Les Préludes — Chapitre 2

Au cours de cette première leçon, ce fut sans doute James Larkin le grand gagnant : pédagogue novice, il découvrit non seulement un élève avide, presque boulimique de savoir et qui, grâce à sa rapidité de compréhension, son intuition, suppléait à ses maladresses, mais aussi un enfant qui possédait déjà un solide bagage de connaissances dans tous les domaines. Sachant bien qu'une question aurait risqué de le replonger dans son mutisme, il ne se permit aucune remarque, se contentant d'admirer la métamorphose de la triste chenille en un éblouissant papillon. Mais il n'en était pas moins perplexe : le mousse sortait de l'ordinaire par la vivacité de son intelligence et par l'étendue de sa culture. Dans ce cas, il n'avait rien à faire sur un bateau... ni dans un orphelinat, d'ailleurs, admit le capitaine pour lui-même. Au moins, à bord, il pourrait bénéficier d'un enseignement adapté dans les disciplines scientifiques. Car, c'était décidé, il était impossible de laisser un tel cerveau en jachère.

Avant de le laisser partir avec quelques devoirs, James Larkin se risqua à dire :

— Le jour de ton arrivée, tu m'as bien dit que tu étais né en 1860...

Emmanuel, encore sous le coup de l'enthousiasme de cette étude qui l'avait comblé, répondit très spontanément :

— Oui, capitaine, le 18 février.

Cette fois-ci, il n'avait manifesté aucun embarras, ni hésitation. Son regard était lumineux et droit. A des lieues de ce qu'il avait été en entrant dans le carré une heure plus tôt. Comme s'il ne s'était pas agi du même enfant.

— C'est bien. Nous allons faire du bon travail ensemble.

— Je vous remercie, capitaine !

Pensif, James Larkin laissa partir le mousse. O'Brien avait peut-être deviné les choses avant lui en parlant d'un adulte dans un corps d'enfant. Mais un enfant si jeune... C'était là que le bât blessait.

Le soir même, le capitaine fouilla dans de vieux effets personnels dont il ressortit plusieurs livres qu'il regarda amoureusement. Sur la première page, ce nom chéri « Emily Larkin », fit naître en lui une longue et pénible rêverie. Il s'en arracha à grand peine pour feuilleter ces ouvrages avec l'œil critique de l'enseignant. Il dut être satisfait par ce qu'il trouva car le lendemain, le petit mousse s'appliquait sur des exercices de calcul pris dans un livre ayant appartenu à la fille du capitaine.

Grâce à l'étude et à la fréquentation quotidienne du maître du Golden Star, Emmanuel aurait peut-être pu surmonter le choc de la tragédie qui lui avait ôté une nouvelle fois ses plus chères affections. Il trouvait dans ces moments d'étude un indicible réconfort qui lui permettait de fuir des sujets de tristesse obsédants. Mais si cette heure arrachée aux durs travaux auxquels il était soumis était un fanal d'espérance dans sa vie, elle ne pesait pas lourd devant la cruelle discipline que lui imposait le second, déterminé à obtenir de lui l'excellence à tous les niveaux. L'homme était implacable, il eut rapidement l'occasion de s'en apercevoir.

A quelques jours de là —il y avait environ trois semaines que le Golden Star avait quitté l'Australie et qu'il cinglait vers l'Amérique—, une bourrasque amena tous les hommes sur le pont pour réduire la voilure. Rien de bien impressionnant pour un équipage rompu aux tempêtes du Horn ou aux cyclones de l'Océan Indien. Les voiles hautes furent ferlées, comme de coutume.

Ce fut alors que Taylor, s'avisant de la présence du mousse dont il pouvait remarquer les grands yeux inquiets suivant le parcours des grosses vagues, lui intima l'ordre d'aller faire un tour dans la hune et de passer quelques heures là-haut pour dompter sa peur. Emmanuel parut frappé de stupeur. Son visage se décomposa de terreur. Jamais encore il n'était monté dans la mâture par gros temps et cet exercice qui le ravissait par mer calme lui apparaissait soudain terriblement redoutable. Pas autant cependant que les quelques coups bien assénés qui se mirent à pleuvoir devant son hésitation et qui le jetèrent dans les enfléchures, petit animal terrorisé, se cramponnant au premier cordage venu avec l'énergie du désespoir et de l'horreur.

— Ne m'oblige pas à te pousser davantage sinon, c'est la nuit que tu vas passer là-haut !

Emmanuel était arrivé à la limite de ses forces. Il voulait obéir coûte que coûte et ses membres lui refusaient tout service. Soudain, il sentit un corps qui se plaquait contre le sien. Il hurla, un hurlement perçant qui fut couvert par le bruit du vent et d'une lame qui déferla sur eux.

O'Brien n'attendit pas un deuxième assaut de la mer. Arrachant le mousse à son étreinte de survie, il sauta sur le pont au moment où une nouvelle vague balayait le pont d'avant en arrière. Ils furent projetés contre le grand mât, mais le bosco parvint à s'agripper à un épar et à ne pas se laisser emporter. Rapidement, profitant d'une accalmie, il rejoignit l'arrière où James Larkin qui n'avait assisté qu'à la dernière partie de la scène, les accueillit par ces mots :

— Non mais ! Ce gosse est idiot ou quoi ? Je m'en vais lui passer l'envie d'obliger un marin à risquer sa vie pour lui...

Et avant qu'O'Brien ait pu réagir, il avait déjà envoyé le mousse au sol avec deux vigoureux pare-à-virer. Il s'apprêtait à frapper de nouveau quand le maître d'équipage arrêta son bras vengeur :

— Capitaine, me permettez-vous une remarque ?

— Je vous écoute, monsieur O'Brien !

— Le mousse n'est pas monté de son plein gré...

James Larkin le toisa avec mépris :

— Vous voulez sans doute insinuer qu'il y a dans mon équipage un imbécile meurtrier ?

— Je n'insinue rien, capitaine. Je constate.

Le scepticisme dédaigneux du capitaine irritait grandement l'impétueux Irlandais qui, serrant les dents, tourna les talons, craignant de se laisser aller à des excès de langage inacceptables.

L'ensemble de l'incident n'avait pas duré plus de trois minutes.

James Larkin resta sur la dunette, d'une humeur massacrante, résolu à s'en prendre au monde entier, au bosco, à l'équipage, au mousse, à tous ceux qui l'humiliaient en lui susurrant qu'il n'était pas irréprochable. Dans son mécontentement se glissait une grande part de culpabilité et de frayeur rétrospective. Car il ne mettait pas en doute la parole d'O'Brien. Ce qui voulait dire que, d'une part, quelqu'un s'était montré délibérément stupide en contraignant le mousse à risquer sa vie et d'autre part que lui, le capitaine, avait frappé un innocent. Deux éléments qui faisaient gronder en lui la colère d'avoir été injuste et celle de ne pas être maître de la situation, puisqu'il ne savait pas qui était coupable. Or, rien ne l'irritait plus que de savoir que quelque chose d'important lui échappait.

Une heure plus tard, Gupta monta apporter du café au capitaine. Normalement, cela aurait dû être le service du mousse, mais en son absence, il avait cru devoir ne pas attendre plus longtemps. Il frémit en voyant avant toute chose le visage cramoisi de son supérieur dont il connaissait bien les violentes et soudaines colères. Son regard tomba alors sur un corps minuscule, recroquevillé sur lui-même, trempé dans ses vêtements déjà trop minces pour ces latitudes. Il fit immédiatement le lien entre la position du mousse et la fureur de son chef. Que s'était-il passé dont il n'avait pas été témoin ? L'enfant avait-il commis une très grosse faute ?

Navré, il trouva dans son affection naissante pour l'enfant le courage de sortir de son habituel mutisme :

— Capitaine, le mousse est-il malade ?

Le capitaine se tourna d'un bloc vers le coq, les yeux injectés de sang :

— Que m'importe ? Qu'il crève !

Et d'un pied rageur, il poussa brutalement le corps inerte. Gupta fut horrifié par cette violence aveugle. Il fit un geste pour venir au secours de l'enfant.

— Mêle-toi de tes affaires, veux-tu ? File !

Malgré le geste de menace non équivoque, l'Indien songea un instant à défier l'autorité pour ne pas être complice de tant de cruauté à l'égard d'un plus faible, d'un enfant qu'il avait appris à apprécier. Une courte réflexion l'incita à ne pas provoquer davantage l'agressivité du maître du lieu. Une intervention courageuse pouvait avoir de dramatiques conséquences et conduire à plus de mal que de bien. Dans l'état actuel des choses, James Larkin était inaccessible à toute persuasion ou tout discours rationnel. Il fallait lui laisser le temps de se calmer, ce qu'il ferait à son rythme. Il fallait seulement espérer qu'il ne s'en prendrait pas encore plus violemment au petit garçon, cause première de son courroux à ce qu'il semblait.

Gupta se retira donc la mort dans l'âme avec le sentiment d'avoir trahi l'enfant. Il était plongé dans de bien tristes réflexions quand soudain, O'Brien passa sa tête hirsute dans l'embrasure de la porte :

— Hep ! t'as vu le mousse ?

Le coq sursauta, manquant de renverser sur lui une casserole d'eau bouillante. Cette intrusion était totalement inusitée.

— Oui, maître...

— Toujours à l'arrière ?

— Oui, maître...

Il n'eut pas le loisir d'en dire plus, encore moins de demander des explications. La porte claqua sur ses interrogations. Le bosco avait disparu.

Taylor était au pied du grand mât quand O'Brien l'interpella durement :

— Monsieur, votre intention est-elle que le mousse meure de froid, de terreur ou de pneumonie ?

Le second échangea avec son maître d'équipage un regard dépourvu de toute aménité.

— Non, répondit-il sous la forme d'un grognement plus que d'une dénégation audible.

— C'est pourtant ce qui risque de se passer puisque vous n'avez pas reconnu votre responsabilité dans ce qui s'est passé.

— En quoi est-ce ma faute si ce bébé a désobéi et vous a obligé à intervenir ? Il n'avait qu'à pas être si inepte !

— C'est vous qui...

O'Brien s'arrêta à temps dans son insulte. Taylor qui l'avait cependant parfaitement comprise le transperça de l'éclat glacial de ses yeux trop clairs avant de capituler sous le feu irlandais. Sans hâte, plein de ressentiment, il partit vers la dunette où il trouva le capitaine qui n'avait pas décoléré et aux pieds duquel ballottait rudement le mousse à chaque coup de roulis.

Après quelques minutes à considérer l'état de la mer et du ciel où s'élargissait une embellie tout en pensant à la manière dont il pouvait intervenir sans s'humilier —ce qui lui apparaissait très difficile— Taylor finit par prendre son courage à deux mains pour dire :

— Capitaine, il serait peut-être bon que le mousse rentre... Il risque...

— Vous aussi, vous vous y mettez ? interrompit James Larkin d'une voix revêche. C'est une conspiration ou quoi ? Ne doit-il pas payer pour ses actes idiots ou ceux de l'individu qui, soi-disant, l'aurait fait monter dans la hune ?

Taylor avala sa salive avant de répondre :

— Justement, capitaine, le responsable, c'est moi !

Il crut un instant que James Larkin allait lui écrabouiller le visage tant son expression devenait mauvaise, mais l'homme savait se maîtriser. Il se contenta de gronder :

— J'attends vos explications !

Les yeux trop pâles de Taylor n'exprimèrent aucune émotion, ni honte, ni contrition, ni embarras.

— Vous m'avez bien dit de faire de ce gosse un marin, n'est-ce pas ?

James Larkin respira profondément. Son teint redevenait lentement proche de la normale.

— Autant qu'il est possible, monsieur Taylor.

— Eh bien, pourquoi ne serait-il pas monté dans la mâture aujourd'hui alors qu'il le fait régulièrement quand personne ne le lui demande ?

James Larkin regarda durement son second en essayant de deviner s'il se moquait vraiment de lui en posant une pareille question. Il ne rencontra qu'une expression d'une neutralité qui confinait à l'indifférence.

— Aujourd'hui, la mer est plus forte que de coutume, monsieur Taylor.

— Oh, capitaine, pas tant que cela !

— Certes, monsieur Taylor. Pour vous, comme pour moi et pour nos hommes. Mais il s'agit ici d'un enfant ! Et de par sa taille, il ne peut voir les mêmes choses que nous. Je sais que je vous ai dit souhaiter en faire un marin et je maintiens cette décision. Par contre, je pensais pouvoir compter sur votre bon sens pour adapter vos exigences aux réalités ! Vous venez de faire preuve d'une conduite criminelle dont je ne vous croyais pas capable. Vous me décevez beaucoup, monsieur Taylor.

Le second blêmit. En quinze ans de carrière auprès de James Larkin, jamais celui-ci ne lui avait manifesté une telle désapprobation. Cette chute dans l'estime d'un homme qu'il admirait, auquel il vouait des sentiments proches de la dévotion fut pour lui le plus cruel des blâmes. Le capitaine lui ayant sèchement signifié de s'éloigner, il se retira sans un mot de regret ou d'excuse, le cœur plein de haine : le mousse paierait cher pour cette humiliation. Désormais, la guerre à mort était ouverte.

Le temps étant redevenu correct, James Larkin quitta la dunette en fin d'après-midi pour se retirer dans sa cabine, laissant derrière lui le mousse, toujours recroquevillé sur le pont, sans chercher à savoir s'il était mort ou vivant. Par ce geste d'abandon, il voulait dégager sa responsabilité et placer les autres, notamment Taylor, en face des leurs. Pourtant, c'était un acte de cruauté délibérée dont il se rendait coupable car personne n'oserait venir en aide au gamin en disgrâce de crainte d'être accusé d'avoir pris ouvertement parti contre son chef. Tant d'acharnement était surprenant chez un homme plutôt connu pour son humanité malgré des principes très stricts en ce qui concernait la discipline à bord. Comment l'expliquer sinon par le fait que James Larkin, comme les autres, possédait sa part d'ombre et d'orgueil ?

Comme tous les matins, ce fut un coup léger à sa porte qui lui donna le signal du lever. Il avait fort mal dormi, peu à l'aise avec sa conscience. Il était même remonté une fois sur le pont, en pleine nuit, sous le prétexte d'une saute de vent qui n'existait que dans son imagination, pour s'assurer que le mousse n'y était plus. Quelqu'un était donc intervenu, bravant sa colère. Cette certitude le soulagea à peine. Dans l'obscurité, il repensait à ce petit être blessé peut-être, certainement frigorifié, qui s'était toujours montré irréprochable dans son service et maintenant dans son étude. Quels effets néfastes une si grande frayeur pouvait-elle avoir sur lui ?

On frappa à nouveau.

— Oui, entrez !

C'était le mousse en personne, lui apportant comme tous les jours son café matinal, un mousse aux vêtements sinon propres, du moins secs et corrects —sans nul doute, Gupta y était-il pour beaucoup— dont seul le regard trahissait les ravages occasionnés par l'expérience de l'après-midi précédente. Qu'avait-il compris de ce qui lui était arrivé ? Il n'avait pas obéi à Taylor, il avait obligé O'Brien à risquer sa vie pour sauver la sienne, il avait donc commis deux énormes fautes. Pour preuve irréfutable de ce crime, il avait été frappé pour la première fois par le capitaine, homme généralement fort bienveillant à son égard, comme il le constatait lorsqu'il travaillait avec lui.

Venir affronter ce matin là le maître du lieu qu'il avait si gravement offensé avait submergé d'une folle terreur son cœur déjà si fragilisé. Il luttait contre elle comme il le pouvait, raidissant ses jambes qui flageolaient sous lui. Mais il ne pouvait dissimuler l'expression d'animal aux abois qui défigurait son petit visage maigrichon. Et pourtant, il n'avait pas reculé quand Gupta lui avait préparé l'habituel plateau : fidèle à sa ligne de conduite et aux principes enseignés par ses morts chéris, il ferait son devoir et ne se soustrairait pas à son châtiment.

James Larkin ne vit qu'un ensemble pitoyable qui n'avait aucun point de commun avec le brillant élève dont les réparties et les raisonnements le laissaient souvent pantois. « Pauvre gosse » songea-t-il, remué jusque dans ses fibres les plus intimes par ce spectacle navrant. Il aurait bien serré contre lui cet être si démuni. Pour cela, il aurait dû abandonner la pudeur instinctive qui paralysait chez lui toute expression d'affectivité. Il ne savait plus être tendre depuis la mort de sa femme et de sa fille. Manifester ses sentiments lui faisait peur. Il redoutait le ridicule. Un capitaine qui voulait être respecté ne pouvait se permettre de verser dans la sensiblerie.

— Merci, se contenta-t-il de dire d'une voix plus rude qu'il ne l'aurait souhaité. Tu viens cet après midi pour ta leçon, n'est-ce pas ?

La physionomie du mousse changea imperceptiblement à cette question. Il attendait des coups, une remontrance, une punition et rien n'était venu que l'assurance d'un retour à la normalité.

— Oui, capitaine.

James Larkin se raccrochait à l'espoir que grâce à l'étude quotidienne, il pourrait établir des relations plus conviviales avec son mousse. Il fut déçu dans ses attentes : Emmanuel, tout jeune qu'il était, savait ne pas mélanger les choses. D'un côté, il y avait le domaine intellectuel dans lequel brillaient ses capacités supérieures. Plongé dans un problème de mathématique, il se révélait vif, spontané, n'hésitant pas à poser des questions, à contredire, à pousser son professeur dans ses retranchements. D'un autre, il y avait sa vie privée, lourde de souffrances qu'il ne consentait pas à évoquer et sous le joug desquelles il ployait dès qu'il n'était pas sollicité dans son désir d'apprendre. Il n'en fallait pas davantage pour que l'intérêt au départ superficiel du capitaine devienne un attachement profond à l'égard de ce petit être hors du commun qui représentait un défi par sa personnalité si contrastée. Les leçons se prolongèrent au détriment des tâches harassantes dont le second le submergeait en plus de son travail auprès de Gupta. James Larkin aimait ces moments, où petit à petit, il oubliait sa fonction. Il s'autorisait à abandonner son masque de chef pour adopter celui de conseiller, de guide, presque d'ami. Hélas, Emmanuel, lui, ne baissait pas sa garde. Malgré la satisfaction évidente qu'il retirait de ces moments privilégiés, il maintenait toujours la censure qu'il exerçait sur son cœur. Car à ses yeux, personne ne pouvait rivaliser avec les morts. Il leur vouait une fidélité à toute épreuve. Il ne laisserait personne les détrôner. Qui aurait pu prétendre à de l'affection de sa part quand Ismaël, Douglas et Diana recueillaient tous ses trésors d'amour ? James Larkin, aussi gentil fût-il, n'était que son capitaine, l'homme qui le tolérait malgré son jeune âge, l'homme qui consentait à l'instruire, l'homme qui lui permettait de ne pas mourir de faim.

Un autre homme suivait avec intérêt l'adaptation du mousse à bord. Gupta, lui, s'il savait que le capitaine s'était institué son professeur, ignorait tout du papillon. Il n'avait droit qu'à la chenille, sombre, laborieuse, distante et toujours pleine de bonne volonté. Mais il s'inquiétait de cette tristesse persistante, de ce mutisme, d'une nervosité accrue, d'une perte d'appétit qui le rendait parfois incapable d'avaler. Cette détérioration remontait à l'incident de la bourrasque. Si l'humidité, le froid n'avaient eu aucune conséquence sur son état physique, le choc moral avait dû être extrême. Comme il partageait le petit rouf avec lui, le charpentier et le bosco, il constata combien son sommeil était morcelé et perturbé par des cauchemars récurrents.

Aussi Gupta se résolut-il à une démarche audacieuse pour lui qui était toujours tellement en retrait de tout : il alla trouver le capitaine pour lui exposer la situation et ses craintes. C'était de sa part faire violence à son tempérament discret et réservé. Mais il s'était fixé pour mission de faire ce qui était en son pouvoir pour aider l'orphelin dans une vie si dure. Il n'y faillirait pas.

James Larkin écouta avec attention les propos concis du coq qui décrivit le problème sans fioritures et le remercia vivement d'être venu le trouver pour lui parler. Il l'engagea à poursuivre dans cette voie et à l'informer de tout ce qu'il estimerait utile concernant le mousse. Gupta promit, s'inclina et, son devoir accompli, se retira derrière ses fourneaux.

O'Brien fut appelé.

— Le mousse est-il remonté dans la mâture depuis... depuis l'autre jour ?

L'Irlandais planta son regard clair dans celui de son chef.

— Non, capitaine. D'ailleurs, on le voit à peine sur le pont.

— Assurez-vous que ce n'est pas la peur qui l'empêche de monter.

— Oui, capitaine.

— Si c'est la peur, aidez-le à la dominer. Je veux qu'il remonte là-haut pour son plaisir comme il le faisait avant. Quand il fait beau, naturellement.

— A vos ordres, capitaine !

Plus emporté que Taylor, plus irascible, plus démonstratif, O'Brien était aussi beaucoup plus humain. Il aimait sincèrement le petit mousse qui avait le don de l'attendrir, lui, le farouche bosco qui menait son équipage d'une main de fer. L'obstination de l'enfant à réussir tout ce qu'il faisait, sa bonne volonté, décelable dans tous ses gestes, sa politesse qui n'avait rien de servile avaient suscité sa sympathie puis une franche admiration. Après les remarques du capitaine, il s'aperçut vite qu'en effet le petit garçon était terrorisé à l'idée de poser ne fût-ce qu'un pied sur le pont, à plus forte raison sur les enfléchures. Il n'en fut pas surpris : le mousse avait reçu un rude choc quelques jours plus tôt. Il avait vu la mort en face, ce qui n'est jamais particulièrement réconfortant.

Le bosco ne s'embarrassa pas de circonlocutions pour exécuter les ordres de son capitaine. Il alla droit au but, comme il l'aurait fait avec n'importe lequel de ses hommes. Le gosse avait eu une peur légitime. Il s'agissait de la vaincre immédiatement. Il faisait assez beau. Austin, dont la force tranquille inspirait un indéniable sentiment de sécurité, était chargé de lui réapprendre à monter.

L'enfant, même s'il pouvait entendre et comprendre le langage de la raison, se figea aussitôt d'horreur, l'estomac contracté, les muscles raidis, les yeux exorbités. O'Brien ne resta pas à le considérer, craignant de se montrer faible. Il eût fallu un cœur d'airain pour rester insensible à cette expression de terreur chez un être qui d'ordinaire maîtrisait si bien ses émotions. Mais céder n'aurait fait que reculer le problème. Heureusement, le mousse lui-même en était conscient : il n'avait pas été éduqué à reculer devant la difficulté. D'ordinaire, il devait faire face seul et là, il avait la chance d'avoir le brave Austin pour l'aider. Aussi, quelques minutes plus tard, après une montée fort laborieuse, parvint-il aux barres de perroquet, solidement soutenu par le corps massif du gabier. La brise fouettait son visage convulsé par la peur et l'effort qu'il venait de fournir ; le soleil réchauffait ses membres glacés ; le Golden Star traçait un sillage écumeux dans une mer d'un bleu-roi ; Austin le regardait avec beaucoup de gentillesse. Petit à petit, sa respiration se régularisa. Il se détendit, retrouvant dans ces hauteurs solitaires le sentiment de plénitude qui était le sien sur le Conqueror, seul ou en compagnie de son cher Oncle Douglas. Cette vague venue du passé le fit basculer dans le chagrin intense que la peur lui avait fait oublier pour un moment. Pourtant, cet écorché vif trouva dans sa douleur même l'aiguillon nécessaire pour alimenter sa volonté à la dominer. Il se battrait, autant contre sa faiblesse que contre les éléments extérieurs. Aussi, quand Austin parla de redescendre, fit-il un signe affirmatif puis ajouta :

— Il faut recommencer. Pour que j'y arrive seul.

Le gabier ne fit aucune objection. Cette tâche n'était pas la plus désagréable qu'il eût rencontrée à ce jour, loin de là.

Lorsque la journée s'acheva, Emmanuel, endolori par dix ascensions dans la mâture, assista au coucher de soleil perché seul sur la vergue de la grand hune de misaine.

O'Brien, après avoir entendu le rapport encourageant d'Austin et constaté de ses propres yeux qu'il était réel, put rapporter au capitaine le succès de sa mission.

— Merci, Monsieur O'Brien. J'avoue que je suis surpris d'une réussite aussi rapide.

— Moi aussi, capitaine. Ce gamin est pétri d'une pâte peu commune. Beaucoup le traitent de bébé et c'est un tort. C'est tout sauf un bébé. S'il a peur, ce sont plus des ordres des hommes que des fureurs de l'océan... Et on peut le comprendre !

Ayant clairement exprimé son blâme à l'égard du second, il n'en dit pas plus, laissant le capitaine très satisfait du comportement de son mousse.

Il restait à James Larkin de savoir si cette victoire allait apaiser les inquiétudes du coq. Cette fois, ce fut lui qui fit la démarche vers lui. Gupta, toujours très digne, très correct, lui donna les renseignements demandés avec une promptitude et une précision qui témoignaient de son sincère intérêt pour l'enfant : Emmanuel paraissait plus calme, moins apeuré, mangeait davantage et plus régulièrement.

De fait, un autre élément était venu contribuer à assurer au mousse un semblant d'équilibre nerveux. A vivre une grande partie du temps avec Gupta, il n'avait pas été sans remarquer combien il différait du reste de l'équipage et par contre, ressemblait à certains matelots du Conqueror. Il n'ordonnait jamais : il sollicitait. Il faisait toujours en sorte que le travail soit adapté aux forces, à l'âge et aux capacités de son petit aide. Son silence habituel, ses manières courtoises, son sourire affectueux qui ne demandait rien en échange étaient sécurisants. Lentement, il se créa entre ces deux êtres si taciturnes une certaine intimité au point que l'enfant avait fini par faire ses exercices et ses lectures auprès du cuisinier alors qu'il aurait facilement pu chercher à s'isoler. Gupta en était heureux, même s'il ne s'autorisait pas à le manifester. Il se contentait d'un regard bienveillant et encourageant, ne voulant pas effaroucher son compagnon par des paroles. Il attendait patiemment son heure.

Elle vint alors qu'il n'y était pas préparé. Un matin, tandis qu'il épluchait des pommes de terre, le petit mousse osa élever la voix pour demander ce qu'était cet instrument qui décorait la cuisine, incongru au milieu des casseroles et des marmites. Il y avait aussi, au-dessus de la porte, le portait d'un homme jeune, au visage rayonnant d'intelligence, d'une beauté singulière, vêtu avec opulence. Emmanuel le contemplait avec admiration, se demandant si c'était le dieu que priaient les marins en difficulté. Le feu des yeux noirs, le demi-sourire des lèvres, la grâce et la noblesse des traits, la richesse des vêtements, créaient sur la personnalité si sensible de l'artiste une impression profonde. Mais parce qu'une idée du sacré s'alliait à ce portrait, il garda pour lui sa curiosité, craignant de faire se briser le rêve en le mettant en mots. Il se contentait de l'adorer à tout instant, en silence, comme une divinité qui pouvait lui venir en aide et ramener à la vie ses morts chéris. Par contre, la présence d'une flûte ne pouvait qu'alimenter les braises musicales qui couvaient dans son cœur et que les circonstances n'avaient jusqu'alors pas ranimées. Car il y avait maintenant trois mois qu'il n'avait pas fait de musique. Le Golden Star n'avait aucun musicien, juste quelques mauvais chanteurs, menés par O'Brien. Or le musicien avait besoin de son oxygène, même raréfié. C'était ce qui l'avait poussé à parler ce jour là, contre toute attente, après plusieurs semaines d'observation silencieuse. Il ne pouvait plus y tenir.

— C'est une flûte de mon pays, expliqua Gupta, ravi de cette ouverture qui n'était pas celle qu'il avait imaginée mais qu'il ne referma pas. On l'appelle murali. Celle-ci est en argent. C'est l'instrument du Dieu Krishna qui est un des dieux hindous de ma religion.

Les yeux du petit mousse brillèrent comme jamais. La musique. Un dieu. Il ne s'était donc pas trompé : le portrait représentait Krishna. Le beau jeune homme ne pouvait qu'être un dieu. Et de plus, c'était un dieu musicien !

— Oh, monsieur Gupta, murmura-t-il, tout ému par son audace, vous pourriez en jouer ?

L'Indien le sentait vibrer sans pouvoir deviner que c'était de joyeuse anticipation. Il s'imaginait que c'était de peur de se faire rabrouer. Son premier mouvement fut donc de le rassurer.

— Cela te ferait plaisir ?

— Oui, c'est triste un instrument dont on ne joue pas !

Le cuisinier détacha donc la flûte de son support après s'être essuyé les mains. C'était la première fois qu'il se risquait à le faire depuis son arrivée. Il n'avait jamais voulu provoquer l'équipage en lui imposant des sonorités inhabituelles qui auraient élargi encore davantage le fossé qui les séparait. Ce jour là, il n'y pensa pas. Seules comptaient pour lui les prunelles étincelantes posées sur lui. Ce n'était pas encore un sourire, mais enfin, l'expression lugubre s'estompait.

Lorsqu'il porta la flûte à ses lèvres et en sortit les premiers sons, Emmanuel ferma les yeux, s'enfonçant dans une extase radieuse. Bouleversé par l'expression d'un si pur bonheur, l'Indien se laissa aller à une improvisation foisonnante de thèmes propres à son pays, lui-même emporté par le tourbillon de son passé soudain ressuscité.

— C'est pas bientôt fini, non ? hurla soudain la voix furieuse de Jackson, suivi de près par son irruption dans la cuisine. C'est quoi, ce cirque ? Donne-moi cela !

Et, profitant de l'effet de surprise, il arracha la flûte des mains de Gupta.

— Attrapez, vous autres !

L'affaire aurait pu se terminer ainsi, la victime n'étant pas de nature à se révolter, ni à se plaindre. C'était compter sans l'unique auditeur du récital que l'interruption violente avait plongé dans un état de rage presque suicidaire. Il bondit de son coin comme un ressort pour saisir l'instrument au vol. Malgré le croc en jambe que lui fit Jackson, il se releva aussitôt et s'agrippa à l'aveuglette au premier marin venu.

— Rendez-lui sa flûte ! Vous n'avez pas le droit !

Un éclat de rire insultant ponctua cette affirmation.

— Pas le droit ? Pas le droit ? Tu crois que tu vas nous en empêcher, bébé ?

Ils étaient une demi douzaine à se moquer de lui et à le narguer, puis à le frapper, de plus en plus durement. Gupta se lança dans la bagarre, non pas pour récupérer sa flûte, mais pour défendre l'enfant. Un méchant choc à la tête le renversa sur le sol de sa cuisine tandis que le mousse, pressé de toutes parts par des hommes qui s'excitaient de ce combat si inégal, s'effondrait sous le nombre et la violence des coups.

— Qu'est-ce que cela signifie ? beugla O'Brien en envoyant Holloway rebondir contre le bastingage, le nez en sang. C'est un assassinat ou quoi ? Six contre une mauviette pareille, çà vous déshonore !

Avec un ensemble parfait, les matelots reculèrent, hostiles, mais contraints d'affronter leurs chefs. Taylor, voyant du grabuge, s'était à son tour approché, silencieux.

— Et toi, qu'as-tu à dire ? reprit le bosco en s'adressant au mousse qui, dégrisé par l'avalanche de coups reçus, les vêtements déchirés, le corps contusionné, la lèvre fendue, se remettait lentement debout.

— Monsieur O'Brien, vous rechercherez activement les responsables d'un désordre que nous ne saurions tolérer. Pour l'instant, à l'ouvrage !

L'intervention du second soulagea momentanément les coupables qui ne rechignèrent pas à reprendre leur travail interrompu. Le mousse aurait bien fait de même mais les adultes n'en avaient pas fini avec lui.

— Tu n'as rien à dire, toi ?

Le mousse resta silencieux, tête baissée, attendant une autre question à laquelle, il le savait, il ne répondrait pas non plus.

— Laissez, monsieur O'Brien, je m'en occupe. Ce gosse m'a gravement désobéi. Je lui avais ordonné de ne pas se mêler aux hommes, quoi qu'il arrivât. Vous voyez le résultat !

Le maître d'équipage serra les dents. Depuis l'incident de la bourrasque, il se méfiait du second : il craignait que sous le couvert de l'éducation qu'il voulait donner au mousse il ne se montrât inutilement injuste et cruel. Il n'avait pas vraiment de preuves. Juste des suspicions. Il se promit de garder les yeux ouverts, même si privilégier le malheureux gamin n'aurait servi à rien.

— S'il vous plait, maître, où se trouve Emmanuel ?

C'était Gupta qui venait lui poser cette question, le seul à bord qui, avec le capitaine, redonnait une identité au mousse en le nommant par son nom. Mais un Gupta méconnaissable dont la tête était surmontée d'un large turban. O'Brien, une fraction de seconde, se demanda pourquoi l'Indien s'habillait soudain comme les hommes de son pays. Il ne resta pas longtemps dans l'erreur. Le linge était maculé de sang.

— Que t'est-t-il arrivé ? s'écria le bosco, sidéré de constater que l'affaire ne s'arrêtait pas là puisque le tranquille cuisinier y avait été mêlé d'une manière ou d'une autre.

Gupta hésita avant de murmurer :

— Rien, rien. Dites moi seulement où est Emmanuel...

L'expression d'inquiétude peinte sur le visage basané de l'Indien était trop intense pour qu'O'Brien hésitât à lui répondre, avant d'avoir lui-même des renseignements.

— A l'arrière, avec monsieur Taylor.

— Blessé ?

— Non. Enfin, un peu malmené par les hommes. A toi de me dire pourquoi. J'imagine que tu le sais.

Gupta regarda un moment l'honnête physionomie de l'Irlandais, ses yeux clairs, si différents de ceux du second, puis jugeant qu'il pouvait lui faire confiance, lui expliqua comment le mousse s'était trouvé un des acteurs principaux du litige. Le bosco écouta avec attention, la mâchoire crispée de colère. Mais il n'extériorisa pas davantage son indignation.

— Autrement dit, il y a eu vol, accompagné de coups et de blessures. Je m'en occupe ! Auparavant, viens que je te refasse un pansement propre.

O'Brien mena son affaire rondement. D'ailleurs, ce ne fut pas pour lui une tâche très difficile, le récit de l'événement ayant fait rapidement le tour de l'équipage. Les coupables ne furent pas soutenus par leurs compagnons qui estimaient leur conduite déloyale à l'égard du cuisinier. L'intervention du mousse fut diversement appréciée selon les hommes et les sentiments de mépris, de haine, d'indifférence ou d'amitié qu'ils avaient pour lui.

Au coucher du soleil, Austin, toujours lui, se présenta devant le bosco, tenant entre ses énormes mains la flûte du cuisinier.

— De la part des camarades, maître.

O'Brien ne lui posa aucune question. Il lui suffisait d'avoir récupéré la flûte sans même avoir à se mêler de l'affaire. Il devinait que l'intervention de l'herculéen gabier avait dû refroidir certains esprits échauffés. Austin était un élément très modérateur dans l'équipage. Il avait aussi des arguments extrêmement efficaces.

Taylor, impassible, écouta le récit rapide que lui fit son maître d'équipage.

— Le quart des six coupables sera retranché pendant huit jours. Je ne veux plus d'incidents inadmissibles de ce genre. Comment va le cuisinier ?

— Une grosse plaie au cuir chevelu. Plus spectaculaire que sérieux, heureusement. Où est le mousse ? J'ai besoin de lui !

— Vous vous en passerez pour ce soir, monsieur O'Brien. Il est juste qu'il soit puni pour sa désobéissance !

— Désobéissance, certes, monsieur, mais pour s'opposer à un vol, lui, un enfant contre six hommes !

— Très juste. C'est la preuve d'un caractère droit et énergique. Il n'hésite pas à se mettre du côté de la justice, même quand cela peut lui nuire. Cela m'ôte-t-il la nécessité de le punir pour avoir ignoré mes ordres ?

O'Brien sentait confusément que la logique du second était tordue.

— Vous voulez dire qu'il aurait encouru votre mépris s'il vous avait obéi parce qu'il se serait alors conduit comme un lâche et qu'en agissant comme il l'a fait, il mérite votre blâme ? Dans les deux cas, il était perdant ! Quelle horrible situation !

— Il en est digne ! trancha le second.

Le bosco prit peur. Cette réplique lui semblait signer l'arrêt de mort du mousse. Le jeu de Taylor était clair, désormais : il détestait le gamin et le placerait toujours dans une situation impossible de manière à l'accabler. Même parfait, ce qu'il ne pouvait pas être, Emmanuel n'avait aucune chance de satisfaire son terrible maître. Et pourquoi ? Parce que justement Taylor connaissait la valeur de son adversaire. Le bébé ne se laissait pas faire. Il résistait en donnant le meilleur de lui-même. Et Taylor ne supportait pas qu'on lui résiste. Surtout pas quand il s'agissait d'un enfant.

O'Brien n'insista pas. Il ne fallait surtout pas prendre le second de front. Il se promit, une nouvelle fois, de veiller sur le plus faible des membres de son équipage. C'était son devoir : il n'acceptait pas l'injustice.