Les Préludes — Chapitre 15

Le Golden Star n'arrivait pas. L'inquiétude grandissait à Ti-Ar-Mor. Les trois garçons, pourtant peu enclins à aller en ville, descendaient tous les jours au port, abandonnant leurs jeux habituels devenus soudain insipides, dans l'espoir d'apprendre quelque chose. S'ils ne traînaient pas sur les quais, ils allaient s'installer sur Shark Point de manière à pouvoir identifier tous les bateaux qui passaient.

Ce fut ainsi que le 24 janvier 1872, le Lightning répandit la nouvelle du naufrage du vieux bâtiment dont il avait sauvé tout l'équipage qui dérivait depuis six jours déjà sur deux chaloupes.

Un attroupement s'était fait autour du voilier. Les trois frères se mêlèrent à la foule excitée et hurlante qui les empêchait d'avancer puis les repoussa pour laisser passer une civière que l'on hissa dans une voiture.

— C'est le capitaine, s'écria Gwénaël qui, plus petit, s'était glissé dans les conversations des adultes. On le transporte à l'hôpital ! Venez ! On y va !

Se tenant par la main pour ne pas se perdre, les trois garçons s'élancèrent dans la direction de la voiture, peu soucieux de bousculer ou d'être bousculés. Ils se firent insulter et traiter de voyous et d'autres termes fort peu flatteurs mais n'en continuèrent pas moins leur course aveugle, indifférents aux obstacles. Il s'en présenta un pourtant qu'ils n'avaient absolument pas prévu : on leur interdit l'entrée de l'hôpital.

Emmanuel, que le choc de savoir son Golden Star au fond de l'océan et son capitaine sans doute gravement blessé avait jusque là laissé en pleine possession de ses moyens, céda à cette contrariété imprévue et sans appel. Il éclata en violents sanglots que ni Yannick, ni Gwénaël ne parvinrent à apaiser.

— Rentrons à la maison ! suggéra l'aîné avec bon sens. Papa et maman sauront que faire.

En voyant la mine funeste de ses joyeux drilles, Marie Le Quellec comprit que le malheur tant redouté depuis trois semaines s'était abattu sur eux. Elle écouta le récit de Gwénaël avec attention.

— Rien ne dit que le capitaine est gravement blessé, dit-elle d'un ton calme et rassurant. Il est peut-être seulement très fatigué et on a cru plus prudent de l'emmener voir un médecin. Il va sans doute ressortir très vite !...

Emmanuel, prostré sur un tabouret, secoua la tête d'un air lugubre. Non. Même blessé, même fatigué, le capitaine était homme à rester sur ses deux pieds pour affronter le monde. S'il était à l'hôpital, c'était que c'était grave.

A cet instant, on frappa à la porte. Peter Taylor, pâle et défait, fut introduit dans la cuisine par Joséphine. A l'expression de ses hôtes, il comprit aussitôt qu'ils savaient.

— Il faut que vous veniez voir James !... dit-il seulement, sans songer à saluer.

— Asseyez-vous !

Marie Le Quellec installa de force le marin devant une tasse de café, le sentant à bout de forces et de nerfs. Joséphine ajouta sur la table des gâteaux, estimant qu'une saine alimentation était indispensable pour bien réagir aux événements.

— Il faut voir James ! répéta-t-il d'une voix qui n'était pas la sienne. Ses paupières étaient rougies par des nuits de veille et de fatigue, ses traits creusés, ses épaules voûtées.

— Est-il gravement blessé ? demanda Marie qui estimait que tout valait mieux que l'incertitude.

Taylor considéra les cinq visages autour de lui, ceux des deux femmes, pleins de sollicitude, ceux des trois garçons dont l'expression allait de l'inquiétude à l'appréhension la plus extrême. Celui d'Emmanuel était gris.

— Son cœur est brisé, murmura-t-il d'une voix éteinte, après avoir tenté de porter sa tasse à sa bouche et l'avoir reposée, comme s'il n'avait même plus la force d'un geste aussi simple. Il veut mourir. Il a cherché à se suicider quand il a compris que le Golden Star était perdu à jamais. Je ne peux pas le laisser seul une minute. Il en profite pour attenter à ses jours...

— Il ne nous aime donc plus ? demanda Gwénaël avec une douleur si naïve et si sincère que le marin en fut bouleversé.

— Je ne sais pas, petit, soupira-t-il. Je ne sais plus. Il me semble qu'il ne vit plus dans le même monde que nous, que je ne peux plus communiquer avec lui.

— Ce n'est pas possible ! intervint à son tour Yannick qui avait besoin de se raccrocher à des solutions bien terre à terre. Nous irons le distraire. Emmanuel lui fera la musique qu'il aime. Joséphine lui fera des petits plats, n'est-ce pas, Joséphine, que tu feras cela pour le cher capitaine ?

La brave bretonne opina vigoureusement.

— Nous lui dirons que nous l'aimons beaucoup ! renchérit Gwénaël, que le côté affectif préoccupait beaucoup plus que son frère.

— Alors, allons-y maintenant ! décida Marie d'un ton résolu.

Dans la voiture qui les emmena tous à l'hôpital, Taylor raconta ce qui s'était passé : le vieux voilier, malgré le sursis donné par les travaux effectués trois ans plus tôt, était arrivé au terme de son existence. Le bordé s'était disjoint. La laine entassée dans la cale avait formé éponge et le bâtiment, alourdi, avait inexorablement sombré. L'évacuation, par une mer calme, avait ressemblé à un exercice. Mais O'Brien et Taylor avaient dû faire violence au capitaine qui voulait mourir avec son bateau et s'agrippait désespérément à la moindre aspérité pour éviter d'être traîné de force dans la chaloupe et sauvé contre sa volonté. La nuit suivante, il avait tenté de s'ouvrir les veines. Depuis, O'Brien et Taylor l'avaient constamment surveillé pour qu'il ne renouvelle pas son geste. Alors, il se laissait mourir de faim.

James Larkin, muré dans ce qu'il estimait être son déshonneur, ne manifesta rien lors de la visite de son fidèle ami et des quatre Le Quellec. Les yeux clos, la barbe en broussaille, on eût dit un corps sans âme. Aucune parole, aucun geste en réponse aux gentillesses dont il était l'objet. Gwénaël ne pouvait retenir ses larmes. Yannick essayait de faire bonne figure, mais était troublé. Marie considérait Emmanuel avec angoisse : son silence était un aveu du drame qui le secouait. Il n'avait rien dit, rien fait, rien exprimé. Une phrase prononcée quelques semaines plus tôt revint à l'esprit de la jeune femme : « tout s'écroulera ». Cela avait-il été un cri prémonitoire ? Avait-il raison ? Car la perte du Golden Star entraînait aussi la prolongation d'Ismaël sur son île.

— Maman, on ne peut pas laisser le capitaine ici !

C'était Yannick qui parlait à la sortie de la salle dans laquelle se côtoyaient les pires misères.

— Oui, poursuivit-il avec énergie, il faut le ramener à la maison. Il a besoin de nous.

— De notre tendresse ! ajouta Gwénaël.

Marie Le Quellec, malgré la gravité du moment, songea qu'Yves et elle n'avaient pas trop mal réussi l'éducation de leurs garçons. Ni Yannick, ni Gwénaël n'étaient d'excellents élèves, n'étaient très sociables envers leurs camarades de la pension. Néanmoins, ils avaient un cœur largement ouvert sur le monde extérieur. N'était-ce pas la plus belle récompense que d'assister à l'éclosion de facultés de charité et de partage ?

Elle consulta Emmanuel du regard. L'enfant, livide, acquiesça d'un battement de paupières. Le choc avait été terrible pour lui de voir cet homme qu'il estimait, qu'il admirait, rendu à l'état de loque en un lieu qui exhalait une odeur à soulever le cœur. La réalité de la mort remontait à la surface avec ces miasmes et ces corps souffrants.

Et pourtant, ce fut vers lui, en cet instant si fragile, si intimement secoué, que Taylor se dirigea pour lui murmurer à l'oreille :

— Sauve-le ! Toi seul en as encore le pouvoir !

Emmanuel leva les yeux vers cet homme qui avait été un second redouté et inflexible et qui là, n'était plus qu'un être désemparé, se raccrochant à la moindre bouée. Son regard blessé de mille souvenirs, de tant de morts et de souffrance perdit peu à peu sa dureté égoïste. Il se chargea d'une profonde compassion et d'une farouche détermination.

— Je m'y emploierai ou je périrai !

Taylor serra dans ses bras l'enfant qui venait de lui répondre avec une fermeté dont il ne se sentait plus capable.

Pendant les jours suivants, la vie fut extrêmement difficile à Ti-Ar-Mor. Le capitaine demeurait apathique, sourd et aveugle à ce qu'on disait ou faisait autour de lui. Aucune violence. Aucune tentative de se supprimer. Il n'en avait même plus le désir, la force, la pensée.

Yves et Marie serraient les dents de contrariété. Autant ils avaient eu une infinie patience lorsqu'ils avaient accueilli Emmanuel dans son dénuement affectif, autant ils s'énervaient de voir un homme mûr se laisser aussi complètement aller. Les enfants se lassèrent de chercher à distraire ce demi cadavre. Yannick abandonna le premier. Gwénaël s'obstina un moment à lui apporter les desserts préparés par Joséphine. Il n'était pas totalement perdant car les sucreries boudées par le malade lui revenaient de droit. Mais il ne tarda pas à préférer les gambades et les activités estivales au rôle d'infirmier. Ce fut alors qu'Emmanuel furieux d'être ce qu'il considérait comme le dindon de la farce, d'être l'idiot qui continuait de faire quelque chose quand les autres, avec bon sens, occupaient leur temps de manière plus souriante, Emmanuel donc, se transforma en un cyclone verbal d'une rare violence. Il accabla l'infortuné d'une bordée de reproches virulents, d'insultes, de grossièretés, bref, il apporta la preuve que les soupçons de Louis de Hautefort quant à son vocabulaire n'étaient pas sans fondement —le père Forristal aurait pu l'en informer bien avant—. Mais ce jour-là, pour l'entendre, il n'y avait qu'un malheureux déprimé dont les facultés paraissaient suspendues. En apparence seulement. Les injures infâmantes et vulgaires, inconvenantes dans la bouche d'un mousse s'adressant à son supérieur eurent un effet radical. D'une main prodigieusement leste pour quelqu'un qui refusait de s'alimenter depuis une bonne semaine, James Larkin envoya à l'impertinent un magistral pare-à-virer qui l'expédia par terre non sans qu'il se cogne brutalement sur le coin d'une table.

Aussitôt relevé malgré le sentiment que sa tête éclatait et le fait que du sang commençait à couler en abondance sur son visage, Emmanuel hurla en braillant :

— Papa ! Maman ! Vite ! Venez voir ! Il est sauvé ! Il est sauvé !

En l'absence d'Yves, au travail, ce furent Marie et Joséphine qui firent irruption dans la pièce, terrorisées par ces hurlements. Elles le furent encore plus en voyant l'enfant couvert de sang. Elles se précipitèrent sur lui, appliquant un mouchoir sur la plaie. Joséphine, outrée, n'hésita pas à prendre le relais du garçon pour vomir ses accusations à l'encontre du coupable. Et quand elle s'y mettait, elle n'avait pas sa langue dans sa poche !

— Non, Joséphine ! Non ! s'écria Emmanuel en l'entendant. Regarde ! Il est guéri ! Il a réagi comme un capitaine ! Je t'assure, il est guéri !

Marie ne voulut rien entendre avant d'avoir lavé la plaie et lui avoir appliqué une compresse pour arrêter l'hémorragie. Ses explications lui semblaient pour le moins confuses. Joséphine, quant à elle, ne décolérait pas. Pas moyen de la faire taire.

— Guéri ? Un beau capitaine, tiens ! Ah, si j'étais la maîtresse ici, il y a longtemps que je l'aurais expédié dehors avec un bon coup de pied quelque part ! Il aurait ainsi pu méditer sur son égoïsme ! Ah, les hommes ! De vraies mauviettes dans les cas graves !

De fait, James Larkin n'en menait pas large. Honteux comme un ivrogne dégrisé, il n'osait lever les yeux pour constater les dégâts causés par son intempérance.

Il fallut attendre encore quelques jours pour que tout rentre dans l'ordre. A l'humiliation d'avoir perdu son bâtiment —celui de la famille Le Quellec qui en était l'armateur—, s'ajoutait celle d'avoir frappé celui qui était sa principale raison de vivre. C'était un fardeau bien lourd pour ses épaules affaiblies. Mais il n'était pas le seul à le porter. Les efforts qu'il faisait étaient relayés par Emmanuel et ses parents. Joséphine, rancunière quand elle estimait que ses proches avaient subi un préjudice, de quelque nature que ce soit, ne daigna lui accorder son pardon qu'après avoir jugé sur pièce l'évolution favorable de la situation. Pour bien montrer son mécontentement à l'égard d'un homme qui avait osé frapper un de ses petits, elle se refusa à lui faire des petits plats spéciaux.

— Mais, protesta Yannick, tu en faisais bien pour Emmanuel !

— C'était pas pareil ! rétorqua la Bretonne d'un ton péremptoire. C'était mon Emmanuel !

Yves et Marie, présents à la discussion, échangèrent un sourire de connivence : ce n'était un secret pour personne que Joséphine avait toujours eu un faible pour le petit orphelin et qu'elle avait le sentiment, très juste, d'avoir été un des rouages essentiels du mécanisme de sa guérison.

James Larkin, dès qu'il le put, regagna son domicile personnel pour la plus grande satisfaction de Taylor qui avait un moment redouté perdre son ami. Les deux hommes montaient tous les jours à Ti-Ar-Mor où ils prêtaient main forte à Marie pour s'occuper d'un trio toujours en quête de nouvelles aventures ou d'acrobaties de toutes sortes. Les garçons étaient ravis : les marins les passionnaient par les récits de leurs traversées, de leurs expériences, des légendes qu'ils connaissaient.

Les adultes avaient été très surpris qu'Emmanuel n'évoque jamais la ruine de l'expédition prévue pour aller rechercher Ismaël. Pourquoi ce silence ? De sa part, ce n'était certainement pas un oubli. Plutôt une délicatesse. Parler aurait pu mettre le capitaine dans une situation pénible alors qu'il venait juste de surmonter sa grave dépression. Yves, lui, avait chargé les deux marins de rechercher un bâtiment à vendre. Cela occupait un peu leurs journées quand ils n'étaient pas à Ti-Ar-Mor.

Incidemment, ils apprirent que durant ce temps, les trois garçons mijotaient un plan tout différent pour le même but. Emmanuel avait décidé de donner des concerts et des leçons afin de pouvoir armer un voilier.

— Non ! trancha l'ingénieur quand l'information vint jusqu'à lui. Il est hors de question que tu te serves de ta musique pour gagner de l'argent !

— Pourquoi donc ? rétorqua Emmanuel, furieux de ce refus qu'il n'attendait pas. Ma musique, c'est à moi. Pourquoi je n'utiliserais pas mon talent pour contribuer au sauvetage de mon ami ? Il a bien tout donné pour moi !

— Il n'y a pas besoin de cet argent ! Ce n'est pas lui qui manque puisque ton oncle Douglas nous a ouvert un crédit. Nous sommes déjà à la recherche du bateau !

— Alors, je n'ai rien à donner, moi ? se plaignit le garçon, navré.

Il ne resta pas longtemps sur ce constat. Oui, il aurait quelque chose à donner ! Sa musique lui servirait à cela. Pas de leçons, pas de concerts. Un don bien plus précieux : il composerait spécialement pour son ami. Ce fut désormais son obsession. Depuis plusieurs années déjà, il s'était initié aux techniques du contrepoint et de l'harmonie, puis de l'orchestration, rassemblant toutes les informations qu'il pouvait glaner de part et d'autre, lisant tous les ouvrages possibles que ses parents avaient fait venir d'Europe pour lui. Il avait écrit de nombreuses courtes pièces pour le piano regroupées sous le nom de « Mers » qui comportaient entre autres : Ressac, Grand Largue, A la cape, Cap Horn, Orage, Mer calme, Service funèbre, Coucher de soleil sur le Pacifique. On y sentait l'influence de Chopin, de Mendelssohn et de Schumann, tout en trouvant chez lui des sonorités et des rythmes très personnels. Il décida d'aller beaucoup plus loin. Il se fixa comme objectif d'orchestrer des pièces de Mendelssohn et de Schumann justement, qu'il affectionnait tout particulièrement, puis de transcrire pour piano seul ou piano et violon des œuvres de Vivaldi et de Bach. Ces exercices préliminaires étant en bonne voie d'être maîtrisés, il se lança alors dans la composition proprement dite, puisant dans l'univers sonore très riche qu'il s'était constitué durant sa courte existence. Il écrivit deux pièces significatives durant cette année scolaire : un concerto pour piano en mi bémol majeur, secrètement dédié au maharajah de Gundahar et une sonate pour violon et piano, dédiée à la fois à son bien aimé Ismaël et à sa mère, qui devait tenir le piano. La première des œuvres était d'une vitalité explosive, bouillonnante, héroïque, pleine d'une jeunesse enthousiaste. L'orchestration témoignait d'une grande maîtrise d'écriture, non sans audace, parfois, tandis que l'instrument soliste ne laissait jamais la virtuosité étouffer l'élan de la sensibilité. Quand à la sonate en la mineur, de l'avis de tous ceux qui l'entendirent et d'abord de sa dédicataire, elle parlait au cœur. Le grand dépouillement de la ligne mélodique dans laquelle on retrouvait des rythmes et des sonorités celtiques, l'équilibre parfait entre les deux instruments, la sérénité profonde du deuxième mouvement («  intensément chrétien », déclara le père Forristal à la première audition) en faisait une œuvre bouleversante et sans mièvrerie. Emmanuel, comme toujours, avait su rester fort et pudique dans l'expression de ses sentiments.

Parents et amis n'osaient même plus se demander comment l'enfant parvenait à tout concilier alors que pour lui comme pour eux, les journées n'avaient que vingt-quatre heures.

— Il se brûle ! se lamenta le père Forristal un soir qu'Yves Le Quellec venait ramener son fils après un concert tardif. Il ne tiendra jamais toute sa vie à ce rythme infernal !

— A qui le dites-vous ! soupira l'ingénieur. Il nous épuise tous ! Nous avons donc la preuve que nous ne naissons pas tous égaux, ni physiquement, ni intellectuellement !

— Sans doute, mais il est encore si jeune ! Ce surmenage peut lui être préjudiciable !

— Vous ne m'apprenez rien ! Avez-vous déjà essayé de lui inculquer des notions de modération ?

Le prêtre se mit à rire avec humour :

— Autant que vous et avec le même succès ! Il nous reste beaucoup à lui apprendre et je ne serais pas surpris qu'il se montrât particulièrement borné dans certains domaines !

Pendant ces discours inquiets, Emmanuel rêvait : Taylor venait de lui adresser un message palpitant. James Larkin, toujours à la recherche du bâtiment pour aller rechercher Ismaël, semblait avoir trouvé son bonheur à Melbourne sous la forme d'une goélette à huniers. Le lendemain, après avoir courtoisement prévenu le directeur par une lettre glissée sous sa porte, il faisait l'école buissonnière pour accompagner le second à Melbourne où ils rejoignirent James Larkin.

L'examen du bâtiment les déçut. La carcasse ne valait pas grand-chose de bon, le gréement n'était pas des plus maniables et l'ensemble coûterait certainement très cher à aménager. Mais les voiliers à vendre n'étaient pas légion et le capitaine hésitait à rejeter celui qu'il avait déniché après des semaines de quête infructueuse. Le hasard les favorisa. En discutant de ci de là et en écoutant les conversations, il rencontrèrent un armateur désireux de remplacer son ketch caboteur par un vapeur. C'était l'occasion rêvée. Le prix demandé était honnête, d'autant plus qu'il faudrait ensuite prévoir des aménagements intérieurs, l'idée des Le Quellec étant, après le sauvetage d'Ismaël, de confier à James Larkin le soin d'organiser des croisières, activités qui ne manqueraient pas d'être lucratives : partir une semaine ou quinze jours en mer, dans des conditions de confort idéales, pouvait séduire une clientèle huppée, avide de distractions nouvelles.

Le capitaine décida qu'il ne trouverait pas mieux et télégraphia à l'ingénieur qui arriva trois jours plus tard. L'acte de vente fut établi au nom d'Emmanuel Le Quellec qui, surpris et radieux, devenait ainsi propriétaire d'un joli petit bâtiment dont l'usage, comble de bonheur, allait servir non seulement à ramener Ismaël dans le monde des vivants mais aussi à rendre à James Larkin sa combativité d'antan, sérieusement mise à mal par le naufrage du Golden Star.

— Pourquoi moi ? demanda le garçon qui n'en revenait pas.

— Parce que c'est ainsi que l'a voulu ton oncle Douglas qui finance. Et puis, Ismaël étant ton ami, c'est normal que repose sur toi l'ensemble des responsabilités inhérentes à ce voyage !

Il n'y eut plus qu'à rallier Sydney. Dans sa naïveté, l'ingénieur s'était imaginé que le capitaine allait engager quelques hommes pour ramener le Saint-John —c'était le nom du ketch— à son nouveau port d'attache. C'était compter sans l'audace des trois marins qui l'accompagnaient et qui tinrent son opinion pour acquise et favorable : ils manoeuvreraient le voilier à eux quatre, quatre parce qu'il était impensable qu'Yves ne les accompagnât pas. Lorsqu'il se plaignit d'avoir été berné, « on » lui répondit avec hauteur qu'il pouvait toujours rentrer à Sydney par ses propres moyens et qu' « on » se débrouillerait parfaitement à trois. Yves soupira. Il ne lui restait plus qu'à rejoindre cet équipage plus que réduit plutôt que d'attendre dans la plus folle inquiétude le retour des trois insensés.

Se joindre était un bien grand mot. Il commença par être terrassé par un terrible mal de mer, aggravé dès qu'il descendait. Il resta donc sur le pont, plié en deux de souffrance, trempé, frigorifié, ignoré du capitaine et du second qui avaient d'autres urgences à affronter. Seul Emmanuel, complètement immergé dans son élément vint à son secours, lui apportant deux couvertures bien chaudes et une bouteille de rhum dérobée dans la cambuse. Yves n'avait pas plus envie de boire de l'alcool que de manger, mais ce simple détail lui fit un bien immense. Il avait été vu, son fils lui avait parlé. Il avait même plaisanté gentiment sur sa piteuse situation, mais en l'assurant qu'elle n'allait pas durer. Après avoir vingt fois cru mourir, après avoir vidé ses entrailles à bâbord et à tribord en se demandant comment il pouvait encore avoir des nausées alors que son estomac était vidé depuis longtemps, il finit par se remettre sur ses deux jambes et être assez fort pour aider ses compagnons dans leur tâche. Ce fut pour lui l'occasion d'une profonde réflexion sur lui et sur les autres. Tout à coup, il n'était plus que le dernier des derniers. James Larkin et Taylor ne se privaient pas de l'insulter quand il comprenait de travers ou hésitait à agir parce qu'il ignorait le sens du mot utilisé. Il n'avait pas l'habitude de se faire ainsi traiter et se rebiffa. Il se fit rappeler à l'ordre par l'autorité. Il comprit qu'il n'était plus ingénieur, que ses diplômes ne servaient à rien dans cet environnement et qu'il n'avait plus qu'à obéir à ceux qui tenaient sa vie dans leurs mains. Tout aurait été mieux si son corps l'avait suivi dans cette volonté, mais la fatigue le rendait grincheux ; il avait mal au dos, aux mains, aux pieds. Ses muscles peu habitués à un tel exercice physique le faisaient atrocement souffrir. Et en plus, il n'avait même pas le droit de dormir une nuit entière ! Sans les encouragements silencieux d'Emmanuel, il aurait avalé sa honte et serait parti se cacher en admettant sa totale incompétence. Mais le jeune garçon, contrairement à ses supérieurs, ne le laissait pas tomber. Il venait à sa rescousse dès qu'il le pouvait, lui expliquait ce qu'il devait faire et parfois l'effectuait à sa place ou avec lui pour aller plus vite. Il était toujours souriant, n'avait jamais un mot de contrariété ou un geste d'énervement. Il bondissait dès qu'un ordre était donné, s'élançait dans les enfléchures ou se postait au gouvernail avec la même aisance.

La traversée dura trois semaines en raison du peu de toile que portait le ketch. L'ingénieur poussa un soupir de soulagement lorsqu'il vit la côte, la baie, qu'il doubla Shark Point et Shark Island et qu'enfin, le Saint-John s'amarra à un des quais. L'épreuve était finie ! Sans merci, le capitaine lui lança d'un ton dédaigneux :

— Peuh, tu n'as rien vu. C'était une vraie promenade !

— Je ne veux rien voir de plus ! répliqua Yves, ulcéré et épuisé. Je vous laisse à ce qui est pour vous une croisière d'agrément. A moi le bon plancher des vaches !

James Larkin haussa dédaigneusement les épaules, méprisant ce terrien qui ne savait pas apprécier les joies de la mer et de la navigation. En ces quelques jours, il avait rajeuni de dix ans ! Cette expérience maritime avait eu des effets extrêmement bénéfiques sur sa confiance en lui. Emmanuel, qui taciturne comme à son habitude, était témoin de cet échange verbal, souriait d'un air amusé. Il ne prenait pas ouvertement parti, ayant des sympathies dans les deux camps. Mais il comprenait quand même bien son père et avait pitié de lui. Il trouvait qu'il s'en était très honorablement sorti, ce qu'il lui dit à la première occasion où il le retrouva seul.

Le départ fut fixé au tout début des vacances scolaires. Cela laissait au capitaine et à Taylor deux mois pour faire les aménagements nécessaires à l'arrière, embarquer des provisions pour six semaines et surtout pour trouver un équipage. Yves et Marie Le Quellec avaient eu une idée « brillante » qui n'enchantait qu'eux : pour préparer James Larkin à ses futures croisières, ils avaient organisé une tombola à la pension : cinq places à bord du Saint-John étaient réservées à cinq élèves dont les billets seraient tirés au sort. Les trois autres places disponibles étaient naturellement pour leurs trois garçons. Il avait un moment été question que les parents viennent, mais Yves Le Quellec ne se voyait pas remettre un pied à bord avant très longtemps.

— Tu m'imposes des gamins ? rugit le capitaine, furieux.

— Oui, pour plusieurs raisons : d'abord parce que je veux te faire payer cher ces trois maudites semaines !

Il souriait en le disant, ce qui laissait à penser qu'il s'agissait là d'une plaisanterie. Il ajouta :

— Plus sérieusement, nous avons pensé que c'était un moyen de sortir nos enfants de leur forteresse familiale...

— Et ils sont d'accord ?

— Pas vraiment, admit l'ingénieur à contre cœur.

— Pas du tout, devrais-tu dire, rectifia Marie. Nous devons affronter une véritable tornade.

— Ce n'est pas très étonnant, déclara Taylor. Vous les avez mis devant le fait accompli, comme nous.

— Nous avons cru bien faire. Nous sommes tellement soucieux de les voir repliés sur eux, sans aucun ami de leur âge, ni les uns, ni les autres. Yannick a quatorze ans !

— Et Emmanuel approche de ses treize ans ! Le but de la pension était de les socialiser. Or ils ne vivent toujours qu'à trois !

James Larkin secoua la tête :

— Ma chère amie, vous vous faisiez tant de soucis il y a quelques années concernant les relations entre les trois frères. Et maintenant ces mêmes relations vous inquiètent !

— Nous ne sommes jamais satisfaits, n'est-ce pas ? Essayez donc d'élever trois gamins comme les trois nôtres et vous verrez si c'est facile !

Ni James Larkin, ni Taylor ne tentèrent d'aller davantage contre la volonté des Le Quellec. Ils comprenaient qu'ils essayaient de faire au mieux et qu'ils n'avaient choisi cette solution que parce qu'elle leur semblait répondre à leurs souhaits.

L'année scolaire s'acheva dans ces remous familiaux tandis que l'aménagement du Saint-John avançait à grands pas. Emmanuel allait souvent sur place pour suivre l'évolution des travaux. Même s'il faisait toute confiance au capitaine et au second, il aimait se rendre compte par lui-même de ce qui se passait sur son voilier.

Si le musicien avait compris que ses parents, même s'ils l'avaient souhaité, ne pouvaient pas revenir sur leur décision de tombola, Yannick et Gwénaël manifestaient leur déplaisir chaque fois qu'ils rentraient et tentaient de faire fléchir tour à tour leur père ou leur mère. Cette insistance eut le don d'exaspérer l'ingénieur qui était d'autant plus susceptible qu'il était conscient d'avoir commis une terrible bévue. Il menaça tout bonnement d'exclure les protestataires du voyage et de les remplacer par deux autres garçons de la pension. La menace fit son effet. Terrifiés parce qu'ils savaient que leur père pouvait effectivement mettre sa sanction à exécution, ils ne pipèrent plus un mot. Ce fut alors qu'Emmanuel, très silencieux durant toute cette affaire, prit la parole :

— Je crois, papa, que vous n'avez pas bien compris pourquoi nous sommes si désolés. Ce n'est pas de l'égoïsme. C'est un besoin naturel que nous éprouvons, que j'éprouve surtout, à vouloir être seul pour aller rechercher Ismaël. C'est tellement personnel, cette recherche. Et vous nous imposez des témoins. C'est dur. Je sais que vous avez fait cela avec les meilleures intentions du monde et que nous sommes un peu des sauvages, mais...

Il n'acheva pas. C'était inutile. Les parents avaient parfaitement compris le message. Reconnaissant leur monumentale erreur avec beaucoup d'humilité, ils essayèrent de savoir comment ils pouvaient réparer.

— C'est fait, c'est fait ! Nous ferons face, répliqua seulement Emmanuel d'un ton grave.

Les Le Quellec admirèrent cette réponse. Ce qui n'empêcha pas Marie d'ajouter plus tard lorsqu'elle fut seule avec l'ingénieur :

— Tu sais, mon chéri, nos garçons ne seraient peut-être pas aussi hostiles à notre idée si nous les assurions que Maximilien de Hautefort n'a pas les mêmes chances que les autres d'être tiré au sort !

— Tu crois ? Tu dis cela pour me réconforter !

— Pas totalement. Je pense sérieusement que c'est une éventualité qui n'est pas absente de l'esprit de nos garçons.

Quinze jours plus tard, à Saint François Xavier, la distribution des prix se fit dans une indifférence inhabituelle : tout le monde attendait avec impatience le tirage de la tombola.

— Morgan Kennedy ! annonça le père Forristal tandis qu'un tonnerre d'applaudissements acclamait l'heureux élu.

— Luigi di Napoli !... Maximilien de Hautefort !...

Yannick serra les poings à s'en faire mal. Gwénaël se jura d'envoyer l'indésirable par-dessus bord à la première occasion. Emmanuel choqua son entourage immédiat en poussant un juron sonore qui n'aurait jamais dû être proféré dans l'enceinte de la pension.

— Michael Clarke !... Dominique Williams !

Et, dans la confusion générale, les cris de joie et les exclamations de toutes sortes, Emmanuel, fou de rage, s'enfuit de la pension, en courant droit devant lui avec des sanglots convulsifs...