et grouillante de poux. Jusqu'à son décès, Gupta s'était toujours arrangé pour couper l'abondante chevelure du mousse et le maintenir dans un état de propreté aussi grand que possible. Mais depuis deux mois, Emmanuel avait été complètement livré à lui-même, personne ne prenant soin de lui.

— Dois-je couper tes cheveux ?

— Si vous le voulez, madame, murmura l'enfant d'une voix quasiment inaudible.

Marie regretta d'avoir posé cette question qui avait amené une réponse servile, la seule qu'Emmanuel fût capable de faire dans son état.

— C'est toi qui décides. Simplement, s'ils sont courts, ils seront plus faciles à peigner.

— Il y aura moins de poux aussi ! précisa le petit garçon qui manifesta ainsi une certaine capacité à intervenir de manière spontanée.

— Très juste ! approuva Marie en souriant. Quand tu seras débarrassé de ces bestioles, tu pourras laisser tes cheveux repousser. Ils sont bien beaux !

— Merci, Madame.

Il y avait un réel soulagement dans le regard qu'il lui lança très brièvement.

Un quart d'heure plus tard, il renouait avec son malaise : il venait d'enfiler des vêtements ayant appartenus à Yannick, propres, en parfait était, fleurant bon la lavande, mais qui, tout en flottant sur lui, lui battaient les mollets. Il osa refuser obstinément d'enfiler des chaussures, étant habitué depuis trop longtemps à vivre pieds nus. Marie, déjà très satisfaite de cette transformation qui redonnait figure humaine au mousse, n'insista pas. Elle avait franchi une première étape en lavant l'enfant et en instaurant un semblant de dialogue avec lui sur le chapitre des cheveux.

Yves Le Quellec qui se morfondait en attendant sa femme se dit en la voyant apparaître avec leur protégé qu'un simple lavage avait fait des merveilles : le mousse avait perdu cette apparence rebutante qui rendait si difficiles les élans vers lui. Nul doute qu'éclairé par un sourire, un regard vif et pourvu de rondeurs enfantines son visage pourrait avoir un certain charme. On n'en était pas là !

— Les garçons nous attendent pour aller à la ferme ! annonça l'ingénieur.

— Parfait ! Descendons donc !

Emmanuel hésita à avancer, comme pris de vertige en haut des marches. Mais il ne laissa pas Yves Le Quellec l'approcher. Le voyant esquisser un mouvement vers lui, il se décida à descendre, rendu gauche par sa raideur et la gêne que constituaient pour lui ses vêtements si propres.

Dès que la porte extérieure fut ouverte, Kinou surgit, exubérant comme toujours, suivi de Yannick et Gwénaël qui gambadaient en hurlant, comme à leur habitude. Le jeune chien avait déjà sa taille adulte. Il posa ses pattes antérieures sur les épaules du petit mousse et balaya son visage de grands coups de langue affectueux.

— Doucement, Kinou ! ordonna l'ingénieur en prenant le collier de l'animal pour le tirer en arrière.

Mais Emmanuel avança une main timide pour caresser la fine tête du colley qui jappa de joie. Ce que voyant, Yves le lâcha. Kinou, frénétique, agitait vigoureusement sa queue et donnait d'impératifs coups de museau à l'enfant pour qu'il continue à s'occuper de lui.

Les garçons interrompirent cette procédure d'apprivoisement réciproque.

— Viens ! On court !

Ils s'emparèrent chacun d'une main du petit mousse et l'entraînèrent sur le sentier qui menait à la ferme distante d'environ cinq cents mètres. Le chien, ravi de la promenade, filait comme une flèche.

Yves et Marie les laissèrent s'éloigner tous les quatre pour les suivre à une allure plus modérée.

— Le petit a été maltraité à bord du Golden Star, dit la jeune femme. Ce n'est pas étonnant qu'il soit terrorisé par les adultes.

— Maltraité ou simplement rudoyé ? s'enquit Yves, prudent. Tu sais, la vie à bord d'un long courrier n'est pas rose, surtout pour un jeune mousse...

— Moi, j'appelle cela des mauvais traitements !

— Oui, mais tu n'as aucune idée...

— Non, bien sûr, mais je constate, mon ami. C'est un gamin qu'on a laissé complètement à l'abandon sur le plan de la santé : il est d'une maigreur affligeante, ses mains et ses pieds sont déformés par l'infection. J'ai dû percer plusieurs abcès à ses doigts. Et en plus, il porte la marque d'une récente raclée. Et crois moi, ce n'est pas une chute accidentelle qui est cause des meurtrissures qui le couvrent !

Marie paraissait si sûre de ses affirmations qu'Yves en fut ébranlé.

— C'est vrai qu'il fait peine à voir. Nous demanderons à Louis de l'examiner.

— Et nous exigerons des explications de la part du capitaine. Son rôle était de veiller sur son mousse...

— Ma chérie, je crois que tu ne mesures pas ce que les mousses doivent endurer. De plus, n'oublie pas ce que le capitaine a dit : Emmanuel était un mur et avait cessé de communiquer depuis la mort du cuisinier. N'oublie pas qu'il ne nous a pas masqué la réalité en nous disant que nous ne le recueillions que pour qu'il meure avec nous. Il était donc bien conscient du drame.

— Il aurait pu faire quelque chose !

— Pour cet enfant qui se laissait mourir ? Emmanuel avait besoin d'une famille. D'amour et de tendresse. Comment peux-tu trouver cela sur un bateau ?

— Le capitaine n'aurait pas dû le recueillir...

— Facile à dire pour nous maintenant. Il a fait ce qui lui a semblé le meilleur au moment où il l'a fait, avec les données qu'il avait.

— C'est trop dur de se dire que le petit va mourir. Je refuse !

— Et c'est pour nous la seule manière de nous battre pour qu'il vive. Tiens, nous voici arrivés... Et il n'y a qu'Emmanuel.

Le petit mousse était accroupi au pied d'une meule de foin à contempler une belle chatte qui veillait sur cinq adorables chatons. Il avait saisi une brindille de paille avec laquelle il faisait faire des cabrioles aux peu farouches bestioles. De loin, les Le Quellec regardèrent le paisible spectacle que cette scène leur offrait. En deux occasions maintenant, Emmanuel qui refusait tout contact avec les êtres humains, manifestait qu'il savait en établir un avec les animaux. C'était déjà un bon début.

Du bâtiment de la ferme s'échappaient des rires et des cris. Marie Le Quellec y pénétra à son tour. Comme de coutume, les garçons étaient allés saluer la fermière qui leur avait servi d'office un bon bol de lait tout frais et une part de gâteau. Non pas qu'ils fussent privés chez eux, mais c'était la tradition.

Yves, resté seul, s'approcha de l'enfant qui en voyant son ombre grandir sur le sol se figea soudain, comme pris en faute.

— Continue, lui dit-il en souriant. Ils sont mignons, n'est-ce pas ?... Tu en voudrais un ?... Lequel préfères-tu ?...

Il crut ne jamais avoir de réponse. Mais après une interminable hésitation, Emmanuel désigna une petite boule soyeuse, au long poil gris et aux merveilleux yeux bleus. Il le fit sans oser redresser la tête.

— C'est comme moi. Il est superbe. C'est un excellent choix. Eh bien, tu peux le prendre avec toi. Il est à toi !

Très lentement, l'enfant se hasarda à regarder timidement l'homme qui lui parlait avec ce fort accent mais des intonations agréables. Comme chez Marie Le Quellec quelques minutes plus tôt, il retrouvait des sentiments qu'il avait cru morts en même temps que ses affections. De même que la jeune femme lui rappelait sa sœur et sa tante, l'ingénieur avait en lui quelque chose de son oncle Douglas, d'Ismaël et même d'oncle Paul. Ne pouvant comprendre, dans son cerveau embrumé par la peur, que cette ressemblance était son salut et non sa perte, il y sentit une terrible menace. Ces nouveaux maîtres chez lesquels le capitaine l'avait placé en châtiment de sa fugue ne pouvaient avoir aucun lien avec sa famille tant aimée. Ils allaient le courber plus bas que terre, essayant par tous les moyens de lui faire payer sa faute. Ainsi, cette proposition d'avoir un chat était une question piège. C'était certainement une perfidie, une hypocrisie afin de le mettre en mauvaise posture. Taylor était un expert dans ce genre de traquenards desquels il était impossible de se sortir. Quoi qu'il fît, Emmanuel savait par expérience, que ce serait le mauvais choix. Il n'y en avait pas de bon. Le dialogue était truqué.

— Mais si, insista Yves Le Quellec qui avait saisi la boule duveteuse et la tendait à l'enfant. C'est pour toi. Je t'assure. Prends le.

Terrifié, Emmanuel secoua la tête, ne sachant pas s'il valait mieux refuser clairement ou accepter. Dans les deux cas, c'était l'échec garanti.

— On voit que tu en meurs d'envie, reprit l'ingénieur. Ne crains rien, c'était prévu...

— Je... je... ne peux... pas, bégaya l'enfant qui imaginait quelle serait la réaction de Taylor s'il revenait avec le chaton.

— Et pourquoi ?

— Il est trop... petit... pour chasser... les rats... Il.. faut... le laisser... avec sa... sa maman...

— Quels rats ? demanda l'ingénieur sans réfléchir.

— A bord... Il... y... a ... déjà un... gros... chat...

Yves comprit alors que dans la tête d'Emmanuel rien n'était clair quant à son avenir ou au pourquoi de sa présence avec eux. Il s'efforça de se faire le plus rassurant possible.

— Ce n'est pas du Golden Star qu'il s'agit, mais de chez nous. C'est avec nous que tu vas vivre désormais. Le Golden Star, c'est fini. Allez, prends cette bestiole, qu'elle s'habitue à toi !

Mis ainsi en demeure d'obéir, l'enfant s'empara habilement du chaton et tout en le caressant des ses doigts déformés par les phlegmons, se prépara à être frappé pour avoir osé discuter un ordre de son supérieur. De son discours, il n'avait retenu qu'une chose, une terrible nouvelle. Jamais il ne reviendrait sur le Golden Star. C'était fini. Le vieux voilier rejoignait le royaume des ombres, lui aussi. Et cette fois, c'était de sa faute : il avait fui. Le capitaine en avait tiré les conclusions logiques. Puisque le mousse ne voulait pas rester à bord, il irait voir ailleurs si sa vie allait être meilleure.

Le retour fut horrible. Epuisé par la faim et la terreur, le petit garçon ne parvenait même pas à courir avec Yannick et Gwénaël. Il titubait, comme pris de boisson. Yves Le Quellec voulut le prendre dans ses bras pour faire les derniers mètres. Emmanuel ne vit dans son geste qu'un coup en partance. Il tenta de fuir, trébucha sur un caillou et tomba lourdement. Incapable de se contrôler malgré tous ses efforts, il fut pris de spasmes d'autant plus douloureux qu'il ne pouvait vomir que de la bile. La crise fut brève et pour cause. A bout de résistance physique et nerveuse, il perdit connaissance.

Joséphine, la bretonne qui avait élevé Madame Marie comme elle l'appelait et qui, avec son mari Mazhev, l'avait suivi jusqu'à Sydney, abandonna ses fourneaux dès qu'elle fut avertie du malaise du nouveau venu. Si elle n'avait pas encore pointé le bout de son nez, c'était par prudence, les Le Quellec ayant souhaité que le mousse soit introduit progressivement aux divers habitants de Ti-Ar-Mor. Mais elle mourait d'envie de voir sa frimousse. Qu'il eût besoin d'elle combla son désir de se rendre utile. Si son mari avait été très silencieux durant la discussion de la veille pendant laquelle toute la famille avait parlé de l'éventualité d'accueillir un enfant en danger de mort, elle avait donné son avis de manière très véhémente. Elle vivante, il était hors de question que « l'héroïque sauveur » de ses gamins mourût ailleurs que sous son aile protectrice. D'ailleurs, elle avait à sa disposition plusieurs armes, secrètes ou non, des herbes, des cataplasmes et de délicieux petits plats dont elle avait la ferme intention de gaver le mousse.

Comme à son habitude, elle éloigna d'elle tout le monde pour rester en tête à tête avec le malade. Personne ne sut ce qu'elle avait fait pendant deux heures mais personne ne fut étonné non plus quand elle redescendit annoncer à la ronde que l'enfant avait fini par s'endormir.

— Dame, le petiot, il va te falloir des farz pour te l'engraisser, grommela-t-elle à sa manière bougonne en regardant ses maîtres d'un air désapprobateur comme si elle les rendait responsables de l'état de maigreur du gamin. C'est pas Dieu possible. On croirait entendre les os qui s'entrechoquent dès qu'il bouge ! J'en ferai pas mon compliment au capitaine quand je le verrai ! Au fait, Madame Marie, qu'est-ce que je fais du chat ?

Malgré les cris de Joséphine, le chaton fut dûment installé dans la chambre d'Emmanuel, dans une caisse au fond de laquelle on avait placé un vieil oreiller. Et dans le cabinet de toilette, on mit une autre caisse remplie de sciure de bois pour ses fonctions naturelles. La brave bretonne n'était pas du tout contente de cet arrangement, voyant en cette créature féline une incarnation du diable qui, pour prouver sa méchanceté et sa perfidie, ne manquerait pas une occasion de s'acharner sur le papier peint, les tentures, les tapis et le bois des meubles. Ce à quoi Yves répondit que la préservation des biens matériels passait bien après le bien-être d'Emmanuel et que celui-ci avait besoin de s'intéresser gratuitement à un animal. Comme il était hors de question de faire entrer Kinou dans la maison, un chat pourrait avoir des effets bénéfiques.

— Encore heureux que ce ne soit pas un singe ! fulmina Joséphine contrariée, en claquant la porte derrière elle.

L'ingénieur et sa femme échangèrent un sourire malicieux. Joséphine n'aurait pas été Joséphine si elle n'avait pas grogné pour la moindre chose. Elle ronchonnait tout le temps, par la force de l'habitude mais ne réussissait pas à convaincre quiconque de sa mauvaise humeur. Les quatre Le Quellec l'adoraient et n'auraient pas imaginé vivre sans sa chaude présence si maternelle. Grâce à elle, les aînés, surtout Marie, trouvaient l'exil moins pesant en retrouvant chez elle les manières et le parler de leur terre natale.

Le répit accordé par Joséphine fut de courte durée. Après le dîner, lorsque Gwénaël et Yannick furent couchés et endormis, Marie pénétra dans la chambre d'Emmanuel. Le lit était vide de l'occupant qui aurait dû s'y trouver. A défaut, niché au bas de l'oreiller, le petit chaton gris dormait profondément.

L'enfant s'était-il enfui ? Avait-il cherché à retourner sur le Golden Star ? Marie regarda avec attention dans tous les recoins. Elle finit par remarquer la porte fenêtre ouverte. Emmanuel était là, sur le balcon, allongé à même la pierre, frissonnant dans l'air nocturne. Il gémissait faiblement dans son sommeil agité de cauchemars à en juger par son petit visage souffreteux qui se crispait de manière spasmodique. Marie le considéra avec une infinie compassion avant de le recouvrir doucement d'un gros édredon afin qu'il n'attrape pas froid au petit jour. Combien de nuits avait-il ainsi passées, dans un semblable dénuement pour qu'il préférât la dureté de la pierre au confort d'un lit douillet ? Comment ne pas songer que le capitaine avait eu tort de briser sa jeunesse en lui imposant une existence soumise aux rigueurs de l'océan et de la vie en compagnie d'hommes brutaux et sans pitié ? Il lui semblait que dans ce cas là, le mieux avait été l'ennemi du bien.