Les Préludes — Chapitre 4

James Larkin travaillait dans le carré quand François dit « Le Pape » vint l'informer qu'un homme du nom de Le Quellec voulait lui parler.

— J'ai interdit qu'on vienne me déranger ! rugit-il, furieux de la liberté qu'avait prise le matelot. Tu seras privé de sortie à terre pendant une semaine.

— Capitaine, répliqua le marin, paniqué à cette idée, c'est pas de ma faute : il vient depuis huit jours. Chaque jour, je lui réponds « non » et aujourd'hui, il a dit qu'il forcerait son passage si je ne transmettais pas sa demande !

— Fais jeter ce malotru sur le quai et qu'on n'en parle plus !

— Je peux pas, capitaine, rétorqua Le Pape. Pas un monsieur comme lui !

— Un monsieur ! Un monsieur ! répéta le capitaine, moqueur. Il ne faut pas grand-chose pour t'impressionner.

Exaspéré de voir son travail interrompu, James Larkin ne pouvait se défendre d'une certaine curiosité : quel pouvait être ce visiteur persévérant qui menaçait ce jour là de mettre un terme à son attente patiente ? Le nom de Le Quellec lui était totalement inconnu. Il soupira, résigné par avance à son après-midi gâchée et fit signe au marin d'introduire l'inconnu. Après tout, par prudence, mieux valait voir de quoi il s'agissait. On ne savait jamais comment les choses pouvaient tourner.

Comme l'avait dit Le Pape, il aurait été du plus mauvais goût de se défaire manu militari de l'homme qui entrait dans le carré. Son allure aisée, sa mise soignée et élégante indiquaient son origine sociale. Son visage ouvert était de ceux qui, au premier coup d'œil, inspirent la sympathie : il exprimait l'intelligence, la bonté, l'humour. Un sourire fin, spirituel, errait sur ses lèvres tandis que ses yeux bleus brillaient avec une expression amusée et bienveillante. Une odeur de parfum cher et inconnu à bord envahit le carré à sa suite.

— Le capitaine Larkin ?

— Lui-même ! glapit le capitaine, dépité de constater que son visiteur avait beaucoup d'atouts dans son jeu et peu disposé, en conséquence, à se montrer aimable. La présence de ce terrien l'insupportait. Devant lui, il se sentait rabaissé.

— Yves Le Quellec, salua brièvement le nouveau venu dont l'accent trahissait les origines. Ingénieur civil travaillant sur les problèmes d'approvisionnement d'eau dans la ville de Sydney.

— Enchanté ! fit sèchement le capitaine comme il aurait dit le contraire. Que me vaut l'honneur de cette intrusion ?

Un bref mouvement de sourcils de l'ingénieur l'avertit qu'il serait préférable de jouer la carte de la conciliation que celle de la provocation.

— C'est très simple, capitaine : vous avez bien à votre bord un mousse qui répond au nom d'Emmanuel ?

James Larkin, complètement pris au dépourvu par cette question inattendue, ne put dissimuler son trouble. Qu'est-ce que cela signifiait ? Venait-on lui demander des comptes à cause de cet enfant dont il ne savait rien ?

— Est-ce une enquête ? Qui vous envoie ? De quel droit venez-vous m'interroger sur les membres de mon équipage ?

— Vous êtes étrangement agressif, capitaine, comme si quelque chose vous gênait, répondit Yves Le Quellec très calmement, avec la supériorité que lui donnait le fait qu'il savait exactement le pourquoi de sa présence à bord. Je pourrais vous répondre que, étant venu ici depuis huit jours, sans pouvoir réussir à vous aborder, j'ai eu le loisir d'observer votre équipage. Mais ce n'est pas cela qui m'amène...

— Alors qu'est-ce ?

— Avez-vous le temps de m'écouter tranquillement ?

— Je suppose que je n'ai pas le choix, grommela James Larkin, furieux d'être pris au piège.

— Ce serait dommage de me mettre à la porte maintenant que j'ai réussi à entrer, répliqua Yves Le Quellec avec un sourire qui voulait détendre l'atmosphère.

— C'est bon. Asseyez-vous.

— Merci, fit l'ingénieur en prenant place.

— Je vous écoute.

— L'affaire qui m'amène ici et qui m'a fait insister pour être reçu remonte à une semaine. Rappelez-vous : il y avait une tempête. Même dans l'entrée de la baie, la houle déferlait en gros rouleaux. Mes deux fils n'ont rien trouvé de mieux à faire ce jour là qu'à jouer les apprentis navigateurs, désobéissant aux ordres de leurs parents, naturellement. Gwénaël, le plus jeune, est, comme il se devait, tombé à la mer. Yannick, resté dans la barque, ne pouvait lui venir en aide sans chavirer. C'est alors que le secours est venu de l'eau elle-même sous la forme d'un autre enfant à peine plus âgé que mon aîné. Il a soulevé Gwénaël, l'a hissé dans la barque et a ramené celle-ci sur la plage avec ses deux occupants tremblants et reconnaissants. Yannick a réussi, non sans mal, à le convaincre de monter à la maison puisqu'il fallait porter Gwénaël. Imaginez notre joie et notre effroi à ce retour dramatique. Yannick nous a fait le récit que je viens de vous résumer. Nous avons alors voulu remercier le sauveur de nos enfants qui, devant nous, faisait preuve d'une terreur surprenante pour quelqu'un dont le courage et la présence d'esprit venaient de se manifester de manière si spectaculaire. Lorsque ma femme, dans sa gratitude, a voulu donner libre cours à son émotion et l'embrasser, il a reculé comme pour éviter un coup. Il aurait sûrement détalé si la porte était restée ouverte. Nous avons alors voulu savoir d'où il venait, comment il se trouvait là de manière si providentielle. Après bien des hésitations, il a fini par murmurer qu'il venait du Golden Star, sous les ordres du capitaine Larkin. Il était tellement pitoyable dans son désir de nous quitter au plus vite que nous n'avons pas cru devoir ajouter à son épouvante en le questionnant plus avant et en le gardant auprès de nous contre son gré. Je l'ai alors redescendu en voiture au port. Il faisait déjà presque nuit et il était donc trop tard pour espérer rencontrer le capitaine. D'ailleurs, à peine la voiture était-elle sur le quai qu'il m'a échappé et s'est enfui. Je n'ai pas insisté, ayant la ferme intention de revenir le lendemain. Voilà donc comment ma famille a fait la connaissance d'Emmanuel, mousse à bord du Golden Star, et dont le capitaine me refuse quotidiennement sa porte depuis huit jours. Vous comprendrez donc pourquoi je me suis montré si obstiné.

Pendant ce récit, James Larkin n'avait cessé de triturer sa moustache et de donner tous les signes de la plus vive agitation. Emmanuel avait disparu deux jours la semaine précédente. Il était revenu un soir, sans un mot d'excuse ni d'explication, muet comme à son habitude. Le capitaine, le second et le bosco, tous les trois d'accord sur la gravité de la faute, avaient décidé de châtier le coupable de manière à lui ôter toute envie de recommencer : le mousse, en raison de son jeune âge, n'avait pas le droit de descendre seul à terre, encore moins de disparaître si longtemps et de revenir indifférent à tout. En fait, les adultes avaient eu très peur qu'il ne lui soit arrivé quelque chose. Malheureusement, les uns et les autres, tout à leur soulagement de le voir de retour, se concentrèrent davantage sur la violation délibérée de la règle que sur les raisons qui avaient pu y amener. Ils sentaient aussi que s'ils ne le reprenaient pas en main, le mousse était prêt à toutes les bêtises et à un total laisser aller dans la discipline. Après avoir connu des mois et de mois de quasi perfection, ils ne pouvaient tolérer cette dégradation dans le comportement.

James Larkin songeait à tout cela avec honte, remords et rage : comment avait-il pu se montrer si aveugle ? Que faisait Emmanuel dans l'eau, à bonne distance du port, un jour de tempête ? Cela ne faisait aucun doute, il avait fui le Golden Star pour mettre fin à ses jours. Le hasard avait mis sur son chemin ces gamins en perdition. Son sens du devoir avait été plus fort que ses pensées morbides : il les avait sauvés. Et contraint par le destin, il était revenu à bord où le châtiment s'était abattu sur son dos autant pour sa faute que pour son absence totale de repentir.

Comme le capitaine ne faisait pas mine de parler, épouvanté par ce qu'il était en train de découvrir, l'ingénieur reprit :

— Me direz-vous quelque chose sur cet enfant ?

Avec un immense effort, le capitaine s'obligea à émerger des sombres pensées qui l'assaillaient.

— Que voulez-vous savoir ?

— Tout !

— Ce sera bref.

En quelques phrases, James Larkin raconta sa première entrevue avec le mousse.

— Il est donc totalement orphelin ?

— Je crois qu'on peut difficilement être plus seul au monde.

La belle figure de l'ingénieur s'était assombrie. Il resta silencieux un long moment avant de reprendre la parole :

— Capitaine, mon intention, en venant vous trouver était non seulement de vous mettre au courant de l'acte de dévouement de votre mousse, certain qu'il ne s'en serait pas vanté, mais aussi de vous demander ce que nous pouvions faire pour lui. Payer est un mot trop mercantile pour exprimer notre reconnaissance. Et pourtant, c'est ce que nous voudrions essayer de faire tout en sachant que rien de ce que nous pourrons faire ne sera jamais à la hauteur de notre bonheur préservé grâce à son courage et sa rapidité d'intervention. Vous venez de me dire que cet enfant est sans famille. Alors, je vous dis brusquement, comme je le pense : est-ce que vous accepteriez de nous le confier pour que nous l'élevions comme notre fils, à l'égal de Yannick et de Gwénaël ?

James Larkin regarda son visiteur comme si celui-ci était devenu complètement fou. Cet homme qu'il ne connaissait pas un quart d'heure plus tôt lui proposait la chose la plus extravagante qui fût : donner une famille à son mousse ! Son premier instinct fut de se réjouir. Il se rabroua aussitôt. Même si son plus cher désir était d'arrêter la dérive d'Emmanuel, il ne s'agissait pas de faire n'importe quoi. Bien au contraire. L'état de l'enfant exigeait un luxe de précautions.

— Je ne vous connais pas, monsieur, dit-il froidement.

— Pardonnez-moi, capitaine, répondit le jeune ingénieur à sa manière chaleureuse et spontanée. Vous avez raison. C'est absurde de ma part de vous avoir présenté les choses ainsi. Je me suis laissé emporter par mon besoin éperdu de témoigner de ma gratitude au sauveur de mes enfants. Bien sûr que vous ne pouvez pas répondre. D'ailleurs, vous ne devez pas répondre. Il faut que je vous laisse le temps de vous faire à cette idée, que vous appreniez à savoir qui nous sommes, si nous sommes dignes de confiance. A titre indicatif, que puis-je vous dire ? Que ma femme et moi sommes d'origine française, comme vous avez pu vous en apercevoir à mon accent. Nous vivons ici depuis six ans. Un oncle un peu farfelu m'a laissé une colossale fortune à la seule condition que je vienne habiter dans sa maison, du côté de Vaucluse. L'Australie, ce pays neuf où il y avait tant à faire me séduisait. En tout breton, il y a un aventurier et un rêveur. C'est ainsi que nous sommes venus habiter Sydney avec Yannick. Gwénaël est né l'année suivante. Mais plutôt que des discours, pourquoi ne viendriez-vous pas juger sur pièce et dîner ce soir à Ti-Ar-Mor, notre maison ? Vous verriez ainsi ma femme et nos deux loustics. Et puis ensuite, vous prendrez à loisir tous les renseignements possibles sur nous.

La vivacité aimable d'Yves Le Quellec déconcertait le capitaine. Tout allait trop vite.

— Monsieur, avant que nous allions plus loin, il me faut vous dire la vérité. Emmanuel est certes orphelin mais il est en plus très malade.

— Nous le soignerons.

— Je crains que vous ne compreniez pas : quand je dis « malade », c'est de mort qu'il s'agit. Et je ne crois pas que le remède existe. Vous voyez, je vous fais confiance. Je vais vous dire ce que je n'ai dit à personne d'autre. Emmanuel est un enfant brisé. Il est arrivé à bord il y a quinze mois, suite au décès, à l'assassinat semble-t-il, des membres de sa famille. C'est pour cela que je l'ai accepté à bord. Il a fait face pendant quelques mois puis tout a basculé. Le dernier événement en date, la mort brutale du seul homme de l'équipage auquel il témoignait d'un peu d'affection, a fait accélérer son délabrement moral. Cet enfant ne souhaite plus vivre. J'en ai eu la preuve tout à l'heure quand m'avez dit qu'il avait sauvé vos enfants. Sa présence à cet endroit n'était pas naturelle. Elle avait un but : celui de mettre fin à ses jours en se noyant. Il a raté sa tentative. Il recommencera.

— Même s'il lui est donné la famille qui lui manque ?

— Ne le prenez pas mal, monsieur. Cette famille arrive trop tard.

— Cela veut dire que vous ne nous laisserez même pas essayer ?

— Je n'ai pas dit cela, répliqua doucement James Larkin en réponse à l'explosion désolée de l'ingénieur. Je dis que la situation est telle qu'Emmanuel est tout aussi incapable de rester à bord que de le quitter. Avant de savoir si votre femme et vous êtes dignes d'accueillir cet enfant, il faut régler l'essentiel : pouvez-vous le faire en sachant que la mort est au bout du chemin ? Est-ce réaliste de prendre Emmanuel chez vous pour seulement assister ses derniers instants et vous heurter à un terrible échec ? Vous avez une femme certainement aussi généreuse que vous...

— Plus !

— Et vos deux enfants. Vous ne pouvez leur imposer cette situation désespérée. Vous n'avez même pas parlé à votre femme !

— Capitaine, je vais vous dire une chose fondamentale —et je n'ai pas besoin d'en discuter avec Marie pour savoir qu'elle m'approuverait—, il y a une semaine, notre vie aurait pu chavirer dans le deuil, notre insolent bonheur s'écrouler à tout jamais. Si nous sommes aujourd'hui une famille heureuse et aimante, c'est grâce à Emmanuel. La peur est derrière nous. Et vous ne m'ôterez pas de l'idée que quelqu'un qui a su sauver des vies humaines n'est pas irrémédiablement perdu. Je veux croire qu'il y a encore de l'espoir.

— Monsieur, je vous entends. Je vous admire, je vous respecte et je vous aime pour ce que vous dîtes. Je viendrai ce soir. Mais je vous supplie de ne rien cacher à votre famille de ce que je vous ai raconté. J'ai peur pour vous.

— Vous êtes bien pessimiste.

— L'expérience. Je constate des faits. J'ai assisté à la transformation de cet enfant qui n'a connu de la vie que les séparations et les deuils. J'ai essayé de faire tout ce que j'ai pu pour enrayer cette dégradation. Rien n'y a fait : le poids des morts est trop lourd pour le garder chez les vivants.

— S'il était dans un meilleur état, vous consentiriez à nous le confier ? Je veux dire, vous-même n'êtes pas hostile à cette solution ?

— Je vous l'ai dit, vous arrivez trop tard. Il y a un an, vous auriez eu toutes vos chances. J'aurais considéré la question.

Yves Le Quellec se leva.

— Capitaine, je pense que comme homme de mer, vous n'êtes pas sans croire en Dieu. Je ne puis donc qu'ajouter une chose : mettons cet enfant entre les mains de Celui dont il porte le nom.

— Gardez la foi qui vous anime, monsieur. Elle seule peut faire un miracle.

Les deux hommes, aussi émus l'un que l'autre, se serrèrent vigoureusement la main.

— Je rentre. La voiture viendra vous chercher vers six heures. Nous sommes à une heure un quart du centre. Cela vous convient-il ?

— Parfaitement.

James Larkin reconduisit son visiteur à la coupée, bafouilla un au-revoir distrait et le regarda s'éloigner d'un air préoccupé qui n'échappa à aucun des marins présents sur le pont. Puis il redescendit dans le carré.

Les commentaires allèrent bon train dans l'équipage suite à cette visite inattendue. Le Golden Star ne recevait jamais quiconque d'extérieur au service. Or, il était évident que l'homme venu à bord était un total étranger au monde de la mer. Qu'avait-il voulu pour perturber à ce point le capitaine qui n'avait pas pour réputation d'être pris facilement au dépourvu ? C'était un peu inquiétant. Le travail s'en ressentit et Taylor qui détestait tout ce qui était inhabituel fut plus sévère que jamais.

A six heures sonnantes, une voiture s'arrêta sur le quai, juste devant le Golden Star. James Larkin, habillé avec un soin extrême, rasé de près, confia son bâtiment au second, en des termes si laconiques que celui-ci, intimidé, ne crut devoir poser aucune question. Il se passait des événements étranges. Depuis quinze ans qu'il le connaissait, jamais le capitaine n'avait mis pied à terre pour rendre visite à quiconque. Que signifiait ce changement soudain et insolite ?

Ti-Ar-Mor était une grande bâtisse blanche, d'architecture plus française que britannique par son classicisme sobre et élégant, nichée dans un rafraîchissant écrin de verdure. Elle rappela à James Larkin les maisons de planteurs de Louisiane ou les demeures créoles de l'île de la Réunion. Ses vastes proportions n'avaient rien de désagréable ni de pesant. Elles respiraient l'harmonie, la beauté, la plénitude. C'était un havre de paix dans lequel il faisait certainement bon vivre.

Yves Le Quellec, qui avait entendu les chevaux, apparut sur la terrasse à colonnade et descendit l'escalier à la rencontre de son visiteur.

— On pourrait presque y mettre votre Golden Star tout entier, n'est-ce pas ? dit le jeune ingénieur en souriant, conscient des regards effarés que posait le capitaine sur leur maison. Mon oncle était un richissime excentrique aux goûts de luxe et de démesure ! Rassurez-vous, nous ne sommes pas comme lui ! Nous regrettons souvent nos manoirs bretons, trapus, d'un aspect plus sombre mais plus chers à notre cœur. Que nous le voulions ou non, nous restons des fils de la lande, du vent, des ajoncs et de la bruyère. Il nous manque le granit, les ardoises et le mugissement d'une bonne tempête de suroît ! Entrez donc, je vous en prie !

James Larkin, saisi familièrement par le bras, se laissa entraîner dans un immense hall de marbre blanc dans lequel il ne vit qu'un monumental escalier. Le lieu l'écrasait. Or si lui, qui était un homme mûr pouvait se sentir si mal dans un pareil lieu, comment le petit Emmanuel avait-il dû réagir ? Quoi d'étonnant qu'il eût été terrifié, autant par les habitants que par la blancheur éclatante de la pierre ? Le contraste entre cette maison et le Golden Star était trop extrême, même pour un adulte.

Il fut introduit dans une pièce inondée par la lumière dorée du couchant. Presque aveuglé, il n'en vit d'abord que les plantes grimpantes et luxuriantes qui en rompaient les proportions, lui donnant une atmosphère intime et agréable. Des senteurs délicates et variées chatouillaient les narines sans monter à la tête.

— Je vous présente ma femme, Madame Le Quellec, dit l'ingénieur avant de lui laisser le temps d'apercevoir par lui-même la forme qui s'avançait vers eux.

Troublé, James Larkin leva brièvement les yeux avant de s'incliner très bas devant la maîtresse des lieux.

Marie Le Quellec avait vingt-huit ans. C'était une femme mince, élancée, distinguée, aux magnifiques yeux bleus, aux abondants cheveux châtain clair, rassemblés en un lourd chignon sur la nuque. Son expression était celle d'un bonheur pensif. Bonheur parce qu'elle avait tout pour être comblée et qu'elle le savait. Pensif parce qu'elle ne pouvait jamais oublier ceux qui avaient moins de chance qu'elle. James Larkin, en se redressant, osa de nouveau jeter un coup d'œil sur celle qui, après tant d'années, venait lui rappeler le passé et devenir l'incarnation de la féminité. Depuis son deuil, c'était la première fois qu'il approchait une femme d'aussi près. Marie Le Quellec le considérait avec un doux sourire. Son regard direct, chaleureux, dont l'insistance tranquille ne trahissait ni effronterie, ni provocation, avait un charme inexprimable.

— Bonsoir, capitaine. Je suis bien heureuse de faire votre connaissance. Soyez le très bienvenu ici.

Sa voix à l'imperceptible accent français —ce qui n'était pas le cas d'Yves— alliait franchise, harmonie et délicatesse. James Larkin ne pouvait s'empêcher de voir et d'entendre en se mettant à la place de son petit mousse. Il lui semblait qu'un cœur d'enfant ne pouvait que fondre devant tant de grâce et de bonté. Seulement, Emmanuel était-il encore un enfant ? Etait-il encore accessible à des sentiments humains ?

Un coup frappé à la porte interrompit le cours de ses pensées ;

— Ce sont nos deux diables qui viennent vous dire bonjour ! expliqua l'ingénieur en ouvrant. Voilà Yannick qui a neuf ans et Gwénaël qui a cinq ans...

— J'ai presque six ans ! contredit le benjamin, un enfant fluet, à la peau très claire, aux cheveux blonds et frisés, ressemblant aux anges de l'école italienne du quinzième siècle. Ses yeux, bleus comme ceux de ses parents, pétillaient d'une gaîté malicieuse.

La vie au grand air, l'exercice physique, une nourriture copieuse avait fait de Yannick un solide garnement, plein de vie et débordant d'énergie. Sa vigueur contrastait avec la fragilité apparente de son cadet, de même que son teint hâlé, ses cheveux foncés, ses yeux bruns, pailletés d'or. Mais le même sourire épanoui, la même aisance, la même insouciance laissaient à penser qu'ils avaient une enfance heureuse et sans contrainte.

James Larkin, habitué depuis quinze mois au visage sombre, prématurément mûri de son mousse, reçut ce bonheur comme une gifle insolente. Il avait oublié ce qu'était la réalité d'un enfant de huit ou neuf ans, sa capacité à rire, à plaisanter, à se faire câliner. Cette vue si heureuse et le souvenir antagoniste qu'elle apportait dans son sillage lui firent très mal. La gorge nouée d'émotion, il reçut les baisers déconcertants des deux garçons.

— Dîtes, capitaine, vous voudrez bien qu'Emmanuel vienne habiter avec nous, n'est-ce pas ? s'écria aussitôt Gwénaël que rien n'intimidait.

— Nous serions si contents ! Il est tellement courageux ! ajouta Yannick qui ne voulait pas être en reste.

— On partagera tout avec lui !

— On l'aime déjà beaucoup, vous savez !

— Assez, les enfants ! interrompit leur père avec une fermeté bienveillante. Il est largement temps d'aller vous laver maintenant.

Sans rechigner, les deux garçons dirent bonsoir au capitaine et à leurs parents avant de se retirer. On les entendit encore causer avec animation et plein de rires tandis qu'ils montaient à leur chambre.

Après leur départ, James Larkin resta silencieux et grave, ne pouvant chasser de son esprit les pénibles pensées que cette rencontre avait apportées. Les Le Quellec ne le troublèrent pas, étant eux-mêmes hantés par le saisissant contraste entre la mine resplendissante de leurs rejetons et l'aspect famélique du mousse ainsi que sa visible détresse. Ils savaient désormais tous les deux le pourquoi de cette attitude : il s'agissait d'un orphelin qui devait durement gagner sa vie pour survivre.

— Vous avez là de beaux et gentils enfants, madame, remarqua enfin le capitaine pour échapper à son malaise et éviter de se montrer trop impoli en éternisant son silence.

— Gentils quand ils ne font pas de bêtises, répliqua Marie Le Quellec en souriant. Comme tous les enfants !

— Ils semblent aussi désireux que vous d'accueillir Emmanuel !

— Plus encore ! Je leur ai dit la vérité le concernant, après en avoir parlé à Marie. Ils en ont été profondément bouleversés, ne pouvant imaginer qu'un enfant à peine plus âgé qu'eux puisse être soumis à la dure loi d'un bâtiment au long cours, parce qu'il n'avait personne au monde. Ils ont alors spontanément dit, l'un et l'autre : alors, il vient habiter chez nous ! Cela avant même que nous n'évoquions cette possibilité. Vous voyez donc que ce n'est pas uniquement ma décision.

— C'est vrai, renchérit Marie Le Quellec qui avait fait asseoir son visiteur dans un confortable fauteuil de cuir. Et c'est tellement naturel.

— Pardonnez-moi de vous contredire, madame. Ce n'est pas naturel d'accueillir dans votre famille un enfant qui se meurt de ne pas aimer ! Et cet enfant n'est pas plus âgé que votre aîné. Il n'a que huit ans !

— Huit ans ? s'écrièrent ensemble Yves et Marie Le Quellec.

— Si j'en juge par ce qu'il m'a dit, oui.

— C'est impossible. Il fait tellement plus. S'il avait vraiment huit ans, cela voudrait dire qu'il n'était encore qu'un bébé quand il est venu se présenter à votre bord !

— Il était très jeune, en effet, reconnut le capitaine Larkin. Je me suis senti piégé. Le rejeter, c'était le livrer peut-être à ceux qui avaient assassiné ses parents, c'était le condamner à une mort plus ou moins rapide. J'en étais à l'appareillage. Je n'avais vraiment pas le temps. Je l'ai inscrit sur le registre du bord.

— Mais que pouvait-il faire ?

— Il a fait beaucoup.

— Trop ! Pauvre gosse ! C'était insensé de votre part, capitaine ! Vous l'avez broyé !

— Marie ! protesta l'ingénieur qui voyait sa femme s'enflammer d'indignation.

— Désolée, Yves ! Désolée, capitaine ! Il faut que je dise ce que j'ai sur le cœur !

— Madame Le Quellec, les reproches que vous me faites si vigoureusement, je me les suis faits. Seulement, il était trop tard. Et je peux vous dire qu'Emmanuel ne m'a pas laissé l'occasion de le prendre en pitié. Il s'est toujours comporté de manière irréprochable, sauf dans les derniers temps.

— Il a accompli le vrai travail d'un mousse ? Rien d'étonnant à ce qu'il ne soit plus qu'une loque !

— Non, madame, reprit gravement le capitaine Larkin. Ne mélangeons pas l'aspect moral à l'aspect physique. Le travail à bord était rude, parce que nous sommes un long courrier, que la vie en mer est une lutte perpétuelle. Mes hommes et plus particulièrement mon second et mon maître d'équipage, ainsi que le cuisinier quand il était vivant, ont toujours fait en sorte, comme moi, de prendre en considération l'âge de notre mousse. C'était la moindre des choses.

— Pourquoi est-il si maigre alors ? attaqua Marie, décidemment virulente.

— J'en arrive à l'aspect moral. Emmanuel s'est enfermé dans son monde de morts. Il a fini par être happé par lui. C'est lui qui a créé la solitude dans laquelle il est actuellement. Il s'est refusé à s'attacher, à se laisser aimer. Ce n'est pas nous qui avons barricadé les portes, c'est lui. A bord, il ne parle avec personne. Depuis la mort de Gupta, notre cuisinier et l'ami d'Emmanuel, c'est le blocage complet, une chute inexorable dans les ténèbres. Avec tout ce que je vous dis là, ne pensez-vous pas qu'il est téméraire, insensé, dangereux de vouloir accueillir un enfant si désespéré, si malade chez vous ?

— Mais, capitaine, au contraire ! Nous serons utiles !

James Larkin avala difficilement sa salive.

— Madame, et vous, monsieur, il faut que les choses soient bien claires entre nous. Ma réticence n'est pas liée au fait que je ne connais rien de vous, croyez-le bien. Depuis six mois, je cherche une solution pour cet enfant qui m'est devenu aussi cher que s'il était mon propre fils. Et je ne la trouve pas. Vous apparaissez comme des sauveurs sur sa route et sur la mienne. Mon premier mouvement a été de me jeter à votre cou pour vous remercier d'offrir à Emmanuel un avenir prometteur, celui que je voudrais tant lui donner. Je ne l'ai pas fait. Pourquoi ? Parce que, comme je l'ai dit à monsieur Le Quellec quand il est venu me voir, ce n'est pas un enfant que vous accueilleriez mais la mort. Je n'ai pas le droit de vous l'imposer. Je n'ai pas le droit de trahir cet enfant non plus.

— S'il est condamné dans les deux cas, pourquoi ne serait-ce pas auprès de nous ?

— Pour la simple raison que le Golden Star reste un environnement qui lui est familier tandis qu'ici, c'est l'inconnu. Puisque la mort est la seule issue, autant que ce soit moins angoissant pour lui !

— Cela veut dire, capitaine, que vous n'entrevoyez aucune lueur d'espoir ?

— Hélas !

— Mais, insista Marie, têtue, il a sauvé nos enfants. Il ne veut donc pas attirer tout le monde dans son malheur. C'est positif ! Même s'il n'y a qu'une chance sur cent, sur mille, allez-vous la lui refuser ? Croyez-vous que ce soit seulement dû au hasard qu'il ait sauvé Yann et Gwénaël ? Ne voyez-vous pas là le doigt de la Divine Providence ? Qu'il soit encore en vie après quinze mois chez vous, qu'il ait accompli cet acte de dévouement, que nous vous proposions d'en faire notre fils, ne pensez-vous pas que ce soit un signe ?

Malgré son souci, James Larkin ne put retenir un sourire. La véhémence de la jeune femme le touchait. S'il hésitait à donner son accord, c'était aussi parce qu'il lui coûtait énormément de se séparer de son mousse, sur un constat d'échec. Il aurait tant voulu le sauver, détruire son univers de fantômes. Cette famille saurait-elle accomplir ce qu'il n'avait su faire ?

Le repas fut triste, la conversation laborieuse. Emmanuel était dans tous les silences, même si les propos tentaient d'être légers.

— Madame, monsieur, dit enfin le capitaine au moment où il allait prendre congé. J'ai réfléchi. Il ne sert à rien de tergiverser davantage. J'ai le devoir de prendre une décision : puisque aucun de mes arguments n'a su vous convaincre, j'accepte de vous confier mon petit mousse. Je crois que vous avez mesuré l'étendue de la tâche qui vous attend, que vous savez que vous avez plus de chances de rencontrer la mort que la vie sur la voie que vous avez choisie. J'ai fait l'impossible pour vous mettre en garde. Malgré cela, vous persistez dans votre but. Soit. Que Dieu soit avec vous...

— Oui... « Emmanuel »... Peut-être est-ce un signe aussi ?

— Qui sait ? murmura James Larkin.

— Quand pensez-vous nous confier votre petit mousse ?

— Le plus tôt possible. A quoi bon attendre ?

— Demain ?

James Larkin comprima un haut le cœur. Le lendemain ? Si vite ? Il aurait à peine le temps de se faire à cette idée, de préparer l'enfant à ce départ. Mais reculer ne servirait à rien.

— Soit.

Le rendez-vous fut fixé au tout début de l'après-midi.

La nuit qui suivit fut mauvaise pour tous. Les Le Quellec qui n'étaient pas fous oscillaient entre la confiance et l'inquiétude. Ils avaient fait face devant le capitaine, mais en tête à tête, ils durent s'avouer qu'ils n'en menaient pas large. Ce n'était pas une mince affaire que d'introduire un enfant comme Emmanuel dans leur foyer. On ne pouvait dire que James Larkin leur avait masqué la réalité. Il avait tout fait pour les dissuader de poursuivre leur audacieux projet. Mais Yves et Marie ne voyaient véritablement qu'une chose : si le petit mousse était vraiment condamné, autant que ce soit après avoir tout tenté pour le sauver. Puisque, malgré toute sa générosité, le capitaine s'était montré incompétent, ce dont on ne pouvait le blâmer, il convenait de se tourner vers d'autres solutions. Radicales. Nouvelles. Toute action valait mieux que ce statu quo qui s'avérait une impasse mortelle. Cela ne voulait pas dire qu'ils envisageaient l'avenir avec sérénité. Le défi était de taille. Sans la foi qui les animait l'un et l'autre et qui fondait la force de leur couple, ils auraient renoncé.

De son côté, James Larkin, devant la séparation toute proche, s'affolait de ce qu'elle représentait pour l'enfant. De son propre chagrin, il faisait fi. Il était adulte. Il se devait d'être fort. Mais Emmanuel, son fistounet ! Cet enfant qu'il avait appris à chérir dans le secret de son cœur ! Comment allait-il vivre cet éloignement au plus mauvais moment de son existence, alors qu'il venait d'être rigoureusement puni pour sa fugue inexpliquée ? N'y verrait-il pas un ultime châtiment pour sa faute ? Si ses plus proches protecteurs se défaisaient de lui, c'était qu'il était indigne d'être mousse, d'appartenir au monde du Golden Star, de vivre. Voilà ce qu'il risquait de penser. Et pourtant, comment reculer l'échéance ? Il était tellement malade, tellement étranger à tout ce qui le touchait. Le choc de quitter son bâtiment créerait-il un sursaut de vie ? Tout au long de cette terrible nuit qui passait à la fois trop vite et trop lentement, le capitaine tergiversa, tantôt prêt à s'opposer au départ de l'enfant, tantôt au contraire, désireux de le favoriser. Lorsqu'il se leva, après des heures d'insomnie, il était brisé.

La matinée, qu'il avait espérée tranquille et propice à un entretien avec son mousse, ne fut qu'une succession d'ennuis, de déplacements, de contretemps, comme si tout le monde s'était ligué pour l'empêcher de s'appesantir sur ses problèmes. Il eut juste le temps de se changer avant que les Le Quellec ne s'annoncent. Il n'avait même pas pu prévenir ni l'intéressé, ni les officiers. Aussi le cœur lui manqua-t-il lorsque le couple monta sur le pont, véhiculant une élégance discrète totalement incongrue sur le vieux voilier. Les quelques marins présents faillirent en avaler leur chique. James Larkin pour lequel cette rencontre était aussi pénible que son retour dans le Devon après la mort de sa femme et de sa fille fit descendre ses visiteurs dans le carré et demanda à un des matelots présents, curieux comme les autres, d'aller quérir le mousse.

L'enfant était dans l'entrepont avec d'autres marins à effectuer de grands nettoyages sous la supervision du second. Lorsqu'il entendit l'ordre d'en haut à la suite de son nom, son effroi fut tel qu'il trébucha, renversant un seau d'eau sale sur le pantalon impeccable de Taylor. Gris de terreur, il resta immobile à considérer stupidement le désastre, attendant que les coups pleuvent tandis que résonnaient à ses oreilles les quolibets de ses compagnons. Taylor, les pieds trempés, fit preuve d'une magnanimité inhabituelle : au lieu de s'acharner sur le coupable —que, par le passé, il avait sévèrement battu pour beaucoup moins— il se contenta de poser sur lui un regard dans lequel on aurait pu déchiffrer une expression proche de la pitié.

— Allez, va ! grommela-t-il sans cette dureté qui d'ordinaire caractérisait tous ses ordres.

Le mousse, redoutant les coups qui n'étaient pas venus, s'imaginait qu'il ne perdait rien pour attendre, que cette clémence inédite était une nouvelle forme de torture. Il recula, à peine assez fort pour tenir debout et disparut sous les moqueries et les rires des matelots. Seul Taylor semblait ne rien trouver d'amusant au spectacle. Il retrouva son ton autoritaire pour exiger de ses hommes qu'ils frottent un peu plus énergiquement.

Emmanuel, défaillant, tituba plus qu'il ne marcha vers l'arrière, se demandant ce qui avait pu motiver cette comparution devant le capitaine alors qu'il était en disgrâce auprès de lui depuis sa fugue. En entendant des sons monter du carré, il s'arrêta net. James Larkin n'était pas seul. C'était de mauvais augure. Des visiteurs à bord ne pouvaient qu'apporter avec eux la désolation. Pour lui, la prison, la maison de redressement, peut-être la mort ? Que faisait-on aux déserteurs ? Il l'avait lu dans certains ouvrages. Il lui semblait bien que c'était la pendaison. Il voulait bien mourir, mais de la manière qu'il avait prévue. Pas de manière infâmante.

— Avance, fistounet ! cria James Larkin qui avait aperçu son ombre par l'écoutille.

Emmanuel hésita. Au prix d'un très gros effort, il obéit parce qu'il était dressé à toujours obéir, parce que l'obéissance était moins coûteuse en énergie qu'une fuite vers l'inconnu. Il n'avait plus assez de ressort en lui pour prendre une décision extrême.

Yves et Marie Le Quellec, la gorge serrée, regardèrent le mousse descendre l'échelle, misérable dans ses hardes malodorantes. Il semblait encore plus rachitique que la semaine précédente, si cela était possible. Dans son visage émacié, rendu anguleux par le bonnet crasseux qui emprisonnait ses cheveux, ses yeux semblaient immenses. Des abîmes d'une détresse insondable.

— Fistounet, reprit le capitaine, effrayé par les progrès du mal et résolu à aller vite en besogne pour le bien de tous. Reconnais-tu ce monsieur et cette dame ?

L'enfant avait peureusement baissé la tête.

— Nous nous sommes rencontrés il y a quelques jours, tu ne te souviens pas ?

L'accent étranger de cette voix frappa l'oreille toujours sensible du petit musicien. La mémoire lui revint brusquement. Alors, pris d'une nouvelle attaque de panique, il songea à fuir.

Il ne fut pas assez rapide. Un bras entoura ses chétives épaules et l'entraîna vers la lumière que donnait la claire-voie. Il ne put même pas esquisser un mouvement de défense dérisoire. Une rafale de souvenirs s'était soudainement abattue sur lui, lui ôtant toute possibilité de faire le moindre mouvement : l'odeur lui était familière. Pas celle du tabac, ni celle du poisson pourri, ni de la sueur, ni de l'humidité. Aucune odeur familière au Golden Star. Une odeur d'avant. Celle qui évoquait les délicats parfums fleuris de Sophie et de Diana. Celle qui ressuscitait le passé et ses morts. La voix fraîche, jeune, pleine de tendresse, fit monter un terrible sanglot à sa gorge.

— Si, bien sûr, tu te souviens. Tu croyais que nous avions oublié. Mais un papa et une maman n'oublient pas quand on sauve leurs enfants. Et c'est pourquoi nous sommes ici, pour en parler avec ton capitaine, car naturellement, tu ne lui as rien dit, petit cachottier !

Marie Le Quellec le souleva, étonné qu'il fût si léger et, malgré sa saleté et sa rigidité, n'hésita pas à l'asseoir sur ses genoux. Dans son idée, un contact physique était nécessaire pour ébaucher une relation.

— Non, tu n'as rien dit, fistounet ! continua James Larkin, d'un ton de doux reproche. Tu m'écoutes, dis ?

Le capitaine pouvait à juste titre se poser et lui poser la question : l'enfant paraissait inaccessible à toute parole.

— Oui, capitaine, bégaya le mousse qui luttait à la fois contre la peur et le désespoir, le garrot du présent et les assauts cycloniques du passé.

— Ce monsieur et cette dame sont donc venus me parler de ton acte de dévouement. Je peux te dire que je suis très fier de toi, mais je leur ai aussi dit que cela ne m'étonnait pas de toi car tu as toujours été un petit garçon extrêmement courageux durant ta vie à bord sous mes ordres. Ils m'ont demandé des précisions sur toi et j'ai cru devoir les leur donner, à savoir que tu es orphelin et que tu n'as pour toute famille qu'un vieux voilier, et cela depuis quinze mois. Ils m'ont alors immédiatement proposé de t'accueillir chez eux afin de t'élever comme leur fils, au même titre que les deux enfants que tu as sauvés. Ils m'ont demandé si j'acceptais de te confier à eux, puisque je suis malheureusement le seul qui ai une responsabilité à ton égard. Après beaucoup de réflexion, j'ai répondu « oui » parce que je t'aime. Tu as huit ans. Tu sais beaucoup de choses. Il en est que tu ignores : il est temps que tu redeviennes enfin un enfant comme tous les autres, que tu joues, que tu t'amuses. La vie à bord du Golden Star était l'unique solution pour toi le jour où tu es venu me trouver à Port Augusta. Aujourd'hui, j'ai la possibilité de te donner une famille, une enfance, une éducation, alors, je te les donne de grand cœur.

Rien ne permettait de dire qu'Emmanuel avait compris les propos confus du capitaine qui, dans son désir d'être bien compris, avait surchargé son discours. La tête obstinément baissée, il regardait le sol, toujours raidi dans une attitude de lutte contre lui-même qui faisait que Marie devait faire des efforts pour le maintenir assis. D'une main, elle le retenait. De l'autre, elle caressait son cou d'oisillon.

Le silence menaçant de se prolonger, James Larkin ajouta avec lassitude, comme épuisé :

— Va, tu peux aller rassembler tes affaires...

Le mousse n'avait pas loin à aller, ni grand-chose à prendre. Il revint peu après avec le sac ayant appartenu à Gupta et dans lequel se trouvaient ses seules richesses : le portrait du prince Gundahar, le livre de chants offert à Londres par le coq, sa flûte et sa lettre. Il y avait aussi entassé ses quelques vêtements et sa couverture.

Personne n'avait parlé durant sa courte absence. James Larkin était bouleversé et au bord des larmes : l'absence de réactions de l'enfant lui était fort pénible. Quant aux Le Quellec, ils envisageaient l'avenir avec de plus en plus d'inquiétude. Ils s'étaient attendus à ce que le mousse manifeste des émotions aux paroles du capitaine : révolte, refus, crainte, joie, soulagement, regret. Mais il n'y avait rien que cette terrible apathie. On pouvait se demander si, à force d'être brisé, son cœur n'avait pas cessé de battre.

Gênés, les Le Quellec prirent congé aussitôt. Qu'auraient-ils pu ajouter ? La situation était fort éprouvante pour tous. Mieux valait abréger ces moments que chacun vivait comme un supplice. James Larkin accompagna ses visiteurs jusqu'à la coupée.

— Tu ne dis pas au-revoir au capitaine ? demanda l'ingénieur alors qu'ils allaient se séparer et qu'Emmanuel, indifférent à tout, n'avait aucun réflexe de politesse. Va vite !

Mécaniquement, mû par la force de l'habitude, l'enfant obtempéra et fit deux pas qui le rapprochèrent de James Larkin tandis que discret, le couple descendait l'attendre sur le quai, ne voulant pas être de trop dans leurs adieux.

Le capitaine considéra longuement la forme longiligne arrêtée devant lui. Son mousse. Son fistounet. Cet enfant si brillant lorsqu'il avait mis le pied sur le Golden Star la première fois et qui le quittait comme un corps sans âme. Que s'était-il passé ? Pourquoi ce gâchis ? Qui en était responsable ? Lui, James Larkin ? Qu'avait-il fait qui avait conduit à ce désastre ? Qu'aurait-il dû faire pour l'éviter ? C'était d'autant plus douloureux qu'il aimait profondément cet enfant sur lequel il avait reporté toute l'affection qu'il n'avait pu donner à sa femme et à sa fille. Emmanuel, dans le secret de son cœur, était devenu le trésor de sa vieillesse. Mais il l'ignorait... Sans lui, le Golden Star ne serait plus jamais le même, ni son capitaine non plus.

— Fistounet, nous nous reverrons, je te le promets. Je ne t'abandonne pas, au contraire ! Je veux que tu en sois convaincu ! C'est par affection pour toi que je te confie à ces braves gens qui sauront te redonner le goût de vivre. Je veux le meilleur pour toi. Au revoir, fistounet. A très bientôt...

Emmanuel, à ces paroles prononcées d'une voix tremblante par son supérieur, releva furtivement la tête, manifestant qu'il n'était pas si inaccessible que cela à ce qu'il entendait et vivait. Dans ses yeux mauves, presque violets, bouillonnait un magma de sentiments poussés à leur paroxysme. James Larkin sut qu'il serait hanté tout le reste de son existence par cette terrible expression qui transperça son cœur. Tant de souffrance, de haine, de rancune, de reproche, mêlé à un amour indicible explosaient dans ce regard soudain à nu ! Cela ne dura qu'une fraction de seconde, mais si riche, si lourde, si dense ! Puis, l'enfant baissa ses paupières diaphanes d'épuisement. Privé de l'éclat sauvage des prunelles tourmentées, le visage reprit son aspect sinistre d'incommunicabilité totale. James Larkin, vaincu par son émotion, effleura d'une main timide le bonnet durci de crasse avant de redescendre dans le carré, seul.