Les Préludes — Chapitre 12

Ignorant qu'il était devenu célèbre en quelques heures, Emmanuel reprit sa place en quatrième section, déterminé à se faire oublier. Il n'était pas très content de lui. Il avait eu la stupidité de sortir de la pension et surtout de se faire remarquer en revenant. Plus grave, il s'était laissé dominer par son émotivité dans sa rencontre avec le directeur ce qui l'avait amené à en dire bien plus que ce qu'il n'aurait souhaité. Il n'avait donc qu'une envie, après ces débuts désastreux, se faire le plus petit possible, disparaître sous terre.

Le choix ne lui fut pas donné. Toute l'école avait envie d'en savoir davantage. Il fut d'abord sous le regard inquisiteur des professeurs qui se demandaient ce que l'avenir leur réservait avec un énergumène pareil, à la fois si jeune et si frondeur. Puis à la récréation suivante, il fut en butte à toutes les questions de ses camarades qui le harcelaient pour qu'il leur donne des détails sur sa sortie et les conséquences. Le directeur ne badinant pas avec la discipline, il était surprenant que le coupable ne fût pas exclu ou mis aux arrêts. Qu'est-ce qui avait motivé tant d'indulgence ? Le fait que la fugue ait eu lieu le premier jour de l'année et qu'il était un nouveau ?

Malheureusement pour les curieux, Emmanuel n'avait aucune envie de parler et de raconter cette histoire qui le regardait très personnellement. Il était conscient de la clémence du Père Forristal à son égard. Il n'en connaissait pas les raisons profondes mais, par respect pour lui, il se devait de garder le silence sur leur rencontre. Il se montra désagréable avec ceux qui l'importunaient pour les faire fuir. Loin de les apaiser, ce rejet décupla leur désir de percer le mystère. Emmanuel, rageur et terrifié par cette insistance, chercha à s'échapper. Les curieux se transformèrent en persécuteurs, aiguillonnés par cette résistance et ce rejet. La cloche sonna fort à propos, délivrant l'enfant pour quelques heures.

Ses camarades changèrent alors de stratégie : ils l'isolèrent. C'était ce qui pouvait lui arriver de mieux, au point qu'il ne s'aperçut pas tout de suite que cette tactique était doublée d'une campagne de calomnies sur son compte et plus grave, sur celui de sa mère. Comme il était très brun, on le traita de moricaud et de bâtard. Les deux injures ne pouvaient qu'avoir chez lui une résonance démesurée car elles le renvoyaient à la partie inconnue de son passé et rien ne prouvait qu'elles fussent fausses. Mais fidèle à sa ligne de conduite, fort de son expérience du Golden Star, soutenu par l'amour de ses parents, par l'exemple de ses modèles chéris, il garda la tête haute, dissimulant la terrible blessure de son cœur sous le masque du mépris et de l'indifférence.

Ce n'était pas cette arrogance ou ce qu'ils pensaient l'être qui allait lasser le groupe de ses persécuteurs, furieux d'être tenus en échec par cette mauviette. Dès la deuxième semaine, Yannick fut éclaboussé par les rumeurs malsaines qui circulaient sur le compte de leur famille. Moins armé que son cadet, il ne savait pas que faire : il aurait été si facile de dire la vérité et pourtant, il ne pouvait imposer cela à Emmanuel. Mais pouvait-il accepter qu'on traîne sa mère bien-aimée dans la boue alors que la raison de ces médisances plongeait dans un acte de générosité admirable ? Emmanuel comprit très vite qu'il avait aussi une responsabilité vis-à-vis de son frère. Il ne méritait pas de souffrir. Il fallait donc agir. Comme il ne parvenait pas à trouver le moindre moment pour lui parler, leurs camarades étant toujours entre eux, il fonça sur l'obstacle qu'il avait identifié : Maximilien de Hautefort. Les rumeurs n'avaient pu venir que de lui : il détestait ses compatriotes et connaissait parfaitement les circonstances de l'arrivée du mousse chez eux, son père ayant à ce moment là assez vitupéré à ce sujet.

Aussi, dès la récréation suivante, Emmanuel passa-t-il à l'offensive. Au lieu de chercher à s'éloigner rapidement comme il tentait d'ordinaire de le faire, il ralentit devant le groupe de garçons qui faisaient à mi-voix des commentaires désobligeants sur lui, sa filiation et sa mère. Il ne pouvait pas ne pas entendre.

— Maximilien de Hautefort, dit-il d'une voix tendue car son cœur, malgré les apparences, battait à grands coups dans sa poitrine, lui rappelant d'autres terribles émotions à bord du Golden Star. Ta présence ici me surprend. Tu devrais rougir des amitiés de tes parents. Si ma mère est ce que vous dîtes, ce n'est pas flatteur pour la tienne qui est sa meilleure amie !

L'effet de surprise avait été total, lui permettant de parler dans le silence. La douzaine de garçons resta immobile à considérer le jeune noble qui avait blêmi en entendant des propos de son compatriote. D'autant plus qu'Emmanuel, loin de baisser les yeux, le tenait sous l'éclat limpide de ses prunelles bleues.

Jusqu'alors, Maximilien de Hautefort n'avait absolument pas pensé aux conséquences des rumeurs répandues par ses soins. Car c'était bien lui qui avait méchamment contribué à ce que Marie Le Quellec soit mêlée à cette affaire, Emmanuel avait vu juste. Démasqué par son ennemi, il n'eut plus d'autre ressource que de laisser parler ses poings, dans l'espoir de régler un compte débiteur depuis une année.

Emmanuel oscilla à peine sous le coup qu'il avait habilement esquivé comme s'il l'avait anticipé. A peine Maximilien se fut-il remis en position pour frapper de nouveau qu'il se retrouva sur le sol avant même d'avoir compris quel cataclysme s'abattait sur lui. Les élèves présents applaudirent spontanément, appréciant la beauté et la rapidité du geste. Par cette simple riposte, Emmanuel les avait fait passer dans son camp.

— Qu'est-ce que cela signifie ? tonna soudain la voix bien connue du directeur, arrivé sans bruit sur les lieux.

Certains garçons, restés prudemment en arrière, s'esquivèrent avec une discrétion exemplaire. Ceux de devant ne purent se le permettre. Ils durent rester là, penauds, sachant que si le Père Forristal tolérait beaucoup de choses, il rejetait les pugilats et les bagarres contraires à la non-violence évangélique. Pour canaliser l'agressivité souvent à fleur de peau de ses élèves, il les incitait à faire beaucoup d'activités physiques.

— Qui a frappé ?

Il s'attendait à un silence apeuré. Or Emmanuel n'eut pas une hésitation pour répondre sans forfanterie, sans assurance excessive, mais avec fermeté :

— Moi, monsieur !

Le prêtre posa sur l'enfant un regard perçant où se lisaient la déception et la surprise. S'il avait cru s'en sortir si facilement avec le nouveau venu, c'était raté. Il ne fallait vraiment pas se fier aux apparences.

— Peux-tu expliquer cet acte inqualifiable ? demanda-t-il avec un accent de sévérité qui glaça les anciens car ils savaient par expérience qu'il n'augurait rien de bon.

Le calme d'Emmanuel ne fut pas ébranlé par la froide colère du directeur. Elle n'était rien à côté de celle de Taylor.

— Ce n'est pas à moi de le faire, monsieur !

— Alors, Hautefort, c'est donc à toi !

Le jeune noble s'était relevé, encore éberlué qu'en quelques secondes, il eût été si complètement roulé dans la poussière. Mais plus que tout, il était terrorisé. Le jeu cruel s'était retourné contre lui. Avec la présence du directeur, l'affaire allait devenir publique et celle des adultes. Donc, son père allait être mis au courant dans les plus brefs délais. Il aurait tout donné pour que cela ne se produisît pas. Louis de Hautefort ne badinait pas avec les questions d'honneur. En plus, il avait une sincère amitié pour ses compatriotes, y compris pour le moricaud. En face du châtiment paternel, les sanctions du Père Forristal ne pèseraient pas lourd.

— J'exige des explications ! ordonna le prêtre que ce silence exaspérait.

D'un côté, il avait les larmes, de l'autre un grand détachement. Devinant qu'il ne tirerait rien des deux coupables, il se tourna vers les quelques garçons toujours présents :

— Je vous écoute.

Comment oser dire la vérité ? Ce qui s'était passé semblait soudain si disproportionné, si mesquin, si scandaleux !

— Je me dévoue, finit par dire un élève de la classe d'Emmanuel.

— Bien, Wilson. Je t'écoute.

Le garçon se racla la gorge, regarda brièvement ses deux camarades dont l'un sanglotait en fixant ses pieds et l'autre lui rendit son regard, puis dit d'une voix sourde :

— C'est une vilaine affaire qui nous concerne tous. Depuis quelques jours, il y a des rumeurs qui circulent sur... la... mère... sur la naissance... enfin sur la moralité de la famille Le Quellec. Aujourd'hui, Emmanuel a fait une remarque à Maximilien sur les fréquentations de sa mère. Maximilien a riposté par un coup de poing. Emmanuel, je ne sais pas comment, l'a expédié à terre comme vous avez pu le constater. Voilà.

— Merci, Wilson. Vous pouvez aller en cours, maintenant. Sauf vous deux !

Tandis que, soulagés de s'en tirer à si bon compte, les élèves quittaient la cour, le prêtre observait les coupables d'un air soucieux. Les propos d'Emmanuel quelques jours plus tôt lui revenaient en mémoire... Qu'est-ce que cela signifiait ?

— Vos parents seront convoqués. D'ici là, vous êtes aux arrêts de rigueur. Allez !

Maximilien, tête basse, secoué de violents sanglots, s'éloigna. C'était affreux. Pourquoi la terre ne s'ouvrait-elle pas ? Pourquoi le feu ne se déclarait-il pas soudain ? Pourquoi un raz de marée ne survenait-il pas ? Ou une trombe ? N'importe quel cataclysme ferait l'affaire. Tout était bon pour éviter une confrontation qui ne manquerait pas d'être terrible avec son père.

— Vous allez me renvoyer, n'est-ce pas ? demanda Emmanuel qui était resté derrière avec le prêtre.

— Essayerais-tu d'implorer ma clémence ?

Les yeux si bleus de l'enfant fulgurèrent à cette question.

— Je n'aurais pas cette bassesse ! Simplement, si vous me renvoyez, que ce soit sans mêler les parents à cette histoire !

— Tu te prends pour qui de poser des conditions ? Je rêve ou quoi ? Je n'ai jamais rencontré une insolence pareille !

Furieux, le Père Forristal avait vu dans la demande une outrecuidance là où il n'y avait que la supplication d'un enfant désolé à l'idée de confronter ses parents à ceux de Maximilien. Il lui prouva donc, assez durement qu'il avait beau être tolérant, il existait des limites à ne pas franchir.

Le lendemain, Yves Le Quelle rejoignit Louis de Hautefort dans le bureau du directeur et manifesta sa surprise d'y trouver son ami.

— Te voilà là aussi ? s'écria-t-il en lui serrant la main. Que nous vaut cette entrevue ?

— Vous vous connaissez ? s'étonna le prêtre.

— Bien sûr, mon père ! répliqua le médecin en souriant au jeune ingénieur. Compatriotes et amis. Pourquoi nous avoir convoqués ?

Le Père Forristal hésita à répondre. Il venait soudain de comprendre pourquoi Emmanuel, la veille, lui avait craché sa haine au visage, pourquoi il l'avait insulté comme jamais il ne s'était fait insulter de toute sa vie (injures qui venaient d'ailleurs tout droit du port).

— Il se trouve que, conformément au règlement de la pension, je me vois dans la triste obligation de vous informer que vos enfants sont soumis à une procédure de renvoi.

— Les deux ? s'écria Yves Le Quellec qui s'attendait à tout, sauf à cela.

— Non, Emmanuel seulement et Maximilien.

— Et pourquoi ? s'enquit Louis de Hautefort d'un ton impérieux.

— Les échanges de coups de poing et les bagarres sont interdits au sein de mon établissement. Or, hier, les deux garçons ont été surpris en flagrant délit.

— Vraiment ? Et pourquoi ? Quel était le motif de leur différent ?

— Appelons-le une affaire d'honneur...

— D'honneur ? Qu'est-ce à dire ? Expliquez-vous, je vous en prie ! Votre air grave nous incite à croire qu'il y a autre chose qu'un simple échange de coups de poing entre garçons qui se détestent.

— L'affaire est très délicate, messieurs. Croyez que j'aurais aimé qu'elle ne vienne pas jusqu'à vos oreilles, mais l'école entière est au courant. Il circule depuis quelques jours des rumeurs quant à la naissance d'Emmanuel et donc la moralité de sa mère, madame votre femme, monsieur Le Quellec. Or, il semblerait bien que ce soit votre fils Maximilien, monsieur de Hautefort, qui soit à l'origine de ces rumeurs !

Louis de Hautefort était devenu méconnaissable sous la colère et la honte qui l'avaient submergé en entendant l'accusation portée contre son fils. Pourtant, son premier mouvement fut de se tourner vers l'ingénieur que le choc avait pétrifié.

— Yves, Yves ! s'écria-t-il avec des larmes dans les yeux et dans la voix, pardonne-lui et pardonne-nous !

La visible détresse de cet homme si orgueilleux toucha vivement son compatriote qui trouva sublime ce témoignage d'amitié. Il n'hésita pas à lui tendre la main :

— Louis, reprends-toi !

— Comment veux-tu ? reprit le noble, désespéré. C'est Henriette et moi qui avons fait naître ces pensées chez notre fils ! Il a pris modèle sur moi ! Ne cherche pas d'excuses ! J'implore seulement ton pardon et celui de Marie...

— Tu l'as, Louis. Il y a aussi celui d'Emmanuel. C'est lui qui a dû le plus souffrir !

— Oui, et penser qu'à cause de quelques coups de poings vengeurs, il est menacé de renvoi, c'est injuste ! Mon père, permettez que j'intercède pour l'injurié, pour la victime, pour l'innocent ! Vous aviez raison, c'est une affaire d'honneur. Et quand sa mère est attaquée, il est normal pour un fils de la protéger. Emmanuel n'a fait que son devoir en cognant. Je m'étonne qu'il n'ait pas fait pire. Il aurait dû tuer le menteur, l'infâme, sur place.

— N'exagérons pas, dit le prêtre avec un sourire.

— Vous auriez toléré, vous, qu'on dise du mal de votre mère, de manière si indigne, si abjecte ? rétorqua l'aristocrate français de la plus vive manière. Je peux vous assurer qu'en pareilles circonstances, j'aurais vu rouge et je n'aurais pas fait de quartier ! D'ailleurs, vous ne nous avez pas dit comment s'est soldé le pugilat !

— Je suis arrivé à temps. D'après les témoignages des élèves présents, c'est votre fils qui a porté le premier coup...

— En plus ? rugit Louis de Hautefort. Il n'a donc aucune décence ?

— Et Emmanuel s'est défendu en l'expédiant à terre !

— C'est tout ? Et vous voulez renvoyer cet enfant pour un simple réflexe de défense ? Alors que tous les torts sont du côté de mon fils, un goujat qui a déshonoré le nom de ses ancêtres ? Mon père, vous n'êtes pas sérieux !

— Figurez-vous que c'est Emmanuel lui-même qui m'a demandé son renvoi immédiat avec pour condition de ne vous parler de rien. Devant mon refus, il m'a abreuvé d'injures qui vous feraient rougir si je vous les répétais, espérant me donner ainsi de vrais motifs de renvoi. Maintenant que je sais que vous vous connaissez bien, je comprends nettement mieux sa démarche et sa volonté farouche de ne pas vous souiller avec ce qui venait de se passer ! J'avoue honnêtement être passé complètement à côté et l'avoir puni pour ce que je considérais être de l'insolence.

Louis, accablé, cacha son visage dans les mains. Il était partagé entre l'humiliation d'avoir été la cause première du comportement indigne de son fils et la reconnaissance pour la manière dont Emmanuel avait souhaité l'épargner. L'ingénieur, resté très silencieux, lui aussi épouvanté par ce qu'il entendait, posa sa main sur son épaule :

— Louis, vois l'aspect positif : Emmanuel ne t'en veut pas !

Le noble redressa un visage défiguré par la souffrance :

— Parce qu'il est le fils d'un père et d'une mère admirables ! Et mon abject fils est le fruit d'un abject père !

Terrifié par le regard et l'expression de son compatriote, Yves saisit sa main et la serra avec force :

— Ne sois pas trop dur, ni pour lui, ni pour toi ! Louis, je t'en supplie ! Emmanuel ne voudrait pas qu'il vous arrive quelque chose ! Ne rends pas son sacrifice inutile, c'est le seul moyen de te racheter ! Pense à lui ! Tu ne peux accepter de lui faire encore mal !

Il y eut un lourd silence. Le père Forristal se tenait coi. Il avait parfaitement conscience qu'il était de trop dans cette discussion entre les deux français. Il se contenta de prier pour la paix des cœurs si cruellement meurtris, qu'ils soient coupables ou victimes.

Louis de Hautefort finit par rendre la pression de main à son interlocuteur. Ses traits s'étaient légèrement détendus, mais des larmes brillaient dans ses yeux. Il ne songeait même pas à dissimuler son intense émotion.

— Merci, Yves. Tu m'as rendu à mon devoir. L'orgueil blessé m'avait aveuglé. Merci.

Incapable d'en dire davantage, il sortit à grandes enjambées.

L'ingénieur et le prêtre se regardèrent un moment sans parler.

— Voilà un ami, un vrai, murmura enfin Yves. Maintenant, je le sais.

On était jeudi. Le père Forristal conseilla donc à l'ingénieur de ramener chez lui ses deux garçons pour le congé de fin de semaine, afin de laisser à tout le monde un peu de temps pour récupérer après cette grave crise. Naturellement, Emmanuel n'était pas renvoyé. La veille, il avait reçu les coups de canne sanctionnant sa terrible révolte et ses injures ce qui suffisait comme châtiment. L'affaire était désormais close.

Les Le Quellec étaient si inquiets sur les conséquences de l'incident qu'ils se rendirent le soir même chez les Hautefort, chose qu'ils ne faisaient jamais d'ordinaire. Ils trouvèrent Henriette en larmes. Elle venait juste d'apprendre la triste nouvelle par son mari. Comme lui, elle savait qu'ils étaient seuls responsables de ce qui s'était passé. Maximilien avait su se souvenir de leurs propos désobligeants à l'encontre du mousse, bien après que celui-ci fût agréé par ses parents. En fait, plus que de faire du mal aux Le Quellec, il avait surtout voulu se rendre intéressant auprès de ses camarades. Ensuite, il n'avait plus rien maîtrisé.

— Oh, mes amis, comment osez-vous encore venir nous voir ? s'écria Henriette en tombant dans les bras de Marie. Vous êtes trop bons ! Et Emmanuel est votre digne fils ! Comment avons-nous pu dire tant de méchancetés sur lui ? Comment pouvons-nous réparer le mal que nous avons fait ! Marie, à cause...

— Chut, Henriette ! Nous sommes justement venus vous dire de ne pas trop remuer le passé ni de ressasser votre culpabilité. C'est inutile, cela vous fait du mal, cela nous fait du mal. Notre amitié est passée par l'épreuve du feu. Elle est plus solide qu'elle ne l'a jamais été ! Soyez en convaincus !

Les Hautefort ne pouvaient l'être. Ils ne se pardonnaient pas leur bassesse des premières semaines de la vie d'Emmanuel chez les Le Quellec. Ils ne se sentirent mieux qu'en venant le lendemain à Ti-Ar-Mor pour rencontrer l'enfant. Celui-ci les accueillit avec sa chaleur habituelle.

— Non, bien sûr, je ne vous en veux pas, dit-il gravement. J'en veux à Maximilien. Parce qu'il pouvait me traiter de moricaud sans mêler Maman à tout cela. C'est à cause de ce qu'il a fait à maman que j'ai souffert. Elle ne méritait pas d'être traînée dans la boue ! On fait de la musique ?

C'était le meilleur moyen de retrouver une certaine sérénité. Emmanuel le savait. Il était important de reprendre les habitudes du passé.

Le lundi matin, très tôt, Yves Le Quellec déposa ses deux garçons devant la porte de Saint François Xavier. Yannick appréhendait ce retour. Il avait très mal vécu cet épisode dans lequel il n'avait pas brillé par son courage et n'avait pas vraiment soutenu son frère. Et comme celui-ci, il était hors de lui que sa mère bien aimée ait été salie par l'ignoble Maximilien.

Durant leur absence, tout était sagement rentré dans l'ordre. Les enseignants en avaient profité pour tenir des discours éminemment moraux et didactiques sur les méfaits des fausses accusations, de la jalousie et insistèrent sur la nécessité de rester en toute occasion honnête et courageux, comme l'avaient été les deux français dont l'attitude particulièrement digne fut mise en valeur. L'exclusion d'un an de Maximilien fut annoncée, pour bien montrer où se situaient les torts.

Bientôt, grâce au cycle infernal des études et des leçons, le voile de l'oubli retomba sur ce début de trimestre plutôt houleux. Les deux français retrouvèrent un anonymat qu'ils n'auraient jamais dû quitter. Il n'y eut qu'un homme dont le regard, en se posant sur l'élève de quatrième section, était différent, plus attentif, plus insistant, plus aimant.

Le jour du renvoi de Maximilien, après le départ du vicomte de Hautefort, le père Forristal avait retenu l'ingénieur.

— Monsieur Le Quellec, pour la paix de mon âme et la bonne continuation de mon œuvre, j'ai une question très intime à vous poser.

Yves avait posé sur lui ce regard droit et vif qui faisait de lui un interlocuteur d'emblée sympathique :

— N'allez pas plus loin, mon père, avait-il dit sans embarras, malgré un ton grave qui trahissait l'importance de ses propos. Je la devine. Il n'y a pas de fumée sans feu. Emmanuel n'est pas la chair de notre chair, même si elle est celle de notre cœur.

— Je le soupçonnais. Il a un jour laissé échapper des paroles surprenantes pour un enfant, des paroles de mort. Or vous êtes bel et bien vivant !

Yves Le Quellec avait alors résumé brièvement ce qu'il savait de la vie de son fils.

— Nous aurions pu vous dire tout cela lors de l'inscription, avait-il conclu. Mais nous ne l'avons pas souhaité pour faire d'Emmanuel un enfant semblable aux autres aux yeux de tous.

— Cette discrétion est toute à votre honneur et je vous approuve. Il est évident que jamais je ne me serais permis une intrusion dans ce domaine si privé s'il n'y avait eu ces rumeurs et notre rencontre d'aujourd'hui. Emmanuel ne m'avait pas fait de confidences et je n'allais certes pas les susciter. Mais les événements m'y ont quelque peu obligé.

— Finalement, je n'en suis pas fâché. Vous comprendrez peut-être mieux son comportement...

— Rebelle, je l'ai déjà constaté, mais sans bassesse.

— C'est pour lui apprendre à vivre en société que nous avons voulu l'inscrire chez vous !

Le père Forristal avait souri :

— Nous en reparlerons ! Ce n'est pas gagné, surtout avec l'expérience de la vie qu'il a eue. C'est une forte personnalité, ce garçon, mais c'est avant tout un être d'amour. Il suffit de croiser une fois son regard pour le savoir. Que Dieu vous bénisse tous, vous les parents et lui, l'enfant privilégié sauvé par vous du désespoir et de la mort ! Qu'il vous protège dans cette sainte œuvre !

La conversation s'était arrêtée là. Et depuis, le directeur de Saint François Xavier priait particulièrement pour ce petit garçon à l'itinéraire affectif si chaotique qui avait enfin trouvé une famille et qui bataillait dur pour la garder.

Les compositions venaient chaque mois encourager ou sanctionner le travail de quatre semaines. Si pour les élèves, la dernière était la plus importante et la plus angoissante parce qu'elle déterminait le passage ou non dans la section supérieure, la première intéressait particulièrement les professeurs. C'était grâce à elle qu'ils pouvaient se faire une idée du niveau de leurs nouveaux élèves et savoir si les résultats obtenus confirmaient ceux de l'examen d'entrée. Le comportement en classe ne leur donnait qu'imparfaitement des éléments de réponses. Il y avait toujours des garçons vifs qui donnaient l'illusion d'en savoir bien plus qu'ils n'en savaient en réalité et des garçons effacés capables de briller à l'écrit. C'était à l'occasion de cette première évaluation que des ajustements de sections pouvaient se faire. C'était assez rare. Dans l'ensemble, les professeurs avaient bien jugé leurs candidats dès l'examen.

Il n'y avait qu'un cas qui leur posait véritablement problème, celui d'Emmanuel Le Quellec. L'enfant avait fait beaucoup parler de lui au tout début du mois, puis, personne ne l'avait plus remarqué, sauf pour s'étonner de son extrême discrétion en toutes circonstances. Or, son profil était tout sauf banal. Il semblait perdre son temps en quatrième section dans les disciplines scientifiques (James Larkin était passé par là). Dans les matières n'ayant pas besoin de grosses connaissances antérieures, comme il apprenait parfaitement ses leçons, il obtenait aussi d'excellents résultats qui masquaient une immense ignorance, ses enseignants en étaient convaincus : pour le piéger, il suffisait de poser une question toute simple en dehors de ce qui était précisément dans la leçon du jour. Mais ils s'accordaient tous pour dire qu'il avait sa place dans cette section à condition de lui fournir du soutien dans les domaines plus fragiles. Le professeur de latin s'engagea à le remettre à niveau certain qu'avec quelques leçons particulières, il pourrait suivre sans problème.

Cette aide se greffait sur un emploi du temps déjà extrêmement chargé car il quittait tous les jours l'étude avant les autres pour étudier le piano et le violon pendant au moins deux heures. Le travail était toujours fait, soigneusement, rapidement, avec un souci de clarté et de rigueur. Le bureau qu'il laissait derrière lui était dans un ordre impeccable.

Avec le temps et l'intérêt que chacun prenait pour lui, on fut frappé par sa puissance de concentration alors qu'il était à un âge où souvent la règle est la dispersion, l'étourderie, la désinvolture. Cette précieuse faculté, jointe à une intelligence particulièrement souple et à une détermination quasi farouche, en faisait cet élève efficace, trop silencieux, trop effacé, qui trouvait le temps de tout mener de front.

Emmanuel, artiste, sensible jusque dans ses moindres fibres, trompait son monde. Il apparaissait comme un esclave de l'organisation. Ses journées étaient minutées, remplies de diverses contraintes scolaires et musicales qui ne lui laissaient aucun moment de liberté. Il semblait d'ailleurs que cette activité qui frôlait le surmenage fût un réflexe de défense pour dominer une insidieuse angoisse. L'enfant détestait la pension, surtout la nuit et ne rêvait qu'aux bienheureuses fins de semaines chez ses parents où il pouvait jouer du piano toute la nuit s'il le souhaitait, aller se promener avec Kinou sur les rochers, tirer des bords dans la baie avec le canot, bref où l'oiseau captif retrouvait sa liberté. L'étude acharnée l'empêchait de sombrer dans la dépression.

C'était l'opinion du directeur qui avait compris dès son premier contact avec Emmanuel combien celui-ci était un écorché vif. Il avait été très surpris par cette discipline draconienne qu'il s'imposait le sachant allergique à toute contrainte extérieure imposée. Un moment, il craignit que l'enfant ne s'enferme dans l'intellectualisme pour échapper à ses démons. Il fut très satisfait d'apprendre et de constater de ses yeux qu'il se donnait autant aux activités physiques qu'à l'étude et même qu'il en remontrait à beaucoup : tout maigrichon qu'il fût, il possédait une endurance enviable, il courait comme un lièvre et n'était guère embarrassé aux agrès. Mais dans le sport comme dans le reste, il demeurait très individualiste, ne parvenait pas à s'intéresser à un jeu collectif et mettait invariablement son équipe dans une position délicate pour avoir été distrait au moment crucial. Durant les récréations, il recherchait la compagnie de son frère, lui-même assez isolé et ils s'inventaient tous les deux un monde d'où leurs camarades étaient d'autant plus exclus qu'ils communiquaient entre eux en français. Leur grand jeu était de s'imaginer entourés d'ennemis dont il s'agissait de tromper la vigilance. Et en fin de semaine, avec Gwénaël, ils mettaient au point des stratégies pendables pour éviter leurs congénères pendant la semaine qui allait venir.

Malgré cela, les garçons de deuxième section avaient bien accepté Yannick, élève moyen, sans histoire, sympathique même s'il ne les fréquentait pas beaucoup. Ils n'avaient rien à lui reprocher. En quatrième section, le tableau était tout différent. Bon nombre d'élèves ne supportaient pas cet enfermement si extrême d'Emmanuel sur lui-même et sur ses études. Ils ne pouvaient penser, dans l'ignorance et la cruauté de leur âge qu'une des raisons de la distance de l'enfant à leur égard était une peur intense d'être rejeté par eux à cause de sa trop grande différence d'âge et d'intérêts. L'un d'eux particulièrement avait fait d'Emmanuel une cible de choix. Dominique Williams était un garçon bâti comme une armoire qui mangeait plus qu'il ne travaillait et préparait plus de mauvais coups que de devoirs. Il s'était hissé péniblement de classe en classe, avec un nombre impressionnant de blâmes et de punitions. Ce n'était pas tant son habileté à se tirer des mauvais pas qui lui avait permis de rester à la pension que la volonté du directeur de ne pas rejeter un être qui avait besoin de sa discipline ferme et juste. Dominique était orphelin de père et de mère et vivait chez son oncle, un brave homme célibataire qui ne savait pas vraiment l'éduquer. Saint François lui fournissait un cadre, avec limites et garde-fous.

Ce Goliath adolescent n'était guère aimé de ses camarades qui, sans être de petits anges non plus, lui reprochaient sa force brutale, son absence totale de moralité et sa méchanceté gratuite. L'isolement qui en découlait renforçait l'agressivité et la rancune du garçon qui se jugeait traité en paria sans l'avoir mérité. Emmanuel cristallisa sa haine : il ne supportait pas son attitude devant le travail, ni ses bons résultats, ni l'aura de mystère qui l'entourait. Il se jura de tout mettre en œuvre pour l'empêcher d'étudier.

Ce furent des jours très difficiles pour l'enfant qui découvrit qu'il pouvait y avoir pire que les persécutions des matelots. A bord du Golden Star, on l'embêtait plutôt tandis que là, c'était des attaques ciblées : ses livres disparaissaient, un encrier était renversé sur ses cahiers, ses crayons étaient systématiquement cassés, ses vêtements étaient déchirés. Ce fut quand il trouva deux cordes arrachées à son violon qu'il décida de faire front. Il fallait démasquer le ou les coupables et leur passer l'envie de continuer à en faire un bouc émissaire. Il mit Yannick dans la confidence. L'aîné des Le Quellec se sentait toujours très valorisé quand son frère avait besoin de lui. Marqué par l'incident du début de l'année durant lequel il n'avait pas fait preuve d'un soutien à toute épreuve, il souhaitait se racheter. Et puis, c'était une mission réelle, pas seulement imaginaire comme les autres. Avec ses risques. Il écopa d'un devoir supplémentaire pour être monté au dortoir au lieu d'aller aux toilettes extérieures, mais sa joie d'annoncer à Emmanuel : « c'est Williams » n'en fut pas ternie. Enfin, quelque chose de passionnant à vivre au milieu de la monotonie des cours et des leçons.

Dès le lendemain, Emmanuel coinça le garçon entre deux portes à la sortie du réfectoire.

— Demain matin, à cinq heures, derrière le terrain de cricket. A mains nues. Trouve-toi un témoin. J'ai le mien.

Ce fut dit très vite, d'une voix ferme, avec cet accent impérieux qui l'assimilait instinctivement à un chef. Dominique Williams, sidéré par cet aplomb auquel rien ne l'avait préparé, n'eut ni le temps, ni la présence d'esprit de répondre. Il eut seulement un vague, très vague pressentiment que l'affaire dans laquelle il allait s'engager risquait de l'attirer plus loin qu'il ne l'aurait voulu. Que signifiait cette soudaine intervention de son ennemi ? Savait-il donc qui était à l'origine des méchancetés dont il était l'objet ? Non, c'était impossible. Personne n'avait pu être témoin de ses méfaits. Il avait pris tant de précautions. Le cerveau de Dominique fonctionnait mal. Il paniquait, comme pris dans un invisible filet. Devait-il accepter ce combat matinal ? Oui, sans doute, à moins de passer pour un lâche. Mais il ne ferait qu'une bouchée de cet avorton et alors, l'affaire serait ébruitée et il serait renvoyé. S'il ne se présentait pas, comment réagirait son provocateur ? Il avait sûrement une raison pour avoir fait ce qu'il avait fait. Mais laquelle ? Laquelle ?

Le garçon ne put fermer l'œil de la nuit. Il ressassait dans sa tête toutes les éventualités et pour la première fois, redoutait sérieusement de ne pas se sortir de ce guêpier avec sa chance habituelle. Il avait eu du mal à trouver un témoin. Tous ceux qu'il avait sollicités avaient refusé, ne souhaitant pas se mêler d'une mauvaise querelle. Un seul s'était ravisé, Horatio May, pris de remords. Mieux valait voir ce qui allait se passer et pouvoir intervenir en cas d'urgence.

Lorsque Horatio vit qui son camarade allait affronter, il eut la tentation de s'enfuir réveiller le directeur. Il lui semblait qu'en restant là, il serait le témoin horrifié d'un carnage. L'adversaire de Dominique était son exact contraire, une gazelle face à un rhinocéros. Il était impossible de les mettre en présence sans condamner le plus jeune et le plus faible à mort.

Les deux français paraissaient parfaitement détendus, presque guillerets. Horatio jugea cette bonne humeur suspecte. Que complotaient-ils ?

Dominique piaffait d'impatience, désireux d'en finir le plus rapidement possible. Plus ils traîneraient là, plus ils auraient de chance d'être surpris ce qu'il ne fallait absolument pas. Mais Emmanuel, partisan de ses aises, enlevait tous les vêtements qui auraient pu le gêner, ne gardant que l'indispensable pour rester décent.

— Je suis prêt, dit-il enfin.

Horatio frémit : ainsi dévêtu, Emmanuel faisait plus fragile que jamais, mais à voir la lueur moqueuse qui dansait dans ses yeux, il n'était pas dupe de l'effet qu'il produisait et devait compter sur lui pour en obtenir un bénéfice.

— Que le meilleur gagne ! annonça alors Yannick de sa voix juvénile.

Dominique n'attendait que cela. Sans plus se poser de questions, il attaqua puisqu'il était là pour cela. Son poing rencontra le vide. Un rire insultant retentit à ses oreilles, le jetant dans une rage folle. Ah, ce démon ne le tiendrait pas longtemps en échec. Il allait le châtier de manière exemplaire ! Il ne serait pas dit qu'il se laisserait ridiculiser par un pareil gringalet !

Mais c'était ignorer qu'Emmanuel souple, mince, aussi nerveux qu'un chat, allait lui imposer un combat pour lequel il n'était pas préparé. Le feu-follet tournoyait, léger, aérien, l'entraînant dans une danse démoniaque, le taquinant constamment, lui tirant les cheveux, le pinçant, l'obligeant à courir de tous côtés à la recherche de sa proie. Le gros garçon, peu habitué à un exercice physique aussi intense, suait, haletait, sans consentir à céder.

— Allez-vous arrêter ?

Les rires qui secouaient Horatio et Yannick depuis quelques minutes s'arrêtèrent dans leur gorge. Tout au spectacle insolite et comique, ils avaient l'un et l'autre complètement oublié où ils étaient et ce qu'ils faisaient là. L'arrivée du directeur se chargea de les ramener très vite sur terre. Emmanuel, surpris dans un entrechat, se figea un instant dans une pose gracieuse avant de reprendre son équilibre. Prestement, il se saisit de ses vêtements et se rhabilla en un tour de main. Dominique Williams, au bord de la suffocation, ne voyait dans la présence d'un intervenant extérieur que l'arrêt d'un supplice qui n'avait que trop duré. Il avait le sentiment que ses poumons allaient éclater. Le père Forristal n'était pas seul. Il était accompagné du professeur de mathématiques dont les fenêtres donnaient sur cette partie de la pension et qui, s'étant levé très tôt pour corriger des copies, avait vu des mouvements d'élèves très surprenants à cette heure matinale. Charles Henry se retenait visiblement pour ne pas sourire devant le tableau cocasse que formaient les quatre garçons, mais le directeur, lui, n'était pas disposé à trouver drôle ce rassemblement. Son regard était furibond.

— Emmanuel Le Quellec, commença-t-il sans aménité, tu sembles vraiment avoir le coup de poing facile ! Ton comportement me déçoit beaucoup ! Je t'ai fait grâce du renvoi deux fois ! Pas la troisième !

— Vous l'ai-je jamais demandé ? répliqua l'enfant qui, à force de maîtrise de soi finissait par tomber dans l'insolence et oubliait à qui il s'adressait.

Le prêtre, tout saint homme qu'il fût, connaissait des limites à sa patience. Qu'un de ses élèves osât lui parler sur ce ton dépassait les bornes. Sa main partit toute seule imprimer sa marque sur la joue d'Emmanuel qui, loin de s'en trouver calmé, y puisa un nouvel aliment pour sa colère.

— Voilà la pratique de l'enseignement que vous prônez ! Je suppose que je dois tendre l'autre joue pour vous prouver que j'ai bien compris la doctrine chrétienne ?

Charles Henry considérait son meilleur élève de mathématiques avec terreur. Quelle mouche le piquait donc, lui si timide, si taciturne ? C'était inouï ! Le moins surpris était le père Forristal qui avait déjà entendu ce ton dans la bouche du garçon. Au moins, jusqu'à présent, Emmanuel était resté dans les limites de la correction du langage. Il était capable de tellement pire quand il le décidait. Ce souvenir calma le directeur qui essaya de renouer le dialogue sans se laisser entraîner par la passion.

— Je suppose qu'il y a un offensé et un offenseur. Lequel est lequel ?

Dominique Williams ne parvenait pas à reprendre son souffle. Ses poumons le brûlaient. Emmanuel le considérait avec inquiétude : son camarade allait-il faire un malaise ? Dans une louable intention de justice, il répondit gravement :

— C'est moi qui ai demandé cette rencontre, monsieur.

Le père Forristal avait depuis longtemps cessé d'exiger que l'enfant renonce à ce « monsieur » qui niait son appartenance au sacerdoce. Chaque chose en son temps. Il ne s'agissait pas de braquer le rebelle.

— Rencontre ? répéta-t-il, narquois. Aurais-tu peur des mots ?

— C'est exact, dit Emmanuel sans s'émouvoir. Le terme est impropre. Dominique Williams saura mieux vous l'expliquer que moi puisqu'il sait qu'il ne m'a pas rencontré !

Yannick, à cette remarque de son frère, pouffa de rire de manière très irrévérencieuse. Horatio May sentit qu'il était temps de sortir de son rôle de simple spectateur et de s'engager un peu.

— Mon père, il n'y a eu aucun coup échangé entre Williams et Le Quellec !

— Comment cela, aucun ? Sommes-nous arrivés avant ?

— Pas du tout ! reprit Horatio avec vigueur. En fait, Emmanuel n'a pas dû vouloir affronter Dominique selon des règles normales parce qu'il savait qu'il ne faisait pas le poids. Alors, il s'est contenté de le harceler en le faisant courir et de le taquiner ce qui, comme vous l'avez vu, était très amusant à voir !

— Vraiment ? Aucun coup de poing ?

— Vraiment, mon père. Aucun ! s'écrièrent les deux témoins avec un ensemble parfait.

Interrogé du regard, Emmanuel sourit.

— Réfléchissez, monsieur, à ce que je suis devant Dominique. En plus, je suis musicien. Est-ce que vous pensez vraiment que je suis capable de m'abîmer les doigts en martelant une pareille masse ?

Comme d'habitude, les yeux du garçon brillaient avec une extraordinaire intensité. Il était impossible de croire à un mensonge. Le directeur le crut sur parole.

— Soit. Mais me diras-tu pourquoi cette mascarade ?

Comme quelques semaines plus tôt avec Maximilien, Emmanuel garda le silence. C'était donc qu'il avait quelque chose à cacher. Le prêtre n'insista pas. Il fit ce qu'il faisait en pareilles circonstances : il prit chacun des quatre protagonistes à part et lui fit passer un interrogatoire en règle. Il commença par Horatio qui ne sachant rien des motifs de ses camarades l'avoua aussitôt. Il insista sur les raisons de sa participation, dans le but d'empêcher Williams d'assommer son adversaire qu'il n'avait connu qu'à la dernière minute.

Dominique, qui avait recouvré une respiration et un teint normaux, se hâta d'accabler les deux français qui venaient de le ridiculiser de la plus détestable manière. C'étaient eux les coupables. Ils étaient odieux, sournois et impitoyables. Cette charge virulente contre les frères Le Quellec ne sut convaincre le directeur. Non seulement le passé de Dominique ne prévenait pas en sa faveur, mais en plus, il se montrait trop tranché dans le récit qu'il faisait. A l'en croire, il était innocent de tout et ne comprenait pas pourquoi on s'en prenait à lui, victime sans défense.

Un peu écœuré par cette attitude, le père Forristal entendit ensuite Emmanuel dont il n'attendait rien, mais dont le regard droit et lumineux l'apaisa. Le garçon admit à nouveau avoir été à l'origine de la rencontre matinale, sans vouloir en dire plus. Il estimait que c'était une affaire qui le concernait seul et qu'il s'était amplement fait justice en s'amusant aux dépends de Dominique. Il ne s'agissait pas de l'enfoncer encore davantage puisqu'il était déjà en mauvaise posture.

Yannick fut beaucoup plus prolixe. Bien qu'Emmanuel lui eût pourtant demandé le silence, il fut incapable de résister à l'interrogatoire très cordial du directeur. Ce dernier connaissait ses ouailles. Le jeune français ne partageait pas les convictions de son frère quant aux vertus du silence. Il raconta tout, les brimades de Dominique, ses méchancetés, ses persécutions à l'égard de son cadet. Le père Forristal se montra très satisfait de ce qu'il apprenait qui dévoilait ainsi deux personnalités dissemblables, l'une désireuse de faire le mal et accusant les autres des pires méfaits, l'autre subissant sans un mot de révolte et se débrouillant pour restaurer le droit et la justice dans la discrétion. Il ne punit pas davantage Dominique Williams, estimant que l'humiliation subie devant témoins lui servirait de leçon. De plus, il ne voulait pas priver Emmanuel des conséquences de sa générosité. Les deux garçons se retrouvèrent donc en classe sans que l'incident ait été ébruité en dehors. Le plus jeune se remit au travail comme si rien ne s'était passé, l'aîné couvait dans son cœur les braises d'une vengeance future, l'ensemble sous les yeux avertis de Charles Henry qui venait de découvrir un peu de la vérité de ses élèves.