Le Maelstrom — Chapitre 5

Pendant que la petite troupe regagnait le Saint-John, non sans mal pour certains qui savaient à peine nager, Smith, le dos à l'océan couvrait de son arme l'ensemble de la plage, déserte à l'exception des deux corps étendus à l'endroit de la bataille. Ils n'avaient pas bougé. Etaient-ils morts ou vivants ? Il faudrait s'en assurer.

Dès qu'il fut certain que les enfants avaient tous regagné le bord, le jeune homme se mit à l'eau et, prenant soin de tenir son arme hors d'atteinte, regagna à son tour le voilier échoué.

— Il faut nous occuper de Burton et de Dominique... dit-il en mettant le pied sur le pont.

— Evidemment, ricana Maximilien. Cela permettra d'équilibrer vos forces et de nous réduire à merci plus facilement !

— Tu dis n'importe quoi ! intervint Gwénaël, les yeux étincelants. Tu n'as pas encore compris que Smith est de notre côté ?

— Et que Dominique est passé du côté du monstre ? ajouta Morgan à son tour.

Le jeune noble regarda ses camarades comme s'ils étaient devenus fous.

— Tu n'as donc rien vu ? demanda Yannick, un peu méprisant pour la lenteur de compréhension de son ami. Quand ils se sont battus ?

— C'était confus !

— Ce qui ne l'est pas, reprit Morgan, c'est ce que Luigi et moi avons vécu cette nuit !

— Et qu'est-ce donc ?

— Dominique a clairement apporté son soutien à Owen en échange de la vie d'Emmanuel. N'est-ce pas, Luigi ?

Le petit Italien approuva en pleurant.

— Dominique est horrible, murmura-t-il.

— Nous le savons depuis longtemps !

— Et son ralliement à Owen ne date pas de cette nuit, dit Michael avec bon sens. Souvenez-vous du premier jour de la mutinerie quand il buvait avec Owen.

— C'est vrai ! admit Maximilien.

— Qu'est-ce qu'on fait de lui ?

— On le laisse crever comme un rat qu'il est !

Le jeune noble était décidément très partisan des méthodes expéditives. Yannick secoua la tête.

— Nous ne pouvons faire cela ! Ce n'est pas chrétien !

— Notre sécurité avant tout !

— Et Burton ? hasarda Gwénaël. Il me semble qu'il était plutôt de notre côté que de celui d'Owen...

— C'est vrai, reconnut honnêtement Maximilien en se souvenant soudainement de l'attitude du pirate la veille. Peut-être l'homme était-il moins perverti qu'il n'y apparaissait. C'est bon, Smith, allez-y !

Le jeune homme lui tendit son arme d'un air grave.

— Il reste quatre coups. N'oubliez pas que c'est tout ce que nous avons pour sauver Emmanuel.

Le vicomte frémit en prenant l'arme des mains du pirate. Il était si tentant d'appuyer sur la gâchette. Un ennemi de moins. Ensuite, il ne resterait qu'Owen...

Smith dut lire dans ses pensées car il ajouta doucement :

— S'en servir contre moi serait du gaspillage. Sachez donc attendre !

— Donne-moi donc cela ! ordonna Gwénaël en arrachant l'arme de la main tremblante de son compatriote. Tu n'es pas franchement à la hauteur de la situation. Dans tous les récits de naufrages et de pirates, les victimes sont héroïques !

— Ce n'est pas une histoire ! protesta Maximilien, vexé de se faire moucher par un plus jeune.

— Raison de plus, mon cher !

— Les victimes ne s'accoquinent pas non plus avec leurs bourreaux !

— Oh, cessez ! explosa Yannick. A croire qu'il n'y a rien de plus important que d'ergoter ! Venez, Smith, allons-y. Et vous, protégez notre descente !

Le jeune homme se laissa glisser dans l'eau transparente du lagon, comme son compagnon et murmura tristement :

— Vous aussi, vous vous défiez de moi !

Les yeux bruns, pailletés d'or, se durcirent sous cette accusation pleine d'amertume.

— Ne me prenez pas pour un demeuré, Smith ! Comme s'il n'était pas plus urgent de sauver mon frère et de dresser un front commun contre Owen !

— En compagnie d'un pirate ? insista Smith.

Yannick qui allait se mettre à nager interrompit son mouvement pour regarder en face son compagnon, presque sévèrement.

— Cessez ! Emmanuel a toujours eu de l'amitié pour vous. Or, il a un jugement infaillible en ce qui concerne les humains. Je suis donc convaincu que vous êtes avec nous contre Owen et que vous n'êtes pas vraiment un pirate ! Maintenant, venez !

Ils approchèrent lentement de la scène du combat, prêts à chaque instant à entendre une balle siffler à leur oreilles ou une détonation, tout en sachant que s'ils les entendaient, c'était signe qu'ils avaient conservé la vie !

Burton râlait, les paupières closes. De sa bouche s'échappait une mousse rosâtre. Sa chemise était maculée du sang qui s'échappait de sa poitrine. La balle de Dominique l'avait donc traversée de part en part, lui perforant au passage le poumon.

Smith lui prit la main. Elle était glacée. La vie se retirait rapidement de ce corps robuste.

— Burton ! Burton !

Le blessé ouvrit les yeux à cet appel. Son regard, déjà voilé par l'agonie, s'anima en reconnaissant son ancien complice et le jeune Le Quellec qui l'accompagnait.

— Sauve... les... gosses... toi !... Sauve... les ... d'O... wen...

Cet ultime effort lui fut fatal. Un jet de sang jaillit de sa bouche. Il se raidit comme s'il allait se redresser. Ses yeux adressèrent à Smith une dernière supplication avant de devenir vitreux. La mort apporta son masque paisible sur son visage farouche.

Smith, sous un effet d'hypnose morbide, regardait fixement ce qui restait de cet homme brutal mais loyal qui, dans un sacrifice suprême, avait expié ses crimes en cherchant à arracher Emmanuel aux griffes d'Owen. Son message était dépourvu de toute ambiguïté : sauver les enfants du monstre qui l'avait attiré, comme son jeune compagnon, dans ses filets et dont, comme lui, il n'avait découvert que trop tard l'infernale duplicité. Nul doute que s'il avait vécu, il aurait été un allié de choix contre l'ennemi qui les menaçait et peut-être serait-il, lui aussi, revenu dans le droit chemin grâce à l'exemple des garçons qu'il avait protégés. Pourquoi était-il mort trop vite ? Pourquoi laissait-il Smith seul pour remplir sa mission ?

Le jeune homme s'arracha difficilement à ce macabre spectacle et aux pensées qui l'assaillaient. Il le fit uniquement parce qu'il prit conscience qu'immobiles depuis quelque temps, Yannick et lui offraient une cible idéale à un homme pourvu de mauvaises intentions. Il ferma doucement les yeux de Burton. Yannick fit un signe de croix.

— Allons, maintenant !

Il prit le bras du garçon pour l'éloigner de cette vision sinistre. Ce faisant, l'un et l'autre trébuchèrent sur le corps de Dominique. Bien qu'ils n'eussent rien avalé ni l'un ni l'autre, ils furent pris d'une incoercible nausée. C'était plus qu'ils n'en pouvaient supporter. Se tenant par la main, terrifiés, hors d'eux-mêmes, rejetant de toutes leurs tripes juvéniles ce contact avec la mort, ils s'enfuirent à toutes jambes vers le Saint-John, le seul lieu encore partiellement préservé.

Maximilien de Hautefort les accueillit à la coupée, entouré de ses camarades. Devant leurs visages ravagés, ils restèrent muets. Ce fut Smith qui trouva la force de s'exprimer, malgré l'épuisement et le dégoût qui le broyaient.

— Burton vient de mourir !

— Et Dominique ? demanda Morgan avec hargne, n'étant visiblement pas prêt d'oublier de sitôt la nuit qu'il avait passé avec son camarade de pension.

— Que nous importe son sort ! trancha Maximilien qui lui aussi, comme les autres, avait un lourd contentieux à régler à l'égard de l'aîné des garçons. Le seul qui nous concerne, c'est celui d'Emmanuel. Smith, que devons-nous faire ?

Le jeune homme, interpellé, parut déconcerté. Il était étrange que le jeune noble fît appel à lui alors qu'il voulait tant lui mettre une balle dans la peau. Comme il restait silencieux, tout à son étonnement, le vicomte attaqua perfidement :

— Evidemment, vous n'en savez rien ! Vous n'êtes bon qu'à abandonner de malheureux officiers dans un canot et à prendre d'assaut un petit voilier de plaisance. Çà, c'est de votre compétence. Agir intelligemment, sauver l'un de nous prisonnier d'un monstre, çà, vous n'en êtes pas capable ! Et vous avez l'audace de prétendre que me servir du revolver contre vous serait du gaspillage !

— Tais-toi, Maximilien ! intervint Gwénaël, excédé par les jérémiades de son compatriote et le seul qui eût assez de personnalité pour s'opposer à lui, bien qu'il fût l'un des plus jeunes du groupe. Tais-toi ! Ce qui compte, c'est mon frère, pas tes ressentiments à l'égard de Smith !

— C'est quand même bien par sa faute que nous sommes ici !

— Non, celle d'Owen et c'est lui qu'il faut détruire ! A nous de trouver comment !

— Comment le pourrions-nous, nous qui ne sommes que des enfants alors que Smith est un adulte ? Si à trente ans, il ne sait pas nous aider...

— Je n'ai que vingt ans, soupira Smith.

— Tu ne lui as même pas donné le temps de parler !

— Il aurait dû réfléchir ! Emmanuel ne serait pas embarrassé, lui !

— Il le serait sans doute tout autant ! rétorqua Gwénaël qui en bon breton bien têtu n'allait pas céder un pouce de terrain, surtout quand le sort de son frère était en jeu. Et sois sûr que là où il est avec Owen, il attend que nous venions à son secours !

— Justement, comment ? C'est cela que je voulais que Smith nous dise !

— Smith et nous tous ! précisa Yannick. Je crois que nous ne serons pas trop de sept pour trouver une solution !

— Dans ce cas, asseyons-nous et protégeons-nous du soleil qui tape vraiment fort !

Avec l'aide des garçons, Smith installa une voile sur le moignon du grand mât et la fixa de manière à couvrir une partie de la dunette, ce qui permit d'être à l'abri tout en voyant ce qui se passait sur la côte.

— Bon, maintenant, parlons peu mais parlons bien ! déclara Maximilien en s'asseyant.

Ses camarades firent de même. Murali, bien oublié de tous depuis des jours, en profita pour surgir sur le pont, venu de nulle part, et renifler dédaigneusement chacun avant de s'établir sans façon sur l'ancien pirate, lequel ne le repoussa pas et au contraire, caressa la toison soyeuse tandis que des larmes perlaient à ses yeux. Emmanuel reverrait-il un jour ce chat dont il était si fier et qu'il affectionnait tant ?

— Avant de commencer à aborder le vif du sujet, dit alors Yannick en rompant le silence pesant qui était tombé sur le petit groupe, je voudrais dire quelque chose de très important.

— Nous t'écoutons !

— Cela vous concerne, Smith ! reprit l'aîné des Le Quellec d'une voix ferme. Je souhaitais vous dire devant témoins que si fautes il y a eu de votre côté par le passé, elles ne regardent plus que votre conscience. Vous êtes désormais l'un de nous. Vous être aussi le plus âgé et à ce titre, vous avez le droit et même le devoir d'être notre chef, notre guide, notre conseiller. N'ayez aucun scrupule à prendre votre place parmi nous. Pour vaincre, nous devons être unis, d'abord, et c'est notre priorité, pour sauver Emmanuel et ensuite, pour nous sauver nous-même.

— Bravo ! s'écria Gwénaël, ravi de l'intervention de son frère. Bien parlé.

Luigi approuva de la tête, imité par Michael et par Morgan, surtout reconnaissants à Yannick d'avoir pris les choses en main. Peu importait ce qui était vraiment dit, l'essentiel était qu'il y eût un capitaine à bord et qu'une direction fût donnée.

Maximilien réagit plus lentement. Se soumettre à un sale pirate ? L'humiliation était grande. Et pourtant, s'il interrogeait son cœur, il savait que Smith s'était toujours montré d'une rare correction. Du bout des lèvres, il approuva à son tour les propos de son compatriote.

Le marin, très ému par l'intervention de Yannick et son soutien inconditionnel, déglutissait difficilement. C'était la première fois qu'il se trouvait dans une position de supériorité par rapport à son environnement. Le plus étrange était que cette reconnaissance venait de ceux qu'il avait qualifiés, comme les autres au début de la traversée, de « sales petits bourgeois ».

— Merci, murmura-t-il, très embarrassé de sa personne.

— Pas de quoi ! trancha Yannick, presque durement. Allons au fait. Emmanuel ?

Ramené au centre de ses préoccupations, Smith enfouit ses scrupules et sa gêne au fond de lui pour ne songer qu'à la stratégie à apporter pour sauver le musicien.

— Nous ne sommes pas dans une situation facile car le ravisseur d'Emmanuel est aussi un fou, un pervers, un malade. Nous devons être prêts au pire. Vous l'avez entendu tout à l'heure. Ses intentions se résument à la vengeance. Il a juré de nous tuer tous, de nous faire payer la blessure que je lui ai infligée...

— Dommage que vous ne l'ayez pas tué à ce moment là ! soupira Morgan.

Smith opina tristement.

— Pensons à l'avenir, pas au passé ! rugit Yannick.

— Il faut donc tuer Owen avant qu'il ne nous tue tous ! déclara Gwénaël pour bien montrer qu'il suivait la conversation et ses implications.

— Tuer Owen avant qu'il n'ait tué Emmanuel...

— Où sont les armes ? demanda Smith pour rester dans le domaine des certitudes.

— Quelles armes ?

— Nous, on sait, intervint Morgan à la plus grande surprise de tous. Oui, on était là avec Luigi. On a d'ailleurs passé une partie de la nuit à aider Owen et Dominique.

— A quoi faire ?

— A sortir les armes et les munitions du gaillard d'avant et à les transporter sur l'île. Nous les avons montées dans la montagne...

Luigi ajouta :

— Il voulait que nous prenions aussi toute la nourriture, mais sans canot, c'était impossible.

— Et où dans la montagne avez-vous mis tout cela ? demanda Smith.

Luigi et Morgan se regardèrent.

— Je pense que c'était par là, dit l'un en désignant la droite.

— Non, par là, dit l'autre en désignant la direction opposée.

Maximilien ne se priva pas de faire des critiques fort acerbes et moqueuses devant leur incapacité à se mettre d'accord.

— Ne leur en voulez pas, protesta Smith en prenant leur défense. Il faisait noir, ils avaient peur et ils ont agi sous la contrainte. On ne peut les blâmer de tout mélanger !

— Mais... commença le vicomte, furieux de recevoir une leçon de tolérance de la part de celui qui, à ses yeux, ne restait qu'un pirate.

— Tais-toi, Maximilien, interrompit Yannick. Smith a raison et nous n'aurions sans doute pas fait mieux. Maintenant, nous n'avons pas d'armes et Owen les a toutes. Il peut donc nous exterminer. C'est étonnant qu'il ne l'ait pas déjà fait !

— Ce serait trop simple, soupira Smith. Owen veut nous avoir à sa merci. Il nous hait tous. Cela lui fera plaisir de prolonger nos souffrances et celles d'Emmanuel. De quelle manière il va s'y prendre, je l'ignore. Mais il ne fait jamais rien sans dessein.

— Alors ?

— Alors, il faut attendre !

— Attendre quoi ?

— Qu'il se manifeste. Si nous ne faisons rien, cela l'obligera à agir. Il nous provoquera d'une façon ou d'une autre. Je suis sûr qu'il attend lui aussi son heure. Il veut nous terroriser. Il sait bien que nous n'allons pas pouvoir rester des jours sur ce bateau...

— Et pourquoi non ?

— Parce que nous pouvons tenir un siège, mais Emmanuel, lui, ne le peut pas ! Il ne va pas pouvoir résister très longtemps à Owen...

— Çà non, approuva Morgan Kennedy avec conviction. J'ai passé une nuit avec ce monstre et je crois que je ne l'oublierai jamais. Je ne souhaite à personne pareille épreuve. Et encore, moi, j'avais le soutien de Luigi, je n'étais pas tout seul. Emmanuel, lui, est seul et en plus, Owen le déteste particulièrement. C'est quand même contre lui qu'il a monté ce simulacre d'assassinat !

— Je sais, gémit Smith avec une douleur si poignante qu'elle bouleversa ses jeunes compagnons. Je sais ! Mais où aller ? Comment nous y prendre ? Ah, si j'avais le moindre espoir qu'une intervention audacieuse pouvait réussir, je m'y lancerais tout de suite !

Il désigna d'un geste désolé la haute montagne qui se dressait devant eux, si belle et pourtant tellement hostile.

— Ils sont là tous les deux, l'un nous espionnant, surveillant nos faits et gestes, nous tenant à sa merci ! L'autre...

— Justement, l'autre, mon frère, hasarda soudain Yannick.

— Oui ?

— Il est débrouillard, audacieux. Son seul désir va être de nous rejoindre ou de tuer Owen lui-même !

Smith demeura songeur un moment, sans vouloir répondre. Yannick n'avait-il donc pas vu dans quelles conditions son frère était parti, bouclier vivant protégeant le monstre ? Emmanuel était certes audacieux, débrouillard, héroïque, mais il n'était plus qu'un faible enfant terrorisé, épuisé par quatre jours de souffrances morales et physiques. Que pouvait-il faire contre un homme qui emploierait tous les moyens, surtout les plus vils, pour réduire son ennemi à n'être qu'un jouet entre ses mains ? Le jeune homme savait, lui, ce dont l'infâme était capable. Il l'avait expérimenté dans sa chair. Comment dire à Yannick qu'il se trompait, qu'il ne fallait pas compter sur son frère ?

— II est à souhaiter qu'il parvienne à tromper la vigilance d'Owen, commença-t-il très prudemment, mais il faut envisager l'éventualité...

— De sa mort ? intervint durement Gwénaël.

Presque choqué par une telle lucidité, Smith répondit :

— Non, je pense... je crois qu'Owen... n'a pas intérêt à se ... défaire de son prisonnier...

— Vous ne pouvez en être sûr. Cette ordure peut nous faire croire qu'il est vivant alors qu'il est mort...

Une explosion de cris, de trépignements et de sanglots suivit cette observation du benjamin des Le Quellec. C'était Maximilien dont les nerfs venaient de lâcher, le premier qui flanchait devant l'adversité. Smith fut submergé par la révolte, le dégoût, l'impuissance et la frustration. S'en prendre au garçon ne servirait à rien. Il réagissait parfaitement normalement au drame qui les frappait. Mais il y avait quelque chose d'indécent, de choquant, d'inacceptable dans cette normalité même. Dans le malheur, il y avait des degrés. Or, celui qui craquait n'en était qu'au tout premier. Qu'en était-il d'Emmanuel qui, seul, absolument seul devant un des pires monstres engendrés par l'espèce humaine ?

Le jeune marin n'était pas le seul à percevoir le scandale de cette réaction. Morgan, que sa nuit avec Owen avait considérablement mûri, s'en prit violemment au vicomte :

— Un peu de dignité, espèce de poltron ! Ce n'est pas toi qui es victime d'un être sans foi, ni sans loi. Ne l'oublie pas ! Alors, tu gardes tes états d'âme pour toi et tu ne nous encombres pas avec ! Nous n'avons pas besoin d'être affaiblis par ton stupide exemple ! Tu devrais un peu plus penser à celui qui aurait vraiment des raisons de s'effondrer !

Sans demander son reste, Maximilien partit cacher son chagrin dans sa cabine, là où il pouvait pleurer sans redouter le regard des autres. Luigi, ravi du prétexte, le suivit, ayant besoin de se retrouver seul après son éprouvante nuit. Michael s'efforçait de faire bonne contenance. Il était prêt à se rallier à n'importe quelle cause pourvu qu'il n'ait pas à prendre d'initiative lui-même.

Les cinq rescapés se considérèrent un moment, chacun quêtant sur le visage de son voisin un signe d'espoir.

— Je suggère que nous trouvions rapidement de quoi manger, dit enfin Smith en se levant.

— Oui ! cria Morgan, ravi.

— Quoi ? rétorqua Gwénaël, offusqué. Manger ? Comment oserions-nous ?...

— C'est une nécessité vitale, interrompit gentiment Smith qui se prenait d'une vraie affection pour le petit frère d'Emmanuel. Il faut que nous mangions pour résister au moral et au physique.

— Je ne pourrai jamais ! Pas tant que...

Il ne put achever. Son visage d'angelot se plissa d'effroi.

— Je sais, cela paraît indifférent, mais je t'assure qu'il faudra te forcer un peu...

— Vous aussi, Smith, dit gravement Yannick qui l'observait avec attention. Vous êtes à bout de forces.

Le visage du jeune homme était en effet creusé de fatigue, gris de sel.

— Je ne suis malheureusement pas le seul, murmura-t-il.

— Vous pensez à Emmanuel, n'est-ce pas ?

— Je ne pense qu'à lui !

Gwénaël lui saisit la main.

— Smith, vous gardez espoir ? Dites-moi que vous gardez espoir !

Devant les yeux bleus si exigeants, le jeune homme ne pouvait pas mentir. Gardait-il espoir ?

— Je me battrai jusqu'au bout pour Emmanuel. Jusqu'au bout !

— Avec une réussite à la clé ?

Décidemment, Gwénaël était bien conscient de l'enjeu et ne se voilait pas la face.

— C'est ma seule ambition !

— Quels sont les projets pour le reste de la journée ? demanda Morgan qui était parti avec Michael et revenait avec des victuailles.

Gwénaël refusa d'y toucher et partit s'accouder à la lisse, l'œil rivé à la paroi rocheuse et à la masse impénétrable des arbres. Emmanuel était là. Là. A la fois proche et inaccessible. Le reverrait-il un jour ?

— J'ai proposé d'attendre. Cela ne veut pas dire être inactif. Nous pouvons ranger l'arrière, le poste avant, nous rendre compte de l'étendue des dégâts dans la cale, bref, essayer de nous organiser au mieux pour tenir un siège de quelques jours. Il ne sera pas inutile non plus de faire le recensement des vivres et le point sur nos réserves d'eau. Par contre, il est indispensable qu'il reste toujours deux d'entre nous sur le pont à surveiller, de manière à donner l'alerte au moindre danger. Il ne faudrait pas qu'Owen s'allie avec la population locale contre nous...

— Des sauvages ? s'écria Michael avec terreur.

— Il faut y penser. J'ai oublié dans la liste des choses à faire : dormir. Morgan doit être mort de fatigue.

— Çà oui !

— Allez donc dormir.

— Et vous ?

— Il est quelle heure ?

Il considéra la hauteur du soleil et évalua qu'il devait être dans les trois heures.

— Oui, je dormirai bien un peu, car il faudra surtout être vigilant cette nuit. J'ai l'intention de faire les quarts. Je vais faire un tour dans le poste d'équipage et ensuite, je me reposerai. Je compte sur vous pour me réveiller à la tombée du jour...

Les quatre garçons approuvèrent d'une seule voix.

— Et surtout pour ne pas tirer inutilement.

Sur l'assurance véhémente des garçons, Smith s'éloigna.

Il fut tiré de son sommeil par une main fébrile.

— Smith ! Smith ! Yannick est parti à terre !

C'était la voix de Michael.

— Quoi ? Quelle heure est-il ? Pourquoi fait-il nuit ? Je vous avais demandé de me réveiller au crépuscule ! Il fait noir comme dans un four !

Le jeune marin sauta à bas de son hamac, déjà pleinement lucide.

— Que s'est-il passé ? Raconte ! ordonna-t-il en montant sur le pont où il put distinguer la silhouette de Maximilien. Les trois autres devaient encore dormir.

— Vous dormiez si profondément qu'on s'est dit que cela vous ferait du bien de continuer un peu. Yannick et moi avons décidé de faire le premier quart. Vous auriez fait le second avec Maximilien.

— Et Yannick ? Comment cela se fait qu'il soit parti ? Tu ne l'as pas retenu ?

Smith contenait difficilement sa fureur.

— Je ne m'en suis pas aperçu tout de suite.

— Et il était où à ce moment là ?

— Aux cocotiers, à gauche...

— A bâbord, corrigea Maximilien qui semblait redevenu lui-même.

Smith eut un geste d'agacement.

— Et le revolver ?

— C'est lui qui l'a !

Le marin laissa échapper un juron, sans se soucier des oreilles bien élevées qui l'entouraient. Puis, il murmura en secouant la tête :

— Mais l'imbécile ! Qu'est ce qui lui a pris ? Bon sang ? Qu'est-ce qui lui a pris ? Quel...

Un cri très distant l'interrompit, glaçant son sang dans ses veines.

— Oui, fit Michael. C'est un oiseau nocturne. Nous l'avons entendu plusieurs fois. Sinistre, n'est-ce pas ?

Le cri retentit à nouveau, porté par l'air léger de la nuit, toujours lointain, toujours indéfinissable. Quelque chose comme un sanglot lui répondit qui venait de la poitrine oppressée de Smith. Le jeune homme rencontra alors le regard de Maximilien, surpris d'y trouver tant de compréhension et de clairvoyance.

— Je vais à la suite de Yannick ! prononça-t-il avec effort. Je ne peux...

Il ne termina pas. Sa voix, brisée d'angoisse et d'émotion, lui refusait tout concours. Le vicomte se raidit, essayant désespérément d'être à la hauteur d'une situation qui lui échappait et que la nuit rendait plus éprouvante encore.

— Allez, Smith !

Il fut incapable d'en dire plus. Il se contenta de presser les mains du jeune homme, à la fois désireux qu'il parte et terrifié à l'idée qu'il le voyait pour la dernière fois. Si tel était le cas, leur propre survie ne dépasserait pas quelques heures.

L'oiseau nocturne lança un nouvel appel, distant et déchirant. Smith se figea un instant puis, sans un mot, le visage défait, se laissa glisser le long de la côte.

Les garçons le virent s'éloigner du Saint-John, le cœur étreint d'un indicible effroi. Ils restaient seuls, sans armes, à veiller dans la nuit noire.

— C'est de ma faute, gémit Michael. J'aurais dû surveiller Yannick. Je ne pensais pas...

— Tu n'aurais rien empêché ! rugit Maximilien qui n'avait pas envie d'entendre les bruyants remords de son camarade et qui avait besoin de toutes ses propres forces pour rester courageux.

— Mais Smith risque sa vie pour retrouver Yannick.

Le vicomte ne se fatigua pas à se mettre en colère. Au fond, peut-être était-ce préférable que Michael ne comprît pas pourquoi Smith, à son tour, avait fait fi de la plus élémentaire prudence.

Car le jeune homme était parti, comme Yannick, inconsidérément. Il en fut pleinement conscient dès qu'il parvint sous le couvert des arbres, dans une totale obscurité, en des lieux qu'il ne connaissait pas. Mais il ne recula pas devant la folie que représentait une progression en ces circonstances. Il ne rejeta pas le filet dans lequel Owen venait de l'attirer. Il s'y enfonça, en pleine connaissance de cause, parce que, pas plus que Yannick, il ne pouvait rester sans rien faire alors qu'Emmanuel était aux mains d'un tortionnaire qui en faisait un appât, sachant parfaitement que quelques âmes sensibles réagiraient aux lamentables plaintes que la souffrance lui arrachait. Et Michael, le stupide Michael, qui croyait encore au cri d'un oiseau de nuit !

Smith ne tarda pas à grimper, la frange littorale étant minuscule, mais aucun son ne le guidait plus. Etait-ce le signe d'une issue fatale ? Allait-il arriver trop tard ? Comment savoir vers où se diriger ? Il avançait lentement, cherchant à percer la nuit, à l'affût d'indices, de signes qui lui auraient dit qu'il était dans la bonne direction. Il lui sembla reconnaître comme un sentier. Les herbes étaient foulées et des branchages avaient été coupés à la hache. Il s'y engagea donc. Le sol était irrégulier, plein de nervures d'origine volcanique où le pied se tordait facilement. Smith redoubla de précautions. Il ne s'agissait pas de se faire une entorse ou de se casser la jambe. Autant être tué que blessé s'il devait être immobilisé !

L'aube parut, puis brusquement, le soleil monta à l'horizon. Presque au même instant, un coup de feu claqua, puis un deuxième, suivi d'un troisième. Les détonations, une fois commencées, continuèrent à crépiter dans la paix matinale, irrégulières, renforcées par l'écho qui les renvoyait dans la vallée. Smith, le premier moment d'effroi passé, se remit en marche d'un pas assuré. Il avait maintenant une direction vers laquelle se diriger. Il y voyait clair. Quant à l'auteur de ces coups de feu, ce n'était pas Yannick, son revolver n'ayant plus que quatre coups.

La montagne cachait ses beautés autant que le monstre qui y avait élu domicile. En avançant, Smith emprunta une faille qui formait une étroite vallée se terminant en cirque et au fond de laquelle coulait un petit cours d'eau. Il suffisait de le remonter pour atteindre la retraite d'Owen. Le soleil, encore trop bas sur l'horizon, n'éclairait pas la gorge, mais une cascade de plusieurs mètres dont les diamants étincelaient sous ses rayons. La végétation était dense, mape, papayers, bougainvillées, ananas, orchidées, un délice des sens pour celui qui aurait pu s'attarder à en profiter. Mais Smith était loin de voir ces beautés de la nature, dispensées si généreusement. Ce lieu idyllique était devenu un enfer par la simple présence d'Owen qui le souillait de sa pétarade ininterrompue. Emmanuel, dans tout cela ? Etait-il la cible du forcené qui s'amusait à le réduire en passoire ?

Le bruit devenant plus fort, le jeune homme comprit qu'il approchait du but. Il se mit donc à ramper le long du ruisseau, espérant que, parce qu'il ne voyait pas, il n'était pas vu, mais n'en étant pas absolument sûr.

Un immense rocher de basalte bloqua sa progression. Il se trouvait séparé du cirque par un amas de blocs renversés les uns sur les autres dans l'anarchie la plus totale. La cascade se déversait sur eux avant de devenir le petit cours d'eau que Smith avait suivi. Le jeune homme se hissa du mieux qu'il put sur une des pierres afin d'observer ce qui se passait de l'autre côté sans risque d'être vu. Il crut défaillir. Owen était bien là, tirant au gré de sa fantaisie, Emmanuel attaché à lui pour le protéger d'une éventuelle attaque. A chaque mouvement du pirate, sa tête dodelinait, inerte. Son corps marbré de meurtrissures et de sang coagulé n'était que la confirmation des cris entendus pendant la nuit. Qu'avait-il donc subi ?

« Il est mort ! », songea Smith, les larmes lui brouillant la vue. « Il est mort ».

Ses nerfs le trahirent. Se repliant au bas des rochers, il s'effondra avec des sanglots qui malgré son âge, restaient ceux d'un enfant impuissant et désespéré. Comme il se sentait proche de Maximilien de Hautefort, tout à coup !

Il crut sa dernière heure venue en sentant sur son dos une pression qui s'avéra amicale. Yannick était là, les yeux rougis et le visage convulsé. Comme Smith, il savait ce qui se passait de l'autre côté du rocher. Comme Smith, il avait compris que cette vallée maudite allait voir le sang couler davantage. Ils ne partiraient pas avant de l'avoir nettoyée de l'immonde personnage qui la souillait.

— As-tu le revolver ?

Sans un mot, Yannick lui tendit l'unique arme qu'ils avaient pour affronter un fou qui devait avoir un arsenal impressionnant. En échange, il reçut un coutelas à la lame tranchante.

Smith avait beau étudier le problème sous tous ses angles, il ne voyait pas comment délivrer Emmanuel —mort ou vivant— et tuer Owen. A plat ventre dans l'herbe avec Yannick, ils observèrent longtemps, cherchant une solution. Les circonstances finirent par les servir. Owen avait tellement tiré et rechargé ses armes que les munitions lui firent bientôt défaut. Par sécurité, il avait placé les barils de poudre et les balles dans une espèce de grotte qui avait pour lui l'inconvénient de posséder une ouverture minuscule. Lorsqu'il chercha à y pénétrer, il s'aperçut que son bouclier le gênait. Agacé, il s'en défit, tranchant les liens qui le retenaient avec la dernière brutalité, entaillant les chairs en même temps. Emmanuel tomba alors sur le sol en laissant échapper un gémissement si faible qu'il aurait pu être le dernier. Cette plainte eut le don d'exciter à nouveau la fureur du criminel qui, oubliant toute précaution, se mit à frapper le frêle corps dans l'évident dessein de le tuer.

Smith ne fit qu'un bond. L'instant d'après, Owen, le crâne fracassé par une balle tirée à bout portant, s'écroulait en avant. Smith n'eut que le temps de dévier sa chute pour qu'il n'écrase pas Emmanuel sous son poids.

On était le 25 décembre 1872.