Le Maelstrom — Chapitre 9

Smith et Maximilien dont le sommeil avait été agité, entrecoupé de cauchemars et de réveils inquiets furent surpris de constater qu'à l'aube, leur ami était de retour au campement, s'activant autour du feu. Plus que tout, ce fut son regard qui les étonna. Il était redevenu limpide, ardent, comme irradié d'une lumière intérieure propre à réchauffer les cœurs. Quelle métamorphose en l'espace d'une nuit ! Pouvait-on en conclure qu'Emmanuel avait recouvré son équilibre ? C'était peut-être aller trop vite en besogne. Si Maximilien, lui, sentit sa confiance renaître, Smith, quant à lui, demeura vigilant : il ne se rendrait pas sans preuves éclatantes maintenant qu'il savait que le musicien possédait un redoutable secret pouvant l'entraîner dans des pensées et des actes suicidaires.

Les retrouvailles avec Morgan, Michael et Luigi furent neutres. Les trois garçons, spontanément, avaient pris leurs distances par rapport aux événements qui avaient ébranlé le camp des français. De plus, Emmanuel n'appartenait vraiment pas à leur univers d'insouciance et d'indifférence. Ils l'estimaient sans pour autant le considérer comme un des leurs.

Par contre, Gwénaël manifesta grandement sa joie à revoir son frère.

— Je déteste Yannick ! s'écria-t-il après les premières embrassades. Il t'a fait tant de mal ! A cause de lui, nous avons failli te perdre ! Je ne lui pardonnerai jamais !

— Il t'a fait beaucoup de mal aussi, répliqua Emmanuel avec une douceur non exempte de fermeté. Et tu as souffert de me savoir malheureux. Mais tu lui pardonneras aussi...

— Non ! rugit l'enfant, féroce dans sa volonté de se montrer loyal vis-à-vis du musicien.

— Bien sûr que si ! Je ne dis pas que ce n'est pas dur, mais il faut dépasser cela !

— Tu es trop bon, comme toujours ! Papa et maman entendront parler de cela à notre retour !

Emmanuel attrapa le bras de son petit frère :

— Tu ne diras rien du tout ! gronda-t-il d'un ton sévère qui fit se rapetisser Gwénaël, conscient de son sérieux mécontentement —il se souvenait de la gifle reçue peu de temps auparavant, mieux valait se méfier—. Ce qui s'est passé là, c'est entre nous. Par affection pour moi, tu ne dois pas rentrer dans ces conflits très personnels. Il faut aussi être conscient que nous sommes huit ici et que nous réagissons tous les huit de manière très différente à la situation qui est la nôtre. Pour Yannick, ce n'est pas facile. Mets-toi à sa place. Il a assisté à la mort de Burton, à celle d'Owen et pour finir m'a récupéré mourant dans la montagne...

— Cela ne l'autorisait pas à te parler comme il l'a fait. Tu...

— On ne va pas revenir indéfiniment là-dessus ! grommela le musicien entre ses dents serrées.

— Je veux qu'on soit juste ! Yannick n'a pas plus d'excuses que les autres. Il est plus lâche et plus faible, c'est tout !

— Il est ce que nous sommes tous ! répliqua Emmanuel avec un soupir, sentant qu'il fallait continuer à argumenter avec son petit frère pour éviter qu'il ne garde sa rancœur pour lui et qu'il ne s'en trouve ensuite la victime. Il est humain avec ses qualités et ses défauts, ses forces et ses faiblesses. Il n'est ni pire, ni meilleur ! Il réagit comme il le peut à des événements extérieurs dramatiques.

— Ce qu'il a vécu n'est rien en comparaison de toi ! rétorqua l'enfant avec défi.

Emmanuel ne le laissa pas poursuivre. Son visage fatigué trahissait cette volonté sans faille qui le caractérisait.

— J'avais la chance de ne pas être seul. J'ai eu un ange gardien à mes côtés en la personne de Fabian, un soutien moral et affection grâce à toi et à Maximilien. Yannick, lui, me semble complètement seul...

— Il s'est créé cette solitude par son comportement, objecta Maximilien qui n'avait jusque là pas osé prendre partie pour le petit Le Quellec et qui, devant la remarque du musicien, avait trouvé le courage de parler.

— Son comportement ? Et le mien donc ? Quand j'ai fui, ton premier souci a été de me rattraper, n'est-ce pas ? As-tu fait de même pour Yannick ?

— Tu ne peux quand même pas comparer ! Ce n'est pas lui qui est passé entre les griffes d'Owen !

— Non, mais ne crois-tu pas que c'était encore plus terrible pour Yannick d'être impuissant devant la souffrance de son petit frère ?

— Impuissant ? intervint Gwénaël, furieux. Il n'avait qu'à aider !

— Tu exagères, Emmanuel ! dit à son tour Maximilien. Tu es l'offensé et c'est toi qui trouves les arguments pour défendre celui qui t'a roulé dans la boue !

— Et pourquoi non ? Yannick est mon frère. Toute sa méchanceté ou ce qui apparaît comme de la méchanceté provient seulement d'un excès de souffrance.

— Une interprétation. Ton interprétation ! Tu es peut-être très loin de la vérité !

Emmanuel fronça les sourcils, ses prunelles fulgurèrent. Ce fut la fin de la discussion. Mais Gwénaël et Maximilien s'avouèrent ensuite être satisfaits d'avoir exprimé ce qu'ils avaient sur le cœur.

Yannick ne s'était évidemment pas manifesté. Il avait très bien vu que son frère était revenu en compagnie de Smith mais pris dans les filets de l'orgueil, du remords et de la jalousie, il resta ce qu'il était depuis le naufrage : solitaire et révolté. Ses camarades le traitant en pestiféré depuis l'incident qui l'avait opposé à Emmanuel puis à Maximilien, il n'osait tenter une approche du campement. D'ailleurs, il les haïssait tous. Il haïssait le monde entier. Il aurait voulu les tuer tous, leur faire payer cet exil sur cette pauvre terre dont ils ne sortiraient jamais. Il lui fallait des coupables. Mieux : un coupable. Une victime expiatoire. Tout était de la faute de cet idiot venu de nulle part qui récoltait l'attention et la sympathie de tous parce qu'il était intelligent, mûr, altruiste !

Maintenant que Smith était pleinement dans la communauté, il put s'assurer que ses toutes premières instructions n'avaient guère été suivies : les garçons ne s'étaient pas fatigués à retirer du Saint-John tout ce qui pouvait l'être, loin de là. Ils avaient ramené à terre l'indispensable, sans rien de plus. Sous l'impulsion du marin, ils construisirent tant bien que mal un radeau de fortune afin de s'en servir pour débarquer literie, vêtements, ustensiles de cuisine, outils variés, sans risquer de les mouiller. Une fois que ce fut fait, se posa la question de ce qu'ils allaient faire de la coque du bâtiment. La première idée de Smith avait été d'en retirer de quoi construire le futur canot. Il s'aperçut vite qu'elle était stupide : le Saint-John abritait le piano d'Emmanuel qu'il était impossible et impensable de déplacer. De plus, pour démanteler le voilier, il fallait l'autorisation de son propriétaire et le marin se voyait mal la demander à Emmanuel qui, à n'en point douter, souhaitait protéger son instrument, le lieu de sa retraite et ce bien qui lui appartenait toujours.

La principale activité des garçons était de trouver de la nourriture. Sous l'impulsion de Smith qui essayait d'apporter des solutions pratiques aux problèmes, ils construisirent un vivier, attrapèrent quelques chèvres et porcs sauvages qu'ils mirent dans des enclos. L'île ne manquait pas de fruits. L'arbre à pain et la noix de coco constituaient la base de l'alimentation. Quelques œufs, des crustacés, des poissons grillés variaient agréablement l'ordinaire.

Malgré ces tâches quotidiennes auxquelles il apportait toute son énergie, Smith ne négligeait pas pour autant le cas de Yannick Le Quellec, enferré dans ses contradictions, sa révolte et sa solitude. Il tenta plusieurs fois de lui parler, se fit traiter de sale pirate et autres épithètes peu flatteuses, reçut des coups quand il insistait et pourtant, il revint à la charge sans se décourager. Jusqu'au jour où Yannick, épuisé, craqua complètement. La persévérance du jeune homme avait au moins eu le mérite de briser sa résistance. Il préférait le déluge d'insultes et de griefs qu'il essuya au silence des dernières semaines.

— Je le hais ! Je le hais ! Je voudrais le voir mort ! Comme Dominique ! Mort ! Et pourtant, je ne peux pas le tuer !

Yannick hurlait, les poings serrés, le visage convulsé, en proie au sentiment d'exécration qui le submergeait.

— Pourquoi le haïssez-vous ? demanda Smith qui n'avait pas besoin de demander des précisions sur l'identité de celui qu'il haïssait.

— Pourquoi ? répéta Yannick, scandalisé par la question. Pourquoi ? Mais parce que c'est toujours lui qui a la première place. Toujours ! Toujours ! Il joue aux héros et aux martyrs ! Tout le monde est à ses pieds, vous comme les autres ! Encore plus que les autres !

— Il n'empêche que je suis venu ici !

— Oui, vous êtes là. Pour me faire la morale ! Pour me dire que je suis abject de vouloir la mort d'un frère aussi admirable ! Eh bien oui, je suis abject ! Je m'en moque ! J'en suis même fier ! J'en ai assez d'être le numéro deux ! Je suis l'aîné, moi ! Et personne ne s'en aperçoit ! Et si par hasard on le remarque, c'est pour me faire comprendre : Emmanuel, lui, est à la hauteur ! Cela ne peut plus durer ! Qu'est-ce qu'il a donc de plus que moi, cet idiot ? Pourquoi lui et pas moi ?

Smith laissa un silence s'instaurer afin de permettre au garçon de continuer à déverser son fiel s'il le souhaitait. Puis, prudemment, il exprima tout haut ce qu'il pensait tout bas :

— Il me semble que ce que vous décrivez là a un nom : la jalousie.

— Exactement ! s'écria Yannick, ravi d'être si bien compris. La jalousie. J'en crève ! Et pourtant, j'ai été élevé autrement que cela ! Ce n'est pas chrétien non plus ! C'est contre tout ce que j'ai appris. Mais c'est en moi. C'est un fauve qui serait enchanté de dévorer l'objet de sa haine, un boa constricteur qui voudrait étouffer sa proie dans ses anneaux. Détruire Emmanuel ! L'anéantir ! Faire qu'il ne me nargue plus jamais ! Défigurer son joli visage ! Arracher ses yeux trop perçants ! Vider son cerveau qui a toujours réponse à tout !

Smith frémit intérieurement en entendant ces désirs si cruels. Pour souhaiter tant de mal à son frère, il fallait vraiment que sa jalousie fût intense, qu'elle se fût concentrée pendant des années dans le plus grand secret. Nul doute que chez les Le Quellec, il n'était pas question d'afficher de tels sentiments. Etait-ce un bien, était-ce un mal ? Pauvre Emmanuel ! Il était loin du compte en s'imaginant que son aîné souffrait des récents événements. Oui, il souffrait, mais pour de toutes autres raisons.

— Et dire qu'Emmanuel a tant besoin de vous ! soupira le jeune homme d'un ton désolé, navré qu'il était d'être témoin de la ruine d'une amitié fraternelle qu'il avait crue si belle et qui, aux dires de Gwénaël, l'avait été dans le passé.

Yannick sursauta à la réflexion de son compagnon.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il d'un ton revêche.

— Que votre jalousie est la dernière des choses dont votre frère ait besoin, particulièrement en ce moment !

— Il n'a besoin de rien ! Il est dans son monde ! Il se croit supérieur à tous !

Smith secoua la tête d'un air triste.

— Il a besoin de beaucoup ! Il a surtout besoin de votre force, de votre amitié, de votre privilège d'aîné...

Yannick ricana méchamment à cette réflexion du marin.

— « Privilège d'aîné » ! Ben voyons ! Vous me faites bien rire ! Comme si c'était moi l'aîné aux yeux du monde ! Quant à l'amitié, il n'a pas besoin de la mienne ! Il a la vôtre !

— Celle d'un pirate remplace-t-elle celle d'un frère ?

L'humilité si naturelle du jeune homme ne laissa pas Yannick insensible.

— Vous n'êtes pas un pirate, Smith, murmura-t-il, très embarrassé de sa personne.

— Je l'ai été...

— Non ! Jamais ! Jamais aux yeux d'Emmanuel ni aux miens, en tous cas !

La réponse avait jailli, sincère, chaleureuse, bousculant tous les blocs de haine et de jalousie qui s'entassaient autour de son cœur. Le vrai Yannick était là, tout proche, coincé derrière ce rempart déjà fendu et miné. Conscient qu'il venait de donner un gage de son humanité sans pouvoir faire machine arrière, vaincu, il fondit en larmes.

Smith ne précipita rien. Il mesurait l'étendue de sa victoire. Très discret, il laissa au garçon le temps de se remettre avant de poser la main sur son épaule.

— Non, rugit Yannick en se dégageant. Laissez-moi ! Je suis odieux ! Laissez-moi crever comme un rat que je suis !

— Vous souffrez...

— Pas autant qu'Emmanuel ! Je n'ai aucune excuse ! Aucune !

— Si. Celle-là !

— Et qui va croire cela ? Emmanuel, peut-être ?

Le ton était redevenu grinçant. Cette fois, c'était un chagrin presque désespéré qui le rendait si pénible à entendre. Smith accentua sa pression affectueuse.

— Avez-vous déjà vu votre frère insensible, indifférent ou aveugle à la souffrance des autres ? Qui, sinon lui, aurait vu dans votre comportement l'aveu de votre solitude, de votre faiblesse devant des événements que vous ne maîtrisiez pas ?

Il parlait d'une voix très basse mais pénétrée. Yannick releva timidement la tête.

— Vous dites cela de vous-même ou c'est mon frère qui l'a suggéré ?

— C'est Emmanuel qui l'a pressenti. Je crois qu'il a raison.

— Comme il doit me haïr, maintenant !

— Vous haïr ? Il souffre, cela oui. Parce qu'il vous sent si malheureux !

Yannick hoqueta. Prenant une soudaine inspiration, il saisit Smith par les deux bras et le secoua sans ménagement, d'un air presque égaré.

— Moi, ce n'est rien ! C'est lui ! C'est lui ! Je lui ai fait tant de mal ! Je ne pourrai plus jamais le regarder en face !

— Il est tout à fait capable de comprendre que vous soyez très jaloux de lui !

— Oui, il peut le comprendre ! Il est tellement compréhensif ! Mais... je l'ai empoisonné ! Je lui ai dit des choses terribles ! Il ne s'en relèvera pas ! Il vous a raconté ?...

— Il m'a seulement dit que vous l'aviez accusé d'être responsable du naufrage...

Le visage de Yannick se tordit d'horreur.

— Ce n'est rien ! Ce n'est qu'une piqûre de moustique ! Le reste, c'est tellement pire ! C'est la morsure d'un cobra royal !

— N'exagérez pas !

— Je n'exagère pas, Smith ! Je lui ai injecté un venin qui va le tuer à petit feu ! Il ne peut s'en sortir seul. Sauf s'il parle ! S'il vous parle !

— A moi ?

— Oui, à vous ! A vous seul !

— Mais pourquoi à moi ? C'est son secret, pas le mien !

— Smith, s'écria Yannick d'une voix implorante, c'est vous qui avez prouvé que vous étiez son ami ! Vous l'avez sauvé physiquement ! Maintenant, vous devez l'aider à purifier son esprit du venin avec lequel j'ai tenté de l'empoisonner. Vous seul le pouvez ! Ne posez pas de questions. Vous aurez toutes les réponses quand Emmanuel vous aura parlé. Et vous comprendrez alors pourquoi il ne pourra jamais me pardonner. Pourquoi il est impossible que je le regarde en face ! Mais je vous mets en garde : mon frère est une forteresse de silence. Et c'est pourtant ce silence qu'il vous faudra percer. Il vous faudra beaucoup de patience et de persévérance. Puis-je compter sur vous ?

Le jeune homme hocha lentement la tête. Il ne se méprenait pas sur la mission que lui confiait Yannick. Elle était extrêmement délicate. Saurait-il la mener à bien ?

— Laissez-moi, maintenant ! Votre place n'est pas ici. Elle est auprès de lui, comme elle l'a été dès le début. Bonne chance ! Et,... euh... merci d'être venu...

Malgré son émotion, Yannick le repoussa, refusant de céder à son attendrissement et à son propre besoin d'aide. Smith n'insista pas. Il avait déjà progressé au-delà de ses plus folles espérances. Le jeune Le Quellec avait parlé, avait avoué les sentiments qu'il éprouvait et dont il avait désormais honte. C'était Emmanuel qui avait raison : l'adolescent, terrifié à la pensée de ne pas être à la hauteur des circonstances dramatiques de l'arrivée sur l'île, avait basculé dans la haine. Plutôt que d'admettre son incapacité à sauver son frère, il préférait l'accuser des pires maux et prétendre souhaiter sa mort.

Faire parler Emmanuel ? Comment s'y prendre ? En temps ordinaire, il n'était guère loquace : il avait toujours davantage à penser qu'à dire. Depuis son retour au campement, il était quasiment muet. Une fois les tâches communes effectuées sans mesurer sa peine, il s'esquivait, regagnant le Saint-John dont il faisait un fief musical que ses compagnons n'osaient approcher.

— Il en a lourd à porter ! déclara un jour Maximilien en le regardant s'éloigner au moment du repas qu'il avait préparé mais refusé de partager avec eux.

— Que voulez-vous dire ? demanda Smith qui, songeant toujours à sa mission impossible, désirait en apprendre toujours davantage pour commettre moins d'impairs.

— Il est bien différent de ce qu'il était à la pension !

Gwénaël, jamais très loin de son compatriote qu'il appréciait désormais sincèrement pour ses qualités de sérieux et d'organisation, approuva aussitôt.

— Oui, il est beaucoup plus calme !

— C'est même pire que cela. On dirait qu'il y a quelque chose de brisé en lui. Et je trouve que cela s'accentue. Il n'a jamais été très sociable, mais là, c'est de la misanthropie !

— De la mi... quoi ? demanda Gwénaël en écarquillant les yeux.

— Misanthropie. Le fait de ne pas aimer les êtres humains.

— Non, ce n'est pas cela ! s'écria Gwénaël avec animation. Au contraire. Simplement, lui, il pense au passé, au présent et à l'avenir...

— Et il veut quitter l'île par ses propres moyens ce qui ne vous plait pas, acheva Smith pour compléter l'intervention de son petit ami.

— C'est en effet un de nos gros conflits, admit le jeune noble. Il y a aussi le souci concernant son frère...

— Il est bien bête ! trancha Gwénaël d'un ton péremptoire.

— C'est ta vision, pas la sienne. Et puis, il pense au capitaine, à nos parents, à Ismaël, cela fait beaucoup quand en plus, on a en soi une blessure qui ne peut se refermer...

— Vous semblez bien pessimiste, Maximilien !

Smith, après de nombreuses hésitations, était enfin parvenu à éviter le « monsieur de Hautefort » qui peinait tant le garçon.

— C'est vrai, je le suis. Car nous sommes divisés. Morgan, Michael et Luigi ne veulent pas entendre parler de monter sur un canot pour quitter l'île. Je ne les en blâme pas. Je suis moi-même terrorisé à cette idée...

— Qui ne le serait pas ? murmura Smith. Je suis comme vous et pourtant, je sais que notre seule chance de rejoindre l'Australie est de tenter l'aventure.

— Vous, vous raisonnez ! Vous vous hissez au-dessus des sentiments par la force de votre esprit. Mais ces trois là ! Ce n'est pas leur enthousiasme dévoué à la cause commune qui va redonner de l'énergie à Emmanuel.

— Il n'en manque pourtant pas !

Maximilien et Gwénaël échangèrent un sourire, un très douloureux sourire.

— Si, répliqua l'aîné des deux, si, pour un combat commun. Il est prêt à traverser le Pacifique tout seul, sur un canot construit de ses propres mains. Il est beaucoup moins disposé à vivre quotidiennement auprès de garçons plus ou moins irresponsables ou immatures qui, pense-t-il, ne l'acceptent pas vraiment dans sa différence.

— Il sait bien que tout le monde l'aime, pourtant ! protesta Smith, emporté par ses propres sentiments à l'égard du musicien.

— Il le croyait jusqu'à ce que Yannick parle ! rétorqua Gwénaël. Cet exil sur le Saint-John est révélateur de son état d'esprit. Il s'isole pour éviter d'être mis à l'écart. Moi, je pense que pour avoir un groupe qui se serre les coudes, il faut un chef ! Tous les Robinsons élisent un chef, c'est bien connu. C'est nécessaire ! Je l'ai lu !

— Peut-être, mais ce n'est pas le genre de décision que nous pouvons prendre à nous trois. Il faut l'ensemble du groupe. Y compris Emmanuel !

— Il fuit à chaque repas !

— Mais il sera là pour son petit frère ! C'est à toi d'aller lui parler, Gwénaël ! Il t'écoutera !

L'enfant secoua ses boucles blondes.

— Non, je n'irai pas ! Tu sais très bien que c'est impossible ! Je ne suis que le petit frère ! Par contre, toi...

Maximilien fit un vigoureux signe de dénégation.

— Tu devrais savoir qu'Emmanuel me tolère seulement !

— Avoue que c'est un progrès !

— Enorme, mais insuffisant pour que je me risque à l'affronter dans sa tanière quand il met de manière si évidente un espace entre nous.

Il se tourna vers Smith :

— Vous voilà fixé ! Il n'y a que vous à pouvoir... à oser..., non, à devoir le rencontrer. Vous êtes le seul ici à être capable de faire céder cette caboche de bois ! La preuve, c'est que vous nous l'avez déjà ramené une fois !

— Ce n'est pas une raison, murmura le jeune homme qui mesurait à chaque instant la quasi impossibilité de sa tâche.

— C'est vrai, reconnut Maximilien, mais nous n'avons guère le choix. Nous ne pouvons le laisser dériver loin de nous sans essayer de lui apporter notre maigre soutien. Quelque chose me dit qu'il en a extrêmement besoin !

Smith en était tout aussi convaincu. Seulement, il fallait passer aux actes, rejoindre le fauve sur le Saint-John. Comment Emmanuel l'accueillerait-il ?

De fait, les sons tantôt belliqueux, tantôt déchirants du clavier n'auguraient rien de bon. Quoique peu familiarisé avec l'instrument et ce genre de musique, le marin perçut immédiatement l'extrême tension de l'interprétation. Celui qui jouait était un être torturé que la souffrance risquait de bloquer dans une attitude très négative.

Longtemps, Smith écouta l'expression de ce combat solitaire contre des forces hostiles. Il ne parvenait pas à s'arracher à cette beauté que tant de désespoir rendait sinistre sans cesser d'être captivante. Car elle lui dévoilait un Emmanuel sans fard, sans masque, sans censure. Alors, il eut encore plus peur qu'il n'avait. La détresse du garçon semblait insondable.

En entendant du bruit, le musicien s'arrêta net et présenta au nouveau venu un visage auquel il n'avait pas eu le temps de composer une façade. Préparé par sa longue écoute, Smith ne tomba pas à la renverse. Il ne reconnaissait plus son ami. C'était comme s'il existait deux Emmanuel Le Quellec.

Une expression de lassitude un peu fataliste se répandit sur les traits fins et douloureux, comme s'il avait jugé inutile de se rebiffer contre cette intrusion.

— Bonsoir, Fabian, murmura-t-il sans se lever de son siège.

Le jeune homme aurait préféré des coups, des insultes, un renvoi brutal à cet accueil si bienveillant qui voulait dissimuler tant de révoltes et de chagrins. Il eut mal pour son ami, mais sachant que la plus grosse erreur serait de montrer son propre chagrin et sa faiblesse, fit semblant de rien.

— Bonsoir, Emmanuel. Pardonne-moi de venir te déranger ainsi...

— Tu ne me déranges jamais, Fabian. Mais quel intérêt peut te procurer ma compagnie ?

Cette question désabusée était déjà un demi aveu en elle-même.

— Je ne voudrais pas gêner ton travail !

Emmanuel haussa les épaules.

— Le travail ! répéta-t-il d'un ton moqueur. Le travail ! Quel travail ? Tu appelles cela du travail ?

— Tu joues... objecta le marin avec prudence ne sachant pas de quel côté la conversation risquait de basculer.

— Oui, je joue. Je fuis.

— Fuis ? C'est nous que tu fuis... ou toi-même ?

Une lueur d'approbation trembla dans les yeux bleus à cette réflexion qui prouvait que Smith possédait une grande intelligence humaine.

— Les deux, sans doute !

— Oserais-je te demander pourquoi ?

Le regard profond lança un éclair menaçant.

— Tu le peux. Mais je n'ai pas à te répondre.

Smith trembla intérieurement. Par sa maladresse, il avait rejeté Emmanuel dans sa forteresse hautaine.

— Pardonne-moi, je ne voulais pas te blesser !

Le garçon eut un ricanement plein d'amertume.

— Me blesser ? Comme si je pouvais encore l'être ! Bon, dis-moi, pourquoi es-tu venu ?

Il ne s'agissait d'aggraver la situation. Smith respirait très mal.

— Par... amitié, répondit-il non sans hésiter de peur de dire un mot malheureux : il se savait si gauche dans ses propos. Par égoïsme aussi...

— Tiens donc !

— Oui, je me sens mieux avec toi qu'avec les autres et tu n'es pas là souvent...

— Désolé, Fabian, mais tu devrais vraiment placer tes espérances en quelqu'un d'autre !

— Ne sois pas si négatif ! rétorqua le jeune homme avec une flamme soudaine. Jette-moi par-dessus bord si tu veux ! Frappe-moi ! Hurle-moi dessus ! Maudis-moi ! Tout ce que tu veux, mais dis au moins ce qui ne va pas ! Je t'en supplie ! Tu t'enfermes dans le chagrin ! Si tu parlais, tu verrais que ce n'est qu'un minuscule grain de sable !

— Aucune parole ne peut venir à bout de l'Himalaya, finit par dire le musicien sombrement après un long silence qui fit croire à Smith que le garçon essayait de se contrôler pour ne pas l'expédier ad patres en réponse à son explosion.

— Il est pourtant plus facile de gravir les sommets à deux !

Emmanuel resta silencieux, puis après quelques minutes, ferma brutalement son instrument ce qui le fit résonner dans la pénombre grandissante et se précipita vers le pont. Smith resta seul avec un sentiment d'impuissance et de gâchis. Comment communiquer avec quelqu'un qui refusait toute tentative d'approche, tout geste de conciliation ? Fallait-il user de fermeté, de force, de contrainte ? La douceur ne donnait rien. Que faire alors ? Qu'est-ce qui pouvait aider Emmanuel à exorciser ses démons ? Y avait-il un risque réel de dénouement suicidaire ? Le marin savait maintenant que des pensées aussi sombres étaient courantes chez cet être exceptionnel sous tous rapports.

Smith n'avait aucune raison de s'attarder en ce lieu d'où il avait été rejeté si nettement. Il remonta à son tour à l'air libre. Un coup d'œil circulaire sur le pont déjà obscur lui fit apercevoir son ami, assis près du beaupré, le dos tourné. Il en fut soulagé, ayant craint une fuite beaucoup plus lointaine. Sans doute le musicien avait-il trop besoin de son piano pour s'éloigner beaucoup.

— Approche-toi, Fabian !

Smith sursauta. Il croyait n'avoir fait aucun bruit. Et voilà que le garçon, sans s'être retourné, l'avait remarqué et interpellé.

— Oui, viens. Tu es venu pour cela, après tout.

Smith, en deux bonds, fut à ses côtés.

— Je... Tu... Non...

L'artiste l'interrompit en posant sa main sur la sienne.

— Ne me prends pas pour un idiot ! Je sais que tu es inquiet pour moi et je t'en remercie. Cela me touche... Et tu as sans doute raison en disant que je devrais parler !

— Emmanuel, c'est pour toi. Pas pour moi ! Je ne t'oblige pas...

— Je sais, interrompit le musicien d'une voix d'une extrême douceur. Si j'avais voulu, je serais parti. Mais tout en voulant fuir le plus loin possible, j'ai eu trop besoin de ta protection, de ton réconfort, de ta présence. J'essaie de me convaincre que je ne peux lutter seul. J'ai aussi honte de mon égoïsme outrancier : à l'échelle de notre groupe et de ses difficultés, mes problèmes sont bien minimes. C'est pour cela que je ne me sens pas le droit de les partager... Si encore j'avais devant moi des certitudes, celle de revoir mes parents, celle de retrouver Ismaël, ce serait plus facile. Mais Ismaël a aussi chaviré dans mon naufrage personnel et ce choc me rend faible...

Smith se jura de ne rien dire, de laisser son ami parler à son rythme, sans redouter ses silences, sans souhaiter que les choses se produisent de telle ou telle manière. Il devait être patient, attentif, accueillant, le laissant s'exprimer comme il le sentait, présent dans son écoute, absent dans son enveloppe corporelle.

— En fait, poursuivit Emmanuel, ce que m'a dit Yannick et qui a contribué à... disons, pudiquement... à ma remise en question... ce qu'il a dit est très simple... Il m'a rappelé que je n'étais pas son frère, ni le fils de ses parents, que je ne m'appelais pas Emmanuel Le Quellec et que je n'étais qu'un va nu-pied recueilli par charité... C'est tout... ce n'est que cela...

Il avait parlé sans hâte, avec un calme détaché qui rendait irréels ses propos.

Fabian Smith, que la révélation inattendue avait comme foudroyé parce qu'il s'y attendait si peu et qu'elle déchirait des pans entiers de l'histoire de son ami, demeura sans voix. Il comprenait maintenant la réaction outrancière de celui qui avait été rejeté dans un néant terrible à accepter. Emmanuel n'était pas Emmanuel ? Il n'était pas un vrai Le Quellec ? Qui était-il alors ? D'où venait-il ? Que de questions ! Et Yannick qui, connaissant le secret de son frère... du garçon, l'avait étalé sur la place publique ! Comment avait-il pu vouloir lui faire aussi mal ? Avait-il vraiment mesuré la portée de ses insultes ? Le marin sentait sa raison lui échapper : depuis qu'il connaissait Emmanuel, il lui avait envié son environnement stable, sa merveilleuse famille, la belle complicité existant entre les trois frères, tout ce qui semblait faire son existence et le rendre cet adolescent attachant, si attentif aux autres. Son bonheur apparent était-il donc bâti sur des sables mouvants ?

Smith avait laissé un long silence s'écouler. Mais Emmanuel n'avait rien à ajouter. Il avait crevé l'abcès.

— Tu sais... tu sais bien que Yannick...

— A parlé sans réfléchir... acheva rapidement le musicien d'un air sombre. Ne te fatigue pas, Fabian, à essayer de me dire qu'il n'a pas voulu me faire aussi mal. Il savait très bien ce qu'il faisait. La preuve, c'est qu'il m'a parlé en français. Son attaque était délibérée. Elle voulait me détruire. J'ai réfléchi. C'est normal qu'il ait réagi ainsi : je l'ai entraîné loin de la vie confortable de Sydney, loin de nos parents tout cela parce que j'ai voulu retrouver Ismaël, un élément essentiel de mon passé. Alors, il s'est servi de ce passé là pour me rendre responsable de la catastrophe. Il s'est désolidarisé de moi parce que le naufrage était une aventure de trop pour lui. Et finalement, il n'a dit que la vérité ! N'est-ce pas moi qui suis stupide de ne pas la regarder en face, de ne pas l'accepter ?

— Comme par exemple le fait que Yannick n'est pas vraiment ton frère ?...

Emmanuel poussa un très profond soupir :

— Exactement. Parce que pour moi, Yann est et sera toujours mon frère. Je n'y peux rien. Mais je dois accepter que de son côté, ce ne soit pas aussi net. Il n'a pas autant besoin de moi que moi de lui... Tu n'imaginais certainement pas ce que tu viens de découvrir, n'est-ce pas ?

— Pas vraiment, admit Smith, un peu gêné.

— Comme quoi, il ne faut rien conclure sur des apparences... elles peuvent être trompeuses... Le musicien de salon n'est qu'un... « va-nu-pieds » comme l'a si bien décrit Yannick... Un « rat d'égouts »...

— Non !

— Si, c'est ce qu'a dit Yannick. Il n'a pas tort ! C'est moi qui suis une véritable autruche et qui refuse d'admettre la réalité de mon passé !

— Que fais-tu en ce moment sinon le regarder en face ?

Emmanuel esquissa un vague sourire sans joie.

— Ce que je fais ? Je noie le sujet de la discussion dans des mots qui se succèdent sans rien dire de vrai.

— Tu sembles avoir perdu ton cap...

— Tu ne crois pas si bien dire. Mon ancre de miséricorde. Yannick en a tranché la chaîne. Désormais, je dois me reconstruire, me retrouver une identité qui sera la fusion du passé et du présent. Sinon, je serai toujours fragile...

Smith aimait cette lucidité sans complaisance, preuve de courage et de maturité.

— ... sans doute le resterai-je toujours d'ailleurs... Il est terrible de vivre avec un trou d'ignorance que l'imagination comble du meilleur ou du pire...

Le jeune garçon poussa un nouveau soupir, cette fois moins douloureux.

— Pardonne-moi ces propos décousus, Fabian. C'est... c'est la première fois que j'exprime à haute voix des choses si... personnelles...

Le marin s'en serait douté.

— J'espère que tu ne m'en voudras pas d'être là pour les écouter, répondit-il seulement, pointant le doigt sur ce qu'il croyait pouvoir devenir un danger.

— Tu n'es pas dans une position facile, c'est vrai, murmura l'adolescent en le regardant en face, mais je compte sur notre amitié... Et puis, je crois que tu peux approcher un peu l'étendue de ce qui me fait souffrir, parce que tu as eu une vie qui n'était pas si facile non plus. Je dis « approcher », pas « comprendre »...

— Pourquoi ne puis-je pas comprendre ? osa demander Smith.

— Je ne pense pas que tu puisses comprendre ce que c'est de n'avoir aucune racine. Aucune.

C'était vrai, il ne comprenait pas. Timidement, il répondit :

— Peux-tu expliquer ?

Le regard d'Emmanuel se fit plus doux et plus triste.

— Toi, tu t'appelles « Smith », parce que ton père était un Smith. Tu sais d'où tu viens. Même si tes parents sont morts et que tu n'en as que très peu de souvenirs, objectivement, tu sais qui ils étaient, où ils habitaient. Tu as une histoire qui s'inscrit dans la durée et tu es le dernier maillon d'une chaîne avant d'en être l'avant-dernier maillon le jour où tu auras toi-même des enfants. Tu me suis ?

Smith approuva d'un signe de tête, impressionné de découvrir la logique de son ami capable malgré son âge d'une vision aussi claire.

— Eh bien, moi, contrairement à toi, je suis un unique maillon, sans rien, ni avant, ni après. J'ai appris il y a un peu plus d'un an que je n'aurais jamais dû vivre. J'étais destiné à mourir...

Il fit une pause si longue que le marin se résolut à la rompre.

— Peux-tu... pourrais-tu... être plus explicite ?

Emmanuel le considéra d'un air rêveur, plongé qu'il était dans ses pensées.

— J'ai été arraché à ma famille quand j'avais trois ans. Arraché, je dis bien. Mon ravisseur devait me tuer. Il a reculé devant le crime et m'a abandonné. Un enlèvement doublé d'un abandon. Des parents auxquels on arrache le cœur. Un enfant mort aux yeux du monde, sans histoire autre que ces lambeaux. Pourquoi un pareil crime, Fabian ? Pourquoi a-t-on voulu détruire mes parents en leur tuant leur enfant ? Quelles conclusions dois-je en tirer sur eux, sur moi, sur mes origines ? Quelles sont ces origines ? Je crois être français car c'est là que j'ai été abandonné, mais ma peau est un peu plus sombre que celle des français normaux. Je suis métis. Est-ce que je suis le fruit d'une union illégitime ? Mes parents ont-ils été victimes d'une vengeance sordide ? D'un règlement de comptes crapuleux ? De leur différence ? De leur race ? De l'intolérance ? Que sais-je...

— Est-ce si important ? murmura Smith comme le garçon avait laissé sa dernière question en suspens.

Emmanuel se raidit. Ses yeux, si lumineux dans la nuit, exprimèrent un sentiment de vif reproche.

— Important ? Mais c'est capital ! Rends-toi compte !

Smith avait du mal à se rendre compte, justement.

— Pourquoi ? Aurais-tu peur d'être le fils... d'un assassin... d'un voleur ?

— Exactement ! Tu vois bien ! Dans ce cas là, je n'aurais qu'à me tuer !

Toujours ces idées de mort ! Pourtant battant, Emmanuel avait une fâcheuse tendance à vouloir mettre un terme à sa vie lorsqu'il était confronté à certaines difficultés.

— Mais, tu ne le sauras jamais, ni personne non plus !

— Vivre avec ce doute, Fabian ! Se dire que peut-être on est indigne ? Ne comprends-tu pas que ce sont cette incertitude, cette ignorance qui sont si cruelles à accepter ?

Smith percevait l'espèce de rage qui faisait vibrer son compagnon. Il aurait aimé l'apaiser.

— Non. Parce que tu imagines le pire !

— Et toi, tu crois que mon assassinat programmé concernait une famille ordinaire ?

— Je n'en sais rien !

— Eh bien, pose-toi la question !

— Je n'ai pas de réponse et toi non plus. Il faut que tu fasses ta vie sans vouloir résoudre ce mystère insoluble...

— Facile pour toi de prêcher une telle attitude ! aboya le garçon, hargneux.

Smith se rétracta un peu, inquiet à l'idée de poursuivre cette discussion, mais avant tout soucieux de se montrer pragmatique.

— Je... je ne prêche pas, Emmanuel. Je veux seulement t'aider à regarder le problème tel qu'il se présente. C'est de toi qu'il s'agit : si tes parents ont eu une conduite douteuse, tu les rachèteras par ce que tu es. Si ce sont des gens bien, tu leur feras honneur...

Emmanuel fit un geste qui coupa net l'argumentation du pauvre Smith, déjà peu assuré.

— Tu... tu... ne comprends vraiment rien !

Et bondissant sur ses pieds nus, il courut à l'arrière. Quelques instants plus tard, le piano faisait entendre une chevauchée sombre et tempétueuse.