Le Maelstrom — Chapitre 8

Quelques minutes plus tard, Smith quittait le campement non sans s'être muni d'armes, d'un cordage qu'il portait sur l'épaule, d'un sac de vivres sur son dos et d'une couverture. Il ne savait pas par où commencer ses recherches. Malgré sa petitesse, l'île était fort accidentée, couverte de végétation et donc de coins et de recoins où se cacher. Son idée fut de s'élever le plus rapidement en hauteur afin d'avoir une vue globale sur le territoire qu'il allait lui falloir explorer. Il n'avait à l'esprit que la carte qu'avaient dressée Yannick et Morgan au retour de leur expédition. Il commença donc par gravir l'éperon rocheux du Sud, officiellement baptisé les Créneaux. Malgré toute sa bonne volonté, il ne progressa que très lentement en raison de la nature du terrain fait de blocs parfois instables qui roulaient sous les pas. Lorsqu'il parvint au sommet, il s'aperçut que, contrairement à ce qui apparaissait d'en bas, l'épine dorsale de l'île était plus haute que les Créneaux et qu'il ne voyait pas aussi bien qu'il l'avait espéré. De plus, le soleil déclinait ce qui élargissait les ombres. Il était plus sage de se replier sous la végétation et de se trouver un endroit pour sinon dormir, au moins se reposer et réfléchir à la stratégie à adopter. Dans quel état était Emmanuel ? Il y avait quatre heures environ qu'il avait quitté le campement sud. Il avait eu amplement le temps de mettre fin à ses jours s'il l'avait voulu. Smith le connaissait trop peu pour affirmer que s'il avait attendu jusque là, c'était qu'il ne commettrait pas d'acte irréparable. En fait, il constatait à chaque instant combien sa personnalité lui échappait. Comment se mettre à sa place ? Comment imaginer le cours de ses réflexions ? Déjà, comment croire qu'une simple querelle fraternelle, aussi violente pût-elle être, était capable de conduire au suicide ? Cela paraissait tellement exagéré, hors de proportion. Mais le jeune Hautefort avait parlé d'un secret. De quelle nature était-il donc pour transformer un combattant plein d'ardeur en un cadavre ? D'ailleurs Smith ne parvenait pas à concevoir la mort de son ami. Emmanuel était la lumière dans la nuit, l'espérance dans le désespoir, la confiance dans le doute, la chaleur dans le désert affectif. De même que lorsqu'il l'avait veillé pendant des semaines, il avait cru à sa guérison, ce soir là, il fut certain qu'il reverrait le musicien vivant. C'était une foi profonde, irrationnelle, enracinée en lui, l'athée, qui l'assurait que le lendemain, le jour d'après ou encore le suivant, ils se retrouveraient, aussi proches que la veille.

La nuit était tombée. Smith interrompit donc ses recherches. Il se trouva une anfractuosité entre des rochers, s'assura qu'il ne prenait la place d'aucun animal, mangea et but un peu puis, se lovant aussi confortablement qu'il le put, ne tarda pas à trouver le sommeil que sa jeunesse rendait encore tout puissant.

Debout avec les premières heures du jour, il se remit en marche, essayant de rester sur la crête afin d'avoir une vue sur l'ensemble de l'île et donc de pouvoir apercevoir son ami, tout en sachant que sous la végétation luxuriante, il n'avait que peu de chance d'apparaître aux regards. Par deux fois, malgré tout, il vit des branchages s'agiter. Il se précipita. Mais par deux fois, il le manqua. Seules les brindilles cassées, l'herbe foulée fraîchement, témoignèrent qu'il n'avait pas été la proie d'une hallucination : quelqu'un était passé par là récemment. Cela pouvait être Emmanuel ou Yannick. Il était difficile de s'orienter sous ces arbres dans lesquels il reconnaissait à leurs fruits le jacquier, le citronnier et l'oranger. Il remonta donc sur la crête. Cette partie de cache-cache pouvait s'avérer interminable. Qu'est-ce qui pouvait l'interrompre ? Le hasard ? Un accident ? Un retour au campement ? Peut-être Emmanuel y était-il déjà ?

Ce fut alors que, se trouvant devant un cirque minuscule duquel tombait une superbe chute d'eau, il retrouva un repère familier bien qu'il ne l'eût vu qu'une fois en de terribles circonstances. Il était arrivé à la Vallée Maudite. Epuisé par sa marche, il décida de s'arrêter à la petite retenue d'eau et d'y tremper ses pieds douloureux de ses escalades incessantes depuis deux jours.

La place convoitée était prise. Emmanuel était là.

Smith poussa un cri de joie et s'apprêta à s'élancer vers son ami. Celui-ci l'arrêta par un regard torve, dépourvu de toute aménité.

— Va-t-en ! Dégage de là ! Je veux être seul !

Sans se laisser rebuter par cet accueil hostile, le marin répondit doucement :

— Lorsque tu es venu sur le Saint-John, moi aussi, je voulais être seul...

— Eh bien, le coupa Emmanuel, tu comprendras donc mon désir. Va-t-en !

— Non, s'écria Smith, c'est le contraire ! J'ai été tellement content...

— C'est ton affaire. Moi, c'est clair, je ne veux voir personne ! Personne, tu entends ? Va-t-en !

— A ton aise, répondit le marin en s'asseyant sur l'herbe à quelques pas du garçon. Mais comme pour l'instant, je suis très fatigué, je vais me reposer et manger un morceau. Après, je partirai.

Emmanuel serra les dents et le regarda d'un air mauvais.

— Fais vite alors ! Ici, tu es chez moi ! Le domaine des maudits ! Des rebuts de la société ! Tu n'as pas le droit de profaner par ta présence un territoire de pestiférés !

Qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Le musicien avait-il perdu la tête ? Le domaine des maudits ? Le territoire des pestiférés ?

Smith crut préférable de ne pas répondre. Il déballa le peu qui restait de ses provisions et, comme si de rien n'était, commença à manger. Il n'avait pas avalé trois bouchées qu'Emmanuel se roulait à terre avec des hurlements, des trépignements et de terribles sanglots. Il ne bougea pas, terrifié par ce soudain déchaînement de larmes et de cris, cette explosion de souffrance, cet aveu de solitude infinie. Pour intervenir, il fallait attendre que le paroxysme de l'orage fût passé. Smith avait déjà eu l'occasion par une fois d'affronter une crise de haine et d'épuisement, sur le Saint-John. Elle avait été d'une extrême violence, mais brève.

Lorsqu'il le sentit plus calme, vidé de sa tension nerveuse, il s'approcha de lui et posa sa main sur ses frêles épaules encore secouées de sanglots.

— Viens manger. Tu te sentiras mieux l'estomac plein !

— Je ne veux pas manger ! hurla Emmanuel en se dégageant brusquement de l'amicale pression. Je ne veux rien recevoir de personne. Nous ne sommes pas du même monde !

Il s'était dressé, haineux, toujours destructeur, toujours négatif. Smith ne put s'empêcher d'éprouver un sentiment d'intense compassion, d'affection presque paternelle pour celui qui, tour à tour pouvait tenir tête à un Owen ou s'écrouler, aussi vulnérable qu'un tout petit enfant.

— Et notre amitié, Emmanuel ? Brûle-t-elle aussi sur l'autel du sacrifice total ?

Le regard lapidaire du garçon vacilla un très bref instant.

— Oui, il ne doit rester que des cendres, rugit-il entre ses dents serrées.

— Alors les tiennes et les miennes se confondront !

— Chantage ! gronda le musicien, furieux de cette remarque. Ne t'imagine pas que j'y céderai !

Smith le considérait avec infiniment de tristesse. Il avait très peur de la manière dont la situation pouvait évoluer. Une parole malheureuse, un geste déplacé, un regard mal interprété pouvaient faire basculer le garçon dans cette destruction de soi qui ne laisse aucun espoir. Et pourtant, il restait de l'espoir, le marin en était convaincu. Emmanuel n'exprimait dans sa fureur qu'un appel désespéré à être secouru. Il tendait les mains tout en étant convaincu qu'il les avait tranchées.

— Je ne te fais aucun chantage, murmura Smith, d'une voix douce. Aucun. Je suis là parce que, sur le Saint-John, tu es venu m'empêcher de commettre une sottise...

— Et tu voudrais m'empêcher de commettre la même, c'est cela ? rétorqua Emmanuel avec une violence inouïe. De quel droit ? Pour qui te prends-tu ? Tu t'imagines peut-être que tu serais capable d'être un obstacle sur mon chemin ?

A ces paroles si dures, destinées à faire le plus de mal possible, le jeune homme sentit toute son impuissance. Tout était perdu. Son immense chagrin lui donna la force d'une ultime sincérité :

— Oui, Emmanuel, dit-il sans baisser ses yeux qui lentement se remplissaient de larmes. Oui, j'ai la folie de le croire !

Le garçon le regarda d'un air presque hagard de souffrance puis, brusquement se jeta à son cou et l'étreignit en sanglotant comme si tout son être allait se disloquer sous les vagues de désespoir et de chagrin qui le soulevait.

Le jeune homme, la gorge nouée d'émotion, se contenta d'être le soutien de cet enfant qui avait traversé l'enfer, qui avait frôlé la mort et qui était à peine rétabli. Son soulagement à l'idée qu'Emmanuel lui était rendu était immense. Même si les discussions à venir risquaient d'être rudes, elles auraient au moins le mérite d'exister.

— Merci, Fabian ! souffla le musicien qui se calmait peu à peu. Merci d'être là !

— C'est bien la moindre des choses ! répliqua Smith d'un ton enjoué. Tu es mon malade ! Je ne t'ai pas sauvé la vie pour que tu files entre mes doigts à la première occasion !

Emmanuel esquissa un sourire, appréciant l'innocente taquinerie.

— Tous comptes faits, j'aimerais bien manger un morceau, moi aussi, avoua-t-il un peu confus.

A constater son appétit, il était facile de se douter qu'il n'avait quasiment rien avalé depuis son départ, si ce n'était quelques fruits exotiques. Smith lui abandonna sans hésiter tout ce qui restait de ses vivres.

— Ouf, cela fait du bien !

Emmanuel s'allongea de tout son long sur l'herbe et s'étira comme un jeune chat. Jamais, à le voir, on aurait pu penser que la catastrophe avait été frôlée de si près quelques minutes auparavant. Le visage lavé à l'eau glacée du ruisseau était redevenu calme quoique très grave.

— Te sens-tu prêt à revenir au campement ? demanda Smith après un long silence et d'une voix hésitante.

Le garçon se redressa sur un coude pour lui lancer un regard sombre.

— C'est pour m'y ramener que tu es venu ?

Smith fit taire ses scrupules pour répondre d'une voix très ferme :

— Je suis venu parce que je savais que tu avais besoin... d'aide. Aurais-je pu te laisser seul alors que tu étais malheureux ? Ceci dit, il est évident que tu ne vas pas t'établir dans cet endroit, loin de nous tous...

— Et pourquoi non ? rétorqua Emmanuel d'un ton de défi. On y est parfaitement bien. On y est seul. Aucun de mes camarades n'oserait venir ici ! Je peux donc y vivre en paix !

— Vivre en paix ! Vivre seul ! T'exclure du groupe parce qu'un garçon choqué par de récents événements t'a raconté n'importe quoi ? C'est de la folie, Emmanuel ! Tu ne vas quand même pas dramatiser à outrance ce qu'a pu te dire Yannick ? C'est ton frère ! Tu devrais avoir l'habitude des disputes, non ?

Le musicien s'assit complètement sur son séant. Malgré ses traits figés, il ne sombra pas dans la colère que redoutait Smith.

— Fabian, répondit-il d'une voix mesurée, dans ce que m'a dit Yannick, il y a deux choses qui sont liées mais que je dissocie pour le moment. La première me concerne directement. Elle ravive une blessure dont un jour peut-être, je te parlerai...

Smith frémit en voyant l'expression presque tragique du visage de son ami en prononçant ces mots. Là résidait le secret dont Maximilien lui avait dévoilé l'existence. Quelle pouvait être la blessure de cet être à la jeunesse dorée ?

— L'autre, poursuivit Emmanuel sans broncher, est tout aussi terrible. Yannick m'a ouvertement accusé d'être responsable de ce qui est arrivé : le voyage à la recherche d'Ismaël et ses funestes conséquences. Effectivement, c'est à cause de moi que nous avons armé le Saint-John, que nous avons organisé ce voyage durant lequel le capitaine Larkin et monsieur Taylor ont été abandonnés, que nous avons finalement fait naufrage sur cette île déserte. Sans moi, jamais rien de tout cela ne serait arrivé...

— Tu n'es pas responsable de ce qui s'est passé, quand même ! s'exclama Smith, horrifié par la manière dont le garçon présentait la situation.

— Bien sûr que si ! Sans moi, nos parents ne pleureraient pas leurs enfants disparus, le capitaine et monsieur Taylor ne dériveraient pas sur le Pacifique en mourant à petit feu de faim et de soif, mes cinq camarades et mes deux frères ne seraient pas condamnés à finir leurs jours sur un bout de rocher...

Smith n'osa pas rectifier en disant qu'ils n'étaient plus que quatre camarades : le moment paraissait mal choisi pour annoncer la mort de Dominique. Mais il ne pouvait laisser le garçon s'attribuer ainsi les fautes, les lacunes, les crimes des autres.

— Ne sois pas ... stupide !

Outré, il avait conscience d'aller un peu loin dans la familiarité avec celui en qui il voyait quand même toujours un passager de bonne famille, mais la situation exigeait de se montrer réaliste.

— Tu es peut-être à l'origine du projet de partir à la rechercher d'Ismaël, mais là se borne ta participation à ce voyage. Ce n'est pas toi qui as engagé l'équipage, ce n'est pas toi qui as abandonné les officiers en pleine mer. Rends à chacun sa part de responsabilité. Et ne m'oublie pas dans la répartition ! Si, au moment où j'ai frappé Owen, j'avais eu assez de courage pour me rendre maître du Saint-John ! Si je t'avais avoué combien ce monstre me terrorisait ! Si je n'avais pas volé ce pain qui m'a mis Owen sur mon chemin !...

— Tiens, en effet, tu ne m'as jamais dit comment tu as fait la connaissance de ce monstre...

Ravi de voir qu'il avait détourné l'attention d'Emmanuel, il se garda bien de changer le sujet de la conversation. Tout valait mieux que cette culpabilité stérile.

— C'est un triste hasard. J'ai volé un pain. La police était à mes trousses. Owen s'est alors présenté pour me sortir de ce mauvais pas. Je lui dois de ne pas avoir été en prison ! Quelle ironie !

— Tu t'es vite aperçu que c'était une crapule de la pire espèce ?

Le regard gris de Smith refléta un désarroi presque enfantin.

— Pas du tout. Aussi curieux que cela puisse te paraître, je ne l'ai jamais soupçonné. Jamais. C'est seulement à bord du Saint-John que j'ai découvert sa duplicité. Il avait tout manigancé avec une adresse diabolique, il avait attiré Burton et les autres dans ses filets, tu sais ce qu'il a fait de moi...

— Il te maltraitait, n'est-ce pas ?

— Comment le sais-tu ? rétorqua vivement le jeune homme tandis qu'il rougissait de confusion.

— Je le soupçonnais plutôt que je ne le savais. Et malgré cette brutalité à ton égard, tu n'as pas hésité à refuser d'assassiner froidement le capitaine et le second, tu t'es battu pour qu'ils vivent...

Cette fois, Smith ne dit rien. Il se contenta de regarder son ami comme si celui-ci avait des pouvoirs occultes. Emmanuel lui sourit.

— Tu ne me demandes pas comment je le sais ? Tout bêtement en étant là où je n'aurais pas dû être ! J'ai surpris ta discussion avec Owen, le soir de la prise du Saint-John.

— La première discussion, précisa le marin. Après que vous ayez été faits prisonniers, il y en a eu une autre. Pendant toute la nuit, il a joué au chat et à la souris avec moi, soufflant le chaud et le froid, tour à tour épargnant le capitaine, ou le condamnant. Quand le jour s'est levé, je ne savais plus où j'en étais : je voulais que cesse ce cauchemar, je ne savais plus ce que j'avais dit, promis, permis. C'était affreux. Je ne voulais rien de ce qui se passait et je sentais qu'Owen me donnait le rôle principal.

— Mais tu t'es sacrément rebiffé !

— C'était un geste suicidaire. Pour te sauver, je n'avais vu que cela. Et puis, ce n'était même pas réfléchi. J'ai été submergé par l'horreur... Puisque nous en sommes aux confidences, puis-je te poser une question ?

Méfiant, Emmanuel hésita, comme toujours, à se laisser interroger.

— C'est selon...

— Tu n'as pas à répondre si tu ne le souhaites pas, l'assura aussitôt Smith en remarquant son air inquiet. Je voulais simplement savoir si tu pouvais me dire qui est cet Ismaël que nous allions rechercher...

Le visage expressif ne put masquer son immense soulagement : Smith ne lui avait rien demandé sur la teneur des propos de Yannick.

— Il n'y a rien de secret. Ismaël Raynes est un marin Gallois qui, se croyant responsable de ma mort, a exigé d'un de mes oncles d'être laissé sur une île du Pacifique...

— Tout seul ? s'écria Smith.

— Tout seul et pour une quinzaine d'années. Avec une partie de la famille en Ecosse et l'autre en Australie, cela n'a pas facilité la communication. Mais enfin, nous avons pu nous mettre d'accord. J'ai acheté le Saint-John et j'ai monté cette expédition... pour arriver ici...

Il poussa un profond soupir. Smith crut qu'il allait se taire mais il l'entendit reprendre d'une voix plus lente que de coutume, comme s'il se parlait à lui-même :

— Curieuses, nos deux destinées, celle d'Ismaël et la mienne... On dirait que nous ne pouvons nous rencontrer... J'avais si peur à l'idée de le revoir après toutes ces années. A nouveau, ce n'est qu'un rêve. Parfois, je me demande si tout cela a un sens que je ne perçois pas. Est-ce un signe que je ne dois pas le rejoindre ? Peut-être est-il déjà mort ? Comment savoir ? Et pourtant, je veux payer ma dette à son égard ! Je me dis parfois que le seul moyen de vraiment la payer, c'est de mourir... Tu l'aimerais, Ismaël, s'il est resté tel qu'il est dans mon souvenir. Ma seule consolation, c'est que lui au moins est épargné par ce qui nous arrive : il n'a pas d'espoir déçu, il n'attend rien, il n'a pas de vains regrets... Par contre, nous, c'est autre chose. Il faut que nous quittions cette île... mais pour cela, il faut que je convainque mes frères et mes camarades...

Il esquissa un sourire.

— ... ce qui risque d'être encore plus difficile que de construire un canot !

— Allons-nous donc rentrer au campement ? demanda Smith qui ne perdait pas de vue le but ultime de sa présence aux côtés de son ami.

Emmanuel fronça les sourcils.

— Il le faudra bien, soupira-t-il. Ne serait-ce que pour manger autre chose que des fruits ! Nous sommes pourtant si bien ici et... je n'ai aucune envie de revoir... mon frère... ni aucun des autres, d'ailleurs...

— Tu as tort. Maximilien doit être malade d'inquiétude à ton sujet !

— Maximilien ? ricana Emmanuel avec dérision. Il doit au contraire être ravi de ce qui se passe.

— Tu ne l'aimes guère, n'est-ce pas ?

— Pas particulièrement, en effet, admit le musicien très à l'aise avec cet aveu. Je savais que Yannick et lui commençaient à sympathiser. J'ignorais que c'était sur mon dos !

— Ne sois pas si amer car tu fais totalement fausse route, répondit très fermement le jeune homme. Maximilien aurait tué Yannick si je n'étais pas intervenu. C'est lui qui m'a supplié de partir à ta recherche parce qu'il savait que les paroles de ton frère pouvaient te conduire à la mort.

— Evidemment, il est bien placé pour le savoir ! grommela Emmanuel d'un ton fort grinçant. Et ce charmant garçon, avec des dispositions aussi altruistes n'a pas condescendu à venir lui-même ? Il a délégué ses pouvoirs ?

— Quel accueil lui aurais-tu réservé, Emmanuel ? demanda Smith avec une grande douceur. N'était-ce pas sage de m'envoyer puisqu'il savait que tu le juges si mal ?

Le musicien fit une moue de contrariété à cette remarque pleine de bon sens. Mais il n'était pas de ceux qui cèdent sans avoir tout tenté.

— Alors, tu dois savoir ce que Yannick m'a dit !...

— Non, pas du tout. Il suffisait que je sache que tu étais en danger pour partir sans poser de question.

Emmanuel ne répondit pas, étouffé qu'il était par l'émotion et le respect à l'égard de son compagnon. Smith était l'ami par excellence dans cette simplicité qui confinait à la grandeur.

Un silence s'installa, fait de paix, de recueillement et d'écoute. Seuls les bruits de la nature animaient la Vallée Maudite, les oiseaux, le vent dans les arbres et la cascade toute proche.

— Il faudra rentrer au campement, murmura enfin le garçon qui, allongé confortablement sur l'herbe avait longuement rêvé en contemplant le ciel chargé de nuages menaçants qui s'agglutinaient sur les sommets. Il va pleuvoir, une fois de plus... Mais avant, Fabian, dis-moi... comment as-tu pu en arriver à voler un pain ? Cela te ressemble si peu !

Il s'était tourné sur le ventre pour mieux voir son ami dont le visage refléta soudain une grande souffrance.

— Qu'importe ? murmura-t-il. Il vaut mieux rentrer...

— Tu ne veux pas en parler ? Je comprendrai, tu sais...

— Là n'est pas le problème... Je me disais seulement que rares sont les personnes qui font toute leur vie des choses qui leur ressemblent... Et puis... Je ne suis pas ici pour te raconter ma vie...

— C'est vrai, tu n'est pas venu pour cela, mais si je te le demande ?...

Smith haussa des épaules désabusées.

— Qu'y a-t-il à raconter ? répondit-il avec un fatalisme pesant. Toute vie est banale, sauf pour celui qui la vit... ou la subit... Pour en venir à ta question, j'ai volé parce que j'avais faim, froid et que je n'avais rien d'autre à moi que les vêtements que j'avais sur le dos. Je m'étais fait dépouiller de tout quelques jours plus tôt, lors d'une escale. C'était mon premier vol, bien maladroit, comme il se doit. La tentation est trop forte quand on a le ventre vide. Je pense souvent qu'il est facile d'être honnête quand on n'a jamais manqué de rien. Tu vois, après ce premier vol, je n'avais plus guère de choix : soit j'étais pris et mis en prison, soit, comme cela s'est produit, j'étais entraîné dans un engrenage fatal. Owen s'est présenté comme le sauveur du moment. Cela aurait pu être autre chose ou quelqu'un d'autre. On sombre vite. Mes compagnons sur le Saint-John en sont aussi les exemples parfaits... Pardonne-moi ces réflexions désabusées... Je ne sais pas pourquoi...

— Tu souffres, Fabian, murmura Emmanuel d'un ton très affectueux.

— Non, contredit le jeune homme. Non. La souffrance est maintenant du passé. La solitude aussi. Mais elle a duré douze ans. C'est pour cela qu'il reste tant d'aigreur et de scepticisme !

— Douze ans, répéta le garçon, pensif. Je suppose que tu es orphelin, pour parler ainsi ?

— Tu l'as deviné. Ma mère est morte en me mettant au monde. Mon père, sept ans plus tard, d'un vomissement de sang. Après, cela a été l'orphelinat, puis mes débuts en mer comme mousse. Rien que de très normal...

— Et de très solitaire...

— C'était un peu de ma faute, aussi, avoua Smith que l'écoute si compatissante d'Emmanuel incitait à parler sans retenue, le surprenant lui-même. Je n'allais pas vers les autres. A l'orphelinat, les autres garçons se moquaient de moi et me tyrannisaient parce que j'étais sans défense...

— Timide...

— Très. Je ne m'imposais pas. Je travaillais du mieux que je pouvais. Et puis, quand j'ai été mousse, cela a été la même chose. Car une chose que ni toi, ni Yannick n'avez imaginée en jouant aux apprentis marins, c'est qu'à bord d'un bateau, normalement, le mousse est l'être le plus méprisé qui soit...

L'œil d'Emmanuel s'alluma d'une lueur d'humour à ces propos. Smith ne la vit pas et poursuivit sur sa lancée :

— On prend des habitudes de soumission, on tend le dos sous les coups. Sans doute étais-je trop naïf. Je suis devenu lâche, j'ai toujours courbé la tête devant ceux qui étaient le plus forts, comme Owen...

— Owen était un cas particulier. Je doute que tu aies rencontré beaucoup d'hommes comme lui. Il était à la fois méchant et intelligent. Il voulait le mal pour le mal. Les autres sont souvent seulement bêtes...

— Il n'empêche qu'on en revient à ce que je te disais au départ. Cela fait partie d'un tout que l'on nomme « misère ». Il est quasiment impossible d'échapper à sa condition. Le manque d'éducation, les difficultés rencontrées pour survivre, l'absence de liens familiaux, la rencontre avec les autres engendrent ce climat qui conduit bien souvent à la catastrophe. Les forts écrasent les faibles et ceux-ci deviennent à leur tour des hyènes pour se défendre.

— Tu serais surpris d'apprendre que cela existe partout !

Smith secoua la tête en regardant son ami avec une bienveillance un peu triste.

— L'argent et la famille font cependant la différence, Emmanuel. Je ne t'en blâme pas, mais tu ne peux comprendre, pas plus que tes camarades. Vous êtes des privilégiés. Pour vous, la mer, c'est une distraction, un amusement, un passe-temps. Vous irez faire de belles régates dans le port de Sydney. Mais jamais vous ne verrez dans la voile un gagne-pain ! Cela ne vous empêchera pas de faire de belles études, d'avoir une belle situation ! Je ne suis pas jaloux, loin de là. Je constate seulement qu'un gouffre social nous sépare !

Malgré le sourire du musicien en l'écoutant, Smith se sentit soudain particulièrement mal à l'aise. Qui était-il pour donner des leçons à ce gamin de riche ? Quelle stupidité de sa part de se lancer dans de grands débats politiques ! C'était vraiment très mal venu. Incorrect. Insultant. Emmanuel était bien bon de se contenter de sourire d'un air un peu ironique. Il aurait dû lui clouer le bec dès qu'il avait dérapé.

— Tu pourras en parler avec Ismaël, dit l'adolescent en conservant son air aimablement moqueur. Avec lui au moins, tu te sentiras sur un pied d'égalité.

Ce fut dit très cordialement. Presque trop pour Smith qui avait honte d'avoir parlé comme il l'avait fait. Il fut convaincu qu'il avait blessé son ami par sa maladresse et que celui-ci, dans sa bonté, essayait de le lui cacher. S'il perdait son amitié ! La vie lui ayant appris que les êtres humains sont fantasques et inconstants, il accepta cette éventualité avec fatalisme, le cœur navré, mais sans révolte. Il n'était qu'un pauvre matelot sans famille, sans éducation. Comment pouvait-il s'imaginer être sur un pied d'égalité avec un garçon capable d'acheter à douze ans un bâtiment comme le Saint-John ?

L'averse tant redoutée s'abattant enfin sur eux mit un terme officiel à une conversation qui n'aurait manqué d'être laborieuse. Il était plus que temps de regagner les abris du campement et d'affronter avant la nuit ceux qui devaient l'être.

La première partie du trajet se fit dans un grand silence. Smith ne voulait pas prendre l'initiative d'une autre parole malheureuse car il était de plus en plus persuadé qu'Emmanuel ne pouvait qu'être furieux après lui. Il se trompait lourdement. Le musicien se taisait parce qu'il avait trop à penser, dans le passé et l'avenir. Les propos sans malice de son compagnon lui faisaient revivre toutes les étapes de son enfance. Privilégié, lui ? Tout dépendait par quel côté de la lorgnette il regardait. Il y avait deux manières de voir ses premières années. Il pouvait insister sur les ruptures de sa jeune vie. Elles se succédaient à un rythme soutenu. Ou il ne prenait en compte que les merveilleuses rencontres qu'il avait faites à chaque étape. Oui, il était un privilégié. Contrairement à Smith, il avait eu la chance inouïe de ne rencontrer aucun Owen sur son chemin. Le capitaine Harrison avait été vite remplacé par Ismaël et le comte d'Arran. Le capitaine Larkin était un modèle d'intégrité. La famille Le Quellec... il n'y avait pas de mot pour la décrire. Un sanglot le prit à la gorge.

— Fabian,... murmura-t-il enfin, comme ils approchaient de leur but.

— Oui, fit le jeune homme sans ralentir son pas.

— Fabian,... répéta le garçon.

L'appel ressemblait à une prière. Smith s'arrêta et considéra son compagnon. Il vit à nouveau en lui un enfant fragile, épuisé, démuni, au visage encore creusé par la maladie, aux yeux agrandis par une profonde détresse. Il lui fallait redevenir l'adulte, l'aîné, celui qui a la force de porter les autres.

— Je t'écoute. Que veux-tu me dire ?

— Te redire, dit Emmanuel en le regardant en face d'un air grave et triste. Nous sommes amis. Même si je ne comprends pas tout, même si je suis ignorant de beaucoup de choses, l'amitié, elle, reste. Toi non plus, tu ne comprends pas tout, ajouta-t-il avec un pauvre sourire.

Pour toute réponse, Smith pressa les mains de son compagnon avec émotion, réconforté par cette remarque qui lui rendait celui qu'il avait cru réellement perdu mais assombri par la souffrance intérieure qu'il sentait derrière chacun des mots : qu'était-ce donc que ce secret qui semblait lui briser les ailes ?

La première personne à remarquer leur retour parce qu'elle l'attendait depuis des heures fut Maximilien que ces trois jours d'angoisse et de soudaine responsabilité avaient considérablement changé. Il se précipita vers les arrivants et se laissa même à pleurer de soulagement en les accueillant. Depuis la veille, il se demandait s'il allait les revoir.

— Oh, Smith, merci ! Merci ! Emmanuel, je suis si heureux ! Oui, vraiment heureux !

Devant pareille réception, le musicien ne pouvait faire moins que de délaisser l'habituelle froideur qu'il avait d'ordinaire à l'égard de son compatriote. Son bonheur éclatait sur son visage avec une telle force, une telle sincérité qu'il était impossible de garder une attitude distante. De plus, Smith avait préparé le terrain de cette réconciliation en lui faisant part de la discrétion et du dévouement du jeune noble. Maximilien de Hautefort était peut-être devenu le digne fils de ses parents ? Après tout, les parents, eux aussi, avaient su revenir sur leurs erreurs et leurs a priori.

Emmanuel lui rendit donc son étreinte de bonne grâce.

— Merci, Maximilien ! dit-il d'un ton convaincu.

Il n'y eut pas besoin d'autres discours. Les deux garçons avaient scellé leur amitié par cette poignée de main et ce regard échangé. Maximilien, accoutumé à la sobriété et au laconisme de son camarade comprit tout ce que ces deux mots impliquaient. Ils n'avaient pas été prononcés à la légère.

— Où en est la situation ? demanda Smith dès qu'il fut assis sous la hutte du jeune français avec Emmanuel devant un plat de poisson grillé et un autre de fruits.

— Yannick est complètement déséquilibré. Il change d'une heure à l'autre. Les événements lui ont porté sur la cervelle ! Moi, il me fait de plus en plus peur. Il passe d'un extrême à l'autre...

Emmanuel lui fit signe de poursuivre. Il était là pour écouter, pour se faire une idée des problèmes et, si possible, pour envisager des solutions.

— Gwénaël est naturellement odieux à son égard et menaçait de le tuer si tu ne revenais pas. Luigi ne cesse de gémir et de réclamer ses parents. Morgan et Michael se montrent assez indifférents. Je dirais « heureusement ». Voilà !

— Non, fit le musicien en grignotant un bout de noix de coco. Tu as oublié Dominique.

Paniqué, Maximilien chercha un appui du côté de Smith en s'apercevant avec stupeur qu'un mois après la tragédie, Emmanuel n'était toujours pas au courant des circonstances exactes de leur arrivée sur l'île. Comment l'eût-il appris, d'ailleurs, lui qui avait longtemps lutté contre la mort et qui n'avait partagé la vie commune que pour en être brutalement rejeté ?

Le silence imprévu alerta le garçon qui, relevant la tête, découvrit deux visages gênés.

— Qui a-t-il encore avec celui-là ? De nouveaux ennuis ? Maintenant que j'y pense, c'est d'ailleurs étonnant qu'il ait attendu tout ce temps pour se manifester ! Dites moi la vérité ! De sa part je m'attends à tout !

A tout, mais certainement pas à cela. Ce n'était pourtant pas le moment de reculer. La question était posée. Bien que ce ne fût guère l'heure d'aborder cet épisode douloureux après la longue disparition du musicien, il fallait une réponse.

— Emmanuel, Dominique est mort !

Maximilien éprouva une infinie reconnaissance à l'égard de Smith qui avait eu le courage de dire la vérité si calmement et si nettement. Il eut cependant peur en voyant combien son camarade paraissait choqué par cette nouvelle qui s'abattait sur lui comme une massue. N'avait-il donc aucun souvenir de son arrivée sur l'île ?

— Mort, bégaya-t-il. Mais quand ? Pourquoi ?

— Cela remonte au naufrage. Tu vas peut-être t'en rappeler... Dominique est passé du côté d'Owen en t'accusant d'avoir tué Stuart...

Emmanuel fronça les sourcils pour fouiller dans sa mémoire défaillante. Oui, le naufrage, le réveil sur la plage et... Owen... Il frémit.

— Cela commence à revenir. Oui, c'est possible. S'il l'a fait, c'était idiot !

— Pas si idiot que cela ! Dominique voulait ta mort !

— Ne dis pas cela, Fabian, protesta Emmanuel. C'est une accusation trop grave !

— Smith a raison, intervint Maximilien. Nous le savons tous, maintenant, grâce à ce que nous ont dit Luigi et Morgan.

— C'est... fou, c'est affreux !

Le musicien paraissait incrédule. Etait-ce donc là la vengeance du garçon qu'il avait ridiculisé quelques années plus tôt ? Son innocence plaisanterie lui avait-elle valu un tel châtiment ? Comment pouvait-on haïr quelqu'un à ce point ? Au point d'attendre pour le tuer ? Ah oui, la mule du pape... Cela lui revenait maintenant. Yannick et lui en avaient parlé sur le pont du Saint-John.

— C'est très triste, mais c'est ainsi. Dois-je continuer ?

Emmanuel fit un signe d'assentiment.

— Après ce mensonge de Dominique, tout a bougé très vite. Burton a essayé de tuer Owen...

— Burton ? s'écria le musicien pour s'assurer qu'il avait bien entendu.

— Oui, Burton. Il détestait Owen. Et sa perfidie lui a fait choisir le camp de l'honnêteté...

— Comme toi ! Cela ne m'étonne pas vraiment de Burton. C'était un type loyal.

— Très. Toujours est-il que dans le combat qui nous a opposés les uns aux autres, Burton et Dominique ont été tués, que tu as été enlevé par Owen et que j'ai rejoint le groupe de tes camarades. Le reste, tu le sais.

Pensif, Emmanuel réfléchissait à ce que venait de lui dire Smith. Il essayait de remettre les morceaux du puzzle en ordre en y ajoutant ses propres souvenirs.

— Qui les a tués ? Je veux dire Burton et Dominique.

— C'est Dominique qui a tué Burton en lui tirant dans la poitrine à bout portant.

— Et lui ?

— Un concours de circonstances. Il était blessé...

— C'est moi qui l'ai blessé mortellement, n'est-ce pas ?

Smith s'était juré de ne jamais mentir. Aurait-il pu le faire, d'ailleurs, sous le regard tellement limpide de son ami ?

— Mortellement, je ne sais pas. Si, Emmanuel, il faut me croire ! Nous ne savons pas si sa blessure était mortelle ou non, mais ce qui est sûr, c'est que nous l'avons laissé sans soin sur la plage...

Le musicien l'arrêta d'un geste impératif.

— Ne cherche pas à atténuer ma responsabilité...

— Mais il dit vrai ! interrompit Maximilien pour venir en aide au marin.

— Je dis ce que je dis, trancha Emmanuel. Si j'ai frappé, c'était pour empêcher Dominique de nuire...

— Oui, de tuer Smith ! reprit Maximilien avec animation. Bien sûr, tu n'avais pas l'intention de tuer, mais il est mort et nous n'allons pas pleurer sur son sort ! Nous sommes vraiment heureux d'être débarrassés de cette crapule !

— Oh ! fit le musicien, scandalisé.

— Il faut avoir le courage de dire ce que l'on pense vraiment. C'est un soulagement pour nous qu'il soit mort !

— Maximilien, c'est un élève de notre pension !

— Et alors ? C'était de la mauvaise graine ! Il nous a empoisonnés tout le début du voyage !

Emmanuel se tourna vers Smith, resté très silencieux pendant que Maximilien argumentait et lui lança avec aigreur :

— Alors, tu penses toujours que c'est la misère qui conduit les hommes à devenir des hyènes ?

— Dans le cas de Dominique, je l'ignore. Dans le tien, je n'ai qu'à répéter ce qu'a dit monsieur de Hautefort...

— Maximilien, corrigea l'intéressé.

— C'est de la légitime défense.

— Il n'empêche, mon cher, que je suis devenu meurtrier. Etonnant que Yannick ne m'ait pas reproché cela en plus du reste !

Repoussant son assiette encore presque pleine, Emmanuel bondit sur ses pieds et courut hors de la hutte. Ses amis le virent s'éloigner vers la masse du Saint-John, pareille à un énorme cétacé échoué dans le lagon.

— Devons-nous le poursuivre ? demanda le jeune français. Est-il capable de porter cela tout seul ?

Smith hésita longtemps à répondre. Une nouvelle fois, le garçon avait choisi la fuite, la solitude pour faire face au conflit qui le secouait.

— Tout dépend de ce qu'il cherche sur le Saint-John et s'il le trouve, murmura-t-il.

Ni l'un ni l'autre ne pouvaient concevoir, dans leur esprit tout ordinaire, qu'en ces circonstances si particulières, le meilleur remède était un plongeon dans les entrailles de l'Art. Emmanuel n'avait vu dans l'épave que son ancre de miséricorde, le piano confident, l'oxygène de son existence. Pour la première fois depuis près de deux mois, il pouvait se fondre dans la musique sans limite de temps. Il passa donc la nuit sur son clavier à improviser. Au départ, ce furent des pièces dures, remplies de souffrance, de révoltes et d'amertume. Il avait tant de souvenirs douloureux à évacuer. Puis, lentement, vers l'aube, la sérénité revint. Les réserves de courage et de détermination se reconstituaient afin de s'affronter et d'affronter ou d'accueillir les autres. Tout n'était pas résolu, mais le processus était en bonne voie.