Les Préludes — Chapitre 13

Le hasard —ou peut-être, était-ce l'Esprit-Saint— fit que lors des répartitions des élèves et de leurs tuteurs, le père Forristal hérita d'une vingtaine de garçons parmi lesquels les jeunes Le Quellec. Les listes étant faites par ordre alphabétique et tirées au sort, il ne pouvait y avoir de contestation, de protestation ou de changement. Chaque adulte prenait le groupe qui lui était donné et vice-versa. Yannick se montra ravi : il trouvait le directeur digne de confiance. Emmanuel, par contre, grommela. Par principe, il rejetait cette contrainte qui consistait à rencontrer chaque semaine son tuteur pour évoquer avec lui les problèmes auxquels il avait pu se heurter, qu'ils soient de nature religieuse, scolaire, matérielle ou affective. Pour lui, c'était une perte de temps. Il n'avait pas pour habitude de partager ses difficultés. Par contre, tous les autres garçons appréciaient beaucoup ce système qui leur permettait de parler à un adulte en abandonnant l'habituelle relation maître-élève.

Le père Forristal avait coutume de dire qu'il travaillait dans l'éternité et que le temps n'était rien pour lui. Il avait été plus que satisfait de voir qu'Emmanuel serait parmi les élèves qu'il suivrait. Il n'aurait pas aimé confier cette mission à d'autres sachant avec quel doigté il fallait approcher le musicien. Ce n'était pas par défiance vis-à-vis des autres adultes, mais il savait qu'il avait commencé à tisser un lien entre eux deux, lien qu'il était important de renforcer s'il voulait continuer à accueillir l'enfant à la pension dans les meilleures conditions. Il ne prit pas pour une insulte personnelle le fait que le garçon n'avait rien à lui dire lors de leurs rencontres formelles. Il s'attendait à ce silence. Il les supprima donc et lui demanda s'il acceptait d'apprendre l'orgue sous sa direction afin de tenir l'instrument de la chapelle lors des offices religieux. Les yeux du petit musicien brillèrent d'intérêt. Il ne fréquentait pas ce lieu mais se sentait attiré par les chants qui en sortait à chaque office.

— Je ne suis pas chrétien, objecta-t-il.

— La musique a besoin de ton cœur, Emmanuel, répondit le prêtre qui savait désormais pourquoi l'un des deux frères était assidu aux offices et l'autre non.

Rassuré sur les intentions du directeur —il n'aurait pas aimé être piégé par la religion—, l'enfant se mit à l'étude de l'orgue, sous la direction intelligente de son professeur. Comme toujours lorsqu'il mettait son énergie à quelque chose, il progressa vite et durant ces heures de proximité, se rapprocha insensiblement de cet homme qu'il avait insulté plusieurs fois, qui ne lui en avait jamais tenu rigueur et qui, par de nombreux côtés, par la paix et la lumière qui émanaient de lui, lui rappelait son cher Ismaël. Il lui faisait confiance, à sa manière farouche, refusant toujours de s'attacher ou de paraître s'attacher. Mais le père Forristal, au fur et à mesure des semaines et des mois qui passaient, sentait s'amadouer le petit animal sauvage. Emmanuel n'était plus autant sur la défensive, comme s'il redoutait qu'on lui pose des questions embarrassantes sur son passé ou qu'on exige de lui qu'il devienne chrétien.

— Tu sais que Maximilien de Hautefort revient à la pension l'année prochaine. Lui as-tu pardonné ?

On était fin novembre. Les derniers examens étaient terminés. Les résultats allaient être connus le surlendemain lors de la distribution des prix.

Emmanuel venait d'achever son cours d'orgue hebdomadaire et debout, déjà prêt à partir, reçut comme une torpille cette question posée négligemment par le prêtre resté assis sur son tabouret. Sa contenance changea, passant de la stupéfaction à la rage. Le père Forristal qui lisait sur son visage expressif comme dans un livre ouvert s'attendit à une explosion verbale.

— Vous savez bien que c'est à maman qu'il a fait du mal ! J'aurais mieux aimé qu'il me tue plutôt qu'il ne fasse du mal à maman ! Comment pouvez-vous imaginer que je pardonnerais ce mal fait à celle que j'aime plus que tout ?

Il était beau d'amour filial en répondant ainsi. Le directeur ne regretta pas de l'avoir provoqué. Au moins cela prouvait que l'enfant si ballotté s'était trouvé un point d'ancrage et qu'il s'y agrippait envers et contre tout.

— Parce que tes parents, ta maman ont peut-être pardonné, eux !

— Bien sûr qu'ils ont pardonné ! s'écria fougueusement Emmanuel. Comment pouvez-vous douter...

Le père Forristal n'avait pas eu l'impression d'avoir osé le faire...

— Ils sont tellement admirables, tellement merveilleux, tellement charitables ! Et en plus, vous devriez le savoir, ils sont chrétiens, eux. Avec des actes et pas seulement des paroles ! Mais moi, je ne suis pas chrétien ! Je ne veux pas l'être ! Je ne veux pas d'une religion qui me forcerait à pardonner, si facilement, aux assassins de ma famille...

Emmanuel n'avait pas plus tôt prononcé ces paroles qu'il se troubla, furieux de s'être laissé emporter par son indignation et d'avoir ainsi révélé son secret. Qu'il était donc idiot ! Comment se faisait-il que le directeur réussisse toujours à lui en faire dire plus qu'il ne voulait ? L'enfant était bien sévère avec lui-même. En bientôt neuf mois, il n'avait pas vraiment dit grand-chose le concernant sinon cette dernière réplique qui complétait les confidences de l'ingénieur Le Quellec.

Le père Forristal vit cette confusion et l'attribua à ce qu'elle était, à la colère d'en avoir trop dit. Il se hâta d'intervenir, ne voulant pas que s'instaure un climat malsain entre eux.

— Assieds-toi ! Et écoute-moi !

Un peu subjugué par cette autorité, Emmanuel se rassit sur le banc de l'orgue, le souffle rapide.

— Mon petit, tu as parlé ainsi dans la souffrance d'une blessure très réelle dont rien ni personne ne pourra jamais te guérir complètement. Et je n'ai pas d'autre réponse à te faire, dans ta terrible détresse d'orphelin, que celle que fit Jésus à son Père, sur la Croix : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font ». Je ne sais pas si tu as remarqué, mais ce n'est pas Jésus qui pardonne directement en ce moment suprême de son agonie. Il demande à son Père de le faire, c'est-à-dire de pardonner aux assassins de son fils. Car qu'y a-t-il de plus terrible pour des parents que de perdre leur enfant ?

— Oui, interrompit Emmanuel avec l'énergie que lui donnait sa douleur, mais le père de votre Jésus, c'était Dieu. Alors, il savait bien qu'il le res...ras... comment dit-on déjà ?... ressusciterait. Et puis, si c'est Dieu, il peut tout faire, même pardonner l'impossible !

— Oui, mon petit, tu l'as dit : pardonner l'impossible.

Il parlait avec une conviction si tranquille, le regardait avec tant de bonté compatissante que l'enfant en fut bouleversé.

Il y eut un silence.

— Mais, reprit Emmanuel qui n'était pas de nature à rendre les armes sans avoir combattu jusqu'au bout, si on n'est pas Dieu, si on ne croit pas en Dieu, que reste-t-il ?

Il y eut un autre silence, rompu par le père Forristal au bout d'un certain temps de recueillement :

— L'amour, Emmanuel, murmura-t-il d'une voix très grave.

Le garçon baissa la tête. Par ce simple mot, le prêtre rejoignait la cohorte des ombres et des vivants qui se relayaient constamment pour l'inviter à ne pas abandonner ce chemin. Même Taylor s'y était mis le jour de Noël. L'amour, toujours l'amour. Il ne le rejetait pas, mais il voyait ou croyait voir ses limites : il n'arrêtait pas la mort, ni le mal, ni l'injustice, ni l'innocence bafouée. Alors comment pardonner ? Amour et pardon étaient-ils indissolublement liés ? Ne pourrait-il vraiment aimer qu'en pardonnant ? Mais pardonner à ceux qui l'avaient arraché à ses parents, à ceux qui avaient tué Ismaël et ses amis écossais, à Maximilien qui avait voulu salir sa mère ? Emmanuel se révoltait à cette idée. Des larmes jaillirent de ses yeux dans ce combat torturant qui ramenait ses chers disparus et sa souffrance au premier plan.

Le Père Forristal ne parut pas étonné de ces larmes, aveu de l'ulcère intérieur qui rongeait ce cœur d'enfant intensément vulnérable aux agressions de la vie tout en refusant de s'y soumettre. Malgré de dures expériences, il continuait de se battre, d'essayer de mettre un sens derrière tout cela, même si c'était au prix de contradictions et de déchirements. Car ce n'était pas en égoïste qu'il affrontait la souffrance. S'il se révoltait autant, c'était parce que d'autres que lui étaient touchés. C'était par amour pour les autres qu'il refusait de pardonner ! Cela plaisait au prêtre qui voyait dans cette attitude la confirmation de la richesse de ce tempérament. Et sa capacité de compassion vraie pour les êtres qui évoluaient autour de lui. S'il parvenait à poser ce regard sur les responsables des agressions contre ceux qu'il aimait, il saurait pardonner. Sur une terre aussi généreuse, les propos semés germeraient en leur temps, le directeur en était convaincu. Il estimait qu'en huit mois, la situation avait bien évolué. Elle continuerait à le faire.

La distribution des prix mit un terme à une année fructueuse. Toute la famille Le Quellec, accompagnée de Joséphine et de Mazhev, vint se joindre à la foule des autres parents. James Larkin, Taylor et O'Brien, invités, n'auraient manqué la cérémonie pour rien au monde. Elle commença par un petit spectacle, une pièce de théâtre, quelques chants et un récital donné par Marie Le Quellec et Emmanuel. Il avait fallu beaucoup prié ce dernier pour qu'il accepte de jouer en public. Toujours émotif, il fut malade le matin qui précéda sa prestation, ce qui ne l'empêcha pas de tenir sa place sans difficulté : une fois plongé dans la musique, il oubliait où il se trouvait. Yannick et Gwénaël n'étaient pas peu fiers de voir ainsi leur mère et leur frère ! Un peu de leur gloire et des applaudissements rejaillissaient sur eux. Beaucoup de garçons leur enviaient une maman aussi gracieuse et talentueuse. Quant aux trois marins, ils étaient béats d'admiration.

Ce fut pour les parents une grande joie de voir que Yannick recueillait des lauriers qu'ils n'auraient jamais osé espérer un an plus tôt. Ils savaient qu'il les devait au soutien indéfectible d'Emmanuel qui se trouvait toujours à proximité pour lui donner un coup de main. Le directeur avait encouragé cette collaboration, même si elle renforçait un peu l'isolement des deux garçons au sein de la pension. Il estimait qu'elle était plus productive que négative. Le musicien, quant à lui, rafla de nombreux premiers prix qui le comblèrent de joie car il était toujours avide de lecture et de beaux livres. Il eut même un accessit en latin pour récompenser le travail fourni durant l'année. Il avait quasiment rattrapé son retard, mais comme d'habitude, modeste, il en attribua tout le mérite au professeur qui l'avait aidé à se remettre à niveau. De la même manière, il dédia son prix de mathématique et celui de physique au capitaine Larkin.

Plus que tous ces prix, ce fut la transformation « de la chenille en papillon » selon l'expression de James Larkin qui fit le bonheur des adultes présents. Dix huit mois s'étaient écoulés et quelle métamorphose pouvait-on constater !

— Gupta et tous ceux que tu aimes doivent se réjouir de voir ce que tu es devenu ! dit Taylor en embrassant l'enfant au moment de prendre congé. Ils peuvent être fiers de toi !

Emmanuel ne répondit que par un sourire fort éloquent.

Dès le premier jour des vacances, Ti-Ar-Mor fut emportée par un cyclone. Les deux pensionnaires, entraînant Gwénaël dans leur sillage, semblèrent vouloir relâcher toute l'énergie accumulée pendant des mois de discipline. C'étaient des hurlements, un débordement de vitalité, des escapades de jour en jour plus dangereuses. Un matin, Emmanuel décida de traverser la baie à la nage tandis que Yannick et Gwénaël l'accompagnaient avec le canot. Naturellement, ils faisaient de Shark Island un but d'aventures, y jouaient aux pirates, aux naufragés, y amenaient avec le canot de quoi construire un radeau et tout à leurs jeux, oubliaient l'heure des repas. Parfois, ils partaient à cheval, Gwénaël, terrifié, agrippé à l'un de ses frères mais qui ne serait resté en arrière pour rien au monde. Marie tremblait de les voir s'éloigner, se demandant quelle allait être leur prochaine invention catastrophique. Malgré la confiance qu'elle avait en Emmanuel et sa maturité, elle savait fort bien que sa conception du danger et celle du garçon étaient fort différentes. Le musicien ne négligeait jamais l'aspect de la sécurité, cela faisait partie du jeu, mais pour quelles folles entreprises !

Ce fut alors qu'après des mois de travaux, le Golden Star fut prêt à reprendre du service pour du petit cabotage sur les côtes australiennes, jusqu'en Tasmanie et en Nouvelle-Zélande. En fait, cela faisait deux mois que le capitaine mettait la dernière main à l'appareillage, avec le concours de son fidèle Taylor et d'O'Brien. Le maître d'équipage avait passé quelques mois en mer sur un autre bâtiment. De retour à Sydney, il avait appris que son ancien bâtiment était réarmé et, pris d'une impulsion, avait été trouver Taylor pour lui demander s'il avait de la place pour lui. Ravi, le second l'avait embauché sur le champ. C'était pour cela qu'il l'avait amené à la distribution des prix, sachant quel intérêt il avait toujours pris au plus jeune des marins sous ses ordres.

Le capitaine, mis au courant des déboires de la pauvre Marie avec cette progéniture horriblement agitée dont elle ne venait plus à bout, proposa de prendre Yannick à bord pour ce premier voyage qui devait durer de quatre à cinq semaines, juste à temps pour la rentrée scolaire.

— Prenez aussi Emmanuel, soupira-t-elle, reconnaissante.

James Larkin la regarda, interloqué. Elle ne pouvait être sérieuse.

— Si, renchérit l'ingénieur. Cela ne lui fera pas de mal.

— Vous croyez ?

— J'en suis certain. De quoi avez-vous peur ? Ce n'est pas comme il y a trois ans : Emmanuel est fort, il a une famille, il aura Yannick avec lui. Il adore tout ce qui touche à la mer et aux bateaux !

— Et ses mains d'artiste ?

— Rassurez-vous, il saura les protéger. Il sait y faire, vous savez, à ce sujet. Il veille dessus avec des manies de vieille dame !

— Ne pensez-vous pas qu'il faut demander son avis ?

— Bien sûr. Mais il sautera d'allégresse! C'est à vous de savoir si vous voulez vous embarrasser des deux garçons.

— Aucun problème. Je réponds de Taylor et d'O'Brien comme de moi-même.

De fait, Yannick rugit de joie en apprenant la décision de ses parents. Emmanuel, plus mesuré, reçut la nouvelle comme un gros choc : il ne s'attendait pas du tout à cela. Il lui fallut le temps de digérer tout cela. C'était toute une partie de son passé qui revenait, un passé dont finalement, il ne se souvenait pas vraiment car pour se protéger, il en avait effacé certains épisodes. Il n'imaginait pas comment il avait pu avoir aussi peur de Taylor. A force de réfléchir, il finit par se traiter de poule pusillanime. Il allait réparer tout cela !

Ce mois et demie de vie au grand air combla les garçons qui se couchaient tous les soirs, épuisés par le travail qui ne leur était pas épargné. L'équipage avait vu d'un mauvais œil ces deux très jeunes pilotins, certains que ces gosses de riches seraient des boulets à traîner. Ils furent surpris. Yannick, trop enthousiaste pour être désarçonné par un accueil plutôt hostile, se montra un mousse d'une proverbiale bonne humeur, chantant tout le temps, s'amusant de ses erreurs et des punitions qui suivaient, mangeant comme quatre et se croyant un homme parce qu'il buvait de l'eau rougie et fumait en cachette. Comment les hommes auraient-ils pu résister longtemps à un pareil boute-en-train, à sa gentillesse sans affectation ?

Avec Emmanuel, ce fut différent parce qu'il était novice et donc placé un cran plus haut dans la hiérarchie du bâtiment. Il se fondit immédiatement dans l'équipage et lui prouva par son comportement qu'il n'était pas un vulgaire terrien, qu'il avait fait ses classes comme Yannick et qu'il n'était vraiment pas un néophyte. De plus, il parlait comme eux —le père Forristal eût été scandalisé par sa manière de s'exprimer—, il connaissait leur répertoire musical et rythmait les manœuvres et les moments de loisirs avec son violon —Louis de Hautefort eût certainement désapprouvé certaines tenues d'archet—. Un peu caméléon, le garçon s'adaptait à tous ses environnements à tel point qu'il était parfois difficile d'imaginer auquel il appartenait vraiment. O'Brien n'en revenait pas : il avait bien vu l'enfant à la pension, mais il s'était dit qu'à bord, il reprendrait ses airs effarouchés. Or, rien de tout cela. Il n'était pas aussi expansif que Yannick, mais sa réserve ne cachait pas d'appréhension. Il était fort capable de remettre un matelot en place de la plus verte manière, chose inconcevable pour qui l'avait connu au début de sa vie sur le Golden Star. Le maître d'équipage en fut ravi : il avait toujours gardé dans son cœur une place privilégiée pour l'orphelin et se réjouissait de le voir aborder la vie dans d'excellentes conditions.

Après cet épisode marin, les deux garçons n'eurent que trois jours de repos avant de reprendre le chemin de la pension et de se plonger dans les études, la tête et les yeux encore pleins d'embruns, d'iode et d'images merveilleuses. Il s'agissait de faire aussi bien, voire mieux que l'année précédente. C'était le but qu'ils s'étaient donnés tous les deux. Après le défi physique de ces vacances en mer, ils s'en lançaient un plus intellectuel.

En cette fin d'après-midi, Emmanuel revenait à la pension après sa répétition d'orchestre hebdomadaire. Selon une habitude depuis longtemps passée dans les mœurs, il passa par les quais. C'était un détour d'une heure environ sur lequel le père Forristal s'était résigné à fermer les yeux, préférant savoir la vérité sur la désobéissance du garçon qui l'avait supplié de le laisser faire ce crochet indispensable à son équilibre. Il avait seulement fait promettre à cet élève trop précocement émancipé de ne jamais s'attarder à la nuit tombée. Emmanuel respectait toujours cette promesse et s'arrangeait pour prévenir le directeur si James Larkin et Taylor le retenaient à dîner ce qui était fréquent quand le Golden Star faisait escale dans le port. Et le capitaine ou le second ou parfois les deux ramenaient le retardataire jusqu'aux portes de la pension.

Ce jour là, après deux mois d'absence, il distingua la silhouette familière et sympathique du vieux bâtiment au milieu de la forêt de mâts. Quelques minutes plus tard, O'Brien répondait par un large sourire à l'appel qu'il lui lançait de sa voix juvénile.

— Ah, c'est toi, loustic ! Monte donc ! Le capitaine n'est pas là, ni monsieur Taylor non plus, mais que cela ne te soit pas une excuse ! Monte !

Encouragé de la sorte, Emmanuel ne se fit pas prier. Il conservait toujours une secrète reconnaissance et une profonde affection pour le rude bosco qui s'était montré tellement humain lors de ses débuts à bord. Sa poignée de main fut donc cordiale et aussi vigoureuse que possible au vu des circonstances : le maître d'équipage possédait une force musculaire bien supérieure à la sienne et son énorme paume englobait entièrement sa fine main d'artiste.

— Alors, tout va bien ?

L'enfant jeta un coup d'œil autour de lui. Il lui avait semblé qu'O'Brien était en conversation avec un autre homme au moment de son arrivée. Il n'aurait pas aimé faire preuve d'impolitesse à son égard. Mais l'inconnu s'était éloigné de quelques pas pour les laisser en tête à tête.

— Tout va bien, maître !

— Ne sois pas si avare de récits, mon garçon ! Raconte-moi un peu ce que tu as fait ces dernières semaines !

De la part d'O'Brien, cette demande trahissait un intérêt vrai pour ce qui touchait à la vie de son ancien moussaillon. Il n'était pas homme à bavarder, ni à supporter les bavardages d'autrui quand il estimait qu'ils étaient inutiles. Il savait qu'Emmanuel n'était pas du genre loquace. Il pêchait plutôt par défaut que par excès. L'enfant le renseigna de bonne grâce sur les petits détails de sa vie de pensionnaire, demanda comment la traversée vers Auckland s'était faite et prit congé assez rapidement

— Tu n'attends pas le capitaine ? Il ne devrait pas tarder, ni monsieur Taylor non plus.

— Je suis désolé, je ne peux pas. J'ai beaucoup de travail ce soir. Nous sommes en compositions. Saluez-les tous les deux pour moi ! J'essayerai de repasser dans la semaine !

O'Brien ne le retint pas. Comme le directeur de Saint François-Xavier, il préférait voir le garçon hors du port à une heure où les incidents arrivent vite. Il le suivit des yeux, reporté trois ans en arrière. Le temps passait et les événements les plus dramatiques ne s'achevaient pas nécessairement en tragédie. Quel soulagement de penser que cet enfant exceptionnel avait désormais une famille et pouvait se payer le luxe de venir tâter de la vie de marin pour le simple plaisir, sans que ce soit une obligation pour lui de gagner son pain !

— Jim, qui est ce jeune visiteur ?

O'Brien se retourna vivement. Tout à ses réminiscences, il en avait oublié la présence de l'homme auquel il parlait avant l'arrivée d'Emmanuel.

— Excuse-moi, Jon. Je manque à tous mes devoirs. Tu aurais dû rester, je t'aurais présenté !

— A qui donc ?

O'Brien se mit à rire de l'intérêt de son ami.

— Tu as été séduit par son charme ?

— Il semble en effet ne pas en manquer ! admit l'inconnu avec un sourire un peu crispé. Qui est-il ?

— Un ancien mousse. Une longue histoire.

— Vraiment ? Tu ne veux pas m'en dire plus ?

— Ecoute, Jon, je te revois après dix ans, par le plus grand des hasards et tu...

— Justement, Jim, cet enfant pourrait être ton fils !

— Tu as perdu la tête, mon ami ! s'écria l'Irlandais en levant les bras au ciel. Non, il ne l'est pas. Malheureusement pour moi. Très heureusement pour lui ! Es-tu satisfait ? Je ne te savais pas si curieux.

Jonathan Wilson semblait embarrassé.

— Pour tout te dire, Jim, j'ai l'impression d'avoir déjà vu cet enfant... en d'autres lieux et d'autres circonstances...

— Quoi ? Tu...

Il s'interrompit car, au même moment, James Larkin montait à bord.

— Voilà le capitaine, reprit-il d'une voix un peu altérée. Si tu as des questions, mieux vaut les lui poser directement. On se revoit ?

— Demain, si tu peux. Je suis au Queen's Head.

— Fichtre, mon cher ! Tu as les moyens ! Bon, je te présente au capitaine. A demain !

James Larkin accepta de recevoir l'ami de son maître d'équipage et le fit introduire dans le carré.

— Que me vaut l'honneur de cette visite, monsieur ? Nous ne nous connaissons pas, il me semble ?

— Non, capitaine, dit Wilson à cet accueil peu amène. Je vous prie d'excuser cette intrusion alors que vous êtes si occupé...

— Venez-en au fait, alors ! Je vous écoute !

James Larkin se croisa les jambes et alluma sa pipe.

— Eh bien, voyez-vous, je parlais avec monsieur O'Brien que je n'avais pas vu depuis bientôt dix ans...

Un mouvement d'impatience du capitaine incita Jonathan Wilson à ne pas se perdre dans des détails.

— ... il est alors arrivé un petit garçon...

Le visage de James Larkin s'éclaira magiquement d'une lumière affectueuse.

— Ah, mon Emmanuel ! Il est venu ! Il n'a pas perdu de temps !

Le visiteur sentit qu'il avait su capter l'intérêt du capitaine pour sa présence.

— Eh bien, conclut-il abruptement, j'aurais voulu savoir qui il était !

De manière toute aussi soudaine, les yeux bleus s'injectèrent de sang et le visage buriné prit une teinte violacée de mauvais augure.

— Voyez-vous cela ? Je ne vous connais ni d'Eve, ni d'Adam et vous venez me demander tranquillement des détails sur les gens que je fréquente et qui viennent me voir ! Pour qui vous prenez-vous, monsieur ? Etes vous de la police ? Suis-je venu vous accoster pour vous demander votre arbre généalogique ou la couleur des yeux de votre grand-mère ? Pourquoi me demander à moi qui est ce garçon ? Ne pouviez-vous pas vous adresser directement à lui ? Sortez, monsieur ! Sortez ! Votre question ressemble à une inquisition policière que je ne saurais tolérer !

Jonathan Wilson ne bougea pas. Son propre calme rendit un peu le sien au capitaine qui s'arrêta de vitupérer. Il en profita pour dire :

— Sans doute me suis-je montré maladroit dans ma démarche, mais elle n'est pas si déplacée que cela. C'est qu'en voyant cet enfant, j'ai eu la conviction de l'avoir déjà vu quelque part... il y a très longtemps...

— Quoi ???

Tout le sang reflua des joues de James Larkin après cette exclamation stupéfaite.

— Vous... vous avez déjà vu cet enfant ? demanda-t-il, le souffle court.

— Je le pense.

— Et... qu'est-il arrivé à cet enfant ? poursuivit-il, de plus en plus oppressé.

— Il a été considéré comme mort quand un des hommes qui l'avaient enlevé a avoué l'avoir tué et même mangé pour subvenir à ses besoins...

James Larkin était gris.

— Où était-ce ? Quand ?

— C'était dans la péninsule d'Eire. Vous situez ?

— Oui, du côté de Port Augusta ?

— Dans ce coin là. C'était en décembre 66 ou janvier 67, je ne me souviens plus exactement.

— Janvier 67, murmura le capitaine pour lui-même. Est-ce possible ?...

Il y eut un silence. Il finit par demander :

— Etes-vous le père de cet enfant ? Je veux dire celui qui serait mort assassiné ?

Jonathan Wilson sourit à cette question inattendue.

— Moi ? Pas du tout. Je suis marin...

— Savez-vous qui est le père de l'enfant ? Sa famille ?

— Je sais qui était son père adoptif. Le capitaine Wilfrid Harrison !

— Je connais ce nom là ! Il a circulé dans tous les ports avec une sacrée mauvaise réputation attachée à lui ! Je le croyais mort depuis plusieurs années !

— Il ne navigue plus. En fait, il y a cinq ans... je ne vous embête pas, au moins ?

— Pas du tout, continuez, je suis toutes ouïes !

— Il y a quelques années, donc, il a perdu son bateau à la suite d'une mutinerie et s'est retrouvé à passer de longs mois en captivité chez les sauvages, en Australie. Un de ses parents lointains, le comte d'Arran, sous les ordres de qui j'ai l'honneur de servir, a décidé de monter une expédition pour le rechercher. C'est au cours de celle-ci que le petit Emmanuel a été enlevé et tué. Du moins, c'est ce que tout le monde croyait jusqu'à tout à l'heure. Mais la vue de votre petit visiteur m'a fait douter. Vous me dites qu'en plus, il s'appelle lui aussi Emmanuel. Et j'ai pu remarquer qu'il transportait avec lui un violon. Or l'enfant dont je vous parle était aussi musicien... vous voyez, cela fait beaucoup d'éléments troublants...

— Monsieur...

— Wilson, acheva le marin.

— Monsieur Wilson, reprit James Larkin qui, bien que fort secoué par le récit de son compagnon, tentait de faire face avec le calme qu'il réservait aux occasions exceptionnelles, le 14 janvier 1867, un petit garçon décharné, famélique s'est présenté à mon bord pour être mousse. Il affirmait avoir perdu toute sa famille dans le bush australien et souhaitait travailler pour vivre. J'appareillais dans les heures qui suivaient, j'avais besoin d'un mousse, j'ai accepté cet enfant courageux...

— Le nom de Harrison n'avait donc rien évoqué pour vous ? Ni celui du comte d'Arran ?

Jonathan Wilson paraissait fort surpris.

— Emmanuel ne les a jamais prononcés devant moi, ni devant personne. Sa vie semblait s'être arrêtée avec le drame qui lui avait arraché sa famille... adoptive... Qu'en est-il de l'autre ?

— Je l'ignore, capitaine. Je ne sais pas du tout comment il est arrivé chez le capitaine Harrison !

— Qu'est-ce qui s'est passé dans la tête de ce fou ? Je ne le voyais pas adopter un enfant ! En avait-il d'autres ?

— Oui, une fille d'une vingtaine d'années et un garçon de quinze ans environ.

— Une femme ?

— Non. Il avait réussi à la faire mourir. De chagrin, sans doute !

— Eh bien, monsieur Wilson, maintenant, qu'allez-vous faire ?

James Larkin s'était rejeté en arrière dans son siège et tout en tirant des bouffées sur sa pipe, considérait gravement le marin écossais.

— Tout d'abord vous demander ce qui est advenu de cet enfant, si tant est qu'il est bien celui que nous avons cru mort.

— L'affaire se tient. Je pense que nous tenons enfin le chaînon manquant à cette douloureuse histoire. Pour ce qui est de l'histoire récente, après quelques mois à bord, Emmanuel m'a quitté pour rejoindre une famille merveilleuse qui lui a rendu la force de vivre et d'aimer. Comme vous l'avez constaté, il est pensionnaire dans un établissement de la ville, se montre un brillant élève et un musicien accompli. Il se remet après les épreuves de sa petite enfance. Maintenant, je vous repose ma question : qu'allez-vous faire ?

— Faire ? Que voulez-vous que je fasse ?

— Il est bien naturel que vous fassiez quelque chose : vous venez de découvrir qu'un enfant, présumé mort depuis trois ans était en fait en vie...

— C'est le hasard...

— Oui, mais si vous avez reconnu cet enfant, d'autres pourront le faire...

— Ils sont tous en Ecosse, le risque n'est pas grand...

— Le capitaine Harrison...

— N'a pas repris de service après avoir été sauvé. Cela nous, vous, laisse le temps de nous retourner. Vous semblez terrorisé à l'idée que je puisse vous enlever Emmanuel pour le ramener dare-dare auprès du capitaine Harrison...

— Mettez-vous à ma place ! C'est normal que je sois épouvanté par les conséquences de votre découverte ! Emmanuel vient à peine de prendre racine ici...

— Alors, capitaine, soyons clair. D'abord, je ne suis qu'un marin, sous les ordres du comte d'Arran lequel m'a laissé venir ici pour régler un problème tout à fait personnel. Je n'ai donc aucun pouvoir. La seule chose qui est en mon pouvoir est de rapporter au comte d'Arran les propos que nous avons échangés...

— Au comte d'Arran ? Pourquoi lui et pas au capitaine Harrison ?

Jonathan Wilson se troubla.

— Pardonnez-moi. C'est vrai, cela serait plus logique, mais... je viens de sortir honteusement de ma position pour exprimer un avis personnel... Pardonnez-moi.

— Expliquez-vous, plutôt ! ordonna James Larkin, les sourcils froncés.

— Eh bien, comme le capitaine Harrison n'est pas connu pour sa douceur et sa gentillesse, je m'étais dit que... ce serait mieux d'en référer avant tout à mon maître...

— Quel rapport a-t-il avec tout cela ?

— Durant toute l'expédition, il a été très proche de lui. Emmanuel l'adorait.

— Dans ce cas, il voudra qu'il revienne en Ecosse.

— Pas sûr. Il voudra surtout le bonheur de l'enfant qui, d'après ce que j'ai vu, est bien assuré ici... C'est pour cela que je souhaite lui raconter cette entrevue, si vous m'y autorisez, naturellement...

— Je vais vous faire la même réponse que vous m'avez faite tout à l'heure : je ne suis qu'un pauvre marin et je me dois, moi aussi, d'en référer aux premiers intéressés, à savoir ceux qui sont devenus le père et la mère de cet enfant.

— Cela me paraît parfaitement juste. Ce sont eux qui doivent savoir ce qui est le mieux pour leur enfant...

— Oh, c'est évident ! s'écria le capitaine avec feu, avant d'ajouter soudain timidement, comme pris en défaut : enfin, pour moi... Je ne suis malheureusement pas juge...

— Non, mais vous partagez mes sentiments : Emmanuel est mieux ici qu'en Ecosse.

— Le pensera-t-il lui aussi ? Ce coup va être terrible pour lui !

— Vous allez le mettre au courant ?

L'Écossais paraissait stupéfait.

— Il le faudra bien !

— Oui, en son temps et en son heure. Rien ne presse, capitaine, rien ne presse. Prenons tout notre temps !

— Vous avez certainement raison ! J'ai du mal à aligner deux idées sensées bout à bout...

— Eh bien, réfléchissez calmement à tout cela. Je me tiens à votre disposition si vous souhaitez que je rencontre la famille d'Emmanuel. Je loge au Queen's Head.

— Merci, monsieur Wilson. Je vais effectivement essayer de prendre un peu de recul par rapport à cette situation nouvelle. Dès que je suis prêt, je fais appel à vous.

— Faisons comme cela.

Jonathan Wilson prit congé, laissant le capitaine épuisé. L'arrivée de Taylor avec une cafetière fumante lui fut un indicible réconfort : il n'allait plus être seul pour porter le poids de sa terrible découverte. Le second était un ami qui pouvait tout entendre. Emmanuel n'était pas étranger à ce rapprochement.

— Mon cher James, dit le second une fois que le capitaine lui eût relaté par le menu son entrevue avec Wilson, soyez confiant. Cet Écossais me paraît très sensé : ne précipitons rien, n'agissons pas de manière inconsidérée...

— Il faut pourtant informer nos amis Le Quellec !

— Bien sûr et le plus tôt sera le mieux. Là se borne notre responsabilité.

— Ils peuvent avoir besoin de nous...

— Oui, pour les aider à réfléchir. Pas pour nous substituer à eux ! En aucun cas, nous ne devons les influencer, même si nous n'approuvons pas ce qu'ils font. Nous ne sommes pas les parents, James !

— Certes, mais penser que le petit risque de quitter...

— N'anticipons pas ! déclara Taylor avec assurance car il sentait que son capitaine, confronté à une éventuelle séparation d'avec son moussaillon, risquait de très mal réagir.

Mais lui non plus, malgré ses airs tranquilles, ne dormit très bien cette nuit là.

Le lendemain, le capitaine fit savoir à Yves et à Marie qu'il monterait en soirée pour leur rendre visite avec Taylor et un ami qui souhaitait faire leur connaissance.

Le premier mouvement du couple fut de se raidir en entendant la nouvelle : la famille d'Emmanuel n'était pas morte et vivait en Ecosse. Tout allait si bien depuis deux ans, le garçon s'équilibrait enfin. Cette stabilité si chèrement acquise allait-elle s'effondrer ?

— Il est évident, dit Yves Le Quellec avec un calme forcé, que notre seul désir, très égoïste, est de nous enfermer sur notre petit bonheur familial pour ne pas risquer de le faire éclater. Mais nous ne pouvons le faire pour deux raisons. La première, c'est qu'il serait cruel de laisser la famille d'Emmanuel dans la certitude de sa mort alors qu'il est vivant. La deuxième concerne notre enfant : il s'est construit sur —malgré ?— la conviction que son passé est un gouffre de morts et de disparitions. Il a toujours un peu peur d'avancer sur le chemin de la vie à cause de ce poids qui le ralentit et parfois le fait tomber. Il est donc temps de l'assurer que son enfance ne se résume pas à des hommes et des femmes qui sombrent brusquement dans le néant. Maintenant, par qui devons-nous commencer ? Et quels membres de sa famille... adoptive, si j'ai bien compris ?

— Tout à fait, approuva Jonathan Wilson. Ainsi que je l'ai dit au capitaine, il est inutile au stade où nous en sommes d'informer Harrison, celui qui se dit le père adoptif de l'enfant. Si vous voulez mon avis, c'est au comte d'Arran que doit aller la primeur de la révélation. Parce qu'il avait une relation très forte avec son petit neveu qui l'appelait « oncle Douglas ». Il y avait une extraordinaire complicité entre eux. C'était beau à voir !

Yves et Marie se regardèrent, étonnés.

— Nous n'avons jamais entendu ce nom. Par contre, pourriez-nous nous renseigner sur un certain Ismaël et une certaine Diana ?

— Diana est la fille aînée du capitaine Harrison, une jeune fille qui a élevé l'enfant durant la disparition du père. Elle vient d'épouser le comte d'Arran. Quant à Ismaël...

Un nuage de grande tristesse envahit durablement l'honnête visage du marin et un douloureux soupir s'échappa de sa poitrine.

— Il est mort ? suggéra Marie Le Quellec, que son anxiété incitait à faire de sombres pronostics.

— Comment vous dire ? Il n'est pas mort physiquement, mais il est mort pour le monde...

— Précisez, je vous prie !

— Il a demandé au comte d'Arran de le laisser sur une île déserte du Pacifique...

— Pourquoi diable ? rugit James Larkin. C'était un mutin ou quoi ? On ne réserve même plus ce sort aux criminels !

— Oh, un mutin, lui, capitaine ? Un criminel ?

— Je ne sais pas, moi, je ne le connais pas !

Jonathan Wilson poussa à nouveau un profond soupir.

— Lorsque j'ai connu Ismaël, c'était un jeune homme d'environ vingt-cinq ans. C'est grâce à lui que Wilfrid Harrison et deux de ses compagnons ont été retrouvés. Ne me demandez pas comment les choses se sont passées. L'équipage n'était pas tenu informé de tous les détails de cette affaire qui concernait l'arrière. Je sais seulement qu'Ismaël était très proche du petit Emmanuel...

— Lui aussi ? C'était un enfant populaire, alors ?

— Il savait attirer l'affection de ceux qui l'approchaient. Mais Ismaël aussi. J'ai fait sa connaissance après l'assassinat d'Emmanuel. C'est le genre de figure qu'on n'oublie pas. Il ressemblait à un ange. Je n'ai pas compris comment mon capitaine qui semblait l'aimer a consenti à l'abandonner seul si loin de tout. Personne n'a rien demandé. C'était visiblement une affaire privée. Mais incompréhensible !

— Qu'allons-nous dire à Emmanuel ? gémit Marie, déjà affolée à l'idée de lui expliquer où se trouvait son ami sans être capable d'en fournir les raisons.

— Pour l'instant, rien, répliqua Yves d'un ton très ferme. Nous allons progresser très doucement, sachant que nous avons la distance pour nous. Monsieur Wilson, jusqu'à quand restez-vous à Sydney ?

— Je dirais jusqu'à novembre ou décembre.

— Ensuite, vous retournez en Ecosse...

— Oui, pour retrouver mes fonctions de matelot à bord du yacht du comte d'Arran.

— Bien.

L'ingénieur réfléchit encore un moment avant de dire :

— Voici ce que je vous propose : monsieur Wilson sera chargé de raconter de vive-voix au comte d'Arran ce qu'il a découvert ici et de lui donner une lettre que nous allons avoir tout le temps de rédiger. Six mois plus tard, nous aurons une réponse, soit écrite, soit en chair et en os, si le comte vient chercher directement le petit. Cela nous laisse neuf mois pour nous retourner.

— Mais Yves, s'écria Marie, épouvantée, tu ne peux suspendre une telle épée de Damoclès au-dessus de la tête d'Emmanuel. Tu imagines le comte débarquant ici sans crier gare et nous arrachant le petit ?

— Madame, soyez sans crainte, intervint Jonathan Wilson avec un grand calme. Je me porte garant de monsieur le comte d'Arran : il n'est pas homme à agir de manière impulsive, sans égard pour les sentiments d'autrui. Il pensera avant tout au bien d'Emmanuel et s'il estime que celui-ci est de rester auprès de vous, il vous le fera savoir...

— Mais s'il estime au contraire...

L'Ecossais l'interrompit avec un sourire :

— Madame, n'oubliez pas que c'est moi qui lui ferai les récits ! Je crois savoir où se situe le bonheur de votre enfant !

— Merci, monsieur, merci !

Le marin partit avec le capitaine et Taylor en promettant de revenir dans quelques semaines chercher la lettre ou tout autre document que les Le Quellec souhaiteraient faire parvenir au comte d'Arran.