Le Maelstrom — Chapitre 2

Il y avait neuf jours que le Saint-John avait quitté Sydney. Il taillait sa route sans défaillir. La situation dans l'équipage n'empirait pas. Elle s'améliorait plutôt. Ou était-ce qu'ils s'habituaient les uns aux autres ? Yannick ne faisait plus de commentaires sur la promiscuité malodorante d'Owen. Emmanuel, particulièrement sur le qui-vive depuis sa discussion avec Smith, ne relâchait pas sa vigilance d'une minute, sauf la nuit, quand il dormait. Il cherchait toujours à mieux comprendre les relations entre les deux hommes. La tristesse du jeune marin, la souffrance souvent poignante qu'il lisait dans son regard lui laissaient imaginer des rapports de violence et de dépendance. Mais rien d'autre que ces signes extérieurs et uniquement visibles pour un observateur aussi persévérant et discret qu'Emmanuel ne trahissait quoi que ce fût. Bien qu'il fût visible qu'il appréciait de travailler avec le garçon, Smith restait extrêmement réservé, se contentant du terrain purement professionnel que lui recommandait le second. Taylor, sans arrière-pensée, estimait que Smith était un excellent matelot et donc qu'Emmanuel ne pouvait que bénéficier de ses conseils et de son expérience.

— Dieu, que c'est compliqué ! soupira un soir le musicien en s'écroulant sur sa couchette devant un Yannick médusé.

Il venait de le rejoindre après quelques heures passées au gouvernail.

— Qu'est-ce qui est compliqué ? Ce que tu as fait ?

— Non. Pas cela. Les rapports humains et l'être humain en général !

— Quelle philosophie pour cette heure avancée ! Pourquoi dis-tu cela tout d'un coup ?

Emmanuel s'étira comme un jeune chat.

— Oh, pour rien. Je pensais à Morgan, à Smith, à Dominique, à Luigi !

— Beau mélange, tiens ! rétorqua l'aîné des Le Quellec, en s'accoudant à la couchette sur laquelle se trouvait son frère. En tout cas, Morgan est en train de trouver la chance de sa vie et Dominique de la laisser échapper au galop ! A-t-on jamais vu un idiot pareil ? Je regrette bien que le capitaine ne l'ait pas ramené à Sydney comme il l'en avait menacé !

— Hum, fit le musicien, songeur. C'est vrai que cela aurait été bien ! Mais en fait, ce n'est pas lui qui m'inquiète le plus. C'est Smith !

— Smith ? s'étonna Yannick. Il n'est pourtant pas bien effrayant. C'est le seul dont le visage ne soit pas celui d'un criminel endurci !

— Justement.

— Quoi, justement ? Cesse donc de parler par énigme et explique-moi ! Je ne comprends pas comment tu peux avoir peur de Smith alors que c'est un ange à côté des autres !

— Justement !

— Encore ! protesta Yannick.

— Oui, Smith est aussi démuni devant ces grosses brutes d'Owen et de Jackson qu'une antilope devant une meute de hyènes...

— Drôle de comparaison !

— Prends des requins si tu préfères. Le problème n'est pas là. Il est dans le fait que Smith, pour des raisons que je ne connais pas, que je ne juge pas, se comporte comme un lâche.

— Tu l'insultes, Emmanuel ! Tu n'en as pas le droit ! C'est trop grave, ce que tu dis là !

— Je n'ai pas dit qu'il était lâche, mais qu'il se comportait comme un lâche.

— C'est pareil ! rétorqua Yannick, très remonté contre son frère. Cela ne te ressemble pas de dire des choses pareilles ! Tu sembles pourtant apprécier ce jeune homme !

— L'un n'exclut pas l'autre. C'est même peut-être à cause de cette estime que j'ai envers lui que je me permets de dire cela !

— Oh, comment peux-tu ? Où est ta générosité habituelle à l'égard de ceux qui t'approchent ? Comme Ismaël serait déçu !

Emmanuel, furieux de cette attaque qu'il sentait avoir méritée par son intransigeance, lui lança un regard noir avant de sauter à bas de sa couchette.

— Je monte sur le pont, décréta-t-il. Tu as sans doute raison. Mais j'ai besoin d'y réfléchir à tête reposée. Bonne nuit !

Yannick, lui-même conscient d'avoir été trop sévère à l'égard de son frère, n'étant pas à l'abri de jugements péremptoires lui-même, l'embrassa de bon cœur pour sceller leur paix retrouvée. Leurs querelles ne duraient jamais longtemps. Murali n'attendit pas que son maître ait quitté la cabine pour s'étaler de tout son long sur la couchette qu'il venait de lui abandonner si à propos.

La nuit était très sombre, sans lune, la brise légère. Le Saint-John, qui devait être passé au large de l'archipel des Kermadec, portait toute sa toile dans l'océan obscur. Emmanuel hésita à monter dans les barres ou à se poster sur le beaupré. Il avait envie de sentir vraiment la vie de la mer, les embruns sur son visage. Il lui semblait que seule cette communion avec l'élément liquide pourrait apaiser l'énervement inhabituel qui tourmentait son corps et qu'il attribuait à sa brève altercation avec son frère.

Comme il mettait sa décision à exécution, il s'arrêta brusquement à hauteur du mât de misaine : des hommes chuchotaient à quelques pas de lui, invisibles, mais dont les voix étaient parfaitement audibles, tellement même qu'il avait été arrêté dans sa progression par ces mots terribles :

— Mais, Owen, tu ne vas pas les tuer, quand même ?

C'était la voix de Smith, jeune, effrayée, implorante.

Emmanuel chercha un endroit où se cacher. Il s'accroupit vivement au pied du mât, respirant à peine, terrifié à l'idée d'être surpris et résolu à en apprendre davantage. Il essaya de se raisonner en se disant que s'il ne voyait pas les autres, eux non plus n'avaient aucune chance de le voir.

— Que veux-tu que j'en fasse, monsieur le vertueux ? ricana Owen.

Le silence seul lui répondant, l'homme reprit :

— Tu te rends compte du danger qu'ils représenteraient si nous les laissions en vie ?

— Laisse-le leur une chance ! supplia Smith. Ils ne méritent pas de mourir.

— Veux-tu donc avoir toutes les polices du monde à nos trousses ?

— Si jamais ton entreprise...

— Notre entreprise, corrigea Owen, férocement.

— ...Rate d'une manière ou d'une autre, mieux vaut ne pas avoir fait couler le sang !

— Lâche ! Tu as peur ! s'écria Owen avec mépris.

— Je ne suis pas un criminel ! protesta Smith d'une voix pitoyable, laissant l'impression qu'il était prêt à s'effondrer en larmes. Je ne veux pas tuer ces malheureux !

— Tu es un voleur et un voleur est un criminel. Sans moi, tu croupirais en prison !

— Pour un pain, Owen, pour un pain !

— Le tribunal ne t'aurait pas demandé si tu avais le ventre plein ou vide, tu le sais bien. On ne vole pas parce qu'on a vingt ans et qu'on crève de faim. On vole parce qu'on est mauvais et les mauvais doivent être punis. Tu n'as rien compris au système !

Emmanuel crut entendre un sanglot étouffé. La voix mal assurée de Smith s'éleva à nouveau :

— Ne tue pas ces deux hommes, Owen ! Je t'en supplie ! Ne souille pas tes mains d'un sang inutile et innocent !

— Nous verrons ! finit par répondre Owen après un long silence.

Il sembla alors à Emmanuel que les deux marins bougeaient. Il lui fallait fuir, prévenir d'urgence le capitaine et le second. Un instant, il se crut dans un cauchemar : il ne pouvait plus bouger, ses mains étaient moites, sur son dos ruisselait une sueur glacée. Il reconnut les symptômes familiers d'une peur intense, semblable aux peurs de son enfance. Ses intestins se tordirent. Il crut vomir. Pas de cela ! Il devait agir, prendre son épouvante à bras le corps et l'étrangler ! La vie des officiers et des passagers reposait sur une action rapide et efficace.

Il s'éloigna le plus doucement possible de son refuge, puis accéléra l'allure. Il posait la main sur la poignée de la porte du capitaine quand il fut renversé en arrière.

— Au meurtre ! Atten... ! eut-il la présence d'esprit de crier de toutes ses forces avant de hurler de souffrance sous la violence du coup qui lui avait été porté pour le faire taire.

Taylor, de quart sur la dunette, se précipita en avant. Il entra en collision avec un corps massif qu'il reconnut à l'odeur. Il ressentit une douleur fulgurante à la tête puis sombra dans un immense trou noir.

Deux coups de feu éclatèrent, réveillant en sursaut les garçons. Yannick, affolé, s'aperçut que son frère n'était pas rentré. Murali, tapi dans un coin, avait le poil tout hérissé. Il avait doublé de volume. Quelle heure était-il ? Que se passait-il donc ? Pourquoi ces détonations ? Pourquoi ces bruits de pas et ces cris ? Le Saint-John avait-il été attaqué ? Les ennemis étaient-ils intérieurs ou extérieurs ?

Courageusement, l'aîné des Le Quellec sortit de sa cabine. Il rencontra Maximilien, blafard, qui tremblait comme une feuille. Les autres portes s'ouvrirent avec précaution, laissant apparaître des visages épouvantés.

— Qu'y-a-t-il ?

Au même instant, le canon d'un fusil pointa son nez dans le carré, suivi de peu par Jackson.

— Couché, les mioches ! Et plus vite que cela !

Les portes se refermèrent aussitôt. Seul Yannick resta immobile.

— Où est mon frère ?

— Ferme-la ! Rentre dans ta cabine et n'en sors sous aucun prétexte ! Sinon, tu sauras ce qu'on fait aux espions et aux enfants trop curieux !

— L'avez-vous tué ? rugit le garçon, terrifié.

— Si ce n'est déjà fait, cela ne saurait tarder ! Dégage !

Comme il ne bougeait pas assez vite, Jackson agita son arme jusque sous son nez. Prestement, Yannick recula jusqu'à la cabine de son frère. Il n'aurait pu rester seul avec le poids de son angoisse.

Sur le pont, tout était redevenu calme après le coup de force des mutins. James Larkin gisait au pied du grand mât, recroquevillé sur lui-même, la chemise tâchée de sang. Taylor, à quelques pas, ligoté, se meurtrissait les poignets en essayant de se libérer de ses liens. Une migraine terrible avait succédé à son évanouissement. Il ne parvenait plus à mettre deux idées sensées bout à bout. Sa tête lui semblait prête à éclater et sa raison à lui échapper. Maudite obscurité ! Il ne voyait même pas où il était. Etait-ce l'antichambre de l'enfer ? Que s'était-il passé ? Où était son capitaine ? Avait-il été tué ? Et Emmanuel dont il avait reconnu la voix ? Que lui était-il arrivé ?

Un petit groupe d'hommes, trois au plus, s'approcha bientôt, éclairé par un fanal. Le second reconnut Owen, Stuart et Smith, puis, regardant rapidement autour de lui, découvrit la présence de James Larkin à côté de lui, le visage de cire et les yeux clos.

— Oh, qu'avez-vous fait ? s'écria-t-il. L'avez-vous tué ?

— Pas que je sache, gronda Owen. Cet idiot nous attendait l'arme au poing à cause d'un autre idiot qui lui avait donné l'alarme. Où est ce gosse de malheur, qui a failli tout faire rater ? Où est-il que je me venge ?

L'expression de l'homme était si bestiale, si féroce que Taylor qui pourtant en avait vu d'autres, sentit un froid intense lui glacer la poitrine. Il eut peur comme il n'avait peut-être jamais eu peur, même dans les moments les pires de sa vie. Emmanuel était perdu. L'homme ne ferait pas grâce. L'homme se complairait dans la cruauté gratuite. Le monstre allait surgir de cette carapace immonde.

L'enfant n'était pas loin. Stuart saisit par le bras un corps étendu et le remit sans ménagement sur pied pour l'amener près du groupe. La lumière éclaira son visage, un masque de bronze serti de deux saphirs étincelants. Impassible. Implacable. Impavide. Avait-il peur ? Transcendait-il cette peur ? Possédait-il une force d'âme surhumaine ? Taylor revécut un instant cette période révolue durant laquelle il obligeait un minuscule mousse à se blinder contre l'épouvante qui broyait son cœur et son estomac. Les leçons cruelles du passé l'avaient-elles rendu capable d'affronter l'adversité avec ce degré de calme hautain ?

Lorsqu'Owen frappa, sauvagement, Emmanuel alla rebondir contre le bastingage. Taylor ne put s'empêcher de hurler comme si c'était lui qui avait reçu le coup. L'enfant, le souffle coupé, resta un moment plié en deux, puis se redressa lentement, se contentant de fixer sur son tortionnaire un de ses regards clairs que la souffrance ne parvenait pas à obscurcir, mais lourd d'un mépris sans nom.

— Arrête ! s'écria Smith en arrêtant le bras du marin qui s'apprêtait à cogner de nouveau. Arrête !

— Pourquoi me priverais-je du plaisir de le châtier ?

Il sembla réfléchir un moment puis, son détestable visage s'illumina.

— Tu as raison ! Attendons le lever du soleil ! Que tous ses camarades puissent profiter du spectacle ! Que l'exemple leur serve à tous ! Qu'ils voient comment meurt celui qui a osé défier les projets d'Owen ! Tremble, vermine ! Tremble ! Je te montrerai ce dont je suis capable !

Il n'y avait pas à se méprendre sur ces menaces. Owen jouirait du châtiment qu'il allait imposer au garçon, révélant ainsi au grand jour toute l'ignominie de son caractère. Contre un tel être qui ne méritait même pas l'appellation d'homme, Emmanuel n'avait aucune chance. Ce n'était pas David contre Goliath. Ce n'était même pas le faible contre le fort. Pour cela, il eût fallu un combat. Or, il n'y avait pas lutte. Il y avait assassinat. Taylor, impuissant et hors de lui de l'être, cherchait en vain à se défaire de ses liens. Il ne se calma que lorsque Owen s'adressa directement à lui et au capitaine qui ne pouvait pas entendre : il ne s'agissait pas de s'abaisser devant un pareil individu. Il devait lui montrer ce qu'était un homme d'honneur.

— Et vous, glapit le gros marin, vous ne pourrez rien faire pour sauver votre adorable protégé. Vous le verrez mourir à petit feu, témoins de sa souffrance et de son agonie. Et vous ne pourrez rien faire ! Rien ! Ah, je vous hais !

— Je crois que tout le monde l'a compris ! trancha Smith que le dégoût rendait presque courageux. Tu n'es pas obligé de faire étalage de ton abjection !

— Elle te gêne ? ricana Owen.

Smith trembla de la tête aux pieds avant de se raidir.

— Va donc prendre ton tour à la barre au lieu de dire des bêtises ! grommela-t-il.

Un sourire —une grimace odieuse— écarta les lèvres d'Owen tandis qu'il se mesurait du regard avec le jeune homme. Taylor observait la scène avec un étrange détachement, sans que rien ne lui échappe de ce duel moral dont l'issue était connue d'avance.

— A vos ordres, capitaine Smith !

L'insulte était atroce.

Smith ne se rebiffa pas. Il demeura seul, livide, les poings serrés, humilié devant ses victimes, ayant perdu l'estime de lui-même autant que son honnêteté. Plus terrible encore, il possédait la pleine conscience de sa déchéance, de sa lâcheté passée, présente et à venir. Ce sentiment de dégradation, d'avilissement l'étouffait d'une colère intérieure sans lui donner l'élan nécessaire à une quelconque rébellion. Il n'était qu'un prisonnier de plus dans les pattes d'Owen.

— Me permettez-vous de m'asseoir aux côtés du capitaine et de monsieur Taylor ?

C'était la voix musicale d'Emmanuel, jeune et fraîche, incongrue dans ce contexte de violence. Smith tourna les yeux vers l'enfant si proche de lui, s'attendant à trouver sur son visage l'expression de la haine qu'il devait éprouver à l'égard du traître. Mais, dans le regard pénétrant brillait seulement la lumière d'une compassion sincère quoique discrète. Emmanuel ne condamnait pas. Il ne se permettait même pas un reproche. On eût dit qu'il comprenait en profondeur le drame de cet homme lié, par la plus insidieuse des contraintes, à un acte qu'il désapprouvait mais qu'il n'avait les moyens ni physiques, ni moraux, de refuser. Il s'accusait peut-être de sa réserve, ce jour pas si lointain où, mû par une trop grande souffrance intérieure, Smith avait trahi le drame qui l'habitait. Il avait alors respecté la volonté de silence de son compagnon. En insistant, il aurait peut-être pu éviter la mutinerie. Pourquoi n'avait-il pas osé se montrer plus inquisiteur ? Mais Smith, lui, savait bien que tous ces regrets étaient inutiles. Il n'aurait pu parler même si l'enfant s'était montré plus persuasif. Toute l'amitié du musicien n'aurait pu le délivrer du joug d'Owen. Pour l'instant, cette sympathie indéniable ne faisait que rendre plus insoutenable sa culpabilité. Il est des douceurs plus cruelles que les pires tortures.

James Larkin, sous les caresses et les soins d'Emmanuel et de Taylor, revint lentement à lui. La balle tirée par un des pirates lui avait seulement effleuré le bras, mais il avait été assommé comme son second par un violent coup de crosse. Sa première parole fut pour demander ce qui s'était passé. Il se souvenait avoir entendu le cri d'Emmanuel. Il avait immédiatement soupçonné du grabuge et saisi le revolver qu'il portait continuellement sur lui depuis le début du voyage. Les deux hommes qui avaient fait irruption dans sa cabine avaient été accueillis par une balle. Malheureusement, celle-ci, tirée dans l'obscurité avait raté sa cible. Il avait alors tenté de foncer sur ses assaillants. Un coup de feu avait été tiré. Rapidement, il avait eu le dessous. Ensuite, il ne se rappelait de rien. Taylor ne pouvait rien lui dire de plus. Ce fut Emmanuel qui raconta sa soirée, la conversation surprise et la manière dont tout s'était terminé.

— C'est de ma faute, poursuivit-il, furieux de scrupules qui désormais paraissaient si futiles. Depuis le début, Yannick et moi avions des doutes. Je l'ai dissuadé de vous en parler parce qu'à mon avis, vu notre position à bord, nous devions nous montrer très discrets. Et puis, nous n'allions pas vous importuner simplement sur des impressions alors que nous n'avions rien de concret...

— Ce n'est pas de ta faute, l'assura James Larkin d'un ton qui se voulait réconfortant. Tu n'as rien à te reprocher car tu as bien agi. Entre la méfiance et les preuves, il y a une marge et comme tu le dis, on n'accuse pas sur de mauvaises impressions. Ne t'imagine pas que Peter et moi n'avions pas de suspicions. Mais impossible de coincer ces gaillards là. Ils sont forts, très forts. Ils menaient bien leur affaire et étaient sûrs de leur coup. Ils ont tout fait pour endormir nos soupçons...

— Je m'étonne quand même de trouver Smith là-dedans ! fit remarquer Taylor.

— Lui ? Lui ? s'exclama le capitaine avec hargne. C'est le personnage le plus retors de tous. C'est le cerveau de la machination ! C'est lui qui m'a recommandé Owen, c'est tout dire !

— Non ! Non ! Non !

Ces trois dénégations brutales avaient eu bien du mal à sortir de la gorge nouée de contrariété du jeune Emmanuel. Taylor et James Larkin le dévisagèrent avec stupeur, choqués de découvrir en lui un défenseur de cet ignoble personnage.

— Comment « non  » ? aboya James Larkin que la situation rendait particulièrement vindicatif, même à l'égard de cet enfant qu'il adorait. Tu n'as pas le droit de dire des choses pareilles !

— J'ai celui d'affirmer que Smith n'est pas le cerveau de l'affaire, rétorqua Emmanuel avec un grand calme.

— Qu'en sais-tu ? Tu as des preuves peut-être ?

Le garçon ne parut absolument pas ébranlé par la colère de son chef dont le visage avait repris cette teinte violacée, signe infaillible de sa mauvaise humeur.

— Cet homme n'en a pas l'envergure. Il obéit servilement, mais ne dirige rien !

— Alors, c'est encore plus révoltant !

— Peut-être, admit Emmanuel sans se départir de cette distance un peu affectée qui formait contraste avec l'énervement de son supérieur. Peut-être. C'est surtout pitoyable.

— Pitoyable ! rugit le capitaine, hors de lui tandis que Taylor lui faisait signe de baisser le ton. As-tu perdu le sens ? poursuivit-il d'une voix plus basse, mais tout aussi menaçante. Pitoyable ? Un être assez veule pour accepter de s'associer à une bande de malfaiteurs qui prennent en otages des enfants innocents ?

— L'acte est révoltant, je ne le nie pas. Mais l'homme est à plaindre !

— Pas de ta philosophie stupide. Je crois que je pendrais Smith avec encore plus de plaisir que je ne pendrais Owen ou Jackson ! Parce que sa lâcheté me dégoûte !

Emmanuel saisit à tâtons la main de James Larkin.

— Capitaine, murmura-t-il d'une voix vibrante qui trahissait une vive émotion, il n'est pas donné à tout le monde d'être un héros. Vous ne savez pas ce qui a amené à cette situation. Je n'ai aucun droit de condamner la lâcheté des autres ne sachant pas ce dont je suis capable ou incapable dans des circonstances difficiles.

— Il y a des limites à la bassesse ! trancha le capitaine sans vouloir désarmer.

Durant toute cette discussion, Taylor s'était montré réservé et attentif. Il partageait assez les sentiments d'Emmanuel à l'égard de Smith et admirait la force de son intervention : qui l'eût cru susceptible de tenir tête à son supérieur avec autant de vigueur et de fermeté ? Dans les cas graves, celui qui vomissait d'appréhension avant un récital, faisait preuve d'une rare détermination.

Cette conversation animée avait fait passer les premières heures de la nuit. L'aube parut enfin. Taylor, abruti d'angoisse, s'aperçut qu'Emmanuel s'était endormi contre lui, si vulnérable dans son sommeil d'enfant. Emmanuel, cible de la haine d'Owen. Condamné à mort par cette bête brute. Comment pouvait-il avoir trouvé le sommeil ? N'avait-il donc pas compris ce qui l'attendait ? Et James Larkin ? Un bref coup d'œil lui montra un homme qui ne décolérait pas. Les mâchoires serrées, l'œil farouche, le capitaine ruminait son humiliation. Car il venait d'être déshonoré devant le monde entier : les Le Quellec, la pension Saint François Xavier, jusqu'à cet Ismaël inconnu dont le sauvetage s'avérait soudain bien compromis. Pour la deuxième fois à cause de lui. N'avait-il pas perdu le Golden Star un an plus tôt ? Il aurait dû mourir à ce moment là ! Pourquoi diable n'avait-il pas écouté ses pressentiments ? Pourquoi n'avait-il pas osé retarder le départ ? Quelles étaient les intentions des malfaiteurs ? Acte de piratage ? Enlèvement ? Demande de rançon ? Pourvu qu'il ne soit pas fait de mal aux passagers ! Lentement, James Larkin passa de la rage contre les responsables de sa destitution comme capitaine à l'inquiétude pour ceux dont il avait la charge et que tout à sa fureur, il avait fini par oublier. Il se disait que les garçons n'étaient pas vraiment en danger, sinon la prise du Saint-John se serait rapidement terminée dans un bain de sang. Il ignorait la menace qui pesait sur Emmanuel, ni celui-ci, ni Taylor n'ayant cru utile d'ajouter à ses affres. Le second, d'ailleurs, ne lui adressa pas la parole, le laissant à ses tristes réflexions. Il avait assez à porter avec ce qu'il redoutait pour la suite. Et il voulait laisser l'enfant dormir le plus longtemps possible. Réveillé, il n'aurait d'autre issue que de songer à sa fin prochaine. Autant lui éviter un trop long calvaire.

Dès qu'il fit suffisamment jour, Owen et ses acolytes s'occupèrent de mettre le Saint-John en panne. Lorsque ce fut fait, ils s'approchèrent en groupe du mât au pied duquel gisaient les trois prisonniers. James Larkin se mit debout malgré ses mains entravées dans le dos. Taylor fit de même après avoir doucement réveillé le dormeur qui fut aussitôt sur ses pieds.

— Crapules ! s'écria le capitaine sans laisser aux arrivants le temps de parler. Avez-vous perdu le sens ? Ce que vous faîtes est infâme ! V... !

— Bien sûr que c'est infâme ! interrompit Owen d'un air insolemment moqueur. Et vous allez vite trouver qu'il peut y avoir beaucoup infâme encore ! N'est-ce pas, capitaine Smith ?

Interpellé, le jeune marin parut sortir d'un affreux cauchemar.

— Oui, Owen, oui ! dit-il précipitamment sans avoir entendu ce qui s'était dit. Il cachait ses mains dans ses poches. Sa respiration courte et saccadée, son regard affolé qui ne savait où se fixer, sa très grande pâleur témoignaient d'un profond trouble.

L'arrivée sur le pont des sept passagers, tenus en respect par les armes de Burton et de Stuart créa une diversion. A surprendre le regard mauvais d'Owen, Taylor songea que le « capitaine Smith » aurait pu passer un sale quart d'heure. Au lieu de s'en prendre à lui, il laissa paraître sa jubilation en voyant apparaître ces gosses de riches, ces privilégiés de la société soudain descendus de leur piédestal, leurs visages d'ordinaire si suffisants ou insouciants suant de la peur la plus intense. Cette vision était délicieuse. Il s'en détacha comme à regret et s'adressa à l'ensemble de ses auditeurs, petits et grands, marins et passagers :

— Notre projet a failli échouer par la malice d'un cancrelat qui nous espionnait. Il faut écraser le cancrelat !

— Oui ! hurlèrent Jackson, Evans et Joyce avec un ensemble parfait. Ecrasons le cancrelat !

— Je ne t'ai pas entendu, capitaine Smith !

Une fois encore, le jeune marin, pris en défaut d'inattention, sursauta.

— Oui, Owen ! murmura-t-il faiblement.

— Et dis moi un peu, capitaine Smith, quel est le châtiment réservé au cancrelat ?

Smith chancelait, les yeux hagards, le teint terreux. Il dut s'y reprendre à plusieurs fois avant de parvenir à dire, d'une voix atone :

— La mort !

— Répète plus fort ! Nous n'avons rien entendu !

Smith fit un énorme effort sur lui pour prononcer à nouveau, cette fois clairement :

— La mort !

James Larkin qui comprenait enfin, rugit d'horreur et de révolte.

— Non, Owen ! Non ! Vous ne pouvez pas commettre un pareil crime !

Taylor renchérit :

— Non ! Vous ne pouvez pas !

L'un et l'autre, dans l'excès de leur angoisse, cherchaient désespérément à se défaire des liens qui maintenaient leurs poignets et leurs bras. Mais les nœuds étaient solides. Ils ne parvenaient qu'à se faire terriblement mal.

— Vraiment ? Je ne peux pas ? C'est ce que nous allons voir ! Mes amis, attachez le cancrelat !

James Larkin hurla à nouveau comme Emmanuel était saisi par les mains brutales de Jackson et d'Evans, traîné vers les enfléchures où il était lié sans ménagement. L'enfant n'avait opposé aucune résistance. Il savait qu'elle aurait été vaine et plutôt plus pénible à vivre pour ses camarades qu'autre chose. Il souhaitait seulement qu'on en finisse vite. Pourquoi ne lui tirait-on pas tout de suite une balle dans la tête ?

— Non ! protesta le capitaine qui ne pouvait se résoudre à ne pas tout tenter pour sauver son enfant de la mort. Non, pas lui. Tuez-moi à sa place ! Je suis vieux ! Il est jeune !...

— Oui, Larkin, il est jeune, mais je le hais encore plus que je ne te hais ce qui n'est pas peu dire, n'est-ce pas ? rétorqua Owen avec une formidable expression de cruauté. C'est pour cela que je le tuerai devant toi, ton petit protégé que tu aimes tant et que tu n'es même pas capable de sauver ! Je veux que tu n'oublies jamais son agonie et ses cris !

— Owen ! insista James Larkin quasiment en larmes. Je vous en supplie ! S'il vous reste un semblant de pitié, entendez-moi ! Exaucez moi ! Laissez-moi mourir à sa place. Ce qu'il a fait ne mérite pas la mort !

— Prenez-nous tous les deux, renchérit Taylor, en qui on aurait difficilement reconnu l'inflexible second du Golden Star. Tuez-nous, mais épargnez-le ! Il est si jeune !

— Ces hommes ont raison, Owen ! intervint soudain Smith de manière imprévue, avec une voix plus assurée qu'on aurait pu s'y attendre. Punis le seulement si tu veux, mais ne le tue pas !

Owen considéra cet interlocuteur inattendu avec une surprise ironique :

— Mon cher, je t'ai déjà accordé la grâce de deux des condamnés. Il y avait des choix à faire !

Smith, décomposé, recula jusqu'à la rambarde. Toute la nuit précédente, il avait harcelé son compagnon pour qu'il laisse la vie sauve aux deux officiers. En échange, mais sans l'avoir dit, il prenait celle d'Emmanuel. C'était une manœuvre diabolique.

Lorsque le gros pirate frappa de son fouet improvisé le dos nu, des cris d'effroi, de rage, d'horreur s'élevèrent. Un long sillon apparut d'où coula bientôt le sang. James Larkin et Taylor, comprenant de quelle manière atroce leur enfant allait mourir sous leurs yeux, n'avaient même plus la force de crier et d'implorer une impossible clémence. Chez les garçons, il n'y avait que Dominique qui consentait à regarder cette scène insoutenable et à y trouver un motif de satisfaction malsaine. Maximilien, écœuré, vomissait de dégoût. Yannick et Gwénaël, étroitement embrassés, tremblaient de tous leurs membres et tentaient de se boucher les yeux et les oreilles. Le petit Luigi était tombé à genoux et priait avec ferveur la Madone et tous les saints du paradis.

Les mutins, immobiles, étaient sombres, presque inquiets. Aucun d'eux ne semblait partager la fureur meurtrière de leur compagnon. Le jeu d'épouvante qu'ils avaient laissé s'instaurer risquait de se terminer plus tragiquement qu'ils ne l'avaient envisagé. Ils se demandaient quand il faudrait intervenir et même s'il fallait intervenir.

Emmanuel, sous les lacérations qui le transperçaient de part en part, laissant à chaque passage un nouveau sillon sanglant, se domptait à suffoquer pour ne pas hurler d'atroce souffrance. Il serrait les dents de toutes ses forces, se raidissait sur ses liens dès qu'il sentait venir le coup, ne voulant surtout pas donner à Owen le plaisir de briser davantage le capitaine. S'il ne pouvait l'empêcher de voir, au moins il lui éviterait d'entendre ses gémissements et ses supplications. Mais combien de temps allait-il pouvoir résister ? Il se sentait défaillir. A chaque fois, c'était plus difficile pour lui de garder le silence. Un silence qui exaspérait le bourreau, privé d'une partie de sa jouissance.

— Ah, ordure ! Tu oses me tenir tête ! cria-t-il en rejetant son bras en arrière pour frapper avec une nouvelle vigueur.

Son bras ne put s'abaisser. Le fouet lui fut brutalement arraché des mains.

— Cesse ! beugla Smith d'une voix qui n'avait plus rien d'humain. Cesse !

— Monsieur l'Abbé Smith a des remords de conscience ? glapit Owen.

D'ordinaire, quand il lui parlait sur ce ton, Smith s'aplatissait, terrifié. Il s'attendait donc à ce qu'il lui rende son instrument de supplice. Au lieu de cela, le jeune homme rétorqua :

— Voilà ce qu'il te dit, l'Abbé Smith !

D'un geste d'une violence et d'une rapidité inouïes, il balaya du fouet le visage du tortionnaire avant de le lancer par-dessus bord. Owen, pris au dépourvu, n'avait rien pu faire. Il rugit de douleur en s'affaissant sur le pont, déjà aveuglé par le sang coulait à flots de sa terrible balafre.

— Tuez-le ! Tuez-le ! Faites quelque chose ! hurlait-il en cherchant à l'aveuglette à se saisir du microbe qui l'avait à jamais défiguré.

Les marins, comme déconcertés par le dénouement de cette scène dont ils n'avaient pas imaginé la conclusion, se mirent en mouvement avec lenteur. Stuart prit Owen par les épaules et l'entraîna à l'avant pour soigner sa blessure. Le gros marin continuait à brailler comme un veau qu'on égorge, tout en crachant le sang qui envahissait sa bouche. Les mutins le regardèrent s'éloigner avec une expression de mépris non dissimulée.

— Faites rentrer les gosses ! ordonna Smith que sa démonstration de force avait soudain rendu maître du terrain.

Tandis que Jackson repoussait vers l'arrière un petit troupeau terrorisé et mâté à l'aide du canon de son fusil dans les fesses des plus lents, le jeune marin trancha les liens des officiers, puis ceux qui retenaient Emmanuel aux enfléchures. L'enfant, épuisé, se laissa tomber sur le pont. Les armes de Burton et de Joyce se pointèrent sur la poitrine de Taylor et de James Larkin pour les empêcher de s'approcher du jeune garçon.

— La chaloupe à la mer !

— Smith ! s'écria Taylor en s'agrippant à lui. Quels sont vos projets ? Qu'allez-vous faire des enfants ? Laissez-moi m'occuper du petit !

Le second avait vieilli de plusieurs années en ces quelques minutes tragiques. Il faisait fi des armes prêtes à faire feu. Seul, le sort des enfants le concernait. James Larkin renchérit :

— Oui, laissez-nous ! Vous ne pouvez....

— Partez, messieurs, c'est votre seule chance !

— Nous ne voulons pas de cette chance ! Nous voulons que les enfants soient sains et saufs !

— Ils le seront !

— Avec une brute comme Owen ? Comment vous croire ? Non, nous ne partirons pas d'ici ! Nous resterons pour veiller sur les enfants !

— Partez ! ordonnèrent Burton et Joyce, le doigt sur la gâchette.

— Oui, partez ! C'est moi qui vous le demande !

La voix était basse, altérée, méconnaissable. Taylor et James Larkin levèrent les yeux vers celui qui venait d'intervenir ainsi. Emmanuel était là, debout, frêle, frissonnant d'une atroce souffrance, maculé de son propre sang, mais le regard ferme.

— Mais... protesta le capitaine qui n'avait qu'un désir, étreindre le pauvre corps torturé, embrasser ces pauvres joues livides.

— Il n'y a pas de mais ! trancha le garçon avec une dureté impérieuse, inhabituelle chez lui. Partez vite ! Vous êtes plus utiles vivants sur la chaloupe que morts sur le Saint-John.

— Mais vous ? Toi ? Vous tous ! s'écria Taylor qui ne pouvait s'avouer vaincu.

Comment partir en laissant derrière eux des hommes capables de s'en prendre ainsi à un enfant ou de ne pas s'interposer ? D'un autre côté, eux-mêmes n'avaient pas brillé par leur soutien, entravés qu'ils étaient. Que faire quand on est ligoté et qu'un fusil est continuellement pointé sur vous ?

— Il y a un Dieu qui a permis que je conserve ma misérable existence. Il y a eu une intervention humaine pour soutenir ce miracle. Tout n'est donc pas désespéré. Maintenant, partez, avant qu'il ne soit trop tard.

Le ton avait encore forci. Les hommes au fusil s'impatientaient et les faisaient reculer jusqu'à la coupée. Taylor comprit qu'il leur fallait obéir sous peine d'être stupidement assassinés sous les yeux d'Emmanuel. Il ne s'agissait pas de lui imposer cela en plus du reste. S'ils devaient mourir comme c'était l'éventualité la plus probable, que ce soit au moins hors de sa vue. Ce fut l'argument qui le conduisit à abandonner son poste et les huit enfants qu'ils avaient sous leur protection. C'était une désertion, mais que faire d'autre sinon mourir sans avoir servi à rien ? Les pensées de James Larkin devaient suivre un chemin similaire car après un coup d'œil implorant à Smith qui détourna les yeux, le capitaine chercha à faire ses adieux à Emmanuel, sans pouvoir dissimuler ses larmes. Le garçon recula vivement, la physionomie farouche. Il était trop vulnérable pour supporter la faiblesse des autres. Taylor, bouleversé par cet aveu indirect, entraîna son supérieur dans la chaloupe.

Quelques minutes plus tard, le Saint-John, ses voiles hissées, gonflées par la brise, reprenait sa route un moment interrompue, s'éloignant pour toujours de la minuscule coquille de noix ballottée sur l'immensité du Pacifique.