Les Préludes — Chapitre 3

Le lendemain, Emmanuel réapparut à l'aube, comme de coutume, sauf que ce jour là, il se mouvait avec peine. Son visage portait la trace des coups de la veille, mais Gupta qui avait remarqué qu'il ne s'était pas couché comme de coutume, soupçonna la main du second de s'être en plus abattue sur lui avec férocité. Il l'avait entendu évoquer une punition devant le capitaine. Le motif en était uniquement que le mousse avait désobéi en s'occupant des affaires de matelots. James Larkin avait estimé que c'était juste : tout comme Taylor, il ne souhaitait pas le voir frayer avec l'équipage. Il l'avait fait savoir très clairement au mousse lors d'une confrontation avec lui. Emmanuel n'avait pas tenté de se défendre en parlant du vol dont Gupta avait été victime. Il avait écouté gravement les remontrances du capitaine, ne craignant qu'une chose, que celui-ci ne le punisse vraiment en le privant de leçons. Il en fut quitte pour une sévère raclée, appliquée par le second, qui alla bien au-delà des quelques coups de garcette recommandés par son chef.

Le coq devina tout cela car naturellement, ce ne fut pas le mousse qui avoua quoi que ce fût. Il trouva dans son indignation le courage d'un geste qu'il ne se serait pas permis autrement : il accueillit l'enfant par un baiser rapide et remit de l'ordre dans sa tenue. Le mousse se rétracta à ce contact, ce qui ne l'empêcha pas de fixer sur le cuisinier un regard intense.

— Vous rejouerez ? demanda-t-il comme si rien d'autre ne pouvait compter.

Gupta n'avait pas l'habitude des initiatives linguistiques de son petit compagnon. Ni de cette expression ardente. Il ne pouvait naturellement pas imaginer qu'il était en présence d'un artiste prêt à tous les sacrifices pour retrouver un enchantement de sons. Peu importait : si l'enfant trouvait un peu de bonheur en écoutant sa flûte, pourquoi pas ?

— Les matelots n'apprécient guère, tu as pu le constater, objecta-t-il cependant désireux de ne pas revivre un épisode comme celui de la veille.

— Oh, fit le mousse en couvant le précieux instrument des yeux. C'était si beau...

Tout le soleil qui avait un moment irradié les traits douloureux disparut comme par enchantement. Gupta retrouva sa physionomie de tous les jours, lugubre et prématurément vieillie. Il en éprouva un tel chagrin qu'il se promit de faire renaître la lumière dans les yeux limpides.

— Ce sera beau encore, tu verras, dit-il gentiment. Ne t'inquiète pas !

Une lueur d'espoir parut dans les prunelles de pervenche. Le mousse, rassuré sur son avenir musical, s'attaqua à son travail avec une énergie proche de l'enthousiasme. Gupta, pensif, se dit que décidément, ce gamin lui réserverait toujours des surprises.

James Larkin remarqua ce changement lui aussi. Il avait cru qu'avec l'incident de la veille et ses reproches, son élève allait adopter une attitude craintive. Loin de là ! La leçon fut un feu d'artifice de bonnes réponses, de questions pertinentes, d'analyses recherchées.

On aurait pu conclure à une adaptation réelle à cet univers rude. Le capitaine qui ne le voyait qu'en des moments privilégiés le crut. Gupta, lui, ne s'y trompa pas. L'enfant mettait dans tout ce qu'il faisait un excès maladif. Il se consumait d'un feu intérieur qui le rongeait comme un ulcère, creusant ses joues, mettant de larges cernes sous des yeux agrandis par l'épuisement. Jamais pourtant, on ne pouvait lui reprocher une défaillance, ni dans son travail, ni surtout dans les défenses qu'il avait dressées pour protéger son intimité. Car il ne déviait pas de sa ligne de conduite : fidèle au souvenir des morts, il les gardait jalousement dans son cœur, ne permettant à personne d'autre d'y pénétrer. Seule l'étude avait le droit d'accéder dans cette forteresse, mais elle était emmurée dans un donjon sans communication avec le reste. Quant à introduire un autre être humain dans son panthéon, il ne fallait pas y songer. C'était perdu d'avance. Il se contentait de tolérer le capitaine et Gupta parce qu'ils se montraient très discrets en ne cherchant pas à se mêler de ce qui ne les regardait pas.

On approchait du redoutable Cap Horn quand un autre genre de cataclysme secoua le réduit qui servait de cuisine. Emmanuel eut le triste privilège de susciter une terrible explosion de colère du coq lorsqu'il lui demanda confirmation au sujet du portrait du dieu Krishna. La réaction de l'Indien fut d'une violence inouïe. Il allongea une paire de claques au curieux et le secoua rudement, à lui en faire perdre la respiration en criant :

— Est-ce que je te demande des comptes sur ton passé ? Je t'interdis de faire allusion à ce portrait !

Le mousse, terrifié, détala dès qu'il le lâcha et comme, dans sa panique, il ne regardait pas où il allait, il s'étendit aux pieds de Taylor après un joli vol plané. Sans chercher à comprendre, le second lui enseigna à sa manière brutale qu'on ne coure pas bêtement sur le pont d'un bâtiment. Aussi douloureux que fussent les coups de Taylor, ils étaient moins cuisants que ces deux gifles reçues d'un homme si calme, si doux pour lequel il découvrait soudain qu'il ressentait une certaine affection. Qu'avait-il dit, qu'avait-il fait pour mériter d'être ainsi rejeté ?

La journée fut terrible. La nuit le fut plus encore. Pour la première fois depuis son arrivée sur le Golden Star, la vanne des larmes, des sanglots, du désespoir se rompit. Toute la souffrance des deuils accumulée explosait soudain, secouant son petit corps de hoquets et de spasmes qu'aucune pudeur ne retenait plus. La solitude le submergeait. Il ne pouvait plus lutter contre elle. Il ne souhaitait plus qu'une chose, mourir, quitter cette vie trop dure, ces hommes indignes de confiance, rejoindre ceux qui le méritaient, ceux qui, sans la mort, ne l'auraient jamais abandonné. Oncle Douglas n'avait-il pas veillé sur lui quand il avait ses terribles cauchemars ? Diana n'avait-elle pas dormi avec lui pour le protéger lorsqu'ils vivaient à Londres ? Oh, les bras de sa sœur ! Comme il aurait été doux de se nicher contre elle, de respirer son doux parfum, de se réchauffer à son contact ! Mais non, Diana était morte, tout comme Ismaël, Oncle Paul, Tante Sophie, Oncle Douglas. Il n'avait plus qu'à mourir lui aussi. Il avait commencé à s'attacher au cuisinier et celui-ci l'avait trahi. Vivre ne servait plus à rien. Ni Oncle Douglas, ni Ismaël ne pouvaient exiger de lui une survie à ce prix.

Ses larmes redoublèrent et d'une voix lamentable, il se mit à appeler celle qu'il avait trop peu connue, celle dont il ne se souvenait pas, mais qui, il le savait, avait bercé de douceur et d'amour ses premières années et qui, seule, pourrait apaiser son immense détresse :

— Maman... Maman... Viens me chercher... Maman...

Le sommeil l'emporta enfin dans son royaume d'oubli, là où un peu de tendresse imaginaire pouvait lui être accordé.

Gupta avait fonctionné toute la journée comme un automate, incapable de penser, dans un état second. La nuit venue, il ne rejoignit pas le poste. Il ne l'aurait pu. En dépit du vent qui forcissait et de la mer qui grossissait, il resta sur le pont, déterminé à ne pas esquiver la confrontation avec lui-même. Comment avait-il osé se laisser dominer par sa colère au point de frapper celui qu'il avait juré de protéger ? Et pourquoi cette colère aussi soudaine que dévastatrice ? Oh, c'était simple. Il n'avait pas besoin de réfléchir longtemps. Il savait très bien pourquoi il s'était ainsi déchaîné. Parce que par sa question innocente, qui fournissait même la réponse, le mousse avait rouvert la plaie qui avait amené l'Indien sur le Golden Star. Plaie béante, suppurante, aussi déchirante qu'au premier jour. Il avait cru qu'elle s'était cicatrisée parce qu'il avait refusé d'y toucher depuis huit ans. Il l'avait enfouie dans les profondeurs de son être. Il avait fait comme s'il l'avait oubliée. Ce silence, cette relégation n'avaient servi à rien. La blessure demeurait. A force de la nier, il s'était rendu faible, vulnérable, odieux. Car il avait attiré dans le marécage de ses égarements un orphelin sans défense qui luttait déjà contre les fantômes de son propre passé. C'était un crime inqualifiable. Indigne de tout ce qu'il avait toujours voulu être. Indigne du jeune homme du portrait.

La nuit passa trop lentement à son gré. Il aurait voulu être déjà au lendemain afin d'affronter sa victime et de l'assurer de son profond repentir, de cette tendresse qu'il n'avait jamais cessé d'éprouver pour lui. En fait de lumière, ce fut l'ouragan. En fait d'ouvrage, ce fut le combat démesuré de l'homme contre les éléments en furie. Comme les autres, il fut happé par le tourbillon de la lutte pour la survie. Le redoutable Horn avait décidé de monnayer durement le passage du petit voilier.

Le vacarme, les mouvements désordonnés du bateau, les ordres aboyés par Taylor et O'Brien avaient réveillé le mousse en sursaut. Craignant d'avoir trop dormi, les paupières boursouflées des larmes de la veille, il rejeta sa trop mince couverture et, sans plus se poser de dilemme existentiel, sortit sur le pont. Il semblait faire encore nuit noire. Une pluie torrentielle glaciale empêchait de voir à cinq mètres. Les vagues balayaient le pont sans relâche. Dans cette obscurité déchirée par des éclairs aveuglants, la bataille des éléments paraissait redoutable. L'enfant, déjà trempé, grelottait. Personne n'avait songé à lui fournir des vêtements ou des bottes.

Soudain, par-dessus le fracas du tonnerre, le claquement des manœuvres dans le gréement, il entendit un terrible hurlement. Il n'eut pas le temps de se demander d'où il venait. Un corps s'écrasa devant lui avec une prodigieuse violence, faisant rejaillir sur lui des débris de bouillie humaine aussitôt balayés par une nouvelle lame. C'en était trop après le choc de la veille. Les nerfs du petit garçon, déjà tellement éprouvés, lâchèrent à nouveau. Il se mit à râler, épouvanté, en regardant le spectacle morbide.

— Bougre d'idiot ! jura Taylor. Dégage !

Le mousse n'était pas en état de bouger. Les coups du second, pour une fois plus impatients que méchants, ne parvinrent même pas à le sortir de cette stupeur effrayée. Ils l'expédièrent au bas de l'échelle qui menait au carré où il resta prostré, hagard, jusqu'au retour du capitaine qui, pendant de longues heures, était demeuré sur le pont à lutter avec ses hommes et qui rentrait brièvement pour avaler quelque chose de chaud.

James Larkin trébucha sur le corps recroquevillé avec un juron.

— Ah, tu es là, toi ? Que fais-tu donc ?

L'enfant était tout aussi incapable de parler que de remuer. Il claquait des dents, les yeux exorbités. Le capitaine, épuisé par une veille prolongée, n'était pas en état de supporter les manifestations de faiblesse d'autrui. La venue de Gupta avec du café brûlant et de la nourriture reconstituante lui donna un interlocuteur sur lequel décharger son exaspération :

— Voilà ! Nous y sommes ! Il fallait s'y attendre avec un bébé pareil ! Pourquoi diable l'ai-je enrôlé ? J'aurais dû me douter qu'il ne me causerait que des ennuis !

Gupta s'interposa fermement entre son supérieur et le corps du petit garçon.

— Sauf votre respect, capitaine, il a des circonstances atténuantes.

— Vraiment ?

— Irving lui est presque tombé dessus.

— Comment cela ? rugit James Larkin.

— L'accident s'est produit au moment où il arrivait sur le pont pour me rejoindre. Il était aux premières loges et a tout reçu. Ce n'est pas un spectacle pour un enfant, ni pour personne.

Cette nouvelle, énoncée avec beaucoup de calme, dégrisa brusquement le capitaine. Sa colère tomba comme par enchantement.

— Pauvre gosse ! soupira-t-il en regardant l'enfant d'un air de profonde commisération. Pourquoi faut-il que rien, rien ne lui soit épargné ?

Il laissa Gupta l'enrouler dans une couverture et verser entre ses lèvres décolorées quelques gorgées de café sucré. Le breuvage amer le fit grimacer.

— Fistounet, m'entends-tu ?

Se sentant un peu mieux grâce à la boisson chaude et aux frictions très énergiques du cuisinier, prompt à effectuer les gestes indispensables, le mousse bégaya, plus par habitude que par conviction :

— Oui, capitaine.

— Alors, écoute. Je t'interdis, tu entends, je t'interdis de mettre le bout de ton nez sur le pont avant que je ne te le dise expressément. Tu comprends ? C'est moi seul que tu dois écouter et personne d'autre. Est-ce clair ?

La voix était si rocailleuse que le mousse prit pour de la fureur ce qui n'était que la conséquence d'une trop grande sollicitation des cordes vocales. Tremblant, terrifié, redoutant d'autres coups, il hocha la tête :

— Oui, capitaine.

Si le passage du Horn compta pour l'équipage parmi les plus féroces qu'il ait jamais eu à affronter, pour l'enfant, au contraire, après cette pénible entrée en matière, il signifia repos forcé, détente et presque bonheur. Tous les tourments des adultes lui furent épargnés. Il sentait bien le vieux voilier craquer de toutes ses membrures sous les assauts de la mer, entendait les chocs sourds quand il tombait lourdement au creux d'une lame mais il était à l'abri, il n'était pas exposé de plein fouet au froid ni à l'humidité comme les marins. Il avait complètement perdu la notion du jour et de la nuit. Les heures se succédaient sans qu'il ne voie personne. Deux fois Gupta brava le danger pour venir lui apporter quelques petites douceurs, une boisson chaude —l'incident du portrait semblait oublié—. Le reste du temps, il resta seul avec, à sa disposition, la bibliothèque du capitaine et quelques vivres qu'il lui avait laissés. Il ne s'ennuya pas, profitant de cette opportunité pour lire tous ces ouvrages, en grande partie des récits de voyages, mais aussi quelques romans de Dickens, Jane Austen, des sœurs Bronte, les pièces de Shakespeare... Rien ne lui semblait trop difficile : il lisait, comprenant ce qu'il pouvait et surtout s'échappait à sa manière de l'univers sordide et limité dans lequel il vivait. Et puis, il écrivait, s'amusait à continuer les exercices de ses livres de mathématique et de physique. Il s'était même préparé du papier rayé pour composer un peu, essayant de retranscrire de mémoire l'étrange musique jouée par Gupta. Ce fut pour lui une période bénie : il ne travaillait pas et surtout, il était protégé de la méchanceté de Taylor qui devait être trop occupé pour daigner se souvenir de sa malheureuse carcasse et lui trouver des occupations plus viriles. Il l'apercevait parfois quand il descendait prendre un peu de repos. Dans ces cas là, il se cachait dans un coin obscur. Epuisé, le second n'avait qu'une envie, se jeter sur sa couchette et dormir une ou deux heures. Le capitaine faisait de même.

Alors que la mort rôdait sur le pont et mettait en danger tous les occupants du Golden Star, Emmanuel, pourtant si désespéré qu'il avait souhaité en finir avec la vie avant la tempête, ne songeait plus au suicide : il passait de longs moments à rêver au passé, à revivre des moments heureux auprès de sa sœur, d' Ismaël, d'oncle Douglas sans que cela le mène à souhaiter une issue négative. Il était triste, bien sûr mais son quotidien étant plus acceptable, il sombrait moins dans la certitude que son existence était sans issue.

L'escale à Buenos Aires après un mois d'enfer liquide et glacial eut pour but de débarquer deux blessés graves et de renouveler les vivres frais et l'eau. Bien qu'elle ne durât que quarante-huit heures —l'armateur n'aimait pas ces retards qu'il jugeait toujours superflus— Gupta trouva le temps, entre deux courses de ravitaillement, d'acheter quelques vêtements pour le mousse dont les loques faisaient mal à voir. Il avait bien essayé de lui ajuster un pantalon et une chemise, mais ce n'avait pas été un succès. James Larkin qui vit apparaître un enfant enfin chaudement vêtu remercia le cuisinier d'avoir eu cette initiative qui pourtant lui revenait de droit puisqu'il avait pris l'orphelin avec les seuls habits qu'il avait sur le dos. Il voulut donc financer ces dépenses. Il se heurta à un refus hautain et comprit qu'en insistant, il se serait montré humiliant. Il se contenta de mettre l'argent de côté pour l'enfant, sachant qu'un jour, il en aurait bien besoin.

Quant aux relations entre le mousse et le cuisinier, elles étaient revenues ce qu'elles avaient été avant l'incident, distantes et sans hostilité. Emmanuel regardait avec une adoration accrue le portrait du beau jeune homme inconnu. Il était heureux d'avoir souffert à cause de lui : un tel dieu méritait bien un sacrifice.

Trois semaines plus tard, le Golden Star franchissait la ligne dans les réjouissances habituelles bien qu'il n'y eût aucun néophyte à baptiser. L'équipage avait cru que le mousse aurait été concerné et leur aurait ainsi donné l'occasion de s'amuser un peu à ses dépends avec la bénédiction de leurs chefs qui pour une fois n'auraient pu le leur interdire. Ils en furent pour leurs frais et leur frustration. Interrogé par le capitaine, Emmanuel avait admis à contre cœur qu'il avait déjà participé à cette cérémonie. Son visage changea tellement en le disant, son attitude durant la leçon fut si farouche que James Larkin devina que par sa question innocente, il avait dérangé des souvenirs qui essayaient de s'estomper. Aussi lorsque Taylor se hasarda à sous-entendre qu'il avait peut-être menti pour éviter d'en passer par un bain forcé, le capitaine se montra-t-il catégorique : le mousse était déjà baptisé.

Malheureusement, le mal était fait. La remontée vers la Manche par de bons vents portant n'apporta aucune amélioration, loin de là. Lorsque le Golden Star relâcha à Londres en août 1867, Emmanuel était plus fermé et lugubre qu'il ne l'avait jamais été.

La chaleur oppressait la capitale qu'il avait quittée dix-huit mois plus tôt. Il reconnaissait ces quais sur lesquels il était arrivé avec le capitaine Harrison lorsqu'il avait été arraché à sa famille. C'était là aussi qu'il s'était fait un ami d'Ismaël Raynes, venu le chercher dans la hune, le protégeant des coups du capitaine. Et puis, c'était l'époque de la musique, celle qu'il faisait, celle qu'il écoutait. Plus que tout, c'était l'amour maternel de Diana toujours prête à le câliner, à l'embrasser, à lui dire qu'il était le meilleur des enfants. Son corps avait froid, il avait faim, mais son cœur était chaud de la tendresse de sa sœur qu'il recevait autant qu'il donnait.

Passé révolu. Il ne restait plus rien de ce monde. Pas même l'horrible capitaine Harrison. Londres n'était plus qu'un squelette. Et son cœur n'était qu'un pauvre organe frigorifié, affamé, dépérissant faute de nourriture appropriée. La musique, son oxygène, était inaccessible. Comment aurait-il pu retrouver son professeur ? Se présenter devant lui ?

L'interdiction de ses supérieurs de descendre à terre ne lui coûta pas. Qu'eût-il fait dans ces rues qui lui auraient constamment rappelé l'étendue de sa perte et de son malheur ? Mieux valait courber l'échine sous le travail à bord qu'affronter ce que sa mémoire lui rappelait déjà bien assez. L'épuisement lui apporterait peut-être le soulagement d'un peu d'oubli. Il pouvait toujours l'espérer. Et attendre avec impatience le moment où le Golden Star reprendrait la mer.

Gupta ne pouvait que remarquer cette attitude plus sauvage que jamais, lui qui était toujours particulièrement attentif à ce petit compagnon de son quotidien. Il réfléchit longuement pour savoir de quand elle datait. Elle avait commencé au passage de la ligne et s'était aggravée avec l'arrivée à Londres. Il fut donc convaincu du lien entre ces événements et son histoire. Dans l'espoir de susciter une réaction autant que de lui faire plaisir, il sollicita de Taylor l'autorisation de l'emmener à terre durant quelques heures où il était en permission. Etrangement, le second ne fit pas d'objection. Emmanuel, quant à lui, ne put retenir ses larmes quand Gupta lui annonça sa victoire et il était évident à le voir que ce n'étaient pas des larmes de joie. Il les essuya vite, cependant, ne voulant pas peiner le cuisinier qui paraissait si heureux d'être parvenu à lui accorder ces heures de liberté.

Le capitaine, mis au courant, vit cette initiative d'un très bon œil. Il donna au mousse un peu d'argent avec pour mission de s'amuser et de le dépenser sans crainte. Emmanuel compta et recompta ses pièces, émerveillé d'être à la tête de ce qui lui semblait une fortune. Il passa une bonne partie de la journée à tergiverser sur la manière dont il allait l'utiliser. Il voulait absolument faire un cadeau au cuisinier et au capitaine. Non sans mal, Gupta l'en dissuada. Il l'incita à la place à faire un tour de chevaux de bois et à manger un beignet bien gluant. Puis, le voyant en arrêt devant un livre de chants illustré, il le lui offrit. L'enfant, d'émotion, de joie et de surprise, lui sauta au cou pour l'embrasser. C'était tellement contraire à son comportement depuis six mois que le coq faillit tomber à la renverse.

Hélas, cette ouverture n'eut pas de suite, loin de là. Au point que Gupta finit par croire qu'il avait été victime d'une hallucination.

Le trois-mâts resta deux mois à Londres puis, chargé de divers produits manufacturés, reprit la mer en direction de l'Australie, cette fois de Sydney dont la ville en constante expansion attirait matériaux et objets de luxe pour les habitants toujours plus nombreux qui décidaient de s'y établir. Dès le départ, James Larkin se demanda s'il arriverait un jour à doubler la pointe de Bretagne. Les vents d'octobre soufflaient en rafales et le rejetaient vers les côtes de France, l'obligeant à de constants changements d'amures qui épuisaient l'équipage. Après une descente enfin favorable vers les Açores, puis le Golfe de Guinée, le Golden Star se trouva encalminé dans le Pot au Noir pendant quelques interminables semaines, sous un soleil de plomb. Taylor dut imposer des restrictions d'eau. La tension montait à bord : avec l'inaction, les langues et les esprits s'échauffaient autant que la température. O'Brien devait souvent ramener le calme par la force.

Le mousse ne fut pas oublié. Malgré les avertissements du second et du maître d'équipage, un certain nombre de matelots en avaient fait leur bouc émissaire, s'acharnant sur lui par simple désoeuvrement dans un amusement dont ils mesuraient à peine la cruauté. Tromper la vigilance de leurs chefs et des modérés acquis à sa cause occupait leurs journées. Mis en garde par Taylor et déjà échaudé avec l'affaire de la flûte, l'enfant essayait bien d'éviter les rencontres avec ses persécuteurs, mais pouvait difficilement s'empêcher de satisfaire ses besoins naturels. C'était dans ces occasions que les tourmenteurs se déchaînaient. Il subissait leurs railleries et leurs assauts sans un mot, comme si un autre que lui était atteint. Et quand Taylor le trouvait entre leurs mains, il ne protestait jamais de son innocence. Il se laissait punir passivement, indifférent, muet, ne versant pas une larme. De quoi rendre fou un homme qui avait décidé de briser cette forte tête. Emmanuel n'avait même plus peur du second. Du moins pas plus que de la vie elle-même. Il se murait en lui-même, effectuant son travail de manière mécanique, absente.

Gupta qui, depuis Londres, était soucieux, ne savait plus que faire. Le mousse ne venait plus s'asseoir à ses côtés pour travailler, il lui répondait à peine, il n'avait même pas réagi à la suggestion du coq de faire de la musique. La flûte les aurait rapprochés et il rejetait sans appel toute tentative qui aurait risqué d'induire une certaine intimité. James Larkin, d'après ce qu'il lui avoua un jour, n'était pas mieux loti. Le mousse travaillait encore, mais enfermé dans un mutisme délibéré. Il ne s'intéressait plus comme avant, ne posait plus de questions, ne demandait pas d'exercices supplémentaires. Le capitaine tenta tout : la colère, la douceur, la persuasion, la violence verbale, l'arrêt momentané des leçons, rien n'y fit. Emmanuel se ramassait sur lui-même, son petit visage de pierre et attendait la fin de l'orage. C'était épuisant. James Larkin passa par une phase où il se força à se désintéresser du problème. Cela dura une semaine. Il céda le premier : il ne pouvait rester les bras croisés sans rien faire. Le comportement de l'enfant l'exaspérait parce qu'il le plaçait devant ses limites d'être humain, de capitaine, d'éducateur. Il était démuni. Il y avait quelque chose d'infiniment redoutable dans cette volonté implacable de ne pas parler. Et d'insultant pour ceux qui auraient souhaité lui venir en aide. James Larkin, tout comme Gupta, souffrait de la situation : il prenait conscience que l'orphelin lui était devenu très cher, qu'il ne le considérait pas avec le détachement habituel qu'il avait pour les membres de son équipage. Mais que faire ?

Lorsqu'il apprit, de la bouche de Taylor, l'accident qui avait frappé Gupta en ce jour de Noël, en plein Océan Indien sa première pensée fut pour le mousse et non pour le blessé. Il pressentit, de manière plus inconsciente que raisonnée la tragédie qui risquait d'en découler.

Le malheureux cuisinier qui n'avait jamais eu le pied très marin avait été victime d'une brusque embardée du Golden Star : il avait chuté de l'échelle de dunette et été projeté contre la rambarde avec une telle violence que ses compagnons n'avaient relevé qu'un pantin disloqué dont les heures étaient comptées.

Le mousse avait été le témoin impuissant de la scène. Il avait regardé, l'œil sec, la physionomie dure, les marins transporter dans le poste le corps brisé. Il avait compris ce que cela signifiait. La mort venait de se rappeler à son bon souvenir.

Taylor qui s'apprêtait à le réprimander pour rester immobile à ne rien faire recula lorsque les matelots refluèrent sur le pont. Austin s'en détacha pour venir vers l'enfant.

— Gupta désire te voir, dit le gabier sans pouvoir cacher l'émotion que lui causait cette commission.

Le mousse pénétra seul dans le poste, pour la deuxième fois de sa vie. Ses yeux s'habituèrent lentement à la demi obscurité et il s'avança vers le cadre où gisait l'Indien, éclairé par un fanal. Dès qu'il fut proche, le coq murmura d'une voix à peine audible, altérée par la souffrance :

— Je vais mourir...

— Tu as de la chance, l'interrompit gravement l'enfant.

— Peut-être, reprit Gupta, un instant désarçonné par cette remarque trop sincère, mais il faut attendre... son heure... Je ne regrette pas la vie... Elle n'était pas... si facile... Je regrette... seulement... de te laisser... derrière moi... J'ai si peur... pour toi... Emmanuel... mon petit... Emmanuel... promets-moi... promets-moi... de ne... pas cesser... de... lutter... Jamais... jamais... Même si tu... veux tellement... mourir... Pro... mets... moi...

Le mousse tremblait de tous ses membres en écoutant ce discours haché, haletant, où chaque mot semblait le dernier. Ce n'était pas la mort qui l'effrayait tant —il l'avait déjà vue de près lors du décès de la tante Julia— mais ces grands yeux sombres, déjà voilés par l'agonie et qui, ayant deviné sa détermination s'y opposaient de leurs ultimes forces. Il hésita. Donner son accord, promettre, ce n'était pas une décision facile, ni souhaitée. Cela l'engageait à long terme. Il le savait. Et tout son être se révoltait à cette idée.

L'anxiété intolérable qu'il lut dans les prunelles noires l'obligea enfin à répondre, oppressé :

— Je... te le... promets...

— Re... dis... le... que... je... puisse... mourir... en... paix...

Emmanuel, vaincu par les dernières volontés du mourant, capitula :

— Puisque tu... me le demandes... je te promets de lutter... et... de... ne pas... chercher... à mourir...

Un doux sourire se répandit sur le visage de Gupta. Ses traits retrouvèrent la bienveillance qu'ils avaient naturellement. A cette vue qui lui rendait l'homme qu'il fréquentait chaque jour, la résistance du mousse céda. Il laissa enfin exploser son cœur trop longtemps comprimé :

— Gupta, Gupta ! Ne meurs pas ! Ne me laisse pas seul !

L'Indien essaya de répondre. Il agita les lèvres. Aucun son n'en sortit. Une expression de terrible angoisse affola son regard.

— Gupta ! Je t'aime ! Je t'aime ! s'écria Emmanuel en se jetant sur le corps déjà paralysé et en couvrant de baisers et de larmes le visage du mourant. Je t'aime !

C'était tout ce qu'il pouvait dire dans son intense bouleversement. Les lèvres de Gupta s'écartèrent : son dernier adieu se transforma en un sourire apaisé d'où toute angoisse avait disparu.

Ce fut ainsi que James Larkin et Taylor les trouvèrent, Gupta figé dans la sérénité de l'inconnu, le mousse sanglotant, agrippé à lui comme s'il attendait qu'il l'emmène avec lui vers les rivages de l'Au-delà.

Avec la promptitude propre aux gens de mer, le cadavre était à peine refroidi qu'il était déjà cousu dans une toile, une gueuse de fonte attachée aux pieds, prêt à être livré aux flots. L'équipage, tête nue, attendait que le second lise les formules rituelles avant de précipiter le corps dans les flots. James Larkin, du haut de la dunette, dominait la scène. Un incident perturba quelques instants le déroulement habituel de la cérémonie. Le mousse, étrangement pâle, presque diaphane, minuscule dans cette foule d'hommes, s'approcha soudain de Taylor et lui prit d'autorité le livre de prières des mains. Ce fut fait si fermement, si calmement que l'intéressé, stupéfait de cette audace contraire aux traditions, ne songea même pas à réagir alors qu'en d'autres circonstances, il aurait étendu le gamin raide sur le pont pour cet acte inqualifiable, proche de la rébellion et de l'insolence.

Après un instant de flottement, le second se contenta d'indiquer du doigt à l'enfant ce qu'il devait lire.

La voix frêle du mousse, aux accents chantants, cette voix que certains n'avaient encore jamais entendue, s'éleva alors dans le silence environnant, prononçant les paroles d'espérance et de confiance du rite des chrétiens : un païen rejoignant par des mots inconnus des deux le disciple d'une autre religion.

La prière achevée, Taylor fit un signe. Deux matelots soulevèrent la planche. Le corps glissa dans l'Océan Indien, anonyme parmi les anonymes.

Le lendemain, lorsqu'Emmanuel vint pour sa leçon quotidienne, raidi dans une attitude impassible et détachée qui ne masquait ni son teint grisâtre, ni son regard noyé de détresse, le capitaine l'observa un long moment en silence avant de lui dire :

— Fistounet, j'ai à te parler.

Le mousse avala sa salive avec effort. Il devint livide.

— Je vous écoute, capitaine, murmura-t-il cependant à sa manière polie, presque distinguée, qui détonait avec son apparence.

James Larkin ne se pressa pas pour parler. Même en ces circonstances tragiques, qui venaient de lui ôter un protecteur, un homme pour lequel il avait une profonde affection désormais connue de tous, l'enfant affectait de ne pas se laisser toucher par les événements. Il se contraignait à une indifférence de façade. Il s'interdisait l'expression de tout sentiment, dans l'espoir que cela puisse le faire basculer dans le monde des adultes, comme si son jeune âge lui avait interdit de manifester ce qu'il estimait être la moindre faiblesse.

— Fistounet, dit enfin le capitaine en utilisant comme toujours en petit comité ce terme plein de gentillesse, il y a plusieurs mois de cela, Gupta est venu me trouver pour m'informer que s'il lui arrivait malheur, il te faisait son héritier. Le contenu de ce sac t'appartient donc désormais. Le reste de ses affaires sera tiré au sort parmi les matelots. A sa demande, je conserve l'argent qu'il me confiait depuis huit ans et qui, selon son désir, te sera remis quand tu quitteras le Golden Star et que tu seras assez grand pour en faire bon usage. Je ne te donne pas de leçon aujourd'hui et même, je te donne congé pour le reste de la journée. J'en ai informé Monsieur Taylor et Monsieur O'Brien.

Le mousse n'avait pas bronché. Sa seule ambition avait été, à l'évocation du cuisinier, de ne pas céder à son affreux chagrin et surtout de ne pas le dévoiler en public. Déterminé à y parvenir, il n'avait rien compris de ce que le capitaine lui avait dit. Il dut cependant prendre dans ses bras le sac assez volumineux que lui tendait son supérieur et, comme on lui avait appris à toujours remercier quand on lui donnait quelque chose, il bégaya un vague merci avant de quitter le carré.

Il ne s'autorisa à fondre en larmes que dans le réduit exigu qui lui servait de couchette, serrant contre lui son trésor, ce sac qui représentait désormais la présence de Gupta sur cette terre. Enfin, pour la première fois, il possédait quelque chose ayant appartenu à quelqu'un qu'il aimait. De ses parents, rien, de Douglas, d'Ismaël, de Diana, rien non plus. Pas même son violon adoré. Il pleura longtemps tenant contre sa poitrine oppressée la toile grossière comme s'il s'était agi d'une personne réelle. Ce fut l'inconfort de ce contact qui lui donna l'idée d'ouvrir le sac pour voir ce qui était si dur contre sa joue. Il découvrit d'abord le portrait du dieu Krishna, encore plus beau vu de près, la flûte murali, quelques vêtements chauds, une couverture et enfin une enveloppe à son nom. Après une interminable hésitation, il se décida à décacheter cette dernière. Il y avait une lettre qu'il déplia et se mit à lire.

« Mon Petit,

Tout d'abord, ne me pleure pas. Où que je sois, je suis maintenant plus heureux que je n'étais. La mort n'est rien pour celui qui part car, que peut-il craindre d'elle ?

En partant, la seule angoisse que j'ai est à ton sujet. J'ai peur que tu ne te décourages de vivre parce que tu as déjà rencontré tant de difficultés et sans doute de morts dans ta courte vie, parce que moi aussi, je suis mort puisque tu lis cette lettre.

Emmanuel, la vie est dure, très dure, c'est vrai, mais il faut être plus fort qu'elle. Comme toi, j'ai tout perdu : famille, patrie, amis. Comme toi, je suis arrivé sur le Golden Star seul, sans personne. Pendant huit ans, je suis resté seul. Et puis, tu es arrivé et la vie est devenue plus souriante parce que j'avais un ami.

Maintenant, mon petit, je vais te confier un secret. Tu te souviens de ma terrible colère le jour où tu m'as demandé si l'homme du portrait était le dieu Krishna. Pardonne-moi. Je m'en veux tellement de ma réaction. C'est que je n'étais pas près pour cette question. Tu peux le comprendre, toi qui n'as jamais été capable de parler de ton passé. Aujourd'hui, je peux te dire la vérité. Garde-la précieusement. Je te la confie. Il s'agit du maharajah de Gundahar, un jeune homme hors du commun, un artiste, une âme généreuse et passionnée, un ami merveilleux et fidèle. Il était Indien, comme moi, avec un seul idéal, faire de notre terre un lieu d'égalité, de paix, de fraternité et de liberté. Il rêvait d'abolir les castes, ces groupes qui cloisonnent la société indienne. Naturellement, personne ne voulait le comprendre. Il a dû lutter contre les membres de sa famille, de sa caste, contre certains habitants de son royaume, il s'est fait de terribles ennemis. Il a fini par tout perdre, lui aussi, parce qu'il voulait apporter aux hommes une société idéale pour laquelle ils n'étaient pas prêts. Sa femme, son bébé, ses parents, beaucoup de ses amis ont été massacrés. D'autres, plus chanceux, ont fui, comme moi.

Cet homme, Emmanuel, admire-le, non pas pour son apparence physique, aussi séduisante soit-elle, mais pour son cœur et ses qualités humaines. Qu'il te serve de modèle quand tu crois que ta vie ne vaut plus la peine d'être vécue.

Car le prince Gundahar haïssait tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la lâcheté. Il gardait la tête haute devant la souffrance, même si les larmes coulaient de ses yeux. Je ne l'ai jamais vu capituler. Il n'était pas toujours facile de suivre la voie qu'il montrait, ni pour lui, ni pour ses amis, mais cette voie-là est la seule digne d'un cœur noble. Tu as assez d'intelligence et de courage pour le comprendre.

Rappelle-toi, Emmanuel : la souffrance est amenée par les hommes mais c'est aussi par l'homme que la souffrance peut être vaincue. Le but de ta vie doit être de faire reculer les limites de cette souffrance en la dépassant. Et pour cela, il faut aimer les hommes, les bons et les mauvais. Un jour, tu comprendras que, quand il ne reste rien à tes yeux, il y a encore l'Amour qui se cache et que tu dois donner pour trouver.

Mon petit, sur ce dernier message, je te laisse. N'oublie pas que les morts t'aiment et veillent sur toi pour que tu vives. Ne les déçois pas. Vis, pour respecter le souvenir et l'amour des morts pour toi.

Ton ami pour toujours,

Gupta »

Gupta s'était particulièrement appliqué à tracer ses caractères dans un alphabet qui n'était pas le sien mais qu'il maîtrisait parfaitement. Et pourtant, Emmanuel relut cette lettre plusieurs fois. Sans comprendre. Sans vouloir comprendre. Car il se révoltait contre le message si clairement exprimé : vivre. Alors que tout le poussait à mourir. Seulement, il avait promis sur le lit de mort du cuisinier. Il lui avait promis de ne pas chercher à mourir. Il fallait tenir sa promesse non seulement pour cet ami auquel il avait témoigné trop tard de son affection, mais aussi pour l'homme au portrait, le maharajah de Gundahar. Il devait être digne de l'un comme de l'autre. Digne des morts en vivant. Est-ce ainsi qu'il pourrait témoigner de son amour pour Diana, Ismaël, l'oncle Douglas, les deux Indiens ? Fallait-il vraiment croire ceux qui disparaissaient ainsi de son existence en l'y laissant seul à se débrouiller. C'était injuste. Pourquoi devrait-il vivre quand les autres mouraient ?

Vingt fois au cours des semaines qui suivirent, il fit preuve d'une témérité suicidaire. Une main secourable, un ordre, une gifle, une bourrade venaient dresser une barrière infranchissable entre lui et le Roi des Aulnes. Il n'était pas autorisé à mourir, à trahir la parole donnée. La mort ne voulait pas de lui.

Avec le décès de Gupta, sa vie, déjà peu souriante, devint franchement un enfer. Le cuisinier avait été remplacé par Clarke, une bête brute, fidèle exécuteur des ordres de Holloway lequel détestait le mousse. Il fallait bien quelqu'un pour assurer la préparation des repas. L'homme, paresseux, s'arrangeait pour ce que ce soit son aide qui fasse l'essentiel du travail. Loin de lui en être reconnaissant, il saisissait tous les prétextes pour le brimer, l'insulter, le frapper. Il se réservait les meilleurs morceaux tandis qu'il laissait au mousse les plus mauvais. L'enfant, à l'appétit pourtant insignifiant, crevait de faim. Sa sous-alimentation l'affaiblissait, rendant les erreurs plus fréquentes et plus visibles. Taylor ne le tolérait pas. Il maintenait sa férule sur le mousse et veillait avec un soin jaloux que personne ne se permette le moindre débordement à son encontre. Si par hasard, il prenait un matelot en flagrant délit de méchanceté à l'égard de l'enfant, l'homme était sévèrement puni. Ce mélange de haine, de rigueur, de cruauté était terrible.

James Larkin, déjà soucieux avant la mort de Gupta, avait du mal à penser à autre chose que l'avenir du mousse. Petit à petit, il avait dû se résoudre à interrompre les leçons : Emmanuel ne s'intéressait plus à rien, ne faisait même plus l'effort de remplir les lignes d'un exercice, de répondre à une question facile. Il n'avait plus aucun désir d'apprendre. Rien ne suscitait plus sa curiosité. C'était très mauvais signe. Taylor et O'Brien confirmèrent que son service laissait aussi de plus en plus à désirer.

Que faire ? Assister, impuissant à la rapide dégradation de cet enfant brillant qui s'abandonnait à la mort ? Trouver une solution d'urgence ? Laquelle ? Qu'est-ce qui pouvait empêcher Emmanuel de sombrer, de souhaiter rejoindre ses morts chéris ? Il aurait fallu lui redonner une raison d'espérer, de se raccrocher à la vie. D'aimer. D'accueillir l'amour des autres. Mais quel amour ? Celui d'un vieux capitaine ? Il n'avait que cela à lui offrir et l'enfant lui avait fait comprendre qu'il ne le voulait pas. Il n'avait pas de famille à qui le confier. Un orphelinat était hors de question. Rien, il ne voyait rien. Le moins pire de tout était de garder l'enfant à bord, avec une charge de travail moindre et donc de prendre un autre mousse pour le soulager.

Le capitaine, en arrivant à Sydney en mars 1868, submergé qu'il était par son travail, n'avait plus aucun temps à consacrer à ce sujet. Pris par les activités de déchargement, les querelles avec la douane, les chicaneries de la bureaucratie, les avaries à réparer, la course pour trouver du fret, les difficultés d'approvisionnement, il ne voyait quasiment plus l'enfant qui se gardait bien de se rappeler à son souvenir. De plus, Taylor profitait des occupations harassantes de son chef pour soustraire définitivement le mousse à son influence. Il fallait en finir. Il le surchargea de travail, jusqu'à tard dans la nuit puisqu'il ne descendait pas à terre, lui faisant refaire dix fois, vingt fois les mêmes tâches, l'obligeant à porter des colis qui lui rompaient le dos. L'enfant qui ne tenait debout que par un suprême instinct de volonté subissait sans broncher, sans penser, corps déjà sans âme. Puis un soir, il s'effondra d'épuisement, ses jambes refusant de le soutenir davantage avec sa charge. Taylor joua alors le dernier acte de sa tragédie. Il sortit un coutelas de sa poche et appuya lentement sa lame tranchante sur le cou d'oiseau. Au contact glacial, l'enfant ne put retenir un gémissement d'effroi, première réaction humaine depuis longtemps. C'était une chose de vouloir mourir. C'en était une autre de regarder la mort approcher pas à pas. La terreur lui fit oublier Gupta, le maharajah de Gundahar, Oncle Douglas, Ismaël, tous ces modèles de courage. Au comble de l'épouvante, ses intestins cédant sous la force de l'émotion, il bégaya d'une voix lamentable :

— Non, non, je vous... en supplie !...

avant de se laisser aller aux larmes indignes qui le livraient désormais au mépris du second.

Taylor, son forfait accompli, tourna des talons sans un mot.