Les Préludes — Chapitre 14

Les mois s'écoulèrent après cette entrevue. Décembre arriva avec une nouvelle distribution des prix et les vacances. Jonathan Wilson, ses affaires privées terminées, s'embarqua sur le Diamond pour rentrer à Londres. Il était porteur d'une longue lettre dans laquelle les Le Quellec racontaient au comte d'Arran les événements qui avaient suivi son supposé assassinat. James Larkin et Taylor y étaient aussi allés de leur paragraphe. Y étaient joints le palmarès de la distribution des prix qui venait d'avoir lieu ainsi que deux photos, l'une d'Emmanuel seul, son violon à la main, l'autre où il était entouré de toute la famille. Le comte d'Arran aurait ainsi à sa disposition tous les éléments pour s'assurer que l'enfant était heureux dans sa nouvelle famille. D'ailleurs, Jonathan Wilson pouvait le certifier, lui aussi. N'avait-il pas échangé quelques mots avec le garçon, un jour que celui-ci, en courant comme était sa désastreuse habitude, l'avait heurté assez violemment dans la rue ? Emmanuel n'avait pu naturellement le reconnaître. Il s'était confondu en excuses. Le marin, troublé, s'était cru à bord du Conqueror. Il revoyait ces yeux d'un bleu soutenu dont il avait cru la lumière à jamais disparue. Or elle était toujours présente, garante d'un bonheur profond.

Après de nouvelles vacances exaltantes à bord du Golden Star, les deux aînés emmenèrent Gwénaël dans leur sillage à la pension. Marie aurait bien couvé son benjamin une année de plus, mais l'enfant s'ennuyait loin de ses frères qui formaient son unique univers. Il était plus sauvage encore qu'Emmanuel, ce qui n'était pas peu dire, se repliait sur lui et haïssait les foules. Par exemple aller à la messe était pour lui un supplice à cause du monde qui l'entourait. Il était donc largement temps de l'habituer à fréquenter ses congénères. L'exemple d'Emmanuel prouvait que c'était plus facile qu'il n'y apparaissait. C'était du moins l'avis de ses parents.

En fait, Gwénaël causa beaucoup de problèmes durant les premiers mois au point que le directeur songea à le renvoyer. Il refusait de s'alimenter durant la semaine et dépérissait rapidement. Mais, contrairement à Emmanuel, il s'exprimait. Il déclara qu'il ne voulait pas être séparé de ses frères, ni à l'étude, ni au dortoir, ni au réfectoire. Le père Forristal n'était pas homme à se bloquer sur des règlements. Il autorisa ce regroupement familial, avec pour condition une amélioration du comportement. Il confia à Yannick le soin de veiller sur son cadet. L'aîné des Le Quellec chercha à repousser cette responsabilité sur Emmanuel qui, selon lui, avait plus d'influence sur son petit frère. C'était justement ce que le directeur voulait éviter. Il connaissait bien le musicien, ses révoltes contre l'institution et son peu de cas des lois quand elles ne cadraient pas avec ses propres convictions. Or, dans son établissement, il n'avait pas besoin de deux rebelles. Un seul suffisait. Yannick était plus respectueux, plus discipliné, moins indépendant. Il saurait mieux montrer le bon chemin à Gwénaël.

Lentement, très lentement, l'enfant se fit à la pension, élève rêveur, instable, plus rapide à crayonner ou à écrire un poème qu'à résoudre ses opérations, solitaire, sans contact avec ses camarades dont le bruit et l'animation le dérangeaient. Il attendait le samedi midi avec impatience mais ne pouvait rien avaler le dimanche soir à l'idée de retrouver Saint François-Xavier. Emmanuel ne disait rien. Il se contentait d'entourer son petit frère de plus d'affection, sans lui avouer qu'il menait le même combat, semaine après semaine, depuis deux ans et que le seul moyen de le gagner était de se noyer dans le travail pour éviter de trop penser à la séparation d'avec le royaume magique de Ti-Ar-Mor. Heureusement, Yannick prenait la vie du bon côté et s'adaptait à toutes les situations.

L'année se poursuivit donc sans incident majeur jusqu'au jour où, en octobre 1871, Yves et Marie trouvèrent dans leur courrier une épaisse enveloppe portant le cachet de Londres. L'écriture, très personnelle, leur était totalement inconnue. Pour la première fois depuis des mois, les Le Quellec eurent peur. Ils avaient presque fini par oublier la rencontre de Jonathan Wilson. Le vieux continent était si loin et ils étaient si heureux avec leurs trois garçons !

Ils se réfugièrent dans leur petit salon privé pour être sûrs de ne pas être dérangés. D'une main nerveuse, presque tremblante, l'ingénieur dut s'y reprendre à deux fois avant de parvenir à ouvrir l'enveloppe. Ses yeux anxieux cherchèrent aussitôt la signature pour s'assurer qu'elle était bien celle qu'ils attendaient et redoutaient.

« Douglas, comte d'Arran. »

Yves laissa ses bras retomber, sans force, sans avoir le courage d'aller plus loin. Leur verdict était là.

— Lis, lis, que nous en ayons le cœur net, s'écria Marie, très agitée. C'est déjà bien, il a écrit, il n'est pas venu !

— C'est vrai, admit l'ingénieur.

« Mes amis du bout du monde, » commençait Douglas. Sans l'angoisse qui les étreignait, Yves et Marie auraient été très honorés d'être ainsi nommé par un lord écossais qui ne les connaissait pas. « Vous avez fait d'Emmanuel votre fils. Qu'il le reste à jamais ! »

— Oh, Yves, Wilson avait raison ! souffla Marie, bouleversée tandis que des larmes de soulagement montaient à ses yeux.

Oui, le brave marin avait vu juste. Et Douglas, dans sa délicatesse, avait tenu à aller droit au but dès les premiers mots de sa missive sachant combien les parents les attendaient et pouvaient être effrayés à l'idée que ce lointain parent puisse éloigner d'eux celui dont ils avaient fait leur fils.

Tout à leur bonheur, les heureux parents savourèrent la nouvelle dans les bras l'un de l'autre. Enfin de la stabilité dans la vie d'Emmanuel ! Enfin l'assurance qu'il ne serait pas à nouveau coupé de ses affections et re-transplanté dans un endroit inconnu.

Une fois apaisés, ils purent reprendre calmement la lecture de la longue lettre. Douglas exprimait avant tout sa reconnaissance envers ceux qui avaient fait d'Emmanuel l'enfant décrit par Wilson et leurs récits. Puis, il raconta tout ce qu'il savait du passé du petit garçon, depuis sa découverte par le capitaine Harrison jusqu'à sa disparition prématurée dans la péninsule Eire, la rude éducation reçue pendant six mois de l'irascible capitaine, la rencontre providentielle avec Ismaël Raynes, les jours de misère à Londres avec pour tout réconfort la tendresse de Diana, l'épisode écossais avec ces mois si profitables à bord du Conqueror, la tentative de meurtre de Francis, les retrouvailles avec Ismaël... bref, il n'oublia rien ou le moins possible, essayant de communiquer la tendresse et l'admiration qu'il avait pour son petit neveu. Il disait aussi que ses brillants résultats scolaires et musicaux ne le surprenaient pas car il avait lui-même été le témoin émerveillé de ses capacités précoces.

Après ces récits qui concernaient très précisément chaque épisode de cette vie courte et pourtant bien tourmentée, il s'attarda sur le personnage d'Ismaël Raynes et sur les raisons de son exil.

« Vous me demandez l'impossible en souhaitant que je vous explique pourquoi et comment j'ai pu laisser —abandonner— mon ami sur une île du Pacifique, avec pour unique promesse de venir le chercher quand mon neveu —le fils de mon frère Paul— aurait quatorze ans. Comment vous expliquer ce que je ne m'explique pas moi-même ? Comment justifier ce qui semble l'injustifiable ? Car Ismaël est devenu un ami, le premier de mon existence d'homme mûr. Et c'est cet ami que j'ai laissé ainsi, à l'autre bout du monde... Tout nous sépare pourtant. Il est pauvre, je suis riche. Il n'a qu'une instruction limitée, je suis diplômé d'Oxford. Il a des origines sociales modestes, je suis pair du royaume. Il a la foi, je suis athée. Nous étions appelés à ne jamais nous rencontrer. Et pourtant, la vie nous a réunis autour de l'amour que nous portions à un petit orphelin. Eh bien, mes amis, je peux vous assurer que je n'arrive pas à la cheville de mon ami. C'est d'ailleurs parce qu'il me dépasse infiniment, parce qu'il appartient davantage à Dieu qu'aux hommes, que je me suis soumis à son exigence folle. Ma culture, ma science sont trop limitées pour que je comprenne vraiment ses motivations profondes. J'ai entendu dire que cet exil était une autre forme de suicide, qu'il était une fuite, qu'il était un acte de désespoir. C'est faux. Je ne nie pas qu'il ait été terriblement secoué par la mort d'Emmanuel. Mais ce n'est pas elle seule qui l'a fait basculer dans ce choix excessif : c'est le lien qu'elle avait avec sa propre responsabilité et le sacrifice auquel il avait consenti, retrouver Wilfrid Harrison et ses deux matelots, l'homme qui l'avait courbé plus bas que terre. Sauver son bourreau et celui de son petit ami et découvrir que cet acte surhumain entraînait la mort de l'enfant, imaginez-vous ce que cela doit être ? Après pareille épreuve, il a souhaité se remettre entre les mains du Dieu auquel il croit, afin d'apprendre à pardonner. Cette conscience si haute ne peut concevoir de vivre dans le monde sans avoir accédé à ce pardon total... Est-ce cela, est-ce autre chose ? Maintenant, qu'importe ? Car Emmanuel est vivant. Je vous confie donc une mission, mes amis : allez délivrer Ismaël de son exil ».

En conséquence et pour ce faire, Douglas ouvrait aux Le Quellec un crédit illimité pour armer un bâtiment et partir rechercher Ismaël. Il expliquait qu'il aurait pu revenir lui-même avec le Conqueror, prendre Emmanuel et rejoindre l'île. Mais il estimait que c'était à l'enfant de s'en occuper afin qu'il prenne la mesure de ce qu'avait été le sacrifice du marin. Il avait une dette à son égard. Venir personnellement le chercher était un moyen de la payer un peu.

Le comte d'Arran précisait qu'il n'avait encore parlé à personne des révélations de Wilson ni de la lettre des Le Quellec. Il le ferait à sa femme Diana après la naissance de leur premier enfant prévu deux mois plus tard. Mais il souhaitait vivement qu'Emmanuel apprenne au plus vite ce qui s'était passé et qu'il lise lui-même l'intégralité de son message.

« Je viendrai le voir dans quelques années, à moins qu'il ne vienne étudier ici. Si tel était le cas, je peux l'accueillir à Londres et l'aider à trouver les meilleurs professeurs de musique du royaume. Je doute qu'il désire vous quitter dans l'immédiat et se rapprocher du capitaine Harrison de sinistre mémoire. Ce dernier vit à côté de chez nous, moins pire qu'il ne l'a été. Il vieillit et s'assagit. Il a aussi été très secoué par le sacrifice d'Ismaël auquel il doit la liberté. Son fils, par contre, me cause bien du souci : c'est un faible que j'ai pris en main trop tard ».

Le comte d'Arran concluait par des souhaits chaleureux pour toute la famille et annonçait l'arrivée prochaine d'un violon en souvenir de leur première rencontre sur le Conqueror.

Les Le Quellec lurent et relurent certains passages mal compris ou oubliés à une lecture trop rapide. L'enveloppe contenait en plus le fac-simile du message trouvé sur l'enfant, une enveloppe à son nom (pour quand il saurait la vérité) et une série de photos, montrant le mariage de Douglas avec Diana, Altaïr et Sirius, le couple Masefield et leur petit garçon Edward-Emmanuel.

— Mais, Yves, dit soudain Marie, toute pâle, le petit va peut-être vouloir partir, lui !

— C'est une éventualité, mais je n'y crois pas beaucoup, entre nous. Le mieux que nous ayons à faire, c'est maintenant de lui dire la vérité.

C'était plus facile à souhaiter qu'à mettre en place. Un choc de cette nature, même heureux, même salutaire, pouvait sérieusement ébranler les nerfs toujours fragiles de l'enfant : une nature aussi sensible et impressionnable réagirait certainement de manière intense à un événement d'une telle gravité. Or les examens terminaux approchaient. Devaient-ils risquer un échec ou attendre le début des vacances pour parler ? Ils ne purent se résoudre à garder le secret pendant six semaines. Tant pis pour les examens.

Le samedi soir suivant, ils le rejoignirent dans la salle de musique où il travaillait jusque tard dans la nuit suivant une habitude de personne ne songeait plus à lui faire perdre.

— Tu t'abîmes la santé à étudier sans cesse ! s'écria Marie, faussement grondeuse. Viens donc plutôt te promener avec nous jusqu'à la pointe. Il fait un temps superbe !

— Je répète pour le concert de fin d'année.

— Cela peut attendre ! Tu as le temps ! Ou préfères-tu ton piano à une sortie avec ton père et ta mère ?

— Oh, maman, comment pouvez-vous insinuer des choses pareilles ? rétorqua Emmanuel en se pendant à son cou d'un air câlin comme un jeune chat. Sortons !

Malgré le badinage qui accompagna les premiers mètres de la promenade, les cabrioles de Kinou, le musicien perçut tout ce que l'événement avait d'inhabituel, la présence de ses deux parents quand c'était plus souvent l'un ou l'autre, leur embarras évident. Il resta lui-même silencieux, oppressé, porteur d'une sourde angoisse. La beauté de cette soirée déjà presque estivale, le calme du sentier qui descendait aux rochers, la tiédeur de la brise océane ne parvenaient pas à apaiser sa nervosité.

— Que se passe-t-il ? finit-il par demander en s'arrêtant soudain. Vous avez quelque chose à me dire et vous ne le dîtes pas. Est-ce donc si grave ?

— De quoi peux-tu avoir aussi peur pour être aussi agité ? répliqua l'ingénieur en réponse, voyant, en dépit de la pénombre envahissante, le visage inquiet du garçon et son regard plein d'appréhension.

— On ne sait jamais, murmura Emmanuel comme malgré lui.

— Qu'est-ce qu'on ne sait jamais ? demanda Marie à son tour.

Pris dans l'atmosphère particulière du crépuscule mêlée à ses propres fantômes intérieurs, l'enfant répondit, toujours dans un souffle :

— La vie est cruelle. Le bonheur est court. Or, il dure pour moi depuis trop longtemps. Il faudra bientôt que je reprenne ma route.

— Aurais-tu donc si peur de nous quitter ? s'enquit Marie avec une brusquerie qui voulait dominer l'émotion environnante.

Emmanuel, d'ordinaire si maître de ses réactions, abandonna toute tentative de censure pour se nicher dans les bras de sa mère.

— Oui, sanglota-t-il. Oui. Je pense tout le temps que ce n'est pas normal d'être si heureux. J'ai tellement peur que le rêve se brise. Avant, quand je suis arrivé, je ne voulais pas rester, à cause de cela. Parce que j'étais trop bien. Ce sera encore plus dur quand tout s'écroulera.

— Pourquoi veux-tu que tout s'écroule ?

— Je ne le veux pas ! rugit Emmanuel avec désespoir. Bien sûr que je ne le veux pas ! Mais c'est la vie.

Yves et Marie échangèrent un long regard.

— Non, mon trésor, reprit la jeune femme avec douceur, ce n'est pas la vie. Pourquoi tout s'écroulerait-il ? Pourquoi nous quitterais-tu ? Douterais-tu que tu es notre enfant pour toujours ?

— Tout le reste s'est bien écroulé avant, soupira l'enfant tristement. Tout.

— Tu veux dire tout ce qui a précédé ton arrivée sur le Golden Star ? Ton oncle Douglas ? Ta sœur Diana ? Ton ami Ismaël ? Le capitaine Harrison...

Emmanuel aurait été mordu par un serpent qu'il n'aurait pas réagi avec plus de violence. Il sauta en arrière surprenant Kinou qui était couché à ses pieds et sur lequel il trébucha sans toutefois tomber. Ses yeux clairs fulguraient d'une haine mêlée d'effroi. Mais aucun son ne sortait de sa gorge contractée de colère et d'émotion.

— Un nom qui ne t'est visiblement pas sympathique à ta réaction plutôt hostile, reprit l'ingénieur avec un calme plus apparent que réel. Nous ne pouvons t'en blâmer d'après ce que nous connaissons de ce sinistre personnage...

— Connaissez ? interrompit Emmanuel qui était certain que ce nom n'avait jamais franchi ses lèvres. Mais comment ? Comment ?

— Par un homme qui t'aime énormément et qui t'aurait certainement recueilli si nous ne l'avions pas fait avant...

— Le capitaine Larkin ?

— Non, ce n'est pas lui...

— Qui alors ?

— Le comte d'Arran, que tu appelles « oncle Douglas ».

— Onc...

Une pâleur extrême avait envahi le visage expressif. L'enfant chancela, se rattrapa de justesse à son père et se raidit pour ne pas tomber.

— Que... que voulez-vous... dire ?

— Que ton oncle Douglas vit en Ecosse, qu'il vient de se marier à ta sœur Diana, qu'ils attendent un enfant, que le capitaine Harrison a été retrouvé et que si l'expédition du Conqueror n'avait eu à déplorer ta mort, elle aurait été un franc succès.

Emmanuel, incapable d'en supporter davantage, se laissa tomber sur le sol. Il se sentait devenir fou. Il tremblait de tous ses membres, claquait des dents et ruisselait d'une sueur glacée. Il ne parvenait même plus à penser, à comprendre ce qui se passait autour de lui.

— Je n'aurais pas dû être si brutal ! s'accusa Yves avec remords, tandis que Marie recouvrait l'enfant de son châle et le serrait fortement contre lui.

— Rentrons à la maison ! Nous serons mieux !

Heureusement, ils n'en étaient pas trop loin. Quelques minutes plus tard, Joséphine qui savait toute l'histoire depuis le début, forçait une des tisanes miraculeuses entre les lèvres décolorées.

— Dame non, c'est pas bon, mon p'tit gars. Mais pour ce qui est de l'effet, tu m'en diras des nouvelles !

Un faible sourire, un battement des paupières, une respiration plus ample annoncèrent un retour à des facultés plus normales. Sa mission accomplie, la brave femme embrassa l'enfant, adressa un regard victorieux à monsieur Yves qui se moquait toujours de ses herbes et de ses potions, puis regagna la cuisine.

Les yeux d'Emmanuel, plus vifs, allaient alternativement de sa mère à son père, lourds de questions.

— Redites-moi, répétez... Expliquez-moi, je ne comprends plus rien !

— Ta famille écossaise est en vie. Tu peux donc aller la rejoindre. D'un autre côté, si tu le souhaites, tu peux rester toute ta vie auprès de nous et être Emmanuel Le Quellec, c'est-à-dire notre fils pour toujours.

— Vous voulez dire que c'est vrai ? Qu'ils sont vivants et que moi, je reste ici ?...

— Si tu le souhaites. Tu peux naturellement rentrer en Ecosse...

— Oh, maman, papa ! Jamais ! Je suis si bien ici !

Il leur tendit les bras et les serra tous les deux contre lui dans une étreinte passionnée qu'ils lui rendirent de même, la gorge nouée d'émotion. Ils n'avaient pas besoin de plus de preuves pour comprendre combien l'enfant leur était attaché.

— Maintenant, racontez-moi ! Tout !

Etait-ce l'effet de la potion de Joséphine ou la certitude concernant son avenir ? Il avait recouvré sa détermination et son calme. Yves et Marie, tour à tour, satisfirent sa curiosité, reprenant les détails donnés par Wilson et Douglas.

— Et Ismaël ? demanda-t-il dès qu'il perçut un manque inacceptable dans le récit.

Conscients qu'ils ne pouvaient éluder plus longtemps ce sujet épineux, ils essayèrent d'expliquer le choix du jeune homme. Les beaux yeux d'Emmanuel se remplirent de larmes.

— Pardonner... murmura-t-il comme pour lui-même. Pardonner... je comprends mieux maintenant... Il est chrétien...

Puis il se redressa, l'œil étincelant :

— Il faut que j'aille le rechercher ! Pouvez-vous m'aider ?

Ses parents furent surpris de sa promptitude à saisir où se situait son devoir : malgré son très jeune âge au moment des faits, l'enfant n'avait besoin de personne pour lui rappeler que le marin avait sacrifié sa carrière, puis sa vie pour lui. L'amitié qu'ils avaient scellé un jour sur le Lady Helena n'était pas un vain mot : elle les engageait tous les deux, jusqu'au bout.

L'ingénieur lui fit part de la proposition du comte d'Arran et ajouta :

— Nous avons songé à un moyen plus simple. Le Golden Star doit revenir dans quelques jours. Nous pensons demander à James Larkin de prendre la tête de l'expédition pour rechercher Ismaël sur son île. Le comte nous en donne les coordonnées et tout ce qu'il faut pour y accoster sans danger.

— Il faut attendre ? gémit Emmanuel qui aurait bien mis à la voile dans la foulée.

— Je le crains. Un pareil voyage doit s'organiser pour se faire au mieux ! Il te faudra être très patient, mon garçon ! Maintenant, si tu veux bien, j'ai une question !

Vigilant, Emmanuel attendit. Il n'aimait pas trop les questions.

— Pourquoi n'as-tu jamais évoqué ton passé ? Pourquoi n'as-tu jamais partagé l'amour que tu as pour ceux qui ont été ta famille pendant quelques mois ou années ?

Le visage d'Emmanuel s'assombrit considérablement, inquiétant ses parents qui y revoyaient le spectre du mutisme total. Mais, après un long silence, ils eurent quand même droit à une réponse.

— On ne dérange pas les morts, murmura-t-il.

— Afin de les oublier ? insista l'ingénieur avec douceur. Ce n'est pourtant pas l'impression que tu nous as donnée.

L'enfant hésita à parler. C'était la première fois qu'il devait mettre en mots ce passé si douloureux. Craignant que son silence ne fût interprété comme un manque de confiance à l'égard des êtres les plus chers qu'il avait sur cette terre, il secoua sa tête bouclée.

— Je vous demande pardon de m'être tu...

— Ce n'est pas le problème. Mais tu te repliais sur ceux que tu aimais et que tu croyais morts sans rien révéler de ce qui te liait à eux...

— On ne parle pas quand on n'a que des choses pénibles à dire. On ne profane pas non plus le souvenir des morts par des mots qui ne veulent rien dire. Les mots, c'est toujours pauvre. Et puis, il faut bien survivre...

— Le silence ne t'y a pas aidé, mon trésor, intervint Marie. Il a même failli te tuer.

— On lutte comme on peut, rétorqua Emmanuel avec un soupir.

— Mais le silence te laissait seul devant ton passé !

— On est toujours seul devant la mort de ceux qu'on aime. Alors, il faut apprendre à faire face seul...

— C'est de l'orgueil... ou du mépris pour les autres !

A ce constat un peu sévère et réducteur de l'ingénieur, quelques larmes roulèrent sur les joues brunes d'Emmanuel.

— Facile pour vous de dire cela, grommela-t-il.

— Oui, Yves, tu es cruel, s'écria Marie, outrée de l'intervention de son époux. Le pauvre petit n'avait personne à qui se confier !

— Même sans se « confier » comme tu dis, il pouvait dire son nom au capitaine Larkin qui à Londres, aurait pu faire des recherches...

— Jamais ! rugit Emmanuel avec un tel mouvement de révolte que les larmes en suspens dans ses yeux se dispersèrent dans un affolement général.

— Oserais-je te demander pourquoi ?

— Je n'allais quand même pas donner un nom qui n'était pas le mien !

Ce fut dit avec une intonation de haine farouche.

— Tu acceptes bien le nôtre ! objecta Marie, conciliante.

— Oh, maman ! Comment pouvez-vous comparer ? Vous, vous m'aimez et je vous aime !

La jeune femme le tint longuement embrassé, bouleversée par cet aveu jailli du fond du cœur. Yves les enveloppa tous deux d'un regard de tendresse, ne regrettant plus de s'être montré inquisiteur. Grâce à lui, Emmanuel avait pu dire des choses qu'il n'aurait jamais admises autrement, même s'il n'avait rien raconté de son passé, son oncle l'ayant fait pour lui. Car il y a des mots impossibles à prononcer, même devant ceux que l'on aime plus que tout. Peut-être justement parce qu'on les aime tellement.

— Tu vas maudire ma curiosité...

— Oui, Yves, tu es insatiable ! s'écria Marie qui tremblait toujours de voir l'escargot se renfermer dans sa coquille.

Emmanuel s'assit plus confortablement sur le canapé.

— Non, maman, ce n'est pas grave. Dites toujours, papa !

— Eh bien, cela paraît inconcevable que ta famille ait cru à ta mort et que tu aies cru à la sienne.

— Mais j'avais vu Ismaël tomber, j'ai entendu des coups de feu. Et ensuite, les bandits m'ont dit qu'ils avaient tué tout le monde. Pourquoi je ne les aurais pas crus ? Ils étaient violents et cruels. Ils me faisaient très très peur. C'est pour cela que je me suis enfui dès que nous avons approché d'un port. Je savais qu'il fallait que je quitte l'Australie pour ne pas risquer d'être assassiné par ces méchants hommes. C'est pour cela que je suis monté à bord du Golden Star. Le reste, vous le savez...

— A cette époque là, tu voulais vivre... C'est après que tu as choisi la mort...

— Je ne sais pas si j'ai choisi quoi que ce soit, répondit Emmanuel, pensif, le menton sur une main. Je ne sais vraiment pas. Au début, je voulais surtout échapper aux bandits. Sur le Golden Star, j'ai retrouvé des habitudes que j'avais sur le Conqueror. Je voulais être digne d'Ismaël et d'oncle Douglas. Et puis, Gupta était très gentil, le capitaine aussi...

— Et Taylor ?

— Il n'était jamais satisfait, mais il était toujours juste.

— Tu as un souvenir du moment où tu as cessé de lutter ?

— Je crois que c'est venu petit à petit. Quand je pensais, je ne voyais pas d'avenir, de raison de me battre. J'avais l'impression que rien n'avait de sens. Après la mort de Gupta, j'ai vraiment voulu mourir, je m'en souviens très bien, mais j'avais encore dans la tête la promesse que je lui avais faite. Alors j'espérais mourir sans devoir en passer par le suicide pour rester fidèle à ma promesse...

— C'est le geste de Taylor qui t'a fait oublier cette promesse ? murmura Marie, timidement.

A cette mention, les yeux d'Emmanuel s'embuèrent.

— Il m'a obligé à faire ce que je n'avais encore jamais fait, à le supplier de m'épargner. Et à m'apercevoir que je n'étais pas capable d'accepter la mort quand elle se présentait. Alors, j'ai décidé de prouver que j'étais vraiment capable d'aller jusqu'au bout !

— Et tu as sauvé nos garçons...

— Oui...

— Et quand as-tu retrouvé le goût de vivre ?

— Le vrai ?... Quand j'ai entendu de la musique, quand j'ai pu jouer à nouveau. La musique m'a sauvé. Je crois que c'était parce que, elle au moins, n'était pas morte. Elle avait survécu à tout. Et puis, tout le monde était si bon pour moi ici ! Voilà !

Après cette discussion, le garçon se métamorphosa, comme si les révélations de ses parents avaient fait voler en éclats la chrysalide formée de mille écailles de souffrance et de mort. De retour à la pension, il attaqua ses compositions avec une allégresse déconcertante laquelle lui valut des notes plus brillantes que jamais, y compris en rédaction où jusqu'alors, il s'était montré d'une rigueur académique qui frôlait la sécheresse. Pour la première fois, il laissa parler son cœur dans une prose riche et lyrique, surprenant son professeur qui ne le connaissait pas sous ce jour. Décidemment, cet étrange élève réservait toujours des surprises à son entourage. Cette ivresse dura peu. Elle n'était pas dans sa nature profonde. Alors, elle s'intériorisa. L'exaltation du début passée, Emmanuel retrouva son attitude habituelle, digne, un peu distante, mais chacun, à commencer par le père Forristal, sentit que sa conception de l'existence avait radicalement changé. Un nouvel équilibre lui donnait une force insoupçonnée, le faisant comme rayonner au milieu des autres. Le directeur ne retrouvait plus en lui ces courants dévastateurs, porteurs de révolte et de désespoir : la nuit de la mort semblait s'être déchirée sur une lumière de résurrection.

Ce fut dans ce climat que les Le Quellec attendirent avec une impatience de plus en plus fébrile l'arrivée du Golden Star. Emmanuel, après ses cours de musique ou ses répétitions, traînait de plus en plus pour rentrer à la pension en dépit des remontrances du directeur qui les ponctua même de quelques punitions. Rien n'y fit. L'enfant n'était pas accessible : il était dans son monde, d'où la musique elle-même était exclue.

Yves Le Quellec le retrouva un soir, assis sur les rochers de Shark Point, un de ses refuges favoris. Il avait une attitude qui rappelait tristement ses grands désespoirs. Ses yeux étaient humides bien qu'il ne pleurât pas.

— J'ai peur, finit-il par murmurer après un interminable silence au cours duquel son père se laissa aller quelques instants au sommeil. Peur de revoir Ismaël et peur de ne pas le revoir... C'est affreux de penser à cela. Mais tant de choses ont pu lui arriver. Je sais que je dois y aller parce qu'Ismaël le mérite et qu'il a fait pour moi un sacrifice bien plus grand. Et pourtant, je n'ai pas de joie de le revoir. Que de la peur. S'il est devenu fou ? S'il est mort tout seul, sans réconfort... je m'en voudrai toute ma vie !... Ce n'est pas tout... Comment va-t-il réagir ?... Quel va être son avenir ?... Que fera-t-il ?... comment pourrai-je lui rendre un peu du bien qu'il m'a fait, lui qui, tant de fois, par la seule force de son souvenir, m'a gardé en vie ?... Papa, s'écria-t-il en saisissant les mains de son père et en les broyant dans les siennes, suis-je normal d'éprouver tant d'angoisse, presque de la répulsion à l'idée de retrouver Ismaël ? Je me déteste de poser tant de questions, de paraître hésiter... Car je l'aime... mais comme on aime un saint... un être immatériel... un ange gardien... Ismaël n'a plus de réalité physique pour moi. Il n'est plus de ce monde... C'est terrible...

L'ingénieur n'avait pas interrompu ce cri du cœur, heureux de la confiance et de la lucidité qu'il trahissait. Avec sa sensibilité à fleur de peau, son intuition, sa délicatesse, sa maturité, Emmanuel était naturellement porté à une douloureuse introspection. Elle avait le mérite de ne pas créer un rideau d'illusions sur cette rencontre à venir et témoignait en même temps de cette extraordinaire faculté à souffrir par et pour les autres que possédait le petit musicien. Que répondre à de si justes propos ?

— Oui, mon garçon, tu es normal. Il n'y a rien de scandaleux à se poser de telles questions qui montrent que tu as parfaitement saisi l'enjeu de cette future rencontre. Je crois qu'il faut s'abandonner à l'amour et surtout à l'espérance, celle qui nous vient de Dieu et qui n'est pas nécessairement la nôtre. Si Ismaël est mort, ce qui est dans les choses possibles, il ne faut pas le nier, il est auprès de ce Dieu auquel il a fait le don de sa jeune vie et sans doute est-ce à ses yeux ce qui pouvait lui arriver de mieux. S'il vit, il est normal que tu te tourmentes un peu, car les conditions de votre amitié ne seront plus du tout les mêmes. Tu n'as pas à rougir des pensées qui te viennent à l'esprit, de la peur qui te tenaille. Mais je pense qu'il faut que tu envisages l'avenir dans la sérénité, pour te faire le plus accueillant possible à la réalité à laquelle tu seras confronté.

— Si Ismaël est mort, comment je pourrai lui manifester ma reconnaissance ?...

— Comme tu l'as fait par le passé, Emmanuel. Tu as cru Ismaël mort pendant quatre ans. Son souvenir, tu l'as dit, t'a permis de vivre. Il faudra continuer. Devenir le jeune homme qu'il aurait souhaité que tu sois...

— Çà oui ! Je m'y engage ! s'écria le garçon avec flamme, les yeux brillants de détermination, mais c'est usant d'attendre ! Je voudrais être arrivé au but, bon ou mauvais, parce que c'est vraiment pire que tout de redouter quelque chose dont on ignore la teneur.

L'ingénieur partageait ce point de vue, d'autant plus que le vieux voilier avait une bonne semaine de retard. Or aucun coup de vent n'avait été annoncé dans les parages.

L'année scolaire s'acheva peu après. Aucun des nombreux prix d'Emmanuel ne parvint à le dérider, ce qui ulcéra ses camarades. Il avait fait encore mieux que les années précédentes et se permettait, selon eux, de jouer au personnage blasé et indifférent. Certains professeurs durent même intervenir pour calmer les esprits échauffés.

— On veut bien qu'il soit le meilleur ! expliqua un des garçons en se faisant le porte-parole de tous. Ce n'est pas là le problème. Mais on lui demande d'être humain, quoi, d'être content, de sourire !

Les professeurs devaient admettre que la morosité d'Emmanuel avait en effet quelque chose d'insultant. Ils ne comprenaient d'ailleurs pas pourquoi il était redevenu sombre et taciturne après une période beaucoup plus faste.

Le père Forristal auquel ces échos étaient parvenus n'avait pas cherché à se montrer indiscret, fidèle en cela à sa ligne de conduite. Mais il avait constaté lui-même l'ouverture suivie, depuis une semaine, d'un repli proche de ses débuts à la pension. Il avait cru l'enfant stabilisé et voilà qu'il semblait rechuter gravement. Il n'était pas question de faire quoi que ce soit pendant les vacances, le garnement étant retourné dans son fief de Ti-Ar-Mor d'où il n'éprouvait pas le besoin de sortir puisqu'il y avait ses parents, ses frères, ses instruments de musique, son chat et la mer à proximité. Il faudrait donc attendre la prochaine rentrée pour revoir cet élève énigmatique. Il ne restait plus au directeur qu'à prier.

Or, cinq jours ne s'étaient pas écoulés qu'on frappait à la porte de son bureau, une fin d'après-midi. Il n'attendait personne. Il ouvrit. Emmanuel Le Quellec était là, seul, ne cachant pas un certain embarras.

Le prêtre aimait tous ses élèves d'un même amour chrétien, mais quoiqu'il s'en défendît, certains avaient une place de choix dans son cœur. Le deuxième fils des Le Quellec était de ceux là. Ce ne fut donc pas sans laisser paraître un peu de la joie qu'il avait à l'accueillir qu'il le fit entrer.

— Du thé ?

Grand amateur de ce breuvage, il vivait une tasse à la main et s'imaginait que tous ses visiteurs partageaient cette passion.

— Merci, fit Emmanuel qui adorait le thé.

Il s'assit devant la grande table qui lui sembla un peu plus encombrée de papiers et de livres que lors de sa première visite, trois ans plus tôt. Il se demandait sincèrement comment le directeur pouvait s'y retrouver dans ce fatras. C'était tellement contraire à ce qu'il était lui-même, méticuleux jusqu'à l'obsession. Son esprit n'était certes pas moins ordonné que son pupitre ou sa chambre.

— Que me vaut le plaisir de ta venue ?

— Je voudrais savoir si je peux être baptisé...

Le prêtre ne put masquer son extrême surprise à cette question brusque. Il n'y avait pas si longtemps que le garçon avait catégoriquement refusé d'être disciple d'un Dieu qui, par amour de l'homme « tolérait l'intolérable ». Meurtri par tant de morts, de disparitions inexpliquées, de souffrances, il se sentait le frère de toutes les détresses, savait être concerné par chaque drame personnel qu'il vivait comme si cela avait été le sien propre.

— Vous ne vous attendiez pas à cela de ma part, n'est-ce pas ? reprit-il à sa manière abrupte qui n'était qu'une manière de dissimuler sa fragilité et qui n'avait rien d'insolent, le directeur le savait maintenant. Il était pourtant temps de prendre une décision. Oh, j'hésite encore à franchir le pas. Je bouillonne de doute. L'injustice, la violence, la mort, la souffrance me hantent, me bouleversent et me révoltent. Je n'y peux rien...Mais je me dis que ce Dieu auquel je refuse de croire doit quand même bien exister, d'une manière ou d'une autre, parce que sinon, je n'aurais pas tant d'efforts à faire pour me débarrasser de son idée. Et puis, très sincèrement, je pense qu'il est plus facile pour moi d'accepter la réalité du Christ... Puisqu'il faut passer par le Christ pour aller à Dieu, je ne répugne plus autant à me faire chrétien. Le Christ, c'est quand même quelqu'un qui a souffert. Il est proche de nous... Je me dis aussi que le baptême, c'est en fait comme si on nous donnait la clé d'une porte que nous aurions à franchir... Cela reste confus, vous voyez, et plein de questions. Mais j'ai envie d'en savoir plus...

Le père Forristal, tout en l'écoutant, se demandait pourquoi, si soudainement, le déclic s'était fait. Emmanuel n'avait pas évolué dans ses théories. Il était et restait un rebelle qu'aucune force, aucune religion ne parviendraient jamais à empêcher d'agir ou de se révolter. Malgré cela, il acceptait de dire « oui » au Christ. Ce que le prêtre ignorait, naturellement, c'était que depuis quelques semaines, la mort avait cessé d'être le scandale de son existence brisée. Douglas, le couple Masefield, Diana et surtout Ismaël étaient revenus de l'au-delà pour reprendre leur place dans la vie. Plus que tout, c'était le portrait fait par son oncle du jeune Gallois qui l'avait le plus remué. Comment résister à ce rayonnant exemple après avoir passé quatre ans avec les Le Quellec qui, sans rien lui imposer de leurs convictions religieuses, lui avaient cependant transmis des valeurs éminemment chrétiennes ? Emmanuel, pris dans cette atmosphère, rêvait de concilier l'héroïsme du maharajah de Gundahar avec les vertus d'abnégation, d'amour, de fraternité de sa famille. Le Christ lui semblait un beau mélange de tout cela. Dans ce cas, pourquoi ne pas adhérer à cette foi qui faisait des hommes et des femmes comme Ismaël, son père, sa mère, le capitaine Larkin, Taylor et bien évidemment le père Forristal ? Certes, oncle Douglas revendiquait son athéisme, mais il avait toutes les qualités des autres... La balance penchait quand même fortement du côté du Christ. Emmanuel estimait qu'il était temps d'approfondir un peu le mystère qui faisait de son entourage ce qu'il était.