Les Préludes — Chapitre 11

En ce début d'année 1869, le jeune Yannick était fort morose : il allait entrer en pension en mars, un événement qui lui déplaisait souverainement. Il se contentait du très peu qu'il savait, préférant plus que tout s'ébattre dans la nature en compagnie de ses frères et de Kinou. Mais ses parents estimaient qu'à dix ans, il était amplement temps d'apprendre à vivre en jeune homme civilisé au lieu de courir les rochers, les plages et la campagne avec insouciance, ignorant qu'il existait une grammaire latine, de la géométrie, de l'histoire et autres sujets enseignés dans une école. Ils l'avaient donc inscrit dans le seul établissement de la ville susceptible de leur offrir toutes les garanties de bonne éducation, de savoir, d'intégrité, de tolérance et d'ouverture. Comme les Hautefort et dans la même situation qu'eux avec leur rejeton, ils appartenaient à la minorité catholique qui, composée en grande partie d'Irlandais, ne jouissait pas toujours d'une bonne réputation. Ces immigrants pauvres n'étaient pas exigeants sur la qualité de l'enseignement. D'autres le furent pour eux. Ce fut le cas du Père Forristal, lui-même Irlandais et fier de l'être, qui se battit pour que change l'image de sa religion dans un pays à dominance anglicane. Il avait aussi la vocation d'éducateur. Après avoir consacré son talent aux enfants de Dublin, il eut l'intuition que sa place était ailleurs, qu'il lui fallait suivre la trace d'illustres prédécesseurs. Il partit donc comme d'autres l'avaient fait avant lui, hésita un moment à se fixer en Afrique, puis aux Indes avant de choisir l'Australie. C'était au moment où l'archevêque de Sydney, Monseigneur John Bede Polding s'inquiétait aussi de l'éducation de ses ouailles. Il avait mis sur pied le collège Lyndhurst dans le quartier Glebe, à l'ouest de la ville. Il approuva qu'un autre établissement ouvre ses portes dans le centre, à la lisière du quartier de Wooloowooloo. En quelques années, le père Forristal sut donner à son modeste établissement une telle réputation qu'il attira les enfants des meilleures familles de la ville et des environs, catholiques ou non. La religion n'était pas un critère d'inscription. L'habituel clivage entre les protestants et les catholiques n'existait plus.

Avant tout, l'homme séduisait par ses manières directes, son regard perçant, sa chaleur humaine, son inlassable dévouement à la cause des enfants. Quelques cas difficiles lui furent envoyés. Il réussit à les intégrer dans une société qui les rejetait et qu'ils rejetaient. Les élèves, en majorité, le vénéraient. Ils acceptaient la discipline de la pension, stricte et exigeante qui faisait d'eux des hommes réfléchis, altruistes et non pas seulement des premiers prix de calcul ou de version latine. A cet égard, l'école se démarquait des autres établissements de tradition purement britannique ce qui lui assurait une grande popularité parmi ceux qui n'étaient pas sujets de sa Très Gracieuse Majesté. On y respectait davantage l'individu dans sa spécificité au lieu de vouloir le couler dans un moule unique. La multiplicité des origines en était une cause et assurait la pérennité de ce cosmopolitisme. Pour le Père Forristal, la diversité était une richesse qu'il fallait exploiter et non opprimer, le tout dans un esprit de profonde tolérance. Ainsi, le fagisme, habituel dans les pensions anglaises, n'avait pas cours.

Un tel établissement n'avait pu que séduire les Le Quellec —à cause de son ouverture— et les Hautefort —à cause de la parfaite éducation que l'on y recevait—. Toutes ces considérations d'adultes laissaient Yannick de marbre. Dans Saint François-Xavier (le Xavier étant le plus souvent escamoté), il ne voyait que l'arrêt brutal et inutile des folles parties de voile et de ses aventures avec ses frères. Sans compter que, pour le préparer, ses parents avaient eu la désastreuse idée d'amputer ses journées en vue de lui apprendre d'urgence l'orthographe anglaise et ses tables de multiplication !

— Et Emmanuel, qu'en faites-vous ? demanda un soir que James Larkin était monté à Ti-Ar-Mor et que l'ingénieur lui avait fait part de ses déboires pour faire étudier un fils particulièrement récalcitrant.

— Emmanuel ? répéta Yves, sans comprendre où le capitaine voulait en venir. Pourquoi parler de lui alors qu'il s'agissait de Yannick ?

— Oui, je dis bien « Emmanuel ». Car il faut enfin que je vous dise qu'en plus d'être musicien, cet enfant est d'une intelligence au-dessus de la normale...

— Qu'en savez-vous ? demanda Marie, très intéressée.

— Nous reviendrons à Yannick ensuite, mais quand Emmanuel est venu sur le Golden Star, il lisait et écrivait couramment. Je m'en suis aperçu le jour où j'ai voulu lui apprendre quelques rudiments de lecture qui auraient pu lui servir par la suite. Il m'a stupéfié. Jusqu'à la mort de Gupta, je me suis fait son professeur. Ensuite, il s'est mis à décliner. Plus rien ne l'intéressait. Je pense que le moment serait venu de redonner la nourriture adaptée à son cerveau ! Pour l'instant, il se contente de la musique et de beaucoup de lecture, d'après ce qu'il m'a dit, mais cela ne lui suffira pas...

— Vous avez sans doute raison. Pensez-vous que je devrais m'en occuper ?

James Larkin sourit, un peu malicieux.

— Vous allez hurler. En fait, je pensais à l'envoyer en pension avec Yannick.

— Larkin ! Vous êtes fou !

Le capitaine se mit à rire franchement à cette explosion qu'il attendait.

— Je savais bien que je vous ferais bondir !

— Et cela vous amuse ? Comment pouvez vous envisager une solution pareille ?

Marie Le Quellec paraissait sérieusement en colère. James Larkin la regarda d'un air contrit.

— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous blesser. C'est qu'il me paraît dommage de ne pas donner à cet enfant les mêmes chances qu'à Yannick.

— Nous sommes prêts à lui payer un précepteur !

— Et pourquoi pas pour Yannick aussi ?

— Parce qu'il a besoin de se confronter à ses congénères et d'être dans une ambiance stimulante. Il ne peut pas vivre replié sur Ti-Ar-Mor !

— Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée ? S'il y a une urgence, c'est celle d'apprendre à Emmanuel à vivre avec des enfants de son âge. Pour Yannick, cela ne devrait pas être trop difficile. Il est sociable. Mais honnêtement, pour Emmanuel, c'est une autre paire de manche.

— Il n'est pas prêt ! affirma Marie Le Quellec d'un ton fort péremptoire.

— Bien sûr qu'il n'est pas prêt, répondit le capitaine avec gravité. Et je crains qu'il ne le soit jamais !

— Il le sera quand il sera plus équilibré, plus certain que tout ce qu'il touche ne meure pas !

— C'est-à-dire jamais, chère Madame. Il vivra toujours avec cette terrible fragilité parce qu'il sait que tout finit par disparaître dans la mort. A lui d'en faire un aiguillon pour vivre intensément, ce que je crois qu'il fait en ce moment. Par contre, cet enfant n'a vécu qu'entouré d'adultes, dans un monde d'adultes, avec des responsabilités d'adulte. Imaginez ce qu'il pourra éprouver en compagnie d'enfants de son âge mais qui ne partagent aucun de ses intérêts, ni aucune de ses expériences ! Il aura le sentiment d'être sur une autre planète ! En plus de cela, il est musicien, il possède une intelligence hors norme. Vous voyez que le tableau de son intégration sociale n'est pas fameux !

Les arguments du capitaine étaient percutants. Yves, après un moment de réflexion, reprit :

—  A-t-il vraiment besoin de cette intégration ?

— Je trouverais dommage qu'il soit un inadapté social alors qu'il a tant de qualités humaines. Il risquerait de grandir sans amis de son âge ou du moins, jeunes.

— Il s'entend bien avec Yannick et Gwénaël ! objecta Marie.

— Très bien. Avez-vous observé leurs relations sans qu'ils s'en doutent ?

— Ils s'amusent comme des fous !

— Oh oui, sauf qu'il y a une implacable hiérarchie dans leurs jeux. Emmanuel est le chef incontesté et incontestable. C'est lui qui fixe les règles, qui organise, qui supervise, comme si rien n'était plus naturel. Et pour lui, cela l'est. Il a les compétences, l'imagination, la raison. Ses frères le sentent bien. Vous imaginez cela dans une classe ?

— Je vous trouve bien pessimiste, mon ami ! fit remarquer l'ingénieur.

— Pessimisme, moi ? Concernant cet enfant ? Non. Pas après l'année que nous venons de vivre. J'appellerais plutôt cela du réalisme. Il ne faut pas se voiler la face : vous n'avez pas n'importe quel enfant ! Je pense donc que pour vaincre la résistance de Yannick, il serait judicieux de lui dire qu'Emmanuel l'accompagne à la pension. Les deux garçons pourront se soutenir mutuellement, Yannick permettant à son frère de trouver sa place d'enfant dans l'école et Emmanuel aidant Yannick à travailler le mieux possible !

Ni Yves, ni Marie n'étaient convaincus. Mais l'idée était semée dans leur esprit. Ils dirent qu'ils voulaient la considérer à tête reposée. La rentrée était six semaines plus tard, cela laissait du temps pour réfléchir et pour sonder les réactions d'Emmanuel à ce sujet. Comment prendrait-il la chose, lui qui n'avait quasiment pas quitté l'enceinte de Ti-Ar-Mor depuis son arrivée et qui refusait toujours de descendre en ville quand l'occasion se présentait ? Son univers restreint lui suffisait. Il s'y sentait bien, en sécurité. Pourquoi aurait-il cherché à l'élargir quand il le comblait ?

Le fait qu'il rôdât comme une âme en peine autour du bureau de l'ingénieur quand Yannick y travaillait à contrecœur étonna les Le Quellec qui s'imaginèrent qu'il attendait seulement la libération de son frère pour aller jouer. Ils lui expliquèrent donc la nécessité que son aîné avait d'apprendre quelques notions de base avant de partir à la pension.

— Je ne pourrais pas apprendre avec lui ? demanda timidement le petit garçon.

— Cela te ferait plaisir ?

— Oh oui ! s'écria Emmanuel d'un élan enthousiaste qui en disait long sur son désir.

Yves introduisit alors l'enfant dans son bureau. Yannick lorsqu'il eût compris que son frère souhaitait ce qu'il détestait, à savoir étudier, le décréta complètement fou. Pouvait-on aimer le calcul, l'orthographe, la géographie, l'histoire ? Il n'en crut pas ses yeux quand il le vit commencer une page d'exercices de mathématiques et noircir une feuille de papier à une vitesse époustouflante. Son père regardait aussi, prodigieusement intéressé.

— Tu as déjà fini ?

Emmanuel, tout sourire, lui tendit sa feuille.

— C'était très facile ! Avec le capitaine, c'était plus sérieux !

Yves passa le reste de la leçon à évaluer les connaissances de l'enfant, sous le regard éberlué de Yannick qui s'apercevait que son frère, plus jeune et venu d'un voilier, en savait bien plus que lui. De fait, il était extrêmement en avance dans les disciplines scientifiques, à l'exception des sciences naturelles, il écrivait couramment l'anglais quoiqu'avec une orthographe assez fantaisiste. Il n'avait aucune notion d'histoire mais était imbattable en géographie. Bref, non seulement il affichait une certaine culture, mais il prouvait aussi que James Larkin s'était montré, dans les domaines qui étaient les siens, un excellent professeur.

Que faire d'un enfant pareil ?

A la suggestion d'aller avec Yannick en pension que lui fit James Larkin lors d'une visite, il répondit farouchement :

— La pension ? Jamais !

— Et pourquoi non ? Tu pourrais y apprendre plein de choses !

— Je n'ai pas besoin de la pension pour cela. Il y a vous, il y a papa pour m'apprendre. Et je peux lire !

— Ce n'est pas suffisant. Tu n'imagines pas tout ce que tu pourrais découvrir à l'école. Beaucoup plus et des choses très différentes que ni ton papa, ni moi ne savons !

— Si vous ne les savez pas, c'est qu'elles ne sont pas très utiles ! décréta Emmanuel avec une belle assurance.

— Que si, mais nous n'avons pas eu l'occasion de les apprendre.

— Yannick dit que la pension, c'est stupide !

— Ton frère n'aime pas apprendre ! Toi, si !

— Il dit qu'on dort tous dans la même pièce, que la discipline est terrible et que la nourriture est infecte !

James Larkin ne put s'empêcher de sourire. Depuis que Joséphine avait pris en main son alimentation dans le but très avoué de le fortifier, Emmanuel qui quelques mois plus tôt aurait mangé n'importe quoi ou rien s'il n'y avait rien, avait développé des tendances à la gourmandise. Il raffolait des petits plats que préparait la brave bretonne et celle-ci s'en donnait à cœur joie de pouvoir nourrir correctement son « petit squelette » comme elle le nommait parfois affectueusement.

— Tout cela est très exagéré. Et puis, tu as eu l'habitude de vivre avec d'autres...

— Ce n'était pas pareil ! Non, capitaine, je ne veux pas aller en pension ! Vous continuerez à être mon professeur, comme sur le Golden Star.

James Larkin n'insista pas. Il était normal que l'enfant rejetât l'idée de quitter le cocon familial. Mais il était important qu'il sût qu'il avait la possibilité de s'en éloigner s'il le souhaitait.

Durant les jours qui suivirent, l'ingénieur continua ses leçons avec Yannick en laissant Emmanuel y assister. Le plus jeune, très silencieux, écoutait sans un mot, attentif à tout. Il sentait Yannick très malheureux et ne voulait surtout pas accentuer son chagrin en le mettant involontairement en position d'infériorité. Il était suffisamment intuitif pour deviner que son frère pouvait éprouver de la jalousie et du découragement à son égard. Il prit la résolution de lui venir en aide et de lui rendre plus faciles ces matières qui lui posaient problème. Sur les rochers de Shark Point, il improvisa des compétitions de calcul mental, reprit les exercices auxquels il avait échoué et les lui expliqua jusqu'à ce qu'il les comprenne. Ils s'amusèrent à se faire des dictées en français et en anglais. Gwénaël était enchanté de ces leçons dont il bénéficiait lui aussi. Petit à petit, Yannick réussit mieux et, en réussissant mieux, trouva davantage de plaisir à étudier. Ce fut lui qui, à table un soir, déclara étourdiment :

— Pourquoi tu ne viendrais pas à la pension avec moi, Emmanuel ? Ce serait tellement plus agréable si nous étions tous les deux. Je me sentirais moins seul ! Papa et maman, vous voudriez bien qu'il vienne avec moi, n'est-ce pas ?

Il y eut un silence, rompu par Gwénaël :

— Non, je ne veux pas rester tout seul, moi !

— Il faudra donc qu'Emmanuel, tu te coupes en deux pour satisfaire tes deux frères !!! s'écria Marie en riant.

Le garçon fit une grimace. Il n'avait pas du tout envie de rire. Depuis un mois maintenant, il travaillait avec Yannick et son père. Il trouvait que cela n'avançait pas vite. Parfois, il se surprenait à penser qu'il aimerait avoir la chance de son frère. Une partie de cette chance. L'étude seule. Pas les camarades. Pas la promiscuité. Pas les terribles nuits dans un immense dortoir sans intimité, sans possibilité de se relever pour se promener sur la côte s'il le souhaitait. Non, il n'imaginait pas la vie sans ses parents, sans Joséphine et Mahzev, sans son chat, sans la musique, sans cette liberté et cette tendresse toujours présentes. Comment pouvait-il concilier son amour de l'étude avec la vie à Ti-Ar-Mor ?

La question de Yannick resta en suspens.

Pour entrer à Saint François-Xavier, l'examen était de rigueur afin de déterminer dans quelle section serait placé chaque nouvel élève. L'âge n'était pas un critère, mais bien les connaissances, car tous les enfants n'arrivaient pas à la pension dès leurs huit ans. Yves Le Quellec suggéra à Emmanuel de passer lui aussi l'examen pour voir un peu quel était son niveau dans toutes les disciplines. Cela ne l'engageait à rien, c'était juste pour s'amuser. L'enfant hésita et chercha à s'entourer de toutes les garanties possibles : cette proposition n'était-elle pas une manière cachée de le piéger ? Ses parents l'assurèrent que non. Ils s'engagèrent à respecter sa liberté, quoi qu'il décidât. Simplement, ils estimaient que c'était bon pour lui de se comparer à d'autres. Curieux de dont il était capable, il céda.

Pour Yannick, les résultats furent sans surprise et il fut aussitôt dirigé vers la deuxième section. Pour Emmanuel, cela fut plus compliqué. Le tableau offert était terriblement hétérogène. Il était inclassable. Devant ce dilemme, le directeur voulut rencontrer l'ingénieur. Celui-ci préféra parler d'abord avec son fils. Celui-ci avait déjà réfléchi. Le simple fait d'être incapable de répondre à des questions simples l'avait convaincu qu'il lui restait beaucoup à apprendre. Il lui fallait combler ces lacunes. Et la seule solution pour cela semblait être d'aller avec Yannick passer quelques années à remédier à son ignorance. Il voulut quand même être certain qu'il pourrait faire de la musique autant qu'il le voulait. Son père lui promit des leçons de piano et de violon en ville, avec des vrais professeurs. Emmanuel finit par donner son accord à la pension, la veille même de la rentrée, ce qui ne l'empêcha pas de pleurer dans sa chambre toutes les larmes de son corps en songeant à tout ce qu'il quittait pour l'amour des études. La décision avait été terrible à prendre. Et il n'était pas certain qu'elle fût la bonne.

L'ingénieur pria seulement le Père Forristal de faire pour le mieux, sans paraître plus soucieux que cela d'avoir un rejeton si différent des autres. Après de longues hésitations, le directeur finit par décider de mettre l'enfant en quatrième section. C'était une solution bancale, mais il n'y en avait pas de bonne.

Ce fut un moment très douloureux quand les deux garçons se retrouvèrent seuls dans la cour de récréation après le départ de leurs parents, au milieu d'une horde bruyante et animée. Ils se serrèrent l'un contre l'autre tout en sachant qu'il leur faudrait se séparer. Mais tant qu'ils pouvaient rester ensemble, c'était un peu de la chaleur de Ti-Ar-Mor qu'ils conservaient. Ils reconnurent Maximilien de Hautefort qui, comme eux, faisait ses premières armes. Ils ne l'aimaient pas, mais le trouvèrent ce jour là presque sympathique. Il avait le mérite d'être une tête connue dans un océan d'inconnus. Et pour une fois, il n'avait pas cet air suffisant qu'ils détestaient. Maximilien, c'était son père avant sa « conversion » et même bien pire ! Les trois frères ne le supportaient pas.

Emmanuel, plus encore que Yannick, éprouva un effroyable sentiment de solitude et de terreur lorsqu'il se retrouva dans le rang pour monter en classe. Il avait perdu tous ses repères. Un malaise familier lui tordit les intestins. Il appela Ismaël, oncle Douglas, le maharajah de Gundahar à la rescousse. Il lui fallait faire face. Après tout, il avait l'expérience de situations difficiles. Affronter ses congénères ne pouvait être pire que la brutalité de Clarke, les méchancetés de certains matelots. Il était fort, maintenant. Il avait des parents.

Durant cette première journée, il s'efforça avant tout d'évaluer son territoire et les ennemis potentiels. Tous ses sens étaient en alerte comme ceux d'un animal aux aguets. Ceux qui le côtoyèrent ne virent en lui qu'un gringalet renfrogné, extrêmement timide. Les uns le trouvèrent insignifiant. Les autres songèrent qu'ils ne feraient qu'une bouchée de lui : il avait tout du bouc émissaire idéal.

Ce jugement péremptoire s'évanouit dès le lendemain matin lorsque des langues bavardes racontèrent alentours que le jeune Le Quellec avait été surpris par le surveillant de nuit en train d'enjamber le mur d'enceinte de la pension. Rumeurs ? Racontars ? Vérité ? Yannick, interrogé, n'avait rien à dire. C'était peut-être vrai, c'était peut-être faux. Lui avait dormi. Il ne savait rien.

Le Père Forristal referma soigneusement la porte de son bureau avant de revenir s'asseoir à sa grande table de travail, couverte de papiers, de livres, de documents de toutes sortes qui donnait à première vue l'impression d'un désordre innommable. De cet amoncellement dans lequel une poule n'aurait pas retrouvé son poussin, il dégagea aussitôt une pile de dossiers dont il extirpa une couverture bleue sur laquelle le nom s'étalait en caractères parfaitement calligraphiés :

Emmanuel Le Quellec

Il ouvrit la chemise cartonnée. Maintenant, il se souvenait. Le nouveau venu était cet enfant aux résultats étranges qui n'avait été inscrit que l'avant-veille, alors que son frère l'était depuis des semaines. Qu'est-ce que cela signifiait ? Le directeur feuilleta le dossier qu'il avait entre les mains. Né le 18 février 1860, à Saint-Malo... Pas de date de baptême... Ah, les copies d'examens... Oui, c'était vraiment surprenant. Des pans entiers de son éducation semblaient avoir été négligés... alors que d'autres étaient approfondis à l'extrême. Etonnant vu la famille et le frère aîné...

Le prêtre referma le dossier et leva les yeux vers son visiteur matinal afin de se faire sa propre opinion sur celui qui n'était pas encore un élève difficile mais qui, avec une fausse manœuvre, risquait de le devenir. De mémoire d'enseignant, il ne se souvenait pas avoir jamais rencontré un garçon aussi jeune capable, dès le premier jour —ou la première nuit— de bafouer ainsi les règles de la pension. Ces frasques étaient généralement réservées aux étudiants de la dernière section durant la semaine qui suivait l'examen final.

Emmanuel paraissait grand pour ses neuf ans mais peut-être était-ce son extrême maigreur qui l'allongeait ainsi. Il semblait avoir poussé tout en hauteur. Comment, à le voir, imaginer un des élèves du prestigieux collège Saint François-Xavier ? Pieds nus, le pantalon maculé et défraîchi, il ne portait évidemment pas l'uniforme réglementaire. Il gardait la tête baissée —à cela plusieurs interprétations !— laissant seulement visibles des cheveux bouclés, soyeux, d'un noir brillant qui dépassaient de plusieurs centimètres la longueur autorisée dans l'établissement. Mais le directeur comprenait que la mère du garçon eût répugné à sabrer une si riche chevelure. Décidemment, tout laissait à penser que le nouveau venu ne faisait guère cas des lois. Etait-ce dû à ses origines bretonnes ? Ou était-ce un jeune Samson ?

— Veux-tu du thé, Emmanuel ? demanda le Père Forristal après s'être approché d'un petit meuble, proche de la fenêtre, sur lequel trônaient quelques tasses et une impressionnante théière.

L'enfant sursauta, désarçonné par cette question à laquelle il s'attendait si peu et releva vivement la tête. Le directeur découvrit un visage très brun, serti de deux yeux d'un bleu presque mauve, un visage qui n'avait rien de breton. Encore un mystère.

— S'il vous plait, monsieur, répondit Emmanuel, interrompant ainsi les cogitations et les interrogations du prêtre sur ses origines.

— C'est bien. Assieds-toi. Du sucre ?

— Non, merci... merci, monsieur.

Le Père Forristal, sa propre tasse de thé à la main, se cala confortablement dans un fauteuil, en face de son jeune visiteur qui avait pris place sur un pouf et qui le regardait d'un air calme, à peine embarrassé par cette situation insolite. Etonnant. Il aurait dû manifester de la gêne, de la culpabilité, du dépit, de l'insolence. Rien de tout cela. Rien qu'un maintien digne, un regard grave, presque triste, certainement douloureux qui lui donnaient un air de maturité et de noblesse surprenantes chez un élève de son âge.

Justement, pourquoi donc cet enfant, en apparence si raisonnable, avait-il cru bon de passer la nuit hors de la pension ? Certains de ses camarades l'y auraient-ils poussé ? C'eût été envisageable plus tard dans l'année. Le jour même de la rentrée, c'était impossible. Et puis, le directeur voyait mal ce garçon qui buvait son thé avec des gestes sûrs se laisser entraîner par autrui. Il était fort capable de dire « non » avec beaucoup de fermeté, cela se voyait à l'imperceptible contraction de ses sourcils. Il n'avait pas l'air de quelqu'un qu'on manipule impunément. Provocation, alors, vis-à-vis de l'autorité ? Difficile de le penser : nulle arrogance dans son attitude. Il n'affichait pas l'air de bravade de certains qui, pris en flagrant délit, réagissent par le défi.

— Où es-tu allé cette nuit ? demanda le directeur comme l'enfant avait reposé sa tasse vide sur un coin de la table.

Les prunelles de pervenche s'animèrent.

— Au port, monsieur.

Le port ? De tout Sydney, c'était l'endroit à fuir pour ne pas être exposé aux exemples détestables, aux fréquentations les plus douteuses. Si les parents apprenaient cela ! Un élève de Saint François errant sur les quais en pleine nuit ! Il n'avait même pas eu la présence d'esprit de mentir ou de paraître contrit. Au contraire. Quelle naïveté ! Quelle ignorance !

— Qu'est-ce qui t'y attirait ? reprit le prêtre sans montrer son agitation.

— Les bateaux, la mer, tout.

Il y avait dans ce crescendo, dans le dernier mot en particulier, l'aveu d'une véritable passion, trahie par l'intensité lumineuse du regard, si sombre quelques secondes plus tôt. Le cas était plus délicat à traiter en raison de cet enthousiasme.

— Un enfant de ton âge ne traîne pas là, seul, et au milieu de la nuit ! objecta le directeur avec sévérité car la faute était grave.

La contenance du garçon changea à cette remarque. Le visage expressif s'obscurcit d'un lourd nuage de mépris et d'insolence. Les hostilités étaient ouvertes.

— Et pourquoi donc ? demanda-t-il avec hauteur.

Avant de rompre pour préserver l'avenir, le Père Forristal porta un dernier coup.

— Ce n'est pas un lieu sain pour un enfant : il y a trop de risques !

L'orage était imminent, les yeux bleus lançaient des éclairs.

— Je sais tout cela beaucoup mieux que vous, gronda Emmanuel d'une voix altérée par ce que le prêtre prit pour de la colère difficilement maîtrisée et qui n'était qu'une intense émotion.

Il était urgent d'apaiser les éléments déchaînés.

— Probablement, admit gaiement le père Forristal. J'aurais bien besoin que tu m'apprennes à faire la différence entre une goélette et un ketch ! Que veux-tu, je suis un irréductible terrien, bien que je sois né sur une île ! Ma traversée d'Irlande en Australie ne m'a laissé que de mauvais souvenirs !

Emmanuel resta silencieux mais considéra son interlocuteur avec une expression qui allait en s'adoucissant, sensible au fait qu'il eût opposé à son agressivité un calme inaltérable et une bonne humeur communicative. L'homme lui était sympathique.

De son côté, le directeur perçut ce changement progressif et s'en réjouit. Il lui aurait été pénible d'avoir perdu si vite le contact avec l'un de ses nouveaux élèves.

— Je veux que tu me comprennes bien, Emmanuel, afin qu'il n'y ait pas d'ambiguïté entre nous : tu as quitté sans autorisation un lieu dans lequel tu es sous ma responsabilité puisque tes parents, en te plaçant ici, ont délégué cette responsabilité. Cela veut dire que j'ai trahi leur confiance en ne t'empêchant pas de sortir. C'est très grave. Par ailleurs, l'inquiétude que tu n'aurais jamais donnée à tes parents en passant une nuit dehors, qui plus est au port, pourquoi as-tu voulu me la donner ?

Le garçon se troubla. Si la première partie du discours l'avait convaincu car les arguments le touchaient, la dernière phrase amena un sourire amer sur ses lèvres fines : combien de nuits avait-il passé hors de sa chambre durant les premiers mois de son séjour à Ti-Ar-Mor ? Jamais ses merveilleux parents n'avaient émis l'ombre d'un reproche. Ils l'avaient laissé libre de vivre sa vie et son adaptation selon ses propres critères et non les leurs. Pourquoi serait-ce différent à la pension ? Une courte réflexion le fit arriver à la conclusion qu'un tiers était engagé. Le directeur ne pouvait soupçonner ce qui se passait chez lui. Il ne devait d'ailleurs pas le soupçonner. C'était une affaire entre ses parents et lui. Donc, il ne pouvait pas tolérer les mêmes choses.

— Monsieur, puisque je vous ai involontairement mis dans une position délicate, je vous prie de bien vouloir m'en excuser. Je vous promets de tout faire pour que pareil incident ne se renouvelle pas. Je m'en voudrais de vous faire trahir la parole donnée à mes parents.

Ces quelques phrases précises et courtoises laissèrent sans voix le Père Forristal. Une telle maîtrise de l'expression, cette politesse distinguée surprenaient chez cet enfant. Y avait-il affectation ? Pas à le voir. Il était sérieux, digne, avec ce fond de tristesse qui semblait faire partie de sa personne.

Cependant, sa réponse n'était pas l'aveu d'un regret d'être allé au port. Aussi, le prêtre crut-il de son devoir d'insister : si le garçon était inconscient des dangers qu'il courait, il n'aurait pas le sentiment de manquer à sa promesse. Il fallait se méfier de ce qui pouvait se passer dans cette petite tête étrangement faite.

— Je te remercie, Emmanuel. Mais je veux aussi que tu me promettes une chose. Je sais que tu dois ressortir assez souvent le soir pour tes leçons de musique ou les répétitions de l'orchestre. N'aie jamais la tentation de passer près des bateaux et de traîner auprès des matelots et des bars. Je sais ce que tu risques. Ne prends pas cette demande à la légère. Même moi, je n'irais pas dans certains quartiers du port la nuit tombée. Je t'assure que le danger est réel !

Durant ces propos dont le prêtre ne pouvait naturellement pas mesurer la portée, l'enfant luttait frénétiquement contre son premier et violent mouvement de se mettre en colère pour échapper à l'angoisse. Il venait d'être rejeté dans les abîmes de son passé, encore trop récent pour être évoqué sans passion. Ne pas traîner auprès des matelots et des bateaux ! C'était à lui, le mousse qu'on demandait cela, alors qu'il fréquentait les ports depuis son plus jeune âge : Londres, Glasgow, Port Augusta, Sydney... Le danger ! Quel danger de plus que ceux qu'il avait affrontés ?

— Monsieur, à l'égard du danger, laissez moi seul juge ! s'écria Emmanuel, oppressé, mû par une force insurmontable qui avait jailli de ses entrailles et qui remplaçait les larmes qu'il ne s'autorisait pas à verser.

— Que veux-tu dire ? rétorqua vivement le prêtre, extrêmement surpris par ces mots et surtout par le ton avec lequel ils avaient été prononcés.

D'ordinaire, Emmanuel se serait tu. Il gardait si facilement le silence. Qu'est-ce qui le poussait, soudain, à s'exprimer sur des événements si personnels et qui plus est, devant un total inconnu ? Que se passait-il ?

— Que le danger, monsieur, ce n'est pas un groupe de marins ivres ou obscènes, titubant sur le quai, ni le passage du Horn, sur le marchepied couvert de glace, à ferler une voile pesante d'eau et de neige, quand la bourrasque menace de vous projeter trente mètres plus bas, dans les flots déchaînés ! Non, monsieur, ce danger là n'est pas le vrai !

Le Père Forristal hésita, le cœur battant. Dans cette explosion, il devinait les demi aveux d'un drame intime. Devait-il manifester son intérêt, sa sollicitude discrète afin d'aider l'enfant à porter le fardeau de sa souffrance ? Ou devait-il plutôt reculer devant ce qui risquait de ressembler à la violation d'un espace intime ? Le fait d'avoir parlé répondait-il à un désir d'inspirer des sentiments de compassion à son interlocuteur, d'atténuer le poids de sa sérieuse incartade ? Ou les mots lui avaient-ils véritablement échappé contre sa volonté et dans ce cas, non seulement, il s'en voudrait mortellement, mais il serait aussi intolérant à l'égard de celui qui avait été témoin de sa faiblesse ? Faisant confiance à Celui qui l'inspirait en toutes circonstances, il murmura, très doucement, si bas que c'en était à peine audible, laissant ainsi au garçon la possibilité de faire semblant de ne pas l'avoir entendu s'il le souhaitait :

— Quel est-il donc ?

— La mort, monsieur ! répliqua Emmanuel sans hésiter, en plantant sur lui l'éclat lapidaire d'un regard torturé. La mort de ceux que l'on aime et qui vous aiment !

Bien que s'attendant au pire, le Père Forristal demeura choqué par la terrible brutalité de cette réponse. Que signifiait-elle ? Elle ouvrait en tous cas de bien sinistres perspectives sur l'histoire du garçon et certainement sur sa personnalité. Qu'est-ce que l'ingénieur Le Quellec lui avait caché en inscrivant son fils ? Yannick était-il dans le même cas ?

— Ceci dit, monsieur, reprit Emmanuel, d'une voix qu'à force de volonté, il avait su rendre neutre, comme son expression, je vous renouvelle ma promesse : je ne sortirai plus la nuit sans votre autorisation.

Décidemment, l'enfant était déroutant. Il passait de la plus grande tension à un calme olympien. Dans ce frêle corps, comme prématurément marqué par une existence de lutte pour la survie brûlait déjà l'âme d'un adulte fier et droit, qui ne laissait pas longtemps ouverte la porte de son cœur. Il était de ceux qui se rebiffent devant tout apitoiement. Il faudrait certainement être très prudent avec lui. Cette susceptibilité ombrageuse laissait entrevoir de sérieuses difficultés relationnelles par la suite.

Cherchant à sortir de l'atmosphère pesante suscitée par cette discussion, le directeur sourit de ce sourire de grande bonté qui le faisait tant aimer de son entourage.

— C'est bien, dit-il enfin. Je compte sur toi. Maintenant, tu peux aller t'habiller pour aller en cours. Sinon, je serai obligé de sanctionner cette tenue pour le moins incorrecte !

A cette remarque malicieuse, les yeux d'Emmanuel pétillèrent d'étincelles d'humour qui firent se dissiper par miracle l'épais brouillard qui les avait longuement obscurcis. Le prêtre s'approcha alors de lui, massif et imposant dans sa grande robe noire et posa lourdement sa main sur la maigre épaule.

— Tu as un beau nom, Emmanuel... Je suis content de t'accueillir dans cette école...

Il se pencha pour déposer un bref baiser sur son front avant de le laisser partir rejoindre la masse anonyme de ses camarades. Il le suivit du regard jusqu'à ce qu'il franchisse la porte et la referme, puis, sans se préoccuper du travail en attente, il se retira dans un coin du bureau, s'agenouilla devant un crucifix suspendu au mur et, prenant sa tête dans ses mains, pria.