Le Maelstrom — Chapitre 3

Effondré plutôt qu'appuyé au bastingage, Emmanuel suivit des yeux la fragile embarcation sans vraiment la voir tant les larmes l'aveuglaient. Jusqu'alors, il s'était contenu pour ne pas accabler davantage le capitaine et son second. Il avait réussi à feindre le courage quand il était terrifié, la force quand il se savait faible, l'assurance quand il tremblait intérieurement. Il lui avait fallu épuiser ses ressources intérieures pour parvenir à donner l'illusion de l'héroïsme devant amis et ennemis. Désormais, qu'importait ? Ni James Larkin, ni Taylor n'étaient plus là. Ils n'avaient qu'une infime chance de survie, supérieure néanmoins à celle qu'ils auraient eue en restant sur le Saint-John. Ismaël était perdu, une fois de plus. Quant à ses camarades... qu'étaient-ils sinon, comme lui, des prisonniers, des otages, de futurs esclaves entre les mains d'hommes qui n'hésiteraient pas devant le crime pour parvenir à leurs fins ? Quel avenir allait être le leur ? Reverraient-ils Sydney et leurs parents ? Certains d'entre eux manqueraient-ils à l'appel ? Ecrasé par la souffrance lancinante de son dos zébré de plaies sanglantes, étreint par un terrible sentiment de solitude et d'angoisse, il ne cherchait plus à prétendre être autre chose qu'un petit garçon à bout de résistance. Il laissa sa tête retomber sur ses bras tandis que des sanglots convulsifs secouaient ses épaules lacérées par le fouet.

— Le chérubin pleure de départ de ses protecteurs ? susurra à ses oreilles une voix abhorrée.

Emmanuel se figea d'horreur en l'entendant si proche. Quel nouveau supplice le monstre lui réservait-il ? Une peur irraisonnée lui noua le ventre, cette peur remontant de son enfance, celle de son enlèvement, puis celle causée par Taylor. Pourrait-il résister davantage ?

— Ah, tu peux pleurer ! poursuivit Owen de sa voix insidieuse et mauvaise. Tu vas pleurer plus encore, tu peux en être sûr ! Smith a voulu que tu vives. Eh bien, tu vivras ! Tu vivras pour expier sa stupide indulgence à ton égard ! Pour payer pour ce qu'il m'a fait ! Regarde un peu ! Regarde !

D'une main brutale, il l'obligea à se retourner.

— Regarde ! Tu vois ? Tu vois ? Comprends-tu ce que cela signifie ? Crois-tu que je puisse laisser son crime impuni ? Tu payeras ! Le plus longtemps possible ! Mais regarde ! Regarde !

Emmanuel, terrifié, le cœur révulsé par l'haleine de l'homme qui postillonnait sur lui, fermait désespérément les yeux. Secoué comme un fétu de paille, il finit par obéir à l'injonction du pirate. Ce qu'il vit l'horrifia. De la tempe gauche jusqu'au menton, le visage était entaillé d'une profonde balafre sanglante. L'œil, durement touché, était recouvert d'un pansement maculé. Les lèvres, fendues, avaient triplé de volume. Etait-ce donc l'œuvre de Smith ? Smith qui avait interrompu le traitement barbare auquel il était soumis ? Smith qui s'était rebiffé au point de frapper son acolyte, son maître ?

— Ah tu vois ? Vermine ! Tu comprends maintenant ce que tu vas payer ?

Malmené par la poigne d'Owen qui le faisait rebondir contre la lisse à chacune de ses questions, Emmanuel croyait sa dernière heure venue. Il comprenait qu'il ne sortirait pas vivant du Saint-John. Le gros pirate se vengerait sur lui de l'acte téméraire de son compagnon.

— Oh là ! Es-tu fou ? Que fais-tu là ?

C'était Evans, suivi de près par Burton et Stuart.

— Pourquoi es-tu sorti ? Et ton pansement ? Ne joue pas avec alors que ton œil est peut-être perdu !

— Perdu ? rugit Owen en rapprochant dangereusement ses mains du cou de sa victime. Tu entends ? Mon œil est peut-être perdu...

Sans ménagement, l'enfant lui fut arraché et jeté à terre.

— Cesse de t'en prendre aux prisonniers ! s'écria Burton.

— Je me réserve celui-là !

— Tu ne te réserves personne ! gronda Stuart, en colère. Je vais te refaire ton bandage et ensuite, tu iras garder les gosses à l'arrière. Jackson sera plus utile que toi sur le pont !

Owen obtempéra non sans avoir donné un féroce coup de pied à sa victime recroquevillée sur le pont. Elle ne pourrait pas lui échapper. Elle vivrait dans l'attente de son châtiment et crèverait de peur. La vengeance était douce.

— Lève-toi, maintenant ! Et va prendre ton tour à la barre !

Emmanuel se redressa lentement, sur les genoux d'abord, puis, avec un énorme effort, sur ses deux jambes. Il se soutint contre la lisse pour éviter de tomber.

— Je ne suis pas des vôtres, murmura-t-il d'une voix quasi inaudible.

Burton regarda durement la frêle créature qui osait lui répondre ainsi. Il l'estimait encore plus pour ce refus d'obéissance alors qu'il la voyait chanceler de fatigue et de souffrance. Sans Smith, Owen la tuait. Cet homme était un monstre. Burton le détestait de toutes ses fibres, bien qu'il fût associé à lui pour de banales questions d'intérêts. Cet homme brutal, violent, farouche était aussi incapable de préméditation. Il avait tué un matelot au cours d'une rixe, ce qui l'avait obligé à fuir la justice. Il avait basculé dans le crime par hasard, à force d'ignorer une morale que personne ne lui avait jamais apprise. Mais il possédait ses valeurs, son propre code d'honneur. Et une des règles de ce code était de reconnaître les qualités de tout adversaire et de l'affronter en face, de manière loyale.

— Non, tu n'es pas des nôtres, grommela-t-il à sa manière rude. Seulement, tu as un devoir à l'égard des prisonniers, celui d'aider à la manœuvre !

— Pourquoi ? Une collaboration avec vous serait une trahison !

A peine assez fort pour tenir debout, le garçon lui tenait tête, voulait rester fidèle à ses principes.

— Owen est inutile, Stuart doit faire la cuisine, il faut un homme à la barre !

— Je m'en moque ! Ce n'est pas moi qui ai voulu cette situation !

— Certes, mais tu fais partie de l'équipage !

— Ah, ricana Emmanuel avec dérision, malgré l'épuisement qui le faisait trembler, voilà pourquoi vous ne m'avez pas encore tué ! Parce que je vous suis utile ! Ensuite, vous me livrerez à votre cher Owen pour...

Burton saisit brutalement le garçon par les bras, lui faisant croire que sa dernière heure était enfin venue.

— Je t'interdis de me soupçonner de pareils agissements ! Je ne suis pas Owen, moi ! Sache que moi vivant, je ferai ce qui est en mon pouvoir pour te protéger de ses griffes ! Est-ce clair ?

Malgré la violence avec laquelle le pirate le secouait, Emmanuel sentit qu'il avait affaire à un allié et non un ennemi. L'homme était sincère, même si sa physionomie ne prévenait vraiment pas en sa faveur. Il n'avait pas fait une promesse en l'air.

— Maintenant, obéis ! Va à la barre !

En d'autres circonstances, le garçon aurait été heureux d'occuper ce poste qu'il aimait entre tous. Il lui semblait qu'en acceptant, il contribuait à s'éloigner encore davantage du canot, qu'il se compromettait avec les pirates, qu'il perdait l'estime de lui-même. Mais comment résister quand un brouillard voile votre regard ? Comment lutter quand la faim intense vous donne les étourdissements ? Comment se révolter quand la souffrance de votre dos lacéré devient intenable ? Comment refuser quoi que ce soit quand la peur du lendemain...

Emmanuel n'eut pas conscience de tomber. Il s'affaissa en avant sur la roue puis glissa doucement sur le pont.

— Tu vois cette garcette ? beugla une voix rocailleuse qui pénétra lentement dans la purée de pois de son cerveau. Tu la vois ?

Le garçon ouvrit les yeux sans la voir, sans comprendre ce qui se passait. Il entendait seulement, très lointaine, une voix menaçante.

— Et celui-là, tu le vois ? continua l'homme.

Parce qu'il pressentait un événement terrible, le musicien se redressa, s'efforçant de concentrer le plus possible son regard encore si vague. Il vit alors, dans une brume qui s'éclaircissait peu à peu pour rendre aux formes leur netteté, son cadet, son fragile Gwénaël, livide, maintenu debout par la poigne d'Evans. Au-dessus de lui était brandie la fameuse garcette. L'expression d'horreur qui se peignit sur son visage permit à Evans d'être certain qu'il « avait vu ».

— Dans ce cas, au travail ! Sinon, tu entendras ses cris ! Dépêche-toi ! Allez !

Emmanuel, terrifié par les mauvais traitements qui menaçaient son petit frère, se hâta de se remettre debout, tout chancelant.

— A l'avant ! Ouste !

Dans sa précipitation et sa faiblesse, ou peut-être aveuglé par les larmes, Emmanuel rata une marche de l'échelle de dunette et s'affala rudement sur le pont. Cette chute fut accueillie par des quolibets et des lazzis. Il ne les entendit pas. Tout son être était crispé dans l'attente d'un cri qu'il redoutait.

— Tu vois ! s'écria Evans, victorieux, en s'adressant à Stuart dans sa cuisine. Même pas besoin de les toucher. Ils feront n'importe quoi pour se protéger les uns les autres !

— Vous êtes odieux ! explosa Gwénaël dont le premier moment de terreur était passé en comprenant la manœuvre du pirate. Vous n'avez pas le droit ! Je ne veux pas qu'il me protège ! Je n'ai pas peur de vous !

— Bien sûr que si tu as peur ! Tu sais que si tu ne files pas droit, ton charmant frère en pâtira ! Tu as bien vu, tout à l'heure, non ?

— Vous êtes ignobles ! hurla Gwénaël, effaré par le jeu cynique des hommes. Vous ne pouvez nous faire cela ! Vous ne savez donc pas ce que c'est d'aimer quelqu'un ?

Ses yeux bleus lançaient des éclairs qui auraient voulu foudroyer sur place des ennemis si pervers. Evans sifflota d'un air railleur :

— Ecoute-moi cela, Stuart ! Que c'est beau ! L'amour, les grands sentiments ! Je croyais que cela n'existait que dans les contes de fées. A quoi cela sert, dis-moi ?

— Si t'avais eu une mère normale, répliqua Stuart, goguenard, tu serais peut-être comme çà !

— Peut-être, rétorqua Evans, soudain rembruni à cette réflexion moqueuse. Moi, ma mère, elle buvait et elle me battait. Mon père aussi ! J'ai connu la faim, le froid et les coups. Les coups, toujours les coups. Pour un oui, pour un non. Tandis que ces mômes là, çà naît dans l'or et les baisers ! Çà ne sait pas ce qu'est la misère du pauvre peuple ! Et çà se permet de nous faire la morale ! Sales gosses. Oh, je les hais ! Je les hais !

L'évocation de ces douloureux souvenirs avait plongé Evans dans une sombre colère. Trouvant devant lui un représentant bien involontaire de cette société injuste qui avait fait de lui un être de révolte, il lui fit payer pour tous les griefs accumulés depuis des années. La garcette maniée d'une main de fer s'abattit sur lui. Une fois. Deux fois. Quatre fois.

Le cinquième coup atteignit Emmanuel en pleine tête. Emporté par son élan, l'enfant tomba à quelques pas de là, sans un cri, sans un gémissement.

Gwénaël, par contre, hurlait comme un animal qu'on égorge, à la fois d'affreuse douleur, de rage et de terreur, glaçant d'effroi les prisonniers de l'arrière qui se demandaient ce qui se passait, quel crime se commettait à nouveau hors de leur vue cette fois.

— N... de D... ! jura Burton, aussitôt accouru en envoyant son poing au menton d'Evans qui recula jusqu'aux bastingages sur la violence du choc. Vous êtes devenus fous ou quoi ? Joyce, ramène ce bambin braillard avec les autres.

Joyce s'exécuta sans un mot tandis qu'Evans, dégrisé par le coup de son compagnon, passait sa main sur ses yeux.

— Oui, marmonna-t-il. Fous. Le malheur a fait de nous des bêtes !

Et comme les autres, il regagna l'avant pour achever la manœuvre interrompue.

— Owen est soûl comme un cochon ! déclara Stuart en revenant de l'arrière où il était allé déposer le souper des prisonniers. Il terrorise les gosses.

Le fait ne fut pas pris à la légère par les pirates. Trois d'entre eux, armés, descendirent au carré où ils trouvèrent Owen à boire en compagnie de Dominique. Les six autres garçons, blêmes, terrorisés s'étaient entassés dans une seule cabine, où serrés les uns contre les autres, ils étaient en butte aux tracasseries et aux méchancetés des deux ivrognes. Voyant cette visite en force de leurs ennemis, ils en déduisirent qu'ils allaient tous être exécutés. Au lieu de cela, ils assistèrent à une discussion très houleuse entre Owen et les nouveaux venus et, pour leur plus grande satisfaction, virent leur geôlier se hisser péniblement sur le pont. Burton, sagement, fit main basse sur les bouteilles qui traînaient sur la table. Jackson resta seul au pied des marches, tel un Cerbère, l'arme à portée de main. Comme Dominique cherchait à tourmenter encore ses camarades, le pirate l'envoya sans ménagement cuver son alcool dans sa cabine, ferma la porte et annonça aux autres enfants qu'ils étaient libres de se déplacer à l'arrière. Ils avaient seulement interdiction de monter sur le pont. Il se refusa à donner la moindre nouvelle d'Emmanuel. Gwénaël était revenu dans un état de stupeur qui laissait imaginer le pire. La longue nuit commença.

Sur le pont, en cette première soirée après la mutinerie, la fatigue se faisait sentir. Smith, conscient des risques qu'une seconde nuit de veille pouvait faire courir à ses compagnons et au bâtiment qui les portaient, les avait envoyés se reposer quelques heures avant la pleine obscurité. Lui-même dormirait plus tard. Pour l'instant, seul au gouvernail, il voulait réfléchir.

La nuit qui tombait accroissait encore davantage son sentiment de solitude, une nuit qui allait aussi envelopper la minuscule embarcation dans laquelle dérivaient deux hommes, ses supérieurs, qu'il avait lâchement livrés aux flots. Aurait-il pu faire autrement ? Owen les avait condamnés. Cet abandon était leur unique chance de survie... Survie ? Quelle chance avaient-ils de survivre, ces malheureux ? Pourquoi n'avait-il rien vu ? Rien compris ? Pourquoi avait-il fait la funeste connaissance d'Owen qui, depuis le début du voyage, s'était révélé sous un jour insoupçonné ? Comment avait-il pu prendre pour une amitié sincère de sordides calculs d'intérêts ? Quel aveuglement ! Quelle stupidité ! Les yeux dessillés, il se révoltait de tout son être contre la duplicité de celui qui l'avait sauvé de la prison, non pas par esprit philanthropique mais bien parce que cela servait ses projets. Mais c'était trop tard. Le mal était fait. Il était pris dans cet engrenage maléfique, il en était complice, lui qui depuis vingt ans, construisait son humble existence avec le courage silencieux et obstiné des petites gens. Il n'était pas armé contre un être sans scrupule. Il était naïf, stupidement naïf. Et il était devenu un pirate, un criminel, un hors la loi. Parce qu'il n'était qu'un lâche. Quand il avait cinglé du fouet le tortionnaire, soulevé par un élan d'indignation et de dégoût, il aurait dû en profiter pour se rendre maître du terrain. Il n'avait pas osé. Il s'était recroquevillé dans un coin, attendant les représailles. Car ce qu'il avait fait était inouï. Owen se vengerait de terrible manière. Mais comme de coutume, cet être fourbe et calculateur attendrait son heure. Pour éviter la souffrance, Smith sombrerait-il encore plus bas dans la fange de sa lâcheté ? Allait-il assister avec une lucidité qui décuplait son sentiment de culpabilité à sa complète déchéance morale ?

Lorsque, sur le coup de dix heures, Joyce vint le remplacer, il lui abandonna la barre en se contentant de lui donner le cap à suivre. Il était dans un état d'esprit proche du désespoir. La mort lui semblait la seule issue pour sortir d'une existence pourrie. Ce serait le suicide d'un lâche, mais lâcheté pour lâcheté, mieux valait cesser définitivement de nuire avant de faire d'autres ravages par son inconcevable faiblesse.

Un gémissement arrêta sa progression. Il venait de trébucher sur un obstacle mou, surgi sur le chemin de sa perdition comme un ultime défi. Il tomba à genoux auprès du corps que malgré l'obscurité, il avait identifié. Emmanuel Le Quellec était là, blessé, agonisant peut-être faute de soins ! Celui qu'il avait fui pour ne pas avoir à affronter son regard trop limpide ! Celui qui, depuis le travail dans la mâture incarnait un paradis à jamais perdu, celui de l'amitié, de la fraternité, du respect de l'autre !

La cabine de James Larkin fut le refuge que Smith trouva pour y déposer l'enfant. A la lueur de la lampe qu'il parvint enfin à allumer malgré le tremblement de ses mains, il découvrit l'étendue du désastre. Il comprit mieux ce qui s'était passé sur le pont quelques heures plus tôt, les jurons de Burton, les hurlements d'enfant. Du sommet de la tête à la nuque, les cheveux étaient poisseux de sang. Cette plaie n'était pas l'œuvre d'Owen. Un autre s'en était pris à l'enfant, le frappant violemment à la tête. Toute cette cruauté gratuite ne cesserait-elle donc jamais ?

Dès que Smith toucha d'un mouchoir humide la plus récente des plaies, le garçon se rétracta, puis, comme un animal, se recroquevilla jusqu'à l'extrémité de la couchette, regardant le pirate d'un air sombre et fiévreux.

— Gwénaël ? Où est Gwénaël ? Que s'est-il passé ? Comment va-t-il ?

Les yeux bleus étincelaient. Même mourant, même abattu par la souffrance, le musicien pensait avant tout à ceux qui lui étaient chers. Emmanuel ne se souvenait pas de grand-chose, mais il savait que Gwénaël avait été frappé avant qu'il ne se précipite pour détourner sur lui la fureur de son agresseur. Son sacrifice avait-il été utile ? Avait-il pu épargner à son frère un traitement inhumain et injuste ?

— Il est à l'arrière, répondit Smith, qui n'en savait trop rien et qui voulait surtout réconforter le blessé. Vous n'avez pas de soucis à vous faire !

Il comprit trop tard qu'il aurait mieux fait de ne pas prononcer cette dernière phrase : il reçut en pleine figure un magma bouillonnant de mépris, jailli des prunelles de saphir.

— Pas de soucis ! répéta Emmanuel avec hargne. Non mais ? Vous me croyez idiot ou quoi ? Comment pourrais-je ne pas être terrorisé à l'idée de ce que vous pouvez faire subir à mes frères, en particulier au petit. Vous êtes une bande de tortionnaires ! Vous l'avez prouvé ! Et je devrais vous croire quand vous me dites de ne pas me faire de soucis ! Pas de soucis ! Alors que mon petit frère a été frappé sauvagement pour avoir pris ma défense ! Ou plus simplement parce qu'il a le malheur d'être mon petit frère ! Comment pourrais-je oublier ses cris ? Je suis arrivé trop tard ! Oh !... J'ai soif ! ajouta-t-il avec un sanglot, épuisé par la virulence de son explosion.

Smith trouva rapidement de quoi le désaltérer et le laissa boire de tout son content.

— Pourquoi ne nous tuez-vous pas ? reprit le garçon d'une manière toujours aussi farouche qui trahissait à la fois sa surexcitation et son épuisement. Pourquoi ? Qu'espérez-vous ? Que nous rampions tous à vos pieds en vous suppliant de nous épargner ? Que nous soyons tous des marionnettes entre vos mains ? Etes-vous donc tous des Owen ?

A cette dernière insulte, Smith blêmit sans trouver la force de nier.

— J'en ai assez, moi ! Tuez-moi donc ! Que tout finisse vite ! A quoi bon reculer l'échéance fatale ? Nous savons tous que nous sommes condamnés ! Alors, mieux vaut mourir maintenant !

— Non ! Non ! Monsieur Le Quellec ! Ne dites pas cela ! Pas vous !

Le cri avait jailli en dépit de sa volonté, arraché aux profondeurs de son intimité. Emmanuel n'y entendit, une fois de plus, que le témoignage d'une lâcheté défiant l'imagination. Il cracha donc, avec un dédain qu'il souhaitait mortel.

— Ah non ? Comment cela « pas moi » ? N'ai-je pas le droit de vouloir mourir ? Et pourquoi n'aurais-je pas ce droit ? Pour que je sois un héros ? Un saint ? Un martyr ? On me fait subir toutes sortes de supplices, on m'en annonce d'autres à venir et on voudrait que je les attende avec joie ?

Il lâcha une bordée de jurons d'une grossièreté et d'une consistance telles que les oreilles de Smith, qui pourtant en avait entendu d'autres de la part de certains de ses compagnons, en furent doublement choquées. Ce vocabulaire, déjà condamnable chez des marins frustres, était inconcevable dans la bouche d'un enfant de bonne famille.

— Eh bien, non ! poursuivit Emmanuel du même ton belliqueux tandis que ses yeux luisaient dans la demi pénombre. Non ! J'ai envie de mourir ! J'en ai assez ! Souffrir ! Souffrir ! A quoi bon ? Pourquoi reculer l'heure de la mort quand elle est inéluctable ? Pourquoi n'aurais-je pas le droit de vouloir l'affronter sans affronter la souffrance ? Me déniez-vous le droit d'être humain ? Est-ce vous qui me déniez ce droit, vous qui, moins que tout autre, pouvez prétendre à ce titre d'humain ? Vous qui avez autant de volonté qu'un hibou empaillé ? Autant d'honneur qu'un ver de terre ? Et je suis là bien cruel pour cette malheureuse bestiole ! Allez ! Tuez-moi donc !... Mais, je suis stupide... Cela vous demanderait du courage !...

Smith était translucide. Chaque insulte le transperçait comme autant de flèches empoisonnées contre lesquelles il ne possédait aucun bouclier. Emmanuel frappait juste à tous les coups, atteignant un endroit déjà à vif. Venue d'Evans, de Burton, d'Owen, la souffrance n'aurait pas été intolérable comme elle l'était devenue. Mais elle venait d'un autre monde, celui de l'honnêteté, de la fraternité, de la beauté, de la dignité. A cause de cela, elle provoquait des ravages. Elle obligeait aussi à un sursaut de ces qualités si chancelantes dont son accusateur lui déniait la possession.

— Le ver de terre est en votre pouvoir, monsieur Le Quellec, murmura le jeune pirate avec une douceur triste. Pourquoi ne l'écrasez-vous pas ?

L'enfant aux paupières mauves rouvrit les yeux qu'il avait fermés d'épuisement. Son expression, fugitivement, perdit de sa dureté méprisante. Quelque chose comme une intense émotion trembla au fond de ses prunelles limpides. Il dut en être conscient car il détourna le regard pour répondre :

— Le ver de terre reste un homme, même dégradé. Et il peut encore m'être utile !

Malgré le ton et les mots injurieux, Smith ne put être convaincu que le garçon le laissait en vie par simple utilité. Cela sonnait faux.

— J'ai faim ! grommela soudain le musicien en se soulevant de sa couchette. Là, dans le placard... Maman y a rangé plein de bonnes choses.

De fait, Marie Le Quellec, prévoyante, avait garni de provisions la cabine de James Larkin en lui donnant pour mission de sauver ces gâteaux, cakes, chocolats, pâtés et autres friandises jusqu'aux retrouvailles avec Ismaël. Elle connaissait suffisamment les jeunes dents acérées et la gourmandise de certains membres de son trio pour prendre ce genre de précautions.

Smith sortit en effet d'une étagère débordante un pain d'épices et du saucisson dont les effluves variés emplirent bientôt la petite pièce. Emmanuel, affamé, lui arracha presque le saucisson des mains et le dévora avec une sorte de rage qui témoignait de son état de dénutrition. Ce fut en avalant ensuite sa première bouchée de pain d'épices qu'il changea soudain de couleur et que son visage se convulsa.

— Vous êtes un salaud, Smith ! Un véritable salaud ! explosa-t-il en laissant retomber la tranche qu'il tenait. Tout cela, c'était pour Ismaël ! Non seulement vous abandonnez le capitaine et monsieur Taylor, vous nous gardez prisonniers, mais vous m'empêchez d'aller sauver mon Ismaël ! Vous saviez que ce voyage avait un but humanitaire et vous n'avez pas hésité à le sacrifier ! A cause de vous, Ismaël restera encore sur son île durant de longs mois, des années, peut-être toujours ! Alors que nous sommes si près ! Il risque de ne jamais savoir que j'avais acheté ce voilier pour lui ! C'est mon bâtiment que vous transformez en un bâtiment de pirates ! C'est mon projet que vous brisez ! Vous m'interdisez de payer ma dette d'amitié à l'égard de celui qui a tout sacrifié pour moi ! Oh, Ismaël ! Est-ce donc une amitié maudite que la nôtre ? Pourquoi ne pouvons-nous pas nous retrouver ? Comment peux-tu croire en Dieu au milieu de tout cela ? C'est trop injuste ! Qu'as-tu fait qui mérite un tel châtiment ? Oh, Ismaël !... Ismaël ! Où que tu sois, aide-moi ! Aide-moi à ne pas désespérer de te revoir un jour ! Oh...

Les sanglots l'étouffèrent. Il retomba sur la couchette, hoquetant, hurlant, combattant l'adversité en mordant rageusement l'oreiller et en s'arrachant les cheveux. La crise dura assez peu pour le plus grand soulagement de Smith qui se demandait bien comment intervenir. Emmanuel, expulsant la tension nerveuse accumulée depuis vingt-quatre heures, se retrouva bientôt sans forces, complètement épuisé. Le sommeil le cueillit entre deux ultimes râles de chagrin.

Smith, désormais certain qu'il ne le verrait, ni ne l'entendrait, s'effondra à son tour. La coupe débordait. Mais l'homme qui versait ces larmes amères n'était déjà plus celui qui, sur la vergue, quelques jours plus tôt, avait étouffé un sanglot en affirmant à son compagnon qu'il n'y avait plus rien à faire. Il n'était plus celui qui, dans un soubresaut de révolte, avait frappé Owen pour retomber dans sa passivité l'instant d'après. Il n'était pas non plus le pirate découragé et songeant au suicide des heures précédentes. Il se rebiffait. Il venait de trouver une ancre de miséricorde sur le chemin de sa perdition et s'y agrippait avec l'énergie du naufragé que guette la noyade. Emmanuel le méprisait, le haïssait même pour tout le mal qu'il avait fait aux autres, aux officiers, à ses camarades, à son ami Ismaël. Qu'importait qu'il le roulât dans la boue ! Ce n'était pas à ses yeux qu'il songeait à se rehausser. Jamais il ne le pourrait. C'était aux siens propres qu'il tenterait de se relever. Il refuserait de dériver davantage. Même s'il n'était considéré par tous que comme un odieux pirate, un lâche, un traître, il remonterait, pas à pas, dans le silence et la nuit, l'échelle du courage et du sacrifice. Il expierait ses fautes. Rien ne serait assez dur. Même pas ce mépris dont il continuerait à être recouvert, cet opprobre général qui l'accablerait. Le paradis était inaccessible pour un homme —un ver de terre— comme lui mais le reflet qu'il en voyait danser sur son ancre suffirait à alimenter sa persévérance.

Emmanuel se réveilla douze heures après que Smith l'eût quitté. Ce bon sommeil, bien plus long que de coutume, l'avait remis en pleine possession de ses moyens. Comment avait-il abouti dans la cabine de James Larkin, c'était le mystère. Smith, sans doute, puisqu'il se souvenait de la rage folle qui l'avait saisi en voyant cette crapule devant lui. Ce n'était pas un semblant d'égard qui allait lui faire oublier qu'ils lui devaient la situation dans laquelle ils étaient tous ! L'abject personnage ! Comment pouvait-on être si veule ? Toujours en colère —c'était le seul moyen de ne pas s'attarder sur des détails gênants—, il se redressa vivement. Une vive douleur à la nuque lui rappela qu'il avait tenté de s'interposer entre un tortionnaire et son petit frère. Justement. Où était Gwénaël ? Dans quel état ? Smith n'avait pas répondu. Soit parce qu'il s'en moquait, soit parce qu'il ne voulait pas lui dire la vérité. Qu'attendre d'un traître pareil ? Ah qu'il avait mal dans le dos et à la tête ! Il toucha doucement les endroits les plus sensibles. Une croûte s'était formée. Bon, c'était un signe de cicatrisation. Cela lui ferait mal encore quelques jours !

Quelques meringues au chocolat, un demi pain d'épices avalés sans état d'âme lestèrent son estomac affamé. Il les fit passer avec une bonne rasade de limonade puisée dans les réserves de James Larkin, puis, ainsi rassasié, il sortit sur le pont. Le ciel était clair, la mer déserte, le soleil approchait du zénith. Le Saint-John portait toute sa toile au grand largue.

— Va prendre la barre ! ordonna Evans en voyant le nouveau venu se diriger vers le carré d'un pas fort résolu.

— Pas question ! rétorqua Emmanuel avec dédain, absolument déterminé à ne pas se laisser dicter des ordres par un pirate. Je vais rejoindre mes frères !

— Va prendre la barre ! Je te l'ordonne !

— Vous n'avez rien à ordonner ! répliqua le garçon comme Evans se dressait entre lui et le panneau du carré. Ma place est avec mes frères !

— Ta place est là où on te dit qu'elle est ! Obéis !

— Non !

Evans faisait toujours barrage. Son regard était mauvais.

— Eh bien, nous allons employer des méthodes qui ont fait leurs preuves, gronda-t-il. Tu l'auras voulu !

Emmanuel s'attendait à un coup. Au lieu de cela, le pirate ouvrit le panneau.

— Que faites-vous ? demanda le garçon d'une voix déjà moins assurée.

Evans se retourna vers lui avec un sourire sardonique.

— Tu voulais voir ton frère, non ? Je vais aller le chercher !

Les prunelles incandescentes vacillèrent soudain, puis se durcirent.

— C'est un chantage ignoble ! Je ne m'y soumettrai pas !

— C'est ce que nous verrons ! déclara très calmement le pirate en descendant deux marches.

Il fut aussitôt arrêté par le garçon qui le retenait par la manche. Il le regarda d'un air moqueur.

— Tu veux quelque chose ?

L'expression d'Emmanuel n'avait plus rien de fanfaronne ou de hardie. Elle était désormais celle d'un vaincu. Des larmes d'humiliation et de révolte impuissante perlaient dans les yeux si fermes quelques secondes plus tôt.

— Oui, dit-il dans un souffle. J'o...béis...

Une journée, puis une nouvelle nuit, suivie d'une autre journée et d'une autre nuit s'écoulèrent ainsi, dans de constants changements d'amure qui mettaient les nerfs à vif. Le Saint-John progressait à peine, contrarié par la brise instable. Le mal de mer fit sa réapparition à l'arrière, aggravé encore par le confinement dans un espace restreint, la promiscuité et l'angoisse qui les tenaillaient. L'atmosphère était lourde et viciée. Les prisonniers avaient interdiction de monter sur le pont. La seule aération venait du panneau quand leurs geôliers se remplaçaient ou qu'ils venaient leur apporter à manger un infâme brouet qui ne devait pas leur prendre beaucoup de temps à préparer. Murali était agressif comme les humains. D'ordinaire, c'était un chat placide qui tolérait les enfants, réservant ses faveurs à son jeune maître très à son écoute et qui, en sa présence, faisait peu de bruit. Avec l'absence d'Emmanuel, il percevait que quelque chose n'allait pas et griffait ceux qui voulaient trouver auprès de lui un peu de réconfort. Il avait reçu des coups de pied des pirates, de Dominique et depuis, sauvage, il se réfugiait sous la couchette du musicien ou hantait la cale à la recherche de rats qu'il ramenait dans son territoire pour la plus grande horreur des garçons.

Gwénaël inquiétait sérieusement Yannick. L'enfant ne parlait plus. Il se contentait de rester sur son matelas des heures durant, les yeux ouverts, mais sans un mot. L'aîné tenta tout ce qui était en son pouvoir pour le faire parler dans l'espoir d'apprendre ce qui motivait ce silence obstiné. Qu'avait-il vu ? Qu'avait-il entendu quand Evans l'avait tiré de force sur le pont ? Emmanuel avait-il été tué devant lui ? Ou torturé ? Même à ses questions précises, Gwénaël ne répondait pas. Yannick était terrorisé. La compagnie de Maximilien, fréquente, lui fit un bien immense. Il découvrit que ce petit vicomte pédant et honni était en fait un garçon de valeur, digne fils de ses parents. Ils évoquèrent le passé, ce qui les avait séparés, la jalousie à l'égard du musicien, l'orgueil qui les avait aveuglés. Les aveux, les explications, la reconnaissance mutuelle des torts, la confiance retrouvée plantèrent les fondations d'une nouvelle amitié. Les tristes circonstances de leur détention auraient au moins eu l'avantage de supprimer une inimitié de plusieurs années.

Ce fut Maximilien qui suggéra des jeux de société pour chasser un ennui galopant et pour oublier un peu le mal de mer. Les plus jeunes furent ravis qu'on propose quelque chose à faire. Il y eut de nouveau des cris et des disputes. Les comportements redevenaient quasi normaux. Il n'y avait que Dominique qui faisait bande à part et qui tentait de corrompre les gardiens. Ceux-ci le traitaient comme ils traitaient les autres, sans le moindre égard. Il en était furieux.

A l'avant, la menace restait toujours personnifiée par Owen que sa très douloureuse blessure rendait fou furieux, qui réclamait de l'alcool et qui ne l'ayant pas, cognait sur tout ce qui bougeait. Bien souvent, ses compagnons étaient obligés d'intervenir pour le calmer. Burton trouva de la morphine dans la pharmacie du capitaine et en administra des doses élevées au gros pirate, à la satisfaction de tous. Personne n'osa penser tout haut à ce qui allait se passer quand les réserves seraient épuisées. Peut-être Owen serait-il guéri à ce moment là.

Depuis sa reddition, Emmanuel Le Quellec partageait entièrement la vie commune comme il l'avait fait au début de la traversée, quand il ne savait pas encore qu'il côtoyait des criminels aux mauvaises intentions. Il s'étonnait de la correction de cette engeance détestable à son égard. Il s'était attendu à des dégelées de coups, des moqueries, des avanies, des persécutions. Il n'y eut rien de tout cela. Les pirates n'étaient pas des enfants de chœur, mais ils ne se permirent jamais de le molester, de l'insulter ni de le ridiculiser durant les longues heures qu'ils passaient ensemble. Ils lui faisaient confiance, le laissant circuler à sa guise sur le bateau et effectuer les tâches qui lui étaient dévolues. Ils se savaient en sécurité : le garçon ne pouvait se permettre de les trahir. Toute action de sa part aurait entraîné le malheur de ses frères. Rien que par cette simple menace, ils étaient assurés de sa collaboration. Si plusieurs fois, il esquissa un mouvement de résistance, faillit refuser d'obéir, un simple regard d'Evans ou d'un autre arrêtait toute velléité d'insubordination. La mort dans l'âme, le combatif Emmanuel se soumettait.

En raison d'une navigation difficile avec un équipage réduit —un pirate était constamment affecté à la garde des prisonniers, Owen ne bougeait pas du poste—, la fatigue se faisait sentir pour tous. Burton et Smith se disputaient souvent sur des questions de commandement. Le plus jeune était sans conteste le plus compétent, mais le plus âgé avait pour lui plus d'expérience et une force de caractère bien supérieure. Cependant, il n'était pas plus capable d'imposer une certaine discipline aux autres qu'il n'était capable de s'y soumettre lui-même. Les autres, tout aussi individualistes, n'avaient pas rejeté leurs officiers pour s'en trouver d'autres. Emmanuel, lucide, redoutait le mauvais temps. Qui saurait sauver le bâtiment ? Son bâtiment ! Le pourrait-il ? Intellectuellement, il s'en sentait capable ! Humainement, beaucoup moins ! Or, il eût vraiment fallu un chef pour donner une impulsion au petit voilier... Mais il n'était pas en position de le devenir...