Les Préludes — Chapitre 10

Malgré le spectaculaire pas en avant que constituait le rire d'Emmanuel, sa plus grande proximité avec ceux qui l'entouraient, il demeurait d'une grande fragilité comme en témoigna les événements qui suivirent et qui prouvèrent aux Le Quellec qu'ils ne devaient pas se fier à ce léger mieux.

Paradoxalement, ce fut une tentative de l'ingénieur en vue d'un plus grand rapprochement qui amena ce qu'il fut bien nécessaire d'appeler une régression. Marie avait toujours certifié que l'enfant progressait par paliers. Mais que les retours en arrière fussent si douloureux, pas plus qu'Yves, elle ne s'y était attendue. Ils n'ébruitèrent pas la nouvelle auprès de leurs proches ne voulant pas susciter l'animosité toujours vive de Louis de Hautefort ni soucier inutilement James Larkin et Taylor. Ils vécurent donc des jours de souffrance et de vive inquiétude dans une grande solitude.

Tout avait commencé par une invitation de l'ingénieur : il avait proposé à Emmanuel un temps privilégié en sa compagnie. Il s'était aperçu qu'en trois mois de temps, il n'avait eu quasiment aucun contact avec lui. Au départ, il ne s'était pas imposé, laissant à Joséphine d'abord, Mazhev et puis bien sûr à Marie avec l'irruption de la musique, toute latitude pour apprivoiser l'enfant à son rythme. Lorsqu'il était chez lui, Yannick et Gwénaël accaparaient son attention. Il les faisait lire, il ne répugnait pas à jouer avec eux, il échangeait avec eux des banalités sur leur quotidien. Avec Emmanuel, il n'y avait rien de tout cela : il participait si peu à la vie commune ! Yves se dit donc qu'il devait trouver un moyen pour établir une amorce de dialogue avec le petit garçon solitaire. Il lui proposa donc de se joindre à lui lorsqu'il partait le matin faire une longue promenade, soit à pied, soit à cheval, avant de se rendre à son travail. Emmanuel ne lui fit aucune réponse. Néanmoins, le lendemain matin, au lever du soleil, il était là, à la porte des écuries, pour la plus grande surprise de l'ingénieur, déjà résigné à l'échec de sa tentative. Il était évident que, malgré sa présence, il n'était pas là de gaîté de cœur. Son visage, plus apaisé depuis une huitaine de jours était redevenu très sombre, presque farouche, comme il était à ses débuts. Naturellement, il ne desserra pas les dents durant toutes les explications que lui donna Yves pour lui apprendre à seller le poney. Attentif à bien comprendre ce qu'on attendait de lui, il écouta et exécuta rapidement pour la plus grande admiration de l'ingénieur, habitué à ce que ses fils oublient les trois quarts des consignes et finissent par faire n'importe quoi.

— Superbe ! s'écria-t-il, enchanté et désireux de ne pas s'appesantir sur l'humeur morose de son petit compagnon.

Loin de se dérider à ce compliment sorti du cœur, Emmanuel s'élança sur sa monture avec l'aisance d'un gabier habitué à se hisser dans la mâture et frappa l'animal d'un violent coup de cravache. Peu habitué à pareil traitement, le petit poney rua. Yves s'attendit à ce que le cavalier, désarçonné, atterrisse brutalement sur le sol. Il n'en fut rien. Il les vit partir sur la route et craignant un accident se précipita à leur poursuite. Mené un train d'enfer, il traversa la péninsule pour arriver à Bondi Bay. Là, il trouva Emmanuel étendu sur le sable fin, le poney attendant patiemment.

— Emmanuel, tu n'es pas blessé ?

L'enfant se redressa brusquement et sauta sur ses pieds.

— Je vous déteste, je vous déteste ! hurla-t-il pour toute réponse. Laissez-moi !

Profitant de la stupéfaction de l'ingénieur, il remonta sur sa monture et disparut, le laissant terrifié. Qu'avait-il fait ? Qu'avait-il dit ? Pourquoi ce rejet massif ? Pourquoi ces paroles destinées à faire très mal ? Emmanuel allait-il s'enfuir ?

La mort dans l'âme, Yves regagna Ti-Ar-Mor au pas, plongé dans de tristes réflexions, se demandant s'il allait trouver l'enfant de retour chez lui. Le poney était là, non dessellé. Emmanuel n'était pas visible.

L'ingénieur s'occupa d'abord des deux animaux puis, rentra se changer. Là, il entendit les sons rageurs du piano. Ce n'était ni l'heure, ni le style de sa femme. Emmanuel déversait donc sur le clavier une immense souffrance.

Le soir, Marie lui avoua que l'enfant n'avait quasiment pas bougé de son instrument et que, lorsqu'elle lui avait annoncé que le repas était prêt, il lui avait répondu très grossièrement, ce qu'il n'avait encore jamais fait. Quelle crise secouait donc cet être en phase de reconstruction ? Un tremblement de terre dévastateur ou un soubresaut d'ultime révolte ? Comment le savoir puisqu'une grande partie du problème était lié au fait qu'il refusait de communiquer ? Le couple décida d'attendre pour voir comment la situation allait évoluer. Peut-être n'était-ce qu'un incident de parcours normal.

Le lendemain, une scène quasi identique se renouvela. C'était à ne rien y comprendre : si Emmanuel était en rébellion, s'il se montrait si hostile, s'il rejetait si ouvertement ceux qui l'avaient accueilli, pourquoi s'imposait-il quotidiennement cette promenade avec l'ingénieur ? Car l'affaire se prolongeait. De fait, elle dura quinze longs jours durant lesquels les Le Quellec durent faire bonne figure à l'extérieur et résister à l'angoisse qui les minait à l'intérieur. C'était Yves qui souffrait le plus lors de ces sorties qui ne menaient à rien, mais Marie, souvent, ne pouvait retenir ses larmes, le soir quand elle devait admettre que les progrès récents s'étaient évanouis comme s'ils n'avaient jamais existé : par exemple, quand, par hasard, Emmanuel condescendait à lui faire l'aumône d'une parole, c'était en l'appelant « madame » et non plus « maman ». Tout laissait à penser que les choses allaient mal.

Un soir qu'Yves, épuisé, avait décidé d'aller faire un tour à cheval afin de réfléchir à la conduite à tenir —avertir James Larkin et Taylor, leur demander conseil, mettre cartes sur table devant l'enfant en lui disant que cette situation ne pouvait plus durer ?— il trouva Emmanuel dans l'écurie, appuyé à l'encolure du poney qu'il avait monté régulièrement depuis le début. L'enfant se retourna vivement au bruit, cherchant à voir qui avait osé violer le lieu de sa retraite. A cette heure là, il avait dû s'imaginer tranquille, lui aussi. Son visage douloureux était inondé de larmes qui laissaient des traces argentées sur sa peau mate. Un éclair de rage passa dans ses prunelles claires tandis qu'il regardait de tous côtés pour voir si une issue était possible. Puis, comme lassé par ce combat si inégal, il reposa sa tête sur son bras, resté appuyé sur la crinière du petit cheval.

Yves Le Quellec, pris au dépourvu par cette présence qui changeait ses plans, sentit la panique l'envahir : comment devait-il se comporter ? Devait-il faire comme si de rien n'était, seller son cheval et partir ? Ou alors, devait-il rester ? Et dans ce cas, que dire ? Que faire ? Comment savoir ce qu'un être aussi farouche et imprévisible était capable de vouloir ? D'ailleurs, Emmanuel savait-il lui-même ce qu'il voulait ?

Comme dans toutes les occasions graves de la vie, l'ingénieur s'en remit à Dieu. Mais, pour une fois, sa prière lui sembla vaine. Creuse. Il était sec. Il n'était qu'un pauvre homme tellement préoccupé par l'angoisse de ses limites qu'il ne trouvait aucune lueur d'espoir autour de lui. Cependant, il fallait prendre une décision. Cela ne pouvait plus durer.

Il fit quelques pas en avant, s'attendant à ce que l'enfant détale en le voyant approcher. Lorsqu'il fut tout près, il passa doucement la main sur les boucles désordonnées. Il perçut très nettement le raidissement du petit corps à ce contact. Par respect, il retira sa main.

Emmanuel fit alors un mouvement brusque et redressa la tête. Son regard exprimait un terrible désespoir.

— Ne m'aimez pas, monsieur, s'écria-t-il tandis que ses prunelles humides brillaient avec une intensité insoutenable. Ne m'aimez pas ! Laissez-moi ! Je suis comme l'albatros, j'apporte le malheur. Tous ceux que j'ai aimés et qui m'ont aimés sont morts !...

Sa voix se brisa. Il gémit encore « Ne m'aimez pas ! » avant d'éclater en sanglots. Brisé dans sa révolte, il ne résista pas quand les bras d'Yves Le Quellec se refermèrent sur lui en un geste qui se voulait protecteur et aimant. Lentement sa rigidité disparut pour laisser place à une sorte d'agrippement presque sauvage. Emmanuel se cramponnait à lui, farouchement. Il fallut un certain temps à l'ingénieur pour prendre conscience qu'il parlait au milieu de ses sanglots et qu'il répétait comme une antienne : « Papa ! Papa ». Car c'était bien le dernier mot auquel il se serait attendu, ce qui l'avait rendu si difficile à comprendre.

Comme souvent chez cet enfant qui vivait tout dans l'extrême, la nature malmenée se rappela à son souvenir. Petit à petit, ses sanglots s'espacèrent, la pression de ses doigts se fit moins dure, sa raideur diminua. L'épuisement nerveux anéantit heureusement son corps trop souvent bafoué et son esprit torturé. Une torpeur bienheureuse, proche du sommeil, le terrassa.

Toute la maisonnée dormit beaucoup mieux cette nuit là. Une fois encore, grâce à une crise à la mesure de son tempérament excessif, Emmanuel avait franchi une nouvelle étape. Il y aurait encore certainement d'autres cyclones. L'essentiel était de savoir qu'ils ne signifiaient pas nécessairement catastrophe.

Avec la passion qui le caractérisait, l'enfant se lança avec énergie dans la nouvelle vie qu'il avait choisie. Il semblait vouloir rattraper les mois sombres du Golden Star et des débuts à Sydney. Désormais, les lettres de Gupta et du capitaine prenaient un sens qu'il acceptait : vivre, c'était un témoignage d'amour envers les morts. Il lui paraissait toujours plus difficile d'aimer l'ingénieur sans trahir les autres hommes qui avaient contribué à l'éduquer, notamment Ismaël et Oncle Douglas. Avec Marie, ce n'était pas pareil. Elle était tout autre que Diana qui avait été une sœur et non une mère. Et il avait besoin pour grandir de s'étayer sur une femme capable de prendre la place de celle qui l'avait mis au monde et dont il ne se souvenait plus. Avec Yves, c'était plus complexe. La concurrence était considérable. Non seulement l'imaginaire, mais la réelle en la personne de James Larkin et de Taylor.

Quoi qu'il en fût, Emmanuel mordait dans la vie à pleines dents, en commençant par la musique qui dévorait une grande partie de ses journées, le reste étant consacré à ces activités physiques avec Yannick et Gwénaël. Marie, excellente musicienne elle-même se consacra aux joies de l'enseignement ce qui, avec un élève aussi doué et travailleur était un vif plaisir. Devant la rapidité de ses progrès, elle décida qu'il était temps de l'inclure dans le cercle musical qu'elle avait fondé avec ses deux compatriotes, Louis et Henriette de Hautefort, l'un violoniste, l'autre violoncelliste. Depuis l'arrivée d'Emmanuel, les réunions musicales s'étaient interrompues, les Le Quellec étant beaucoup trop préoccupés pour y songer. Mais maintenant que l'espoir était revenu à Ti-Ar-Mor, les bonnes habitudes pouvaient reprendre.

Par contre, Marie Le Quellec savait qu'elle allait devoir affronter très sérieusement le médecin qui depuis quatre mois ne cachait pas ses sentiments hostiles à l'égard d'Emmanuel. Il avait cessé de le voir, lors de la violente fièvre consécutive à la visite à Taylor, car l'enfant hurlait dès qu'il l'approchait. Elle savait aussi par Joséphine et par le second du Golden Star que Louis de Hautefort s'acharnait sur le petit mousse dès qu'il le voyait. Elle aborda donc le problème de front sans s'embarrasser de politesses.

— Ma chère Marie, répliqua le noble avec hauteur, je ne vous ai jamais caché ce que je pense de cet avorton que vous avez eu la folie d'introduire chez vous. Je ne vous ai pas refusé mon aide pour le guérir mais là s'arrête ma mission auprès de vous. Par contre, j'estime toujours avoir auprès de lui celle de m'assurer qu'il ne va pas chercher à prendre une place qui n'est pas la sienne !

— Ce n'est pas à vous de vous ériger en juge, Louis !

— Il faut bien que quelqu'un le fasse !

— Pourquoi vous obstiner à croire que rien de bon ne peut sortir de lui ? Jusqu'à présent, nous ne pouvons nous plaindre...

— C'est que vous n'êtes pas vraiment difficiles et que vous restez aveuglés par votre immense bonté : c'est un gosse que vous n'élevez pas parce qu'il n'est pas éducable. Vous ne lui interdisez rien, vous le laissez vagabonder sans surveillance...

— Il n'a jamais fait de bêtises et est toujours revenu !

— Il n'est pas idiot : vous lui offrez le gîte et le couvert sans aucune contrepartie. Il serait bien bête de partir dans ces conditions ! Moi, je vous dis, devant vous, il est tout miel, tout sucre, toute hypocrisie. Moi qui le vois dans d'autres circonstances, je peux vous dire que ce n'est pas celui que vous imaginez. Vous persistez à croire qu'un gamin sans famille, abandonné sur un rafiot qui fait le tour du monde, peut développer des qualités de noblesse, de droiture,...

— Oui, Louis, je persiste. Et je peux vous dire aussi que cet enfant a des dons en musique !

— Marie ! s'écria l'aristocrate français en levant les yeux au ciel et en prenant sa femme à témoin. Cessez de divaguer avec cet air sérieux ! Je me demande vraiment si je ne ferais pas mieux de vous interner. Des dons en musique ? Qu'allez-vous inventer ?

Marie s'amusait énormément de cette joute oratoire. Elle était aussi têtue que son compatriote et contrairement à lui, avait les preuves de ce qu'elle avançait.

— Les enfants viennent de rentrer goûter. Je pense que vous n'allez pas tarder à constater de vos oreilles et si vous le souhaitez, de vos yeux !

— Constater quoi ?

— Attendez et préparez-vous à être surpris !

De fait, quelques minutes plus tard, le son du piano se fit entendre. Emmanuel interprétait une sonate de Clémenti qu'il travaillait avec Marie. Bien qu'il se fût armé pour une farouche résistance, il fut évident que Louis de Hautefort était ébranlé par ce qu'il entendait. Henriette, elle, écoutait avec ravissement, enthousiasmée et le montrant ouvertement à son entourage.

— Ce gosse, si c'est lui, a un talent d'imitateur...

— Louis, trancha Marie à laquelle l'amour maternel donnait la férocité d'une tigresse quand un de ses petits était en danger, soyez beau joueur ! Avouez que vous ne vous attendiez pas à cela !

— Oui, Louis, quand même, avouez que c'est merveilleux. Oh, écoutez cette sonatine de Beethoven ! Un délice !

Louis de Hautefort avait ouvert la porte pour mieux entendre. Il finit par se tourner vers Marie :

— Cela fait combien de temps qu'il est avec vous ?

— Quatre mois, maintenant. Où voulez-vous en venir ?

— Que cette histoire n'est pas claire. Et que ce gosse se paye de notre tête...qu'est-ce que c'est que cela encore ? Du violon maintenant ? Non mais, il faut que j'en aie le cœur net !

Il se précipita dans la pièce où Emmanuel, sans se douter nullement de la tempête qui s'amassait sur sa tête, se déliait les doigts avec une gigue irlandaise. Il s'arrêta net à l'intrusion d'un homme qu'il considérait comme un ennemi parce qu'il lui s'acharnait sur lui dès qu'il le voyait, que ce soit moralement ou physiquement. Or jamais Taylor, même au temps de sa plus grande dureté ne s'était attaqué méchamment à ses origines obscures. Il lui en avait voulu pour sa jeunesse, pas pour le drame qui l'avait amené sur le Golden Star. Louis de Hautefort, par contre, c'était une autre affaire. Lorsqu'Emmanuel avait mentionné les remarques désobligeantes qu'il lui faisait, ce n'était que la face émergée de l'iceberg. Le noble était véritablement odieux. Aussi sa présence soudaine ne pouvait être un bien. L'enfant fut soulagé de voir que Marie Le Quellec le suivait avec une autre dame qu'il n'avait encore jamais vue.

— Tu nous dois des explications, s'écria Louis, furieux. Pose ce violon et réponds !

— Louis, que cherchez-vous à faire ? gémit Marie qui redoutait les comportements outranciers de son compatriote.

— Louis, soyez calme ! Vous épouvantez cet enfant !

— Je veux la vérité ! Et tu vas me la dire, chenapan !

Emmanuel avait sa tête des mauvais jours. Tenu par le bras, il cherchait à se dégager de la poigne du médecin.

— Quelle vérité ? Que voulez-vous savoir ?

Marie fut surprise de sa combativité immédiate. Si souvent, elle avait vu le petit garçon se replier peureusement sur son mutisme.

— Larkin et toi avez menti honteusement. Tu t'es échappé de ta famille pour courir les mers ! Et tu as quel âge ? Vraiment ? Ne raconte pas de mensonges !

— Je n'ai jamais menti ! rugit Emmanuel qui considérait le mensonge comme un des plus grands crimes. Ni oncle Douglas, ni Ismaël, ni encore moins le maharajah de Gundahar ne se seraient abaissés à un mensonge !

— Alors vas-tu nous dire où et quand tu as appris à jouer ainsi, de deux instruments ?

— Lâchez-moi, vous me faites mal ! demanda Emmanuel qui se tortillait pour reprendre sa liberté.

— Oui, lâchez-le, Louis ! intervint Marie qui voyait mal comment cette scène pénible allait se terminer. D'un autre côté, elle était peut-être nécessaire qu'elle éclate.

— Pour qu'il file sans répondre ?

— Je ne suis pas un lâche ! riposta l'enfant, furieux. Lâchez-moi !

Il y avait une telle autorité dans cette injonction que le médecin consentit à le laisser aller. Emmanuel recula de deux pas et se croisa les bras, d'un air fier.

— Bon, maintenant, réponds.

— A quoi cela servira puisque vous ne me croirez pas ?

— Pas d'insolence ! trancha le noble. Réponds seulement aux questions que je t'ai posées.

— Non. Parce que vous ne toucherez pas à mes morts ! Je n'ai pas fui ma famille. C'est elle qui est morte. Et le capitaine Larkin m'a recueilli. J'ai passé quinze mois sur son bateau. Et vous voulez que je vous dise une chose, c'est que vous ne respectez rien ! Ma nouvelle famille si. Cela fait cinq mois qu'elle me supporte avec mes comportements odieux. Oui, je le reconnais, j'ai été très difficile, mais à cause de leur patience, de leur amour, de leur silence, je suis mieux maintenant. Ils ne m'ont rien demandé. Ils m'ont accepté. C'est tout !

Emmanuel avait terminé d'une voix de plus en plus tremblante. Il résistait vaillamment à l'émotion qui le submergeait mais au dernier mot, il se jeta dans les bras de Marie en éclatant en sanglots.

— Cela ne vous suffit pas, Louis ? murmura la jeune femme en le regardant sévèrement. Que vous faut-il de plus ?

— Venez, Louis, laissons-les ensemble. Je crois que vous avez vraiment fait du mal inutile aujourd'hui ! Vous vous êtes laissé emporter par votre orgueil.

Le médecin n'insista pas car il ne se sentait plus de taille à lutter contre les deux voix de sa mauvaise conscience, incarnées par Henriette et Marie. La spontanéité avec laquelle Emmanuel étreignait la jeune femme l'avait quand même fort étonné. Elle témoignait d'un attachement réciproque qui ne paraissait pas être feint. Mais si le gosse était un comédien... Bizarrement, en repartant, il avait du mal à croire à sa version d'une duplicité diabolique.

Louis de Hautefort bouda les deux rencontres musicales suivantes sans s'opposer à ce que sa femme y participe. Mais il n'échappait pas à ses remarques, ses supplications et sa patiente pression pour qu'il accepte de revenir et de faire une place à leur nouveau musicien.

— Il n'est pas assez bon !

— Apprenez-lui le violon et vous verrez qu'il ne sera pas longtemps médiocre !

Cette demande de cours de violon venait aussi de Marie Le Quellec qui estimait qu'Emmanuel avait suffisamment de dons pour profiter de quelques leçons en attendant mieux. Le médecin affirma qu'il n'allait pas perdre de temps avec « de la racaille ». C'était déjà l'aveu d'une faille.

Il résista deux semaines. Puis finit par dire qu'Emmanuel ne parlait pas le français et que le français était la langue de leur groupe musical.

— Eh bien, Louis, pourquoi ne lui apprendriez-vous pas le français en même temps ? rétorqua tranquillement Henriette qui était déterminée à donner toutes ses chances au petit musicien sous le charme duquel elle était tombée.

Pour préserver sa paix conjugale, sérieusement menacée, Louis céda. Il était assez musicien lui-même pour savoir qu'il était là en présence d'un véritable artiste : il l'avait entendu jouer. Il luttait depuis, mais de plus en plus difficilement. C'eût été un véritable gâchis de ne pas soutenir ce talent qui ne demandait qu'à s'épanouir. Par contre, il fut un maître d'une dureté, d'une exigence redoutables. Il imposa à son élève un véritable joug musical et linguistique. Mais Emmanuel venait de sortir de l'éducation de Taylor qui ne laissait place à aucune imperfection. Le résultat fut donc que les progrès furent prodigieux en l'espace de quelques semaines, que ce soit en technique violonistique ou en français qu'il apprenait avec enthousiasme. Son oreille si fine lui permettait de n'avoir quasiment aucun accent en parlant et cela dès le premier jour. Personne ne se douta qu'il avait prononcé ses premiers mots en français, pas même lui qui ignorait où il avait été trouvé par Wilfrid Harrison.

Malgré les remarques de sa femme et des Le Quellec, Louis de Hautefort ne pouvait s'empêcher de laisser ressortir le profond mépris qu'il avait pour cet enfant sans origines. Il insistait lourdement sur la dette qu'il avait, sur la nécessité d'être à la hauteur ce qui ne pouvait qu'être impossible pour un gamin poussé sur le pont d'un voilier. Ces agressions étaient si fréquentes, si pénibles que le stoïque Emmanuel se dit un jour qu'il fallait que cela cesse. Puisque le silence ne portait pas de fruit, il parlerait. Et il le fit très calmement, très froidement, avec une grande maîtrise de l'expression et du comportement :

— Vous me reprochez de ne pas être de votre monde, monsieur, mais je ne souhaite pas devenir comme vous, mesquin et méprisant. Je n'ai pas besoin de vos leçons pour savoir ce que je dois à ma famille. C'est à elle que j'appartiens parce qu'elle habite un monde d'amour. Pas vous !

La gifle vola. Emmanuel ne l'esquiva pas. Il l'avait méritée. Elle le rendait plein d'une immense fierté. La seule réponse du noble avait été la violence. C'était donc qu'il avait frappé juste. Sans un mot de plus, sans une remarque, sans même un regard de victoire, il reprit sa sarabande de Bach.

Au lieu d'une déclaration de guerre, cet incident permit enfin une trêve dans les hostilités. Louis de Hautefort, tout humilié qu'il ait pu être par les propos de l'enfant, savait qu'ils étaient justes. Il était orgueilleux, mais il était honnête. Emmanuel, par son insolence, lui avait montré qu'il ne déviait pas de la ligne enseignée par les parents d'exception qui l'avaient accueilli. L'amour était plus fort que tout. Et il avait fait des miracles : le petit mousse du Golden Star semblait véritablement mériter la chance qui lui était donnée. Il était superbement doué en musique, en langues et plus important, c'était un cœur fier. Certes, il ne s'ouvrait pas facilement sur son passé. Mais il semblait digne d'appartenir à la famille Le Quellec. Louis de Hautefort s'amadouait doucement. D'ailleurs, à fréquenter si régulièrement l'enfant, il n'aurait pu faire autrement. Comme tant d'autres avant lui, il succomba au charme sauvage de cet élève hors du commun pour lequel il eut bientôt une franche admiration. Emmanuel, sans rancune, s'adapta à la nouvelle gentillesse du médecin comme il s'était soumis à ses injustices et ses méchancetés. Il n'avait pas d'énergie à perdre avec du ressentiment. Ce n'était pas dans sa nature chaleureuse et s'il avait eu des velléités de revanche, le souvenir de ses modèles l'en aurait dissuadé.

Les événements évoluaient donc lentement, mais favorablement. Emmanuel retrouvait un peu de la spontanéité qui avait séduit son oncle écossais. Quand il accueillait James Larkin et Taylor qui, désoeuvrés, mettaient souvent Ti-Ar-Mor au but de leur promenade, il leur sautait au cou. Cet élan détonait avec la réserve qui suivait. Car il n'était pas devenu bavard pour autant. Et comme les Le Quellec savaient désormais que c'était leur propre discrétion qui avait permis la confiance, ils ne se permettaient jamais la moindre question directe. Ils tendaient cependant des perches, pour maintenir le dialogue. Emmanuel ne les saisissait jamais. Son Panthéon affectif demeurait un sanctuaire inviolable. Ce fut donc James Larkin qui put éclairer ses amis sur le portrait que l'enfant semblait vénérer et qui l'accompagnait toujours de sa chambre au piano.

— Je ne sais pas qui il représente, mais il appartenait à notre cuisinier, Gupta, qui était Indien et qui le lui a légué à sa mort prématurée. C'est pour lui un souvenir très important car je crois qu'il ne possède rien d'autre du passé. Il est arrivé chez moi avec les seuls vêtements qu'il portait et qui ont disparu depuis longtemps.

— Une divinité hindoue, sans doute ! déclara Yves pour clore le chapitre et les spéculations.

Sur le front des garçons, les choses s'amélioraient aussi. Il fallut cependant que Yannick s'amadoue, ce qu'il fit assez vite étant un enfant qui possédait un très bon caractère et qui aimait s'amuser. Il essaya bien de prendre sa revanche sur le nouveau venu en clamant sa supériorité en français, en trichant honteusement quand il jouait. Gwénaël braillait. Le benjamin des Le Quellec prenait toujours la défense d'Emmanuel qu'il adorait. Les deux enfants avaient très vite sympathisé. L'aîné se faisait protecteur. Le plus jeune appréciait de trouver chez lui plus de douceur et de patience que chez son frère. Ils formaient un duo si soudé que Yannick ne souhaitait qu'une chose, les rejoindre pour partager leur complicité. Ce fut lui qui, en parlant d'Emmanuel, le nomma le premier comme son « frère ». Les parents en furent très heureux. Ils avaient un instant craint que leur grand garçon ne restât très jaloux du petit mousse. Il n'était pas dans une position facile vis-à-vis de lui, mais l'idée de Taylor de les faire coopérer pour des activités physiques avait permis de trouver un lieu où ils pouvaient rivaliser sans danger et donc mieux se connaître. Les deux marins qui assistaient de loin à leurs ébats sur la plage de Shark Bay songeaient avec émotion à la métamorphose inespérée de leur petit mousse. Ils louaient tous les deux le ciel et les Le Quellec pour leur intervention conjointe, qui les délivraient chacun d'un lourd poids de culpabilité. Le capitaine avait toujours eu le sentiment très vif d'avoir fait l'erreur de sa vie en imposant à l'enfant une vie de mousse alors qu'il n'avait pas l'âge pour le faire. Sa tricherie lui avait valu de sérieux remous de conscience. Quant au second, depuis sa conversion, il respirait normalement. Et il était surtout reconnaissant à Emmanuel de ne pas le considérer comme un pestiféré. Il estimait qu'il aurait eu toutes les raisons de le faire.

On arriva en décembre 1868 et à Noël, le premier d'Emmanuel dans sa nouvelle famille. Il y avait désormais neuf mois que l'enfant avait planté ses racines à Ti-Ar-Mor et celles-ci semblaient s'être bien développées durant toute cette période, grâce à la musique et à beaucoup de tolérance, d'amour et de patience de la part de ceux qui l'entouraient. Comme sa famille, il descendit à Sydney pour les offices religieux. A sa gêne et à sa maladresse étonnées, il fut visible qu'il n'avait aucune éducation religieuse. Jusqu'à présent, ses parents n'avaient pas eu loisir d'aborder cet aspect qui pourtant représentait une part important de leur propre vie. De retour à la maison, ils essayèrent de lui expliquer dans ses grandes lignes le mystère qui était célébré.

Emmanuel se raidit dès les premières paroles. Cette histoire d'enfant né dans une crèche, qui s'appelait Jésus, ne lui plaisait pas. Sans doute le renvoyait-elle à ses propres origines obscures. Il planta là Yves et Marie Le Quellec pour monter s'enfermer dans sa chambre, sans un mot d'explication, le visage convulsé comme aux jours de graves crises. Que faire ? S'il y avait un moment où il fallait préserver la paix et la joie, c'était quand même en cette fête de Noël !

La venue de Taylor et de James Larkin, invités pour l'occasion sauva les parents d'un embarras grandissant. Les deux marins furent presque aussitôt mis au courant de l'incident dont ils se seraient de toutes façons rapidement aperçus puisque Emmanuel n'était pas là pour les saluer.

— L'auriez-vous oublié, James ? dit Peter Taylor après un instant de réflexion. Gupta est mort il y a exactement un an.

— C'est vrai, c'était un 25 décembre... Eh bien, mes amis, vous avez la réponse à votre question...

— Que devons nous faire ?

— Montez le voir, Peter, suggéra James Larkin.

— Non, vous plutôt...

— Non, vous. C'est vous qui avez pensé à Gupta. Vous saurez trouver les mots, je vous fais confiance !

Les Le Quellec approuvèrent d'un signe de tête. Taylor sortit donc.

Emmanuel avait trouvé refuge sous le bureau. Le chat dormait dessus. Il n'était jamais très loin de son maître. Il ouvrit un œil quand le visiteur entra, puis le referma. L'enfant, lui, ne bougea pas, il tournait le dos à la porte.

Taylor s'approcha doucement. Il reconnut le portrait, puis dans les mains d'Emmanuel, la flûte du cuisinier. Son intuition ne l'avait donc pas trompé. Il s'accroupit.

— Tu penses à Gupta, n'est-ce pas ? demanda-t-il avec beaucoup de douceur.

L'enfant se retourna brusquement. Son visage était tout humide de larmes. Deux éclairs se succédèrent dans ses yeux, l'un de rage, l'autre de soulagement.

— Oui, murmura-t-il d'une pauvre petite voix tremblante. Je ne lui ai pas dit que je l'aimais. Maintenant, c'est trop tard.

— Gupta sait que tu l'aimes...

— Comment ? Il est mort.

— Mais il te voit.

Les yeux d'Emmanuel s'arrondirent comme des soucoupes.

— Oui, insista Taylor très fermement. Il te voit comme te voient tous les morts.

— Mais s'ils sont morts, comment ils voient ?

— C'est par les yeux de l'amour. Ce ne sont plus les yeux physiques.

Emmanuel se redressa un peu pour sortir de sa cachette.

— Ils ne sont pas vraiment morts alors ?

— Si, pour nous, mais ils vivent dans une autre vie.

— C'est possible, cela ?

— Oui, là où ils sont, ils peuvent nous voir, mais nous, nous ne le pouvons pas. C'est très mystérieux, la mort. On ne comprend pas tout.

L'enfant resta un moment silencieux.

— Cela veut dire que...que tous ceux que j'ai aimés et qui sont morts, ils sont vraiment là, avec moi ?

— Oui.

— Vous en êtes sûr ? insista Emmanuel, les sourcils froncés, le front plissé de concentration.

— Moi, oui, affirma le marin d'un ton convaincu, le regard très grave, parce qu'il savait qu'il prononçait là des paroles qui l'engageaient tout autant que son jeune interlocuteur.

— Mais tout le monde ne croit pas cela ? reprit l'enfant qui n'était pas du genre à lésiner sur les assurances qu'il pouvait avoir dans ce domaine mystérieux.

— Chacun a une relation particulière à la mort. Moi, je crois que lorsqu'il y a eu beaucoup d'amour entre les gens durant la vie, cet amour reste.

— Donc, Gupta, il sait que je l'aime même si je ne lui ai pas dit...

— Oui, Gupta,... comme Ismaël...

Il s'arrêta par prudence, redoutant d'être allé trop loin en prononçant le nom d'un des êtres chers d'Emmanuel. Ce dernier ne parut pas choqué. Il réfléchissait à toutes les implications des propos du second.

— Vous croyez, vous, à l'histoire de mes parents au sujet d'aujourd'hui, de Noël ?

Taylor n'avait pas pour habitude de discuter de sa foi avec autrui. Cette discussion sans concession l'obligeait à prendre plus ouvertement position qu'il ne l'avait jamais fait.

— Tu n'en avais jamais entendu parler ?

— De Jésus ou de Dieu ?

— Des deux.

— Pas vraiment. C'est nouveau pour moi. Gupta m'avait raconté des histoires un peu comme cela. Il parlait de Krishna, de Ganesh, de Vishnou. Comment savoir qui dit vrai ?

— Je ne vais pas rentrer dans des détails maintenant parce que tout le monde nous attend pour manger, mais je vais te dire ce qui, pour moi, est essentiel : c'est d'aimer. Et je crois très fortement que l'histoire de tes parents —et aussi la mienne—, c'est une histoire d'amour entre Dieu et ses enfants que nous sommes. Si tu acceptes cela, tu es très proche de la vérité.

— Encore une question, monsieur Taylor, fit Emmanuel comme le second se levait pour partir. L'amour et la mort, cela ne va pas ensemble.

— Je te l'ai dit, l'amour est plus fort que la mort.

— Gupta aussi parlait d'amour... Le capitaine aussi... quand ils m'ont écrit, ajouta-t-il en guise d'explication.

— Bien sûr, c'est l'essentiel de toute vie. Maintenant, sèche tes larmes et descends...

— On ne peut pas être triste quand on aime ? demanda l'enfant en se levant à son tour.

— Bien sûr que si.

— Je voudrais réfléchir... murmura Emmanuel qui, appuyé sur le bureau, caressait son beau chat gris d'une main légère.

— Tu feras cela ce soir, décréta Taylor qui se disait que la discussion aurait pu durer des heures tant son jeune interlocuteur y apportait de sérieux. Pour l'instant, tu vas venir avec nous. Songe que c'est quand même un jour plus heureux qu'il y a un an et que tu as la chance immense d'être dans cette famille.

Un beau sourire illumina le visage auparavant si grave.

— Vous avez raison. J'arrive !

Il se débarbouilla rapidement pour faire disparaître les traces de ses larmes et redescendit dans la salle à manger avec le second, heureux d'avoir pu répondre à quelques unes des nombreuses questions de l'enfant, tout en devinant que d'autres suivraient certainement. Il embrassa tout le monde et plus longuement sa mère qui, par-dessus sa tête, adressa un remerciement muet à celui qui avait réussi à transformer une grande souffrance en une profonde sérénité. Elle se demanda comment il y était parvenu. Cet homme qui s'était dépeint lui-même comme un tortionnaire le soir de ses aveux avait sans doute fait preuve à son propre égard de la même exigence qu'il avait eu pour son mousse. Car il manifestait en chaque occasion une délicatesse exceptionnelle.

La journée, si mal commencée, se poursuivit donc très agréablement et se termina par un récital donné par Marie et son fils qui, pour la plus grande joie de ses auditeurs, passaient sans difficulté du piano à quatre mains à des œuvres pour piano et violon. Ce qui était le plus beau, ce n'était pas la musique, c'était cette complicité étonnante entre les deux artistes. Taylor fut convaincu que grâce à elle, son petit mousse savait de l'intérieur ce que signifiait cet amour dont il lui avait parlé. D'ores et déjà, il le vivait intensément. Il suffisait de le voir et de l'entendre jouer pour en être sûr. Certes, avec sa vive intelligence et le poids de ses années d'expérience, il croyait fermement douter de tout et tout remettre en question. En grandissant, ce serait sans doute un comportement plus accentué car il ne consentirait jamais à repartir avec des réponses toutes faites ni toutes simples et il lui faudrait tout démolir à nouveau avant de reconstruire. Malgré tout, sa capacité à aimer envers et contre tout sautait aux yeux et aux oreilles. Comme tout ce à quoi il se consacrait, Emmanuel aimait avec passion. C'était pour cela qu'il avait aussi cette incroyable capacité à souffrir. Et à parler au plus secret des cœurs de ceux qu'il rencontrait.