Les Préludes — Chapitre 1

— Monsieur Taylor, qui renvoyez-vous si durement ? C'est ainsi que vous accueillez les visiteurs à mon bord ?

La voix était forte, énergique, mais chaleureuse. Son propriétaire apparut immédiatement, un homme de taille moyenne, bien charpenté, à l'épaisse barbe grisonnante mangeant le bas d'un visage sans beauté, érodé, buriné, tanné par des années de vie au grand air, tour à tour glacé par les vents du Pacifique Sud ou brûlé par le soleil des tropiques. Il se présentait dans toute la force d'une cinquantaine à peine entamée. Deux prunelles d'un bleu de porcelaine de Delft ôtaient à ce masque de loup de mer ce que les traits pouvaient avoir de dureté.

— Je rêve ? reprit-il en s'approchant. Un enfant ici ?

— Oui, capitaine. Et il s'obstine à vouloir vous voir !

— C'est donc chose faite, garnement ! Maintenant file !

— Mais capitaine ! s'écria l'enfant d'une voix pressante, conscient de l'urgence qu'il y avait d'exprimer la raison de sa présence à bord. C'est pour travailler ! Comme mousse !

— Comme mousse ? Et pourquoi donc ?

— Capitaine, intervint Taylor, ne perdons pas notre temps ! File, gamin, sinon tes fesses font tâter de mon pied !

— Non, reste, tu vas m'expliquer !

Et, sous les yeux de Taylor, estomaqué, le capitaine empoigna l'enfant par le bras et le traîna vivement vers le carré.

— Bon, c'est quoi cette histoire ? Tu veux être mousse ?

Calé dans son fauteuil, le capitaine considérait d'un œil perçant le frêle personnage qui se tenait devant lui. Huit ans ? Neuf ? Peut-être dix... Difficile à évaluer. Il n'avait que la peau sur les os, ses vêtements de bonne qualité étaient salis et déchirés par endroits. Plus que tout, c'était son regard qui impressionnait, celui d'un adulte avant l'heure, durci par une terrible souffrance. C'était d'ailleurs à cause de cette expression où se mêlaient le désespoir, la peur, la volonté, qu'il avait souhaité en savoir plus. Car il n'avait pas oublié ce qu'il avait été lui-même quinze ans plus tôt, lorsqu'au retour d'un de ses voyages, il n'avait trouvé pour l'accueillir que deux tombes toutes fraîches, celles de sa femme et de sa fille emportées à quelques jours d'intervalle par le choléra. Il était resté une nuit entière dans le jardin de sa maison désormais vide, prostré, accablé, incapable de larmes ou de sanglots. Puis, le lendemain, un autre homme, il était allé chez le notaire, lui avait demandé de liquider ses affaires, avait rassemblé quelques souvenirs qu'il n'aurait pu vendre, puis s'en était revenu à son bâtiment qu'il n'avait dès lors plus quitté.

Devant ce petit garçon, raidi dans une évidente douleur, il retrouvait les sentiments qui l'avaient saisi autrefois, l'incompréhension devant un malheur si injuste, la révolte, l'abattement et la détermination farouche de faire face.

— Oui, capitaine.

Décidemment, le gamin n'était pas loquace. Il fallait lui arracher les paroles de la bouche.

— Tu sais que ce n'est pas franchement habituel qu'un gosse comme toi vienne se proposer pour être mousse. Qu'est-ce qui t'amène ? Tu as désobéi à tes parents ? Tu t'es enfui de chez eux ?...

L'enfant serra les dents. Son regard se fit encore plus dur.

— Non, finit-il par dire. Je n'ai plus de parents. Ils sont morts. Je suis seul ! Il faut que je gagne ma vie !

— Tu pourrais aller dans un orphelinat...

— Jamais ! rugit le gamin. Je veux être marin !

— Tu n'as vraiment personne qui peut te recueillir ici ?

— Personne ! Prenez-moi ! Je vous en supplie ! Je travaillerai dur. Je ne vous décevrai pas ! Mais ne me laissez pas à terre ! Il y a trop de dangers !

— Parce que tu crois qu'en mer, il n'y en a pas ?

— C'est pas pareil !

— Ecoute, petit : le Golden Star appareille pour Londres dans quelques heures, à la prochaine marée. Il faut compter quatre mois de traversée, peut-être plus, peut-être moins selon le temps. Nous doublerons le Horn. Des hommes y meurent de froid, sont blessés ou tombent à la mer. Les tempêtes peuvent y être affreuses. Ce n'est vraiment pas la place d'un enfant de ton âge !

Le petit garçon l'écoutait sombrement. A ses derniers mots, sa bouche se tordit sous l'effet d'une colère désespérée.

— Vous me refusez donc cette place ? demanda-t-il d'une voix rendue rauque par les sanglots dominés. Il n'allait pas s'abaisser à pleurer devant l'homme qui aurait pu devenir son supérieur.

En connaisseur d'hommes, le capitaine apprécia à sa juste valeur cette réplique et la manière dont elle lui avait été faite. Ce gamin savait ce qu'il voulait.

Hélas, le temps pressait. Il devait prendre une décision. Il ne pouvait s'éterniser à savoir ce qui serait mieux pour l'enfant. De plus, il avait besoin d'un mousse, le précédent ayant disparu en pleine mer quelques semaines plus tôt. Il n'était exclu qu'on ne l'eût quelque peu poussé car c'était une mauvaise graine détestée de l'équipage. Quant à l'histoire de l'enfant, elle était plausible : le bush australien était souvent le lieu de sordides crimes. Il ne paraissait pas avoir inventé sa souffrance. Et malgré sa mise négligée, sa saleté, sa physionomie prévenait en sa faveur. Il ne mentait certainement pas sur le drame qui avait endeuillé sa jeune existence.

Le capitaine s'éclaircit la gorge.

— Puisque que tu me dis être vraiment seul au monde, je te garde. A toi de me prouver que tu as la vocation de marin. Tu seras peut-être plus protégé ici qu'à terre ! ajouta-t-il comme pour lui-même.

— Oh merci, capitaine ! Je ne veux pas retourner là-bas !

— Tu as été menacé ? demanda l'adulte mû par un pressentiment à cette remarque insistante.

Visiblement terrifié, le petit garçon hocha la tête.

— Ils ont tué toute ma famille !

— C'est pour leur échapper que tu es venu te réfugier ici ?

A nouveau, l'enfant opina, cette fois sans un mot.

— Bon, tu seras donc mousse de cabine. Il faut que je t'inscrive sur le registre du bord. Comment t'appelles-tu ?

— Emmanuel.

— Emmanuel comment ? Ton nom de famille ?

— Emmanuel, c'est tout !

Tout en écrivant, le capitaine songeait que ce nom était inhabituel. Il resta un moment la plume en l'air, agité de multiples questions. Un prénom original, pas de nom de famille, des origines mêlées —l'enfant était indubitablement métis avec sa peau si brune et ses yeux si bleus—, un assassinat auquel il avait échappé, tout cela faisait du nouveau venu un écorché vif et un mystère ambulant.

— Bon, et tu as quel âge ?

A cette question, pour la première fois, l'enfant parut paniqué et extrêmement gêné.

— Tu ne sais pas ? Dépêche-toi ! Tu es assez grand pour savoir ton âge ! Alors, neuf ? Dix ?

— Je... je suis né le 18 février 1860...

Impossible ! Il faisait deux à trois ans de plus. Il devait se tromper. Agacé par toute cette situation dans laquelle il ne parvenait plus à démêler le vrai du faux et il se sentait piégé, il brusqua les choses et sans plus insister, inscrivit un chiffre sur livre.

— Maintenant, signe ! Une croix suffira !

Mais l'enfant, prenant la plume, écrivit son nom en toutes lettres, d'une main sûre et ferme, déjà personnelle. Le capitaine, fort étonné, se trouva conforté dans sa certitude qu'il avait raison et que le nouveau mousse était beaucoup plus âgé qu'il ne voulait bien l'admettre.

— Bien, te voilà donc mousse de cabine. Monsieur O'Brien, mon maître d'équipage et monsieur Taylor, mon second que tu as déjà rencontré seront chargés de ton éducation. Pour l'instant, fais-toi le plus petit possible jusqu'à ce que nous soyons en mer ! Personne n'a envie de t'avoir dans les pattes en ce moment !

On était au début de janvier 1867 à Port Augusta. Le Conqueror y avait jeté l'ancre quelques jours plus tôt pour en repartir aussi vite qu'il était venu. Et Emmanuel, laissé pour mort dans le désert australien, surgissait ainsi, famélique, mais vivant. Son histoire était celle qu'il avait laconiquement racontée au capitaine : prisonnier de ceux qui lui avaient dit avoir assassiné sa famille (n'avait-il pas entendu les coups de feu et vu Ismaël tomber ?) il avait fait route vers Port Augusta sans comprendre vraiment les projets des bandits. Il était terrorisé par ces hommes qui n'avaient pas reculé devant le crime et qui le menaçaient tout en essayant de le faire participer à diverses rapines. Rudoyé, à peine nourri, il avait suivi la petite troupe, désireux de fuir, mais n'osant le faire de peur d'être perdu dans l'immensité du continent inconnu. Le nom de Port Augusta revenait régulièrement dans les conversations. Il avait donc décidé d'attendre les événements jusque là et de tenter sa chance dans ce qui semblait être un port. C'était ainsi que, trompant la vigilance de ses geôliers durant la nuit, il avait abouti sur les quais et jeté son dévolu sur le premier bâtiment qui lui avait semblé en partance.

L'Emmanuel qui, comme l'avait ordonné le capitaine, s'était fait le plus petit possible dans l'agitation du pont, n'avait plus rien de celui que Douglas, puis Ismaël avaient rendu à sa vraie nature d'artiste et d'enfant. Le drame auquel il avait assisté l'avait replongé dans le monde de la séparation fatale, brutale, totale. Alors qu'il venait de se retrouver une famille solide, qu'il vénérait son oncle Douglas comme un père, qu'Ismaël était revenu de chez les morts pour l'entourer de son amitié, tout s'était écroulé à nouveau. Du jour au lendemain, sa première famille avait sombré dans un abîme sans qu'il lui soit possible de comprendre ce qui s'était passé —un trou noir, vertigineux occupait l'espace de ces années dont il ne se souvenait plus— ; et là l'horreur éclatait dans toute sa force : Ismaël, Diana, Tante Sophie, Oncle Douglas, Oncle Paul, tous les autres membres de l'expédition, morts, décimés, assassinés. Lui seul restait en vie, dans ce désert de cadavres. Que faire, désormais ? Mourir aussi ? Il y songea. Brièvement. Ni Ismaël, ni Oncle Douglas n'auraient approuvé. Alors, il fallait vivre. Faire son deuil de la musique pour se tourner vers la mer. Elle aurait peut-être une réponse pour lui, celle de le prendre pour l'emmener retrouver ses chers disparus. Il était fort reconnaissant au capitaine de l'avoir accepté. Il savait qu'il avait vraiment eu de la chance, son âge étant un handicap, mais il n'avait consenti à mentir à ce sujet. Et plutôt que de retourner à terre, il aurait préféré se cacher dans une cale et devenir passager clandestin. Une fois en mer, il n'aurait pas risqué grand-chose sinon une terrible raclée. Ensuite, il aurait travaillé et tout serait rentré dans l'ordre. Tous les cyclones, toutes les brimades d'un équipage, tous les mauvais traitements n'étaient rien en comparaison de la vie durant ces quelques semaines avec les assassins de sa famille.

Tandis qu'Emmanuel, tapi à l'arrière, cherchait à se fondre dans le paysage, le Golden Star, porté par une bonne brise qui gonflait ses voiles, laissait derrière lui Port Augusta. C'était un petit trois-mâts carré déjà ancien, peu rapide, mais solide dont l'équipage comptait vingt hommes, vingt-et-un maintenant, si le mousse pouvait prétendre être autre chose qu'une bouche inutile à nourrir. Le second, Peter Taylor et le maître d'équipage, Jim O'Brien, n'en avaient pas cru leurs oreilles quand le capitaine leur avait incidemment annoncé qu'il avait trouvé un mousse. Taylor avait assez vu l'intéressé pour savoir que c'était folie pure.

— Une nursery, voilà ce que nous allons être ! Il faudra sans doute lui donner le biberon et lui changer ses couches !

O'Brien avait jeté un coup d'œil à la forme qu'il voyait de loin avant d'hausser une épaule désabusée. Que faire ? C'était la décision du capitaine. Il faudrait bien faire avec. Au moins avec une mauviette pareille, on ne risquerait pas les mauvais coups du précédent mousse, c'était déjà une consolation.

La nuit tombait lorsque le Golden Star perdit de vue les côtes australiennes. James Larkin, le capitaine, en profita pour présenter correctement le mousse aux deux officiers en leur demandant de veiller à son éducation maritime.

— Il est drôle, le capitaine, grommela Taylor, narquois, une fois que son chef se fut éloigné. Faire un marin de ce bébé ! Allez, toi, va te coucher et qu'on ne te voie pas avant demain ! Mais à six heures, debout et au travail !

— Oui, monsieur, mais.... j'ai... j'ai faim !....

Ni Taylor, ni O'Brien ne pouvaient se douter du courage qu'il avait fallu au petit garçon pour parler, ni combien pareil aveu était exceptionnel. Emmanuel n'était pas connu pour être affamé. Admettre l'être était signe de sous nutrition avancée. D'ailleurs, il se serait cru à nouveau à Londres, au plus noir des jours de famine avec sa sœur Diana.

Le pare à virer que lui envoya aussitôt Taylor était destinée à lui apprendre très rapidement que son rôle était d'obéir sans condition et surtout pas de demander quoi que ce fût.

Sous la douleur, les yeux d'Emmanuel s'emplirent de larmes, ces larmes qu'il retenait depuis tant de jours. Il les aplatit aussitôt d'un geste farouche, angoissé à l'idée de donner de lui-même une image de faiblesse.

— C'est l'heure du biberon, sans doute ! ricana Taylor, méchamment. Désolé, ici, on n'en sert pas.

— Sauf mon respect, monsieur, intervint O'Brien en posant son énorme main sur l'épaule du mousse dans un geste qui se voulait protecteur, cet enfant a besoin de manger, comme nous tous.

— Pour qu'il gâche la nourriture en ayant le mal de mer ?

— Il ne l'a pas encore eu, il me semble.

— Cela ne saurait tarder. C'est bon, ajouta-t-il avec un soupir d'exaspération, emmenez-le à Gupta !

Satisfait d'avoir eu gain de cause, O'Brien entraîna l'enfant vers la cuisine tenue par Gupta, un Indien d'une trentaine d'années, être doux et effacé qui tenait le double rôle de bouc émissaire de l'équipage et de maître-coq. Il ouvrit la porte d'une ruade.

— Trouve donc quelque chose à manger pour ce petit tas d'os ! grommela-t-il d'un ton bourru. C'est le nouveau mousse.

Gupta leva les yeux de sa marmite à cette entrée abrupte. Malgré son calme proverbial en toutes circonstances, il ne put masquer une expression de surprise en découvrant l'insolite spectacle.

— Oui, je vois que nous sommes d'accord, poursuivit O'Brien. Mais c'est ainsi. Il faudra faire avec. Dès qu'il a mangé, tu lui trouves un coin pour dormir !

— Bien, maître !

Le bosco referma la porte laissant Emmanuel en tête à tête avec le cuisinier qui le considérait d'un air pensif mais qui ne tarda pas à prendre la parole car il avait senti que l'enfant défaillait, à la fois de terreur et de faim. Le temps des réflexions n'était pas venu : il fallait avant tout rassurer le bambin et le nourrir. Car O'Brien l'avait bien décrit : « un petit tas d'os ». On ne pouvait être plus juste.

— Tu meurs de faim, n'est-ce pas ? demanda l'Indien avec un sourire bienveillant.

Il avait un fort accent qui le rendait parfois difficile à comprendre, mais ses inflexions étaient harmonieuses et pleines de gentillesse, comme son visage.

La gorge nouée, l'enfant ne put que hocher la tête.

— Je m'appelle Gupta, continua le coq tout en coupant une énorme tartine et en la beurrant copieusement, privilège de l'escale. Il est probable que nous nous verrons beaucoup. Au moins, tu ne risqueras pas de mourir de faim.

Il ajouta quelques tranches de saucisson sur le beurre et tendit le tout à l'enfant qui le dévora en quelques instants : c'était la première fois depuis la disparition de sa famille qu'il mangeait aussi bien.

— Merci, monsieur.

Maintenant, trouver un endroit pour dormir ? Dans l'immédiat, il se dit que le mieux serait de le mettre dans le hamac de l'ancien mousse. Il aviserait le lendemain et en référerait à ses supérieurs. Car il lui semblait une mauvaise idée de mettre cette fragile créature trop en butte aux brimades des matelots.

Recru d'angoisse, de fatigue, de chagrin, Emmanuel avait sombré quasi instantanément dans le sommeil, tout habillé comme il le faisait depuis une dizaine de jours tandis que Gupta retournait à ses fourneaux, l'esprit encombré de questions. Et il savait qu'il n'était pas prêt d'avoir des réponses : personne ne lui parlait à bord que pour l'insulter, le rabrouer, le ridiculiser, le brimer ou le commander. Lui-même s'exprimait très rarement. Sa nature discrète, silencieuse, respectueuse des autres, ses origines indiennes lui avaient valu la suspicion, presque l'antipathie de ses compagnons. Il était arrivé à bord huit ans auparavant, au hasard d'une escale et d'une défection de son prédécesseur. Il s'était trouvé au bon endroit au bon moment. Le second, qui cherchait un remplaçant de toute urgence, connaisseur d'hommes, avait deviné qu'avec ce jeune inconnu, le travail serait irréprochable et les ennuis inexistants. Un instant, il avait cru que l'Indien était un Intouchable voulant échapper à sa condition. Mais il s'était vite aperçu qu'au contraire, il n'y avait rien de servile chez le nouveau venu. Ses gestes, ses rares paroles, son maintien, une distinction certaine indiquaient qu'il avait fréquenté la haute société, y avait même peut-être appartenu. Ce passé était son mystère et personne ne l'interrogea dessus. L'essentiel était qu'il fît bien le travail qu'on attendait de lui. Ce qui fut le cas. Mais malgré ses indéniables compétences dans le domaine culinaire, les autres marins, rustres, sans éducation, solidaires de leurs conditions précaires supportaient difficilement à leurs côtés la présence d'un terrien, d'un sale bourgeois, qui osait prendre le contre-pied de tout ce qu'ils faisaient : il ne buvait pas —jamais une goutte d'alcool ne franchissait ses lèvres, même quand le second doublait les quarts après un coup dur—, ne fumait pas, ne chiquait pas, ne jurait pas, ne descendait pas à terre pour fréquenter les hôtesses ou les bordels des ports. Il était aussi propre qu'il le pouvait, rasé de près, ne conservant qu'une petite moustache et cherchait toutes les occasions de se laver, avec un soin maniaque, ce qui en faisait la risée de se compagnons. Ces derniers, à la critique féroce et facile, admettaient pourtant la chance qu'ils avaient d'avoir une qualité de nourriture bien supérieure sur le Golden Star à celle qu'ils auraient eu sur un autre bâtiment. Gupta bravait les pires conditions pour apporter aux matelots leurs deux repas quotidiens et il était très rare qu'il leur servît quelque chose de froid.

Le réveil d'Emmanuel dans le poste d'équipage fut un véritable cauchemar. Il découvrit le monde des hommes dans toute son abjection, victime innocente offerte en holocauste à des êtres sans scrupules ni moralité. Car sa présence n'était pas passée inaperçue et certains matelots crurent amusant de s'en prendre à lui. Heureusement, Taylor qui estimait qu'il tardait trop vint le chercher et de ce fait, arrêta à temps les débordements malsains des plus stupides et des plus virulents. Il entra dans une violente colère : c'était un homme d'une austérité redoutable en ce qui concernait les affaires de mœurs. Il n'était pas question que quelques dépravés profitent de la situation. Pour bien marquer son indignation, il retrancha le quart de toute la bordée pendant trois jours, sans chercher à savoir qui étaient les coupables. Pour lui, la faute était collective. Personne ne broncha, signe que la plupart se sentaient fautifs, mais le soir suivant, l'affaire se régla entre marins : Irving, un repris de justice, Thomas-le-muet qui cognait pour se faire comprendre, Holloway, aussi maigre qu'un hareng séché et qui terrorisait les plus faibles de sa bordée, Jackson une tête brûlée qui se rebellait constamment contre l'autorité du second, ces hommes furent mis à la raison par Austin, un colosse de près de deux mètres, presque aussi large que grand et dont, pour se moquer, on disait qu'il allait faire couler le bateau sur lequel il montait. Mais on ne plaisantait pas longtemps avec Austin. Sa carrure et sa force exceptionnelles incitaient au respect et on ne se souciait généralement pas de mettre le tranquille géant en colère. Aussi, lorsqu'il eût affirmé que le prochain qui toucherait un cheveu du mousse aurait affaire à lui personnellement et qu'il en informerait ses supérieurs, personne, pas même Jackson ne crut bon de le contredire. François, dit « Le Pape », un Canadien égaré hors de son séminaire pour des raisons connues de lui seul, lui apporta clairement son soutien. Les regards échangés ne furent guère amicaux, mais la question de l'éducation du mousse était définitivement réglée : il appartenait à l'arrière et non à l'avant.

Une fois Emmanuel sorti des griffes de ses tortionnaires, il eut à subir de la part de Taylor un terrifiant discours dont il ne retint que l'interdiction formelle de frayer avec les matelots à moins d'une permission expresse de ses supérieurs, en l'occurrence, lui Taylor, le capitaine et le maître d'équipage. Le reste des explications, ordres, interdictions fut perdu dans un tourbillon de détresse. Emmanuel cessa d'être Emmanuel pour n'être plus qu'un mousse, l'élément le plus faible et le plus méprisé de l'équipage. Ah, il était loin le temps du Conqueror où sa position de mousse lui donnait tous les privilèges ! Inutile de comparer. Il fallait avancer et travailler, ce pour quoi il était à bord. Penser ne servirait qu'à l'affaiblir. D'ailleurs, il n'en eut pas le temps. Il fut remis par Taylor aux mains de Gupta.

La traversée s'annonçait belle. Le second vint rejoindre le capitaine sur la dunette.

— Bonjour, capitaine. Je voulais vous demander : je suppose que le bébé couchera dans le petit rouf ?

— Bonjour, monsieur Taylor. Vous m'étonnerez toujours. C'est vous qui vous souciez du mousse après tout ce que vous m'avez reproché hier soir ?

La veille, en effet, Taylor avait eu l'audace de faire remarquer à son chef le ridicule —il n'était pas allé jusqu'à parler de stupidité, mais le pensait très fort— d'accueillir ce bébé au maillot qui serait un poids plutôt qu'une aide.

L'homme aux yeux très pâles ne sourcilla pas

— Je vous ai dit ma pensée, capitaine. Je ne reviens pas dessus. Même si je ne peux, en toute conscience, l'approuver, votre décision m'engage. Il y a un bébé à bord dont il faut faire un marin, un bon de préférence. Je ne me déroberai pas aux conséquences, bonnes ou mauvaises, de votre choix.

Cette réplique dépeignait Taylor. Il y avait près de vingt ans que cet officier discret, sobre et compétent avait fait son apparition aux côtés de James Larkin. Il s'était incrusté au Golden Star comme une bernicle à la coque. Après que le capitaine eût lui-même renoncé à toute vie terrestre à la suite du cruel deuil qui l'avait frappé, les deux hommes avaient semblé indissociables, au moins dans l'attachement qu'ils avaient pour leur bâtiment qu'ils ne quittaient jamais. On aurait pu supposer qu'unis par un même destin, ils eussent noué des liens d'amitié. Mais ils étaient ainsi faits l'un et l'autre, qu'après tout ce temps de vie commune, rien ne décelait dans leur comportement une quelconque intimité. Ils vivaient côte à côte, courtoisement comme deux étrangers qui s'estiment et se respectent, ignorants qu'ils étaient aussi inséparables que des frères siamois. Jamais James Larkin ne songeait à son Golden Star privé de son second et Taylor n'avait jamais envisagé de quitter un si bon capitaine.

Quant à l'équipage, il était cosmopolite avec une forte dominante anglo-saxonne et possédait les défauts et les qualités de son espèce. Plus de la moitié des effectifs avait de réelles aptitudes et connaissances, surtout chez les gabiers dont Austin, malgré son poids sur le marchepied était le chef incontesté. Par contre, il existait un petit groupe d'individus au sein desquels on retrouvait Jackson et ceux qui s'en étaient pris au mousse qu'il ne fallait pas perdre de vue. Taylor était l'homme idéal pour faire face, année après année, traversée après traversée, à ces pauvres bougres et les obtenir d'eux ce qu'il voulait. Froid, calme, toujours maître de lui, il se faisait obéir sans difficulté parce qu'on le savait juste, aussi capable de doubler la ration de rhum pour encourager ses hommes que d'en étendre un sur le pont avec deux dents cassées s'il estimait qu'une telle sanction était méritée. Il était respecté, il était obéi et plus rare chez un second, il était apprécié. Capitaine, second et bosco formaient donc un trio exigeant mais remarquablement plus humain que sur bien des longs courriers au sujet desquels circulaient de telles rumeurs. Il n'y avait pas de lieutenant en raison de la taille modeste du bâtiment. O'Brien remplissait ces fonctions.

Dès le premier jour, le mousse surprit ceux qui le côtoyèrent, particulièrement Gupta. Tout d'abord, malgré le vent qui fraîchissait, il ne fut pas plié en deux par le mal de mer. Or Gupta se souvenait de ses premiers jours à bord du vieux voilier : il avait été malade à en mourir et malgré les nausées qui soulevaient son cœur, il avait dû continuer à préparer à manger dans l'étroit et étouffant réduit qui lui servait de cuisine. L'enfant n'était pas non plus désorienté par le royaume de filins, de cordages, de toile du Golden Star, ni par le vocabulaire employé. Il évoluait sur le pont, savait se diriger, contournait légèrement les obstacles, faisait la différence entre les manœuvres courantes et les dormantes, bref, n'était-ce sa taille miniature dans cet environnement, il paraissait à sa place. Il comprenait vite, exécutait de même et bien. Au cours de cette première journée, au milieu de ses activités nombreuses et contraignantes, il apprit à connaître celui qui allait devenir un compagnon de tous les instants. Si le coq était faible et méprisé par l'équipage, le mousse l'était encore plus. Une âme mesquine en aurait profité pour assurer sa médiocre supériorité par des brimades, des humiliations, profitant ainsi du pouvoir ou de la reconnaissance dont le privaient les marins. Mais Gupta était d'une autre trempe. Souffre-douleur de l'équipage, il savait ce qu'étaient la solitude, la méchanceté, la souffrance. Il n'eut donc qu'un désir : apporter à ce petit être si fragile, si démuni, ce que lui-même ne recevait plus de personne : la douceur, l'affection, le réconfort, une simple présence amicale. Mais il avait déjà compris que malgré son très jeune âge, le mousse ne se laisserait pas aborder si facilement. Sans connaître les raisons qui l'avaient propulsé sur le pont du voilier, il pouvait les deviner. L'enfant, sombre et volontaire, ne favorisait pas les contacts, se contentant de laconiques « oui, monsieur », « non, monsieur », « bien monsieur » ou « merci, monsieur ». Et Gupta n'était pas de ceux qui fouillent dans le passé d'autrui pour lui extorquer des récits. Par expérience, il avait acquis la certitude que les drames, les deuils, les malheurs se géraient seuls. Il devait donc se contenter d'être là, muet aussi, parce qu'il arrivait un moment où les mots ne servaient à rien. Il faudrait du temps, une infinie patience, une tranquille obstination, pour atteindre l'âme endolorie du nouveau venu. Gupta possédait ces qualités. Rien ne le pressait. La traversée serait assez longue pour arriver à ses fins.

De son côté, James Larkin n'était pas fier de lui. Avec le recul, il voyait avec d'autres yeux celui qu'il avait imposé à son voilier et à son équipage. En fait, c'était surtout parce que Taylor l'avait accablé de reproches qu'il avait commencé à se dire qu'il avait été inconscient d'avoir cédé aux grands yeux bleus qui l'avaient supplié d'accéder à sa demande à Port Augusta. Il en voulait à l'enfant d'avoir ainsi, involontairement, fait appel à son point le plus vulnérable. Il en voulait à Taylor de voir juste et de l'avoir critiqué ouvertement. Il s'en voulait à lui-même de sa faiblesse. Et pour couronner le tout, à chaque fois que son regard croisait la silhouette menue du mousse, il retombait dans la certitude qu'il n'aurait pu agir autrement. Se trouver ainsi coupable et récidiviste l'exaspérait.

Le second n'avait aucun de ces débats de conscience. Par le simple fait qu'il avait rejoint l'équipage, le mousse était soumis à la loi universelle à bord des long-courriers : marche ou crève. Il était une fonction, il n'était plus une personne. Peu importait son âge, ses capacités physiques, il lui fallait être, comme les autres, un infime rouage du gigantesque engrenage du trois-mâts. Secrètement, Taylor espérait que la situation ne s'éterniserait pas. Cela prouverait au capitaine son erreur. C'était la première fois qu'il souhaitait mettre son supérieur en mauvaise posture mais l'affaire dépassait les bornes. Personne n'avait intérêt à la survie du mousse, pas même lui-même : cette existence n'était pas concevable pour un bébé pareil. Il finirait bien par se blesser, passer par-dessus bord ou par se montrer incapable d'accomplir les tâches requises.

Pour mener son projet à exécution, il poussa à leurs limites les recommandations de James Larkin concernant l'éducation du nouveau venu. Il fit ce qu'il n'aurait pas imaginé faire à l'égard d'un adulte qui lui, n'aurait rien eu à prouver. Le mousse, lui, devait justifier sa présence à bord, la nourriture qu'il prenait sur les rations communes, la place qu'il occupait. Un enfant normalement constitué n'eût pas résisté plus de quelques jours. Emmanuel ne l'était pas. Physiquement, il avait connu la misère, le froid, la faim ; il avait enduré les coups du capitaine Harrison, ceux de Francis, plus récemment les menaces et les brutalités de ceux qui l'avaient enlevé. Sur le Conqueror, il avait aguerri ses petits muscles grâce à des exercices réguliers et adaptés. Moralement, il était le digne héritier des deux hommes qui avaient remplacé pour lui le père manquant : il avait appris d'eux les plus hautes valeurs humaines, le courage, l'endurance, le sens de la perfection, celui de l'honneur. Les difficultés étaient faites pour être surmontées. L'adversité devait être vaincue. Quelles que fussent les conditions dans lesquelles il se trouvait, il savait qu'il devait garder la ligne de conduite enseignée par ses deux maîtres, obéir aux adultes, les respecter, accomplir son travail le mieux possible. Rester fidèle aux leçons de vie de son oncle Douglas et d'Ismaël, c'était les garder vivants auprès de lui. Il avait besoin de ces deux phares allumés pour continuer à avancer et à agir. Car son cœur n'était qu'un abîme de souffrance. Il flottait au-dessus, n'ayant plus, pour vivre que cette volonté d'être à la hauteur de la situation. Il se résumait à cette idée, se refusant inconsciemment à entrer dans un monde de sentiments. Ressentir des émotions était trop dangereux. Il fallait à tout prix se protéger. Ceux qu'il avait aimés étaient morts ou avaient disparu dans le néant. Il était indispensable de ne pas s'attacher.

Cette résolution était plus difficile à tenir qu'il ne l'imaginait. Censurer son cœur ne posait pas de problème sauf quand il s'agissait de Gupta. De tous ceux qu'il rencontrait, seul l'Indien était bon pour lui : il lui parlait gentiment, de sa voix douce aux sonorités inhabituelles. Il s'arrangeait pour mettre de côté des morceaux de choix ou pour lui réserver de petites friandises. Il lui expliquait très patiemment ce qu'il devait faire, lui montrait quand c'était nécessaire, ne le rabrouait pas quand il faisait des erreurs. Par contre, il le félicitait ou le remerciait toujours quand il lui avait rendu service. Il ne lui avait posé aucune question indiscrète, laissant dormir les morts chéris de son univers macabre. Tous ces éléments n'avaient pu laisser le sensible Emmanuel indifférent, loin de là. Mais instinctivement, il se faisait violence pour maintenir une saine distance de sécurité entre lui et le coq. S'attacher à lui aurait été une faiblesse.

Il fut presque heureux quand il découvrit, quelques jours après son arrivée, qu'il y avait un chat à bord. Il crut pouvoir en faire un ami. Tous ses efforts s'avérèrent vains. La bête, immense, était quasiment sauvage et ne se laissait point approcher. Elle se repaissait des rats de la cale, ne fréquentant que son antre obscur et feulant dès qu'un humain passait à sa portée. Rien de commun avec Altaïr et Sirius. Emmanuel en fut quitte pour des regrets. Il se souvenait du réconfort soyeux des deux chats du Conqueror. Là encore, il s'agissait d'un autre monde.

Après quinze jours de mer, le capitaine se décida à sortir de la réserve hautaine qui avait suivi les reproches de Taylor. Ce n'était pas par manque d'intérêt car il observait beaucoup en silence. Seulement, il se méfiait de lui-même, savait ce que son équipage pensait et ne voulait surtout pas être accusé de favoritisme ou de gâtisme. Ce qu'il voyait du mousse l'incitait à une certaine confiance : le gamin se fondait remarquablement dans son environnement ce qui était bon signe. Néanmoins, cette opinion toute extérieure ne suffisait pas. Il fallait connaître l'avis de ceux qui avaient plus particulièrement la charge de cette recrue pour le moins « ridicule » selon les propres termes du second.

Ce fut d'ailleurs vers ce dernier qu'il se tourna en priorité pour recueillir son jugement. Quelque chose comme une mimique moqueuse plissa les yeux de Taylor lorsqu'il entendit la question de son supérieur, ce qui était sa manière d'exprimer son humour :

— Je dois faire amende honorable, capitaine. Votre bébé est à la hauteur de la situation.

Sans vouloir relever l'insistance insolente de cette attribution, James Larkin insista :

— Vous voulez dire que ma folie n'a pas eu les conséquences désastreuses que vous redoutiez ?

— Je veux dire que ce bébé vaut largement son prédécesseur.

James Larkin lui lança un coup d'œil perçant :

— Mais, Monsieur Taylor, vous lui faites là un compliment.

— Non, capitaine. Je constate un fait, rétorqua le second, impassible.

Du côté d'O'Brien, la rudesse native n'était jamais dépourvue de chaleur.

— Fichtre, capitaine, j'aurais jamais imaginé cela ! Il est né avec un aviron dans la main, ce marmot de malheur ! Et il a déjà navigué, cela se voit ! Je l'ai retrouvé dans les barres de perroquet, aussi à l'aise là-haut qu'un bébé dans son berceau ! Voyez-vous, capitaine, ce gosse, c'est un adulte dans un corps d'enfant. Il ira loin, vous pouvez m'en croire.

James Larkin termina sa revue par le coq.

— Je n'ai que du bien à en dire, capitaine.

— C'est bref. Vous le voyez pourtant beaucoup !

— C'est suffisant, capitaine, répondit l'Indien, connu pour son laconisme qui n'avait rien d'impertinent.

James Larkin dut donc se contenter de cette réponse qui confirmait pourtant les appréciations du bosco et du second. Il se sentait fort soulagé. Depuis le départ de Port Augusta, il avait redouté le pire. Il pouvait donc désormais s'autoriser à considérer le mousse comme un être humain et non comme un fauteur de troubles potentiel. Pour marquer cette étape, il le convoqua au carré dans l'après-midi.

Le mousse se présenta sans tarder, pieds nus, les vêtements usés mais correctement mis, les cheveux bien peignés, le visage et les mains propres. Nul doute que Gupta était passé par là, lui qui était toujours soucieux de présenter au monde extérieur l'apparence la plus digne possible. En le voyant ainsi, frêle, le visage tellement marqué par une souffrance lancinante, les yeux à la fois vifs et douloureux, le capitaine songea combien il était triste qu'un enfant si jeune fût contraint de gagner laborieusement sa vie à bord d'un long-courrier. Peut-être l'orphelinat eut-il été préférable...

— Je voulais tout d'abord te dire que je suis très content de ce que j'ai entendu dire sur toi, commença James Larkin pour échapper au malaise que provoquait chez lui le regard grave et profond du mousse posé sur lui. Tu fais très bien ton travail.

Emmanuel ne crut pas devoir répondre à cette remarque. Il garda le silence, attendant la suite. Le capitaine, dérouté par ce comportement si maîtrisé, sentit un certain agacement monter en lui. Il essaya d'y échapper en ajoutant :

— En récompense, je me propose de t'apprendre à lire et à écrire. Cela pourra t'être utile par la suite.

Si James Larkin s'était attendu à des exclamations d'enthousiasme et des remerciements frénétiques, il en fut pour ses frais. Le mousse cilla à peine. Tant d'indifférence était exaspérante. A moins que cela ne témoignât d'un problème particulier. Mais le capitaine ne vit que l'immédiat, ce mutisme insultant.

— Tu pourrais quand même te montrer satisfait de cette proposition ! gronda-t-il, de plus en plus énervé par le comportement du gamin. C'est pour toi que je fais cela, pour que tu aies un avenir un peu meilleur !

Emmanuel se recroquevilla dans ses vêtements, sans toutefois baisser les yeux. Au prix d'un gros effort sur lui-même, il éleva une voix timide et enrouée :

— J'apprécie votre bonté, capitaine... mais...

— Mais quoi ? aboya James Larkin qui se retenait pour ne pas expédier l'enfant hors de sa vue avec un bon coup de pied au derrière.

— Je sais déjà lire et écrire...

— Montre donc. Assieds-toi !

Comme le capitaine avait déjà tout préparé pour la leçon qu'il s'était disposé à donner, le mousse n'avait qu'à obéir.

— Ecris ! Ce que tu veux !

Emmanuel trempa la plume dans l'encrier et traça rapidement quelques mots sur une feuille blanche.

— Montre !

L'enfant lui tendit la feuille.

D'une écriture nette, aux lettres bien formées, il avait écrit :

« Toulemonde est mort. Je suis tousseul »

Ce fut au tour du capitaine de rester silencieux. Sa colère était tombée d'un coup, laissant place à la surprise, à la gêne et à la tristesse. Ces quelques mots étaient riches d'enseignement. D'une part, ils prouvaient, à voir la manière habile dont ils étaient tracés que l'enfant n'avait pas menti et qu'il maîtrisait parfaitement la calligraphie. L'orthographe laissait à désirer, mais on sentait une certaine logique derrière les fautes. Quant au sens, il trahissait la blessure béante qui avait valu au mousse de fuir la terre et de se retrouver à bord. Solitude totale. Irrémédiable. Terrible lucidité aussi. Que faire devant pareil aveu ? Réagir ? Ignorer ? Interroger ? Un bref coup d'œil au petit garçon l'assura qu'il n'y avait eu chez lui aucun désir d'apitoyer. Il conservait son maintien calme et réservé, mettant d'emblée une grande distance entre lui et son supérieur.

— Chapeau, mon garçon ! Tu as une bien jolie écriture ! Qui t'a appris tout cela ?

La question spontanée et qui ne pensait pas à mal faillit déstabiliser le gamin dont l'expression vacilla soudain sous l'assaut du désespoir avant de se reprendre par la force de sa volonté :

— Les morts, capitaine, articula-t-il d'une voix rauque.

A trop vouloir bien faire, James Larkin finissait par perdre pied. Le mousse le déconcertait par cette familiarité avec la mort et son obstination à éloigner de lui toute sympathie intempestive.

Il y eut un long et pesant silence dont James Larkin se demandait sincèrement comment sortir. Il fut donc stupéfait quand il entendit :

— Capitaine, il faut m'apprendre autre chose ! J'aimerais tellement savoir autant de choses que vous !

Un rayon de soleil semblait avoir soudain envahi le carré : le visage si sombre du mousse s'était éclairé. Ses yeux lugubres avaient repris un éclat lumineux dans lequel brillait la lumière indubitable de l'intelligence. James Larkin, stupéfait, se demandait s'il ne rêvait pas : était-ce vraiment le même enfant ? Sous ces dehors farouches, un être enthousiaste se cachait-il ? Emmanuel était beau ainsi, le regard animé, l'expression ardente, tout son corps tendu dans l'anticipation de découvrir de nouveaux horizons !

Le capitaine qui, quelques minutes plus tôt, s'apprêtait à renvoyer durement son mousse, s'engouffra dans la brèche ouverte : il décida de donner sa chance à l'orphelin et à répondre à sa demande.