Le Maelstrom — Chapitre 13

Le lendemain du retour des naufragés, toutes les familles se retrouvèrent à bord du Bourgogne à l'invitation de son commandant. Elles n'étaient pas seules : les autorités de la ville, les journalistes, le Père Forristal et la plupart des enseignants de Saint François-Xavier s'y pressèrent aussi. Le lieutenant Grangier les reçut par un discours dans un anglais fort correct, mais au charmant accent.

— Nous sommes réunis ici pour célébrer un événement non seulement joyeux mais aussi totalement inattendu, certainement pas pour entendre des propos insipides. Quant à ceux auxquels ces enfants doivent d'être à nouveau réunis à ceux qui leur sont chers, je crois que le plus bel hommage que nous puissions leur rendre est de ménager leur modestie. Ils ne sont pas anonymes. Chacun sait ce qu'il leur doit. Une reconnaissance publique n'ajouterait rien à l'expression de la gratitude. C'est pourquoi je vais demander au Père Forristal de nous aider à rendre gloire à Celui qui avant toute action humaine a permis le miracle qui nous rassemble aujourd'hui. Je vous remercie de votre attention !

Un tonnerre d'applaudissement salua cette performance de style dans une langue étrangère. Chacun fut secrètement ravi de la concision avec laquelle il s'était exprimé.

— Il s'en est tiré très habilement, murmura Emmanuel à l'adresse de Fabian qui opina avec une satisfaction évidente.

L'un comme l'autre redoutant d'être mis en avant s'étaient arrangés pour être le moins visibles possible et ils appréciaient vivement la délicatesse de l'officier français qui avait su respecter ce désir de discrétion.

Dans le silence restauré, la foule pressée sur le pont du Bourgogne et sur les quais entonna un Te Deum retentissant.

Les louanges et les prières achevées, on passa à la collation. Les groupes se formèrent et se disloquèrent au fur et à mesure des rencontres, un verre à la main. Les Le Quellec et les Hautefort eurent plaisir à converser avec l'état-major de l'aviso. L'ingénieur découvrit qu'il était de la même promotion que le frère aîné de Pierre Grangier. Ce fut un plaisir pour eux de s'exprimer en français pour évoquer le pays lointain et s'informer des dernières nouvelles qui n'étaient d'ailleurs pas si récentes que cela.

Maximilien, pendant ce temps, toujours très à l'aise en public, donnait une véritable conférence de presse à quatre ou cinq journalistes qui se pressaient pour l'entendre. Morgan rayonnait : il avait retrouvé des parents que son absence avait bouleversé et qui, pour la première fois, lui faisaient comprendre qu'ils l'aimaient.

Au hasard des déplacements sur le pont, Emmanuel qui s'efforçait, comme Smith, de se rendre invisible et qui attendait avec impatience la fin de l'épreuve, se trouva inopinément face à face avec le Père Forristal. Lui seul de tous les garçons n'était pas venu le saluer. A en juger par son expression, cette impolitesse n'était peut-être pas fortuite. Il retrouvait la défiance et l'hostilité caractéristiques des premiers temps du garçon à la pension. Que s'était-il passé pour qu'il fût revenu aussi farouche ? La souffrance avait-elle frappé à nouveau à ce point ?

— L'oncle de Dominique Williams est heureusement reparti en Angleterre. Ce sera terrible pour lui d'apprendre que son neveu est la seule victime de cette odyssée. Pourquoi n'était-il pas avec vous au moment du naufrage ?

Emmanuel serra les dents, jeta un coup d'œil autour de lui pour s'assurer s'il n'était pas serré de trop près par des oreilles indiscrètes puis planta un regard droit et dur sur son directeur.

— Dominique ne s'est pas noyé. C'est moi qui l'ai tué.

Ce fut dit dans un souffle rauque mais distinct.

Le père Forristal pâlit considérablement à cette révélation horrible. Il y avait donc deux versions, celle donnée à tous, fausse, édulcorée, et la véritable, atroce. Et celui qu'il avait cru enfermé dans sa révolte venait de lui faire là un cadeau d'une valeur inestimable : il l'avait jugé digne d'entendre la vérité.

— Pourquoi ? répondit-il sur le même ton, une fois sa stupéfaction surmontée.

Emmanuel semblait presque soulagé de son aveu. Ses traits s'étaient un peu adoucis, comme son regard. Ils exprimaient une infinie tristesse, une insondable souffrance.

— Parce que c'était lui ou moi et dans ces cas là, on agit sans se poser de questions.

— Vous êtes descendus si bas que cela ?

L'adolescent ne cilla pas.

— Oui. Mais si c'était à faire, je le referais.

— Te rends-tu compte de ce que tu dis ? rugit sourdement le prêtre en se laissant emporter par son effroi au détriment de la tolérance. Es-tu devenu un monstre ?

— Sans doute, murmura le garçon, presque abattu. Survivre était à ce prix.

— Tu veux dire que Dominique a cherché à te tuer ? répliqua le directeur qui entrevoyait soudain toutes les implications de la révélation de l'adolescent.

— Moi et d'autres.

Le père Forristal, bouleversé de découvrir ce qu'un de ses anciens élèves avait été capable de faire —il se souvenait de l'incident entre le musicien et lui— posa une main qui se voulait affectueuse sur l'épaule d'Emmanuel dans un geste plein de compassion et de force.

— Merci pour ton honnêteté, dit-il gravement. Ton secret, votre secret, est en sécurité avec moi, tu le sais.

Emmanuel, la gorge nouée, hocha la tête sans un mot.

Pendant ce temps, Pierre Grangier s'entretenait avec James Larkin et Taylor qui souhaitaient naturellement en savoir davantage sur la traversée de leur moussaillon.

— Nous avons mis son exploit en doute, vous savez !

— Parce que vous croyez que nous l'avons accepté facilement ? Au moins, vous connaissez le personnage. Vous auriez pu vous douter de ce dont il était capable...

— Oh, c'est un fichu caractère ! s'exclama Taylor avec une chaleur qui prouvait qu'il appréciait la personnalité du garçon.

— Çà, on peut le dire, monsieur ! Il peut aller loin, très loin. Seulement...

Il s'arrêta, songeur.

— Seulement ? répéta James Larkin qui s'étonnait de ce brusque silence.

— Seulement, il faut qu'il se reconstruise... Oh, excusez-moi, on m'appelle...

Ni James Larkin, ni Peter Taylor ne devaient avoir l'occasion de revoir le lieutenant en tête à tête. Sa dernière phrase n'était qu'un écho à leurs propres réflexions et inquiétudes. Ils n'étaient donc pas les seuls à estimer qu'Emmanuel était extrêmement marqué par son expérience, que ce fût les mois passés sur Nedeleg Island ou les quinze jours à bord de sa pirogue. Il leur faudrait être très vigilants pour venir en aide au garnement qui n'était pas connu pour aimer qu'on s'intéresse à lui de trop près.

Le Bourgogne partit. Sydney retrouva son calme. Les journaux commentèrent les événements, publiant un long récit écrit par Maximilien d'après le journal de bord tenu lors de leur séjour sur l'île. La mort de Dominique dans le naufrage ne suscita aucun commentaire ni question. Personne ne sembla trouver étonnant qu'un des passagers ait pu se noyer en même temps que les mutins. Ce qui était un miracle, c'était qu'il n'y eut pas d'autres victimes. Quant à Fabian Smith, il devint officiellement un héros : le courageux marin avait accepté de se faire passer pour un complice des mutins afin de pouvoir aider les jeunes garçons par la suite. Sachant que le jeune homme s'était établi chez les Le Quellec, les familles des heureux rescapés voulurent témoigner à leur tour de leur reconnaissance : elles décidèrent de lui financer ses études pour obtenir le brevet de capitaine.

Ce déluge de gratitude, ce tourbillon de reconnaissance continuait de heurter la conscience de Fabian Smith qui se révoltait contre le portrait tellement faux qu'on faisait de lui. Que faire contre cette conspiration ? Avait-il un moyen d'y échapper ? Il le fallait pourtant s'il voulait se rehausser à ses propres yeux. Il fallait détruire l'image publique pour restaurer une peinture beaucoup plus contrastée, beaucoup moins louangeuse. Il n'attendit pas. Dès le lendemain du départ du Bourgogne, après avoir demandé à Yannick les directions nécessaires, il descendit à Paddington rencontrer le capitaine et son second. Les deux hommes avaient réintégré leur petite maison la veille, ne souhaitant pas s'immiscer dans les retrouvailles entre les enfants et leurs parents. Les uns et les autres avaient besoin d'intimité pour se retrouver.

James Larkin, en ouvrant la porte, était à cent lieues de s'imaginer quel visiteur venait troubler leur tranquille soirée. Mais un bon sourire éclaira son visage en reconnaissant l'arrivant.

— Quelle bonne surprise ! s'écria-t-il. Entre donc, mon garçon. Tu es trempé. Viens te réchauffer ! Peter, ajoute de l'eau dans la théière, nous avons un invité !

— Non, capitaine ! De grâce, cessez cette comédie infernale ! Je n'en peux plus !

— Assieds-toi ! Qu'y a-t-il ? Quelle comédie ?

Le jeune homme se laissa tomber sur la chaise que lui avançait Taylor et regarda tour à tour les deux hommes d'un air implorant.

— Vous le savez très bien ! Vous savez que vous mentez quand vous faites de moi un héros resté volontairement sur le Saint-John afin de protéger les enfants. Vous savez que ce n'est pas pour cela que je suis resté !

— Tu es resté parce qu'Owen te tenait sous son joug, ce qu'avait parfaitement compris Emmanuel, répondit Taylor en servant à la ronde une tasse de thé. A ce moment là, James te croyait le cerveau de l'affaire. Si nous avons bien compris, tu nous avais déjà sauvé la vie à ce moment. Tu étais tiraillé entre ton honnêteté foncière et la peur qu'Owen t'inspirait. Quoi d'étonnant que, une fois le monstre mort, tu sois redevenu libre et que tu aies alors agi comme un homme de cœur, ce que tu as toujours été ? Oui, on peut dire que tu as été complice d'Owen et des autres mais que savons-nous des pressions que tu as subies pour te retrouver comme un fétu de paille entre ses griffes ?

— Emmanuel n'a pas cédé, lui... murmura Smith.

— Emmanuel, c'est différent, répliqua James Larkin avec un sourire. Personne ne doit se comparer à lui. Il joue avec le feu et avec sa propre vie...

— Peut-être, interrompit le jeune homme avec fougue, peut-être, mais jamais avec celle des autres : sans lui, je serais mort comme un lâche...

— Terriblement seul et malheureux, acheva pour lui James Larkin, seulement il t'a regardé différemment et ta vie en a été transformée.

— C'est tout à fait cela... Comment pouvez-vous le savoir ?

— Tu sais, Fabian, reprit Peter Taylor tandis que ses yeux très clairs brillaient étrangement, il nous oblige à être nous-mêmes, à refuser le compromis, dans le bien comme dans le mal. Tu as peut-être été lâche quand tu as courbé la tête devant Owen et sa violence, mais je n'ai eu besoin de personne le jour où j'ai tenté d'assassiner froidement Emmanuel...

Le jeune homme blêmit à cette révélation. Incrédule, il fixa l'officier avec une expression presque hagarde.

— Il n'y a que monsieur et madame Le Quellec à le savoir en plus de nous, poursuivit le capitaine. Et de toi, maintenant. Tu peux voir que ce drame ne nuit aucunement aux relations que nous pouvons avoir avec cet enfant et sa famille, bien au contraire, dirais-je. Car il s'agit d'une affaire de conscience. Grâce à l'amitié d'Emmanuel, tu as pu te sortir de l'engrenage affreux d'Owen et recouvrer ta liberté autant physique que morale. En ne parlant pas de tout cela en public, nous n'avons pas menti. Ce qui s'est passé en toi ne regarde personne.

— Il n'empêche que tout le monde fait de moi un héros alors que je le suis si peu...

— Comment, « si peu » ? Abandonner ta lâcheté, redevenir un homme courageux, sauver les enfants, remonter dans ton estime, que sais-je encore, tu estimes que c'est « si peu » ?

— Emmanuel...

— Ne mélange pas tout. Et surtout, ne compare pas. J'ai plus de respect pour toi que pour lui...

— Oh, monsieur !...

— Ce que Taylor veut dire c'est qu'il y a deux sortes d'héroïsme, un qui est plein de panache et qu'on ne peut manquer et un autre qui passe inaperçu sauf d'yeux avertis. Ton ami est dans la première catégorie...

— Mais il ne cherche absolument pas la reconnaissance publique !

— Je suis tout à fait d'accord avec toi, tu as raison. Il accomplit des exploits de la manière la plus naturelle possible et s'étonne qu'on les remarque. Par contre, toi, tu œuvres dans la discrétion, jour après jour, sans te laisser décourager. Et je dis donc que c'est plus admirable. C'est tout. Cela n'engage que moi ! Donc, pour résumer, tu n'usurpes aucune place qui ne t'est pas destinée. Tu as le droit à l'estime de ceux qui t'accueillent aujourd'hui. Tu n'es pas dans le mensonge, pas plus que nous, pas plus que les garçons. Personne n'a ouvert la bouche de ce qu'Owen a fait subir à Emmanuel, n'est-ce pas ? Que s'est-il passé après ? Comment veux-tu que nous croyions, Taylor et moi, à la normalité qui a suivi ?

Fabian Smith se troubla légèrement.

— Ne proteste pas. Nous sommes entre nous.

Le jeune homme resta silencieux.

— Fabian, Emmanuel et Gwénaël vont mal, nous le sentons. Ayant vu ce qui s'était passé alors que nous étions encore à bord, nous ne pouvons que trembler à l'idée de ce qu'Owen et sa bande de macaques ont pu faire subir aux enfants ! Nous avons besoin que tu dises la vérité !

Smith parut prendre une résolution.

— La vie quotidienne n'était pas facile, dit-il gravement.

— Au point de transformer ces deux garçons ? répliqua Taylor, incrédule.

— Oui, monsieur. A ce point. Emmanuel et Gwénaël sont des enfants qui ont une haute idée du devoir. Les autres ne sont pas comme eux. Et puis, pour Emmanuel, il y a sa traversée. J'ose à peine imaginer ce qu'il a enduré pendant ces quinze jours solitaires. Il ne faut pas l'oublier...

— C'est vrai. Cela a dû être une expérience terrible. Eh bien, mon garçon, je crois comprendre qu'une très belle amitié te lie à Emmanuel. Il t'a aidé à retrouver ta liberté. Maintenant, cela va être à toi de l'aider à se refaire une santé. Tu le connais sans doute mieux que personne, ayant passé les derniers mois en sa compagnie. Tu sauras l'influencer pour qu'il reprenne pied dans le monde civilisé. Et sache que si tu as besoin de nous, Peter et moi sommes là.

— Merci, monsieur. Je n'oublierai pas.

Fabian Smith sortit de cette rencontre un peu rasséréné en ce qui le concernait, mais lourd de l'inquiétude des deux hommes au sujet d'Emmanuel. Il savait que le musicien n'était plus le même après sa traversée du Pacifique. Or, il devait déjà avoir beaucoup changé par rapport à ce qu'il était au départ de Sydney. Il n'y avait rien de surprenant à ce que sa famille s'affole de cette énorme transformation. Ce serait à lui, Smith, de veiller au grain, comme il l'avait fait depuis le naufrage.

Les garçons passèrent une quinzaine de jours en famille avant de rentrer progressivement à la pension. Luigi et Morgan furent les premiers à regagner Saint François-Xavier. Ils donnèrent l'impulsion aux autres dont les sentiments étaient très mitigés. Reprendre des études de mathématiques, de langues, d'histoire n'avait rien de palpitant après un an et demie de liberté. Mais les grandes vacances étaient achevées, il fallait se remettre le plus vite possible dans la normalité et celle-ci passait par l'école, qu'ils le veuillent ou non. Dans l'ensemble, les garçons étaient plutôt satisfaits de retrouver une certaine stabilité à leur vie, une routine studieuse parfaitement rassurante. Gwénaël, par contre, rechigna violemment. Il proclama haut et fort qu'il n'était pas question pour lui d'aller dans un établissement chrétien et choqua son entourage par l'intransigeance de ses propos. Il ne fallait surtout pas lui parler de Dieu ni d'une quelconque religion. Yves Le Quellec se mit plusieurs fois dans une colère noire en entendant les blasphèmes du garçon. Marie, quant à elle, pleura souvent sur la perte de son tendre benjamin.

Yannick fit ce qu'il put pour convaincre son frère de l'accompagner. Mais Gwénaël n'accepta finalement que les arguments de Smith, bien connu pour n'appartenir à aucune religion et qui sut faire vibrer la corde sensible de celui qui restait encore un très petit enfant. D'Emmanuel, il n'y eut aucune réaction. Il avait passé ces deux semaines oisif, souvent près de sa mère à laquelle il tenait compagnie sans un mot. Parfois, il avait accompagné son père au travail, chien fidèle et muet. Au contraire de Gwénaël, il n'avait en lui aucune violence. Il s'accommodait de tout, souriait à tout, se trouvait bien des décisions prises par d'autres. Calme, modéré, il cherchait tellement à s'intégrer au paysage qu'il en devenait invisible. Sa gentillesse, sa tranquillité, son égalité d'humeur furent du baume sur les blessures que Gwénaël infligeait à ses parents. Ceux-ci chantaient ses louanges, insistant sur son équilibre et sa maturité. Pour James Larkin et Taylor, c'était plutôt de l'apathie. A la limite, ils auraient préféré le voir exploser comme Gwénaël : cela aurait été plus en harmonie avec son tempérament.

Il se passa peu de jours avant que les enseignants de la pension ne partagent l'opinion des marins : le brillant élève qui raflait d'ordinaire la plupart des prix échouait lamentablement dans toutes les matières pour la très simple raison qu'il ne faisait aucun exercice ni l'effort de rendre le moindre devoir d'examen. L'attitude était donc délibérée. Une passivité inflexible qui ressemblait à s'y méprendre à une rébellion sans vague.

En raison des circonstances et de ses antécédents, Emmanuel fut pris à part. Les professeurs cherchèrent à percer cette carapace, usèrent de diplomatie, de sévérité, de douceur, de menaces, de persuasion. Le garçon écouta tout avec une attention polie et déroutante, plein de docilité et semblait-il de bonne volonté, mais se garda bien de promettre un quelconque changement. Le Père Forristal qui n'avait pas été le dernier au courant intervint à son tour de manière détournée. Il savait ce qu'il risquait d'en coûter s'il manoeuvrait mal. L'affaire était sérieuse. Car elle ne se limitait pas à l'absence de travail. Elle englobait tous les moments de la vie de l'adolescent : la musique —le piano, l'orgue et le violon étaient muets depuis son retour—, l'alimentation —de source sûre, il mangeait à peine—, le sommeil —le surveillant de nuit le trouvait très souvent assis dans la cour à rêver tout éveillé au lieu d'être au fond de son lit—. Aux récréations, il était seul, parfois avec Gwénaël. C'étaient les seuls moments où le plus jeune des Le Quellec se montrait calme. Le reste du temps, il était aussi agité que son frère était passif, aussi agressif qu'il était pacifique.

Le directeur était persuadé qu'à effets différents, on pourrait remonter aux mêmes causes. Comment les connaître ? La mort de Dominique Williams n'y était certainement pas étrangère. Mais pourquoi ces deux enfants paraissaient-ils si marqués quand leurs camarades paraissaient s'adapter normalement au retour à la vie civilisée ? Qu'avaient-ils fait, qu'avaient-ils vu, qu'avaient-ils subi de plus que les autres pour réagir de manière aussi outrancière ? Pourquoi cet excès ? Le Père Forristal, après quelques jours d'observation, fut certain que le cas était sérieux, les dommages profonds et les solutions limitées. De plus, en tant que directeur, il lui fallait veiller à la bonne tenue de son établissement et ne pas tolérer d'Emmanuel et de Gwénaël ce qu'on interdisait aux autres.

Il décida de commencer son enquête par Louis de Hautefort dont il connaissait les compétences médicales et les affinités avec la famille Le Quellec. Louis écouta très gravement l'exposé du prêtre. Les changements survenus chez les garçons de ses amis ne lui étaient pas passés inaperçus. Ils étaient autrement plus spectaculaires que ceux de son propre fils qui se résumaient à une assurance et à une maturité accrues, quelques prises de bec sur des autorisations de sortie, mais rien de bien sérieux, au contraire, lui et à sa femme étaient très satisfaits de voir comme il avait bien évolué. Il ne pouvait en dire autant de Gwénaël dont la virulence et la dureté l'avaient impressionné. Quand à Emmanuel, c'était une autre affaire :

— A la demande de mes amis, j'ai examiné les trois enfants pour m'assurer qu'ils n'avaient pas pâti de leur isolement, au niveau nutritif essentiellement. Du moins, je l'ai fait pour Yannick et Gwénaël. Avec Emmanuel, le discours a été le suivant : « je vous interdis de me toucher ! ». Rien de moins. Je lui ai alors demandé s'il avait quelque chose à cacher. Il a répondu en ces termes : « je ne vous ferai pas l'injure de croire qu'avec ce refus, vous ne l'avez pas compris ».

— Fichtre !

— Comme vous dites !

— Qu'avez-vous fait ?

— Au risque de vous scandaliser, rien. Pour la simple raison que je voyais dans cette interdiction une preuve de confiance et avec ce fichu gamin, elles ne sont pas si nombreuses ! Il me disait qu'il avait un secret et qu'il se refusait à me le communiquer pour éviter de me mettre dans l'embarras vis-à-vis de ma profession et de mes amis. Car ce que j'aurais découvert m'aurait certainement obligé à des choix et des décisions ardues.

— De quelle nature ? Que soupçonnez-vous ?

— Dès qu'Emmanuel va mal, les manifestations se portent sur la sphère digestive. Si tous les naufragés ont maigri, la palme lui en revient naturellement. Par ailleurs, le peu que j'ai parlé avec le lieutenant Grangier m'a renseigné sur l'état de quasi moribond dans lequel était Emmanuel en arrivant à Nouméa. Il est évident qu'il ne peut que lui en rester des séquelles physiques et mentales. Je crois ne pas me tromper en disant que ce gamin a vécu quinze jours en côtoyant la mort à chaque instant, dans la plus infernale solitude. Cela laisse forcément des traces. Et c'est à ce gamin qu'on demande de faire un devoir sur Charles I ou sur les logarithmes. Il faut lui laisser le temps de se remettre complètement.

— Soit. Et Gwénaël ? Il n'est pas allé à Nouméa, lui !

— Non, mais il a cru son frère mort pendant six semaines. Et c'est lui aussi un artiste, très impressionnable.

— De sorte que vous n'êtes pas plus inquiet que cela ?

— Il me semble qu'il est encore trop tôt pour s'affoler, mais vous avez raison, il faut rester extrêmement vigilant. Et tenir Yves et Marie Le Quellec à l'écart de nos questionnements. Cela doit être assez difficile comme cela de faire face à trois enfants dont les comportements sont si différents de ceux dont ils avaient l'habitude.

— Ne serait-il pas préférable qu'ils rentrent à Ti-Ar-Mor et qu'ils y restent jusqu'à la rentrée prochaine ?

— A cause des problèmes de discipline qu'ils vous posent ?

— C'est surtout Gwénaël.

— Il ne faut en aucun cas séparer les trois frères. Tenez, j'ai une idée, demandez donc aux officiers ce qu'ils en pensent. Ou même au jeune matelot grâce auquel nous devons probablement de revoir nos enfants.

— Pourquoi ?

— Ce ne sont pas les parents. Comme vous, ils peuvent voir et ressentir les choses différemment. Ou les garçons ont pu leur faire des confidences. Mais soyez confiant. Il est bon que Gwénaël explose comme il le fait. Quant à Emmanuel, il nous a prouvé par le passé sa capacité à surmonter de grandes épreuves. Il nous surprendra encore sans nul doute. Comment se fait-il que ce soit moi qui vous incite à l'espérance, mon Père ? Les rôles ne devraient pas être inversés ! Vous nous avez pourtant exhortés pendant des mois à ne pas désespérer. Je vous connaîtrais moins bien que je vous soupçonnerais d'un manque de confiance envers le Très Haut.

Le directeur de Saint François esquissa un sourire qui ne manquait pas d'humour.

— Touché !

Il ne perdit pas de temps pour solliciter de James Larkin et de Taylor un rendez-vous qu'il obtint immédiatement, les deux hommes n'ayant repris du service ni l'un ni l'autre. Ils écoutèrent posément le prêtre exposer ses questions et ses inquiétudes avant de se regarder l'un l'autre. Ainsi donc, un autre qu'eux éprouvait les mêmes sentiments depuis le retour de naufragés et estimait que ceux-ci n'allaient pas si bien que cela.

— Mon père, commença le capitaine après un silence, ce que nous allons dire doit rester provisoirement confidentiel, vous comprendrez certainement pourquoi. Si Peter et moi parlons, c'est à l'homme de Dieu.

— Soit ! Je m'engage à ne rien répéter de ce que vous m'aurez dit, ce qui ne m'empêchera pas d'en faire usage si je le juge bon.

— Les enfants ont menti.

— Ah !

— Vous ne paraissez pas autrement surpris, déclara Taylor.

— C'est une des raisons pour lesquelles je suis ici. Pour en savoir un peu plus. Emmanuel a tué Dominique Williams ce qui semblerait un acte de légitime défense...

— Tiens donc ! Vous êtes bien informé ! Par qui ?

— Par l'intéressé.

— Emmanuel vous a avoué cela ? Je vous félicite, mon Père. C'est un signe de grande confiance.

Le Père Forristal approuva de la tête.

— Je mesure tout ce que cela a d'exceptionnel. Dire qu'au moment où il a parlé, j'ai pris cela pour de la provocation !

— Nous ignorions cet événement. Mais nous n'en sommes pas étonnés. Nous redoutions quelque chose de cette nature. Et même pire.

— Pourquoi ?

— Parce que nous, nous savons depuis seize mois dans quel état nous avons laissé le Saint-John !

— Vous avez menti vous aussi ?

— Par omission. Par égard pour les parents. Il y a des choses que l'on garde pour soi quand on sait qu'elles peuvent blesser de manière stérile.

— Je vous écoute. Je ne suis pas un parent.

— Les mutins étaient des bêtes brutes et sans pitié, répondit James Larkin avec une visible émotion comme s'il était obligé de revivre des moments que l'éloignement n'avaient pas rendus moins douloureux. Leur tentative avait failli échouer à cause d'Emmanuel. Le chef de la bande a décidé de le tuer sous le fouet. C'est Smith qui a arrêté le carnage. Mais Emmanuel était déjà bien blessé.

— Seigneur ! s'exclama le prêtre, pâle d'horreur.

— Nous sommes partis ainsi, ne sachant rien de ce qui allait se produire après notre départ...

— Vous saviez que Smith était là pour protéger les enfants !

Taylor secoua la tête.

— Nous ne savions pas quel rôle Smith jouait en réalité. Vous comprenez pourquoi nous n'avons rien pu dire aux familles. Que s'est-il passé après ?

— Emmanuel a survécu, c'est déjà un point positif !

— Oui, mais qu'a-t-il subi ensuite ? Pour qu'il en arrive à tuer Williams qui le menaçait ou en menaçait d'autres ? Que pouvons-nous imaginer ? Car ces faits remontent à seize mois. Quand Williams est-il mort ? Pourquoi Emmanuel et Gwénaël sont-ils si marqués ?

— Ce sont les deux plus sensibles, les deux artistes du groupe, il ne faut pas l'oublier.

— Réussissez-vous à parler avec eux ?

— Bien moins que par le passé. Nous n'osons pas poser de questions. De plus, nous sommes rarement seuls avec les garçons.

Le Père Forristal ne ressortit pas rassuré de l'entretien avec les deux officiers. Il s'était passé des événements très graves sur Nedeleg Island et seule leur connaissance permettrait d'aider les deux garçons malades. Car pour le directeur, il s'agissait ni plus ni moins de maladie. Il ne lui restait plus qu'une corde à son arc, rencontrer le matelot dont l'intervention avait contribué à sauver la vie du musicien. Lui savait toute la vérité. Il avait aussi sans doute moins de raisons de la taire.

Autant cela avait été un jeu d'enfant de rencontrer les officiers, autant ce fut laborieux avec Smith. Le jeune homme, invité courtoisement par un courrier du prêtre, répondit par une courte lettre opposant un refus net. Sans s'avouer battu, le Père Forristal renouvela sa proposition en suggérant cette fois de monter à Ti-Ar-Mor pour lui éviter la corvée de descendre à Sydney. Même opposition glacée.

Que faire ? La visite de Louis de Hautefort, appelé d'urgence pour un élève qui s'était cassé le bras en chahutant dans les escaliers lui permit de toucher deux mots de son nouveau dilemme.

— Ah, vous voulez parler à Smith ? C'est toute une expédition. Et en plus, vous êtes le dernier à prétendre à ce privilège !

— Que voulez-vous dire ?

Le médecin ramassa sa trousse médicale et releva la tête.

— Smith est déjà invisible aux yeux des gens comme moi. Mais pour un homme de Dieu, il n'y est pas du tout...

— Vraiment ?

Louis de Hautefort sourit.

— Ne le prenez pas mal. Oui, c'est vrai. C'est un garçon qui n'a guère de sympathie pour la religion et encore moins pour ses témoins.

— Est-ce lui qui a influencé Gwénaël ?

— Cela m'étonnerait. Ce n'est pas le genre de l'individu.

— Vous ne me laissez guère d'espoir !

— Si, celui que Dieu, lui, vous laisse !

Le Père Forristal n'était pas homme à s'avouer vaincu avant d'avoir tout tenté. Il rencontrerait Smith, quel que soit son degré d'anti-cléricalisme. Il ne s'annoncerait pas. Il surprendrait le jeune intransigeant. Il lutterait pied à pied pour savoir le fin mot de l'histoire. Sa vieille combativité irlandaise se réveillait. Il n'avait pas l'habitude qu'on lui tînt tête.

Fabian Smith, depuis le départ des garçons pour la pension, habitait dans une des dépendances de la maison, spécialement aménagée pour les besoins d'un jeune homme. Il pouvait ainsi y vivre seul ou partager l'existence de la famille, selon ses désirs. Les Le Quellec, dans leur grande délicatesse, avaient ainsi voulu lui offrir la liberté et l'indépendance sans lui imposer une vie de famille trop contraignante. Mais Marie, devinant l'extrême discrétion du matelot qu'elle nommait très sérieusement son quatrième fils, s'arrangeait pour qu'il vienne prendre ses repas avec eux le midi et le soir. Elle se doutait que sans cela, il resterait terré entre ses quatre murs à travailler son brevet de capitaine, ne comptant que sur Joséphine pour lui apporter de quoi se nourrir. Fabian Smith, de son côté, découvrait avec émerveillement ce qu'était une famille aimante et chaleureuse. Il chérissait déjà Marie Le Quellec de toutes ses fibres, lui l'orphelin qui n'avait jamais connu sa mère. Il se montrait envers elle le plus attentionné des fils, ce qui lui était doublement doux en raison de l'agressivité de Gwénaël et des silences d'Emmanuel. Quand à Yves, il appréciait chaque jour davantage ce garçon sérieux, courageux, discret, avec lequel il pouvait parler librement de ses soucis avec la violence de Gwénaël, des terribles mois qu'ils avaient passé à attendre un miracle, qui se montrait toujours modéré, plein de bon sens et capable de prononcer des paroles réconfortantes.

Pour Fabian, il y avait malheureusement quelques ombres à son bonheur. La première, —de taille— était son éternel sentiment d'être un hypocrite et un usurpateur à l'égard de ses bienfaiteurs. La deuxième résidait dans l'attitude d'Emmanuel, si différente de celle de Nedeleg Island. Son mutisme ne le perturbait pas. Il y était habitué. C'était plutôt son indolence, son dégoût de toute activité qui l'inquiétaient de plus en plus. Le plus terrible était peut-être le silence du piano ou, pire encore, les rares fois où il jouait. Le silence était préférable à ces mélodies funèbres, répétitives, hypnotiques. Il sentait les parents déroutés par ces enfants qu'ils ne retrouvaient pas, le calme de l'un, la hargne de l'autre. Etait-il malhonnête de continuer à se taire sur les raisons qui avaient amené cette transformation des deux garçons ? Pouvait-il dire froidement à ce père et cette mère adorables tout ce que leurs fils avaient souffert, comment ils s'étaient déchirés, quelles tortures intérieures, quels remords les avaient prématurément mûris ? Il aurait bien aimé se confier à quelqu'un. Mais Emmanuel était si lointain. De toutes les façons, il aurait opposé un refus catégorique à tout récit. La nature réservée du jeune homme l'empêchait d'oser ouvrir son cœur devant le capitaine Larkin et Taylor. La vérité lui semblait une telle bombe qu'il ne se risquait pas à en laisser échapper le plus petit indice.

Le Père Forristal frappa quelques petits coups impérieux à la porte du logement du marin qui ne tarda pas à ouvrir. A la vue de son visiteur, le jeune homme pâlit de colère et tenta de refermer la porte, ce qui lui fut impossible grâce à un pied fort bien placé et qui n'avait aucune intention de bouger.

— Savez-vous qui je suis ?

— Peu m'importe ! rétorqua Fabian avec une grossièreté qui ne lui était guère habituelle. Je n'ai pas demandé les derniers sacrements !

— Monsieur Smith, je ne vais pas renier mon sacerdoce pour vous plaire, mais une chose est sûre, ce n'est pas l'homme de Dieu qui vient vous voir.

— Ah non ? grommela Fabian, sarcastique. Qui est-ce donc ?

— Le directeur de Saint François-Xavier.

— N'est-ce pas la même chose ?

— Non. C'est donc à ce titre que je viens vous dire que je me fais beaucoup de souci au sujet de deux de mes élèves, Gwénaël et Emmanuel Le Quellec.

— A moi ? s'exclama le jeune homme sans cesser sa pression sur la porte. Vous vous trompez d'interlocuteur. Je ne suis pas le père.

— Justement, monsieur Smith. Justement.

Fabian Smith était trop fin, trop sensible, trop intelligent pour ne pas percevoir tout ce que cette démarche, ce ton grave, ce choix signifiaient quant aux préoccupations du prêtre. Elles faisaient écho aux siennes. Il comprenait très bien qu'on pût se poser beaucoup de questions sur le changement survenu chez les garçons. Il ne les avait pas connus avant le drame, mais il savait que même durant les mois où il les avait côtoyés, ils avaient considérablement évolué. Et pas dans le bon sens. A cause de cela, il s'effaça pour laisser entrer le visiteur.

D'un regard rapide, le Père Forristal engloba tout ce qui méritait de l'être dans ce logis qu'une évidente volonté avait rendu aussi humble et dépouillé qu'une cellule de moine. Seule touche de gaîté, un énorme bouquet de fleurs des champs. La table qui servait aussi de bureau était couverte de papiers et de livres. Comme tous les jours, le matelot travaillait durement.

Le prêtre s'assit sur une des chaises disponibles et considéra le jeune homme d'un air de profonde bonté.

— Monsieur Smith, ce n'est pas moi que vous détestez, c'est ce que je représente. Je ne vous en tiens pas rigueur. Je ne connais rien des raisons qui vous ont amené à avoir de telles convictions et je n'en veux rien savoir. Vous avez parfaitement le droit de haïr la religion et les hommes qui vous parlent de Dieu. Je ne suis pas là pour cela. Oubliez ce vêtement noir qui vous exaspère. Ne voyez en moi qu'un homme tout ordinaire, chargé de l'éducation de nombreux enfants et qui ne peut parler au père et à la mère de deux d'entre eux.

Fabian poussa un soupir, puis, s'asseyant à son tour, murmura d'une voix sourde :

— Oui.

— Vous vous imaginez bien, monsieur Smith, que je ne serais pas venu vous troubler, surtout sachant parfaitement les sentiments que je vous inspire, si je n'avais eu de très graves inquiétudes au sujet des enfants Le Quellec et si je n'avais pas été convaincu que vous seul, par votre coopération, étiez capable de leur venir en aide.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux savoir ce qui s'est passé depuis le départ de Sydney, ce qu'Emmanuel et Gwénaël ont vu, ont souffert de plus que leurs camarades, dans quelles circonstances Dominique Williams est mort. Bref, je veux la vérité et non pas la version édulcorée qui est la vôtre à tous, avec un parfait ensemble, quoi que nous disions !

— Mais !... protesta Smith, abasourdi par cette demande faite d'une voix impérieuse.

— Non, monsieur Smith, il n'y a pas de « mais », interrompit le prêtre avec force. Ne vous défendez pas, c'est inutile. Car je sais qu'il y a mensonge sur toute la ligne ! Je sais qu'Emmanuel a été pris pour cible d'Owen alors que le capitaine et son second étaient encore à bord. Je sais que c'est vous qui l'avez sauvé d'une mort atroce. Je sais aussi qu'il a assassiné Dominique Williams !

Fabian Smith se dressa, furieux, les yeux étincelants, comme pour démentir cette terrible accusation.

— C'est lui-même qui me l'a dit, ajouta le directeur d'un ton très calme pour enfoncer le clou.

— Ce n'était pas un assassinat ! rugit le jeune homme, étranglé de rage. Il n'a pas pu le présenter ainsi. C'était de la légitime défense. Dominique était passé à la solde d'Owen. Il venait de tuer Burton et s'apprêtait à me tuer aussi. Emmanuel l'a frappé pour l'empêcher de nuire. Il l'avait blessé seulement. Les circonstances ont voulu que nous le laissions mourir sur la plage sans lui apporter secours.

Il s'arrêta brusquement et cacha son visage dans ses mains, soudain conscient d'en avoir trop dit, d'avoir trahi l'amitié d'Emmanuel tout en s'évertuant de rectifier son image. Mais aurait-il pu laisser cet individu traiter son ami d'assassin ?

Au contact très léger d'une main sur son épaule, il se rétracta, partagé entre l'expression de son plus noir désespoir et celui d'une rage qui ne faisait que grandir contre lui-même.

— Monsieur Smith, dit à son oreille une voix d'une extrême douceur, ne vous reprochez rien.

— Quoi ? s'écria le marin, égaré de douleur. Quoi ? Ne rien me reprocher ? Alors qu'Emmanuel m'avait fait jurer...

Une intense émotion saisit le prêtre à la vue de ce visage ravagé par une douleur si sincère et si terrible.

— Le silence ?

— Oui ! Que personne ne soupçonne jamais...

Un sanglot lui coupa la parole.

— Monsieur Smith, reprit le Père Forristal, le plus calmement possible, si vous surpreniez quelqu'un en train de se préparer au suicide, votre premier réflexe ne serait-il pas de tout faire pour l'empêcher de commettre un geste fatal ?

— Si, bien sûr, répondit Fabian, maussade.

— Eh bien, ne voyez-vous pas que c'est de cela qu'il s'agit. Les deux enfants vont très mal. Le silence que vous a réclamé Emmanuel, qu'il vous a fait jurer de garder envers et contre tout, ce silence est en train de nous tuer ces enfants !

— Comment pouvez-vous être sûr que si je parle, cela les sauvera ?

— Nous ne savons pas pourquoi ils vont si mal. En le sachant, nous pourrons les aider.

— Et les serments qu'en faites-vous ? Dois-je être parjure parce que vous pensez qu'il est mieux de parler ? En quoi savez-vous mieux qu'Emmanuel ?

— En vertu de mon âge, certainement. Et dites-moi, pourquoi êtes-vous aussi convaincu que c'est Emmanuel qui a raison d'exiger le silence ?

— Parce que c'est l'indicible, sans doute. Parce que personne ne pourra vraiment comprendre. Parce qu'il y a des choses qu'on ne peut dire à des parents.

— Oui, mais à quelqu'un d'étranger à la famille ?

— Vous ? demanda durement Fabian.

— Par exemple.

— De quel droit ?

— Je ne parlerai pas de droit mais de devoir. C'est mon devoir de chercher à en savoir plus pour aider ces deux élèves à la dérive et leurs parents certainement démunis. C'est votre devoir de m'y aider !

— Au prix de révélations qu'Emmanuel m'a interdit de faire ? Comment pourrai-je le regarder à nouveau en face si je parle ? Comment serai-je encore digne de son amitié, cette amitié à laquelle je dois tout ce que je suis aujourd'hui ? Ne comprenez-vous pas que c'est impossible de trahir la confiance qu'il a mise en moi ?

— Un ulcère le ronge, monsieur Smith, vous le savez comme moi. Peut-être mieux que moi. Car cette amitié dont vous parlez vous a certainement permis, en seize mois, de pénétrer un peu l'intimité de ce garçon secret et donc de lui venir en aide.

Le directeur avait-il donc parlé avec James Larkin et Peter Taylor ? Cela se concevait. Et naturellement, ils étaient tombés d'accord pour concentrer leurs efforts sur le seul qui connût vraiment la vérité concernant les enfants et qui pût parler au nom de l'amitié. Comment savoir justement si l'amitié exigeait de se taire ou de raconter l'indicible ? En quoi ses aveux aideraient-ils Gwénaël et Emmanuel ? Qu'est-ce qui était le mieux pour les deux garçons ? Y avait-il lâcheté à céder à la pression du prêtre ou celle des officiers ? Qui pouvait lui ôter ce poids de responsabilité et de culpabilité ? Emmanuel allait-il le maudire ou le remercier s'il parlait ?

— Le sort de ces deux enfants est entre vos mains, monsieur Smith. Vous seul pouvez leur insuffler la vie.

— Gwénaël ne fait que subir le contrecoup de tout ce qu'a frappé son frère...

— Vous voulez dire sur le Saint-John ?

— S'il n'y avait eu que cela ! soupira Fabian.

— C'est ce qui m'inquiète, justement, de pressentir qu'il n'y a pas eu que cela.

— Je vais vous dire, murmura le jeune homme avec effort. Puis-je vous supplier...

— ... de ne pas laisser maladroitement échapper de qui je tiens ces informations. Oui, monsieur Smith. Je pense que même si vous pensez pis que pendre des hommes d'église, vous êtes prêt à faire une exception pour moi. Si je pensais que le temps travaillait pour nous, jamais je ne me serais permis de faire tant de pression pour que vous parliez. Mais je crains que dans le cas de Gwénaël comme dans celui d'Emmanuel, nous ne nous enferrions dans une situation sans issue.

— Et d'Emmanuel, on peut redouter le pire quand il se sent cerné...

Le Père Forristal ne répondit pas. Il sentait le jeune homme disposé à parler et ne voulait pas le précipiter. Les mains jointes sur ses genoux, il adoptait l'attitude d'écoute priante et tendre nécessitée par les propos qui allaient enfin venir.

Fabian commença alors son récit, cette histoire secrète des mutins du Saint-John et de leurs victimes. Il parla aussi de lui, de ce qu'il était, de ce qu'il avait laissé commettre et dont la honte le poursuivait toujours. Il évoqua la figure si sympathique du matelot-musicien, l'attachement des trois frères les uns pour les autres, le chantage exercé sur eux par certains pirates, la tempête, le naufrage, la félonie de Dominique Williams et d'Owen. Il narra tous les détails de la nuit tragique dans la montagne, la fin méritée du criminel, l'interminable maladie, le revirement de Yannick. Arrivé là, il se tut, guettant sur le visage bienveillant du prêtre un signe d'encouragement.

— Rassurez-vous, monsieur Smith, dit le Père Forristal de sa voix profonde et bien timbrée. Si je ne connais pas beaucoup de choses d'Emmanuel, je connais celle-là.

Ainsi réconforté, le jeune homme put s'exprimer librement sur ce sujet qui lui tenait à cœur et dont il soupçonnait que, plus que les tortures d'Owen, il avait été dévastateur pour son ami. Il acheva sa narration nuancée, soucieuse d'exactitude et pleine de délicatesse, par cette traversée en solitaire qui elle aussi, avait marqué durablement le garçon.

— Ce n'est pas tout, cependant, ajouta-t-il comme le prêtre, après un silence, s'apprêtait à répondre.

— Quoi ? Il y a encore autre chose ? Cela ne suffit donc pas ?

L'humour du directeur n'arracha même pas un rictus au jeune homme.

— Cela devrait et pourtant, il y a, en conclusion, ce qu'Emmanuel m'a dit sur le Bourgogne : « tout cela pour rien. Ismaël est encore sur son île pendant des années... »

— Ah oui, cet Ismaël pour lequel l'expédition avait été organisée. J'avais fini par l'oublier...

— Emmanuel ne l'a jamais oublié un instant, lui. C'est la deuxième tentative qui échoue, après la perte du Golden Star. Il a maintenant le sentiment qu'une force supérieure à la sienne l'empêche de rejoindre son ami. Il n'a plus de bâtiment. Le Saint-John, c'était à lui. Donc, non seulement il a souffert dans son corps et dans son esprit, mais le résultat de ses souffrances est vain puisqu'il n'a pas atteint son but. Et qu'il ne l'atteindra peut-être jamais...

— Pourquoi « jamais » ? Bon, j'ai une piste, maintenant, j'en fais mon affaire !

Le directeur se leva brusquement.

— Merci, monsieur Smith, merci pour votre dévouement, votre abnégation, votre sacrifice. Ces mots vous heurtent parce que votre conscience vous dit que vous les méritez si peu. Je ne sais pas si vous allez croire un méchant homme en noir qui vénère un Dieu que vous refusez...

Fabian Smith ne put s'empêcher de rougir.

— Mais vous vous êtes comporté comme un vrai ami à l'égard des deux garçons qui nous occupent. Vous avez eu raison de parler. Et je tiens aussi à vous dire que vous n'avez jamais été un pirate, qu'il n'y a rien qui vous rapproche d'Owen et de ses complices. Le plus qu'on puisse vous reprocher, c'est une faiblesse d'adolescent. Et j'admire la manière dont vous avez remonté la pente. Vous allez me dire que c'est grâce à l'amitié d'Emmanuel et vous n'aurez pas tort. En parlant comme vous l'avez fait, vous avez contribué à payer un peu la dette que vous sentez avoir à son égard. Il y a quelque chose de plus que je risque d'exiger de vous : si je vous le demandais, accepteriez-vous de raconter à Monsieur et Madame Le Quellec tout ce que vous m'avez dit ?

— Oh, monsieur ! s'écria le jeune homme, scandalisé. De quel droit ? Comment pourrais-je faire tant de mal à des parents ? Ne vaut-il pas mieux qu'ils ne sachent rien ?

— C'est votre avis, pas le mien. Ces parents sont devenus un peu les vôtres, de même manière que Yannick, Gwénaël et Emmanuel sont des frères pour vous. C'est donc votre mission de frère aîné de mettre du sens derrière les comportements des garçons. La famille Le Quellec a été disloquée, que ce soit à Ti-Ar-Mor ou sur Nedeleg Island. C'est naturellement aux parents de recoller les morceaux. Mais ils ne pourront le faire que s'ils ont en leur possession toutes les pièces. Et vous en possédez beaucoup.

Fabian Smith était très ému par la manière toute paternelle avec laquelle cet homme qu'il avait accueilli de manière si déplaisante s'adressait à lui. La bonté dont il faisait preuve le touchait d'autant plus qu'il y retrouvait, à l'état pur, intense et rayonnant, les sentiments fraternels d'Emmanuel à son égard. Il n'était pas sans s'interroger pour savoir s'il avait devant lui le maître d'un disciple dont il avait partagé la vie durant de longs mois. Entre l'adolescent —fragile, révolté, fougueux et d'une générosité qui allait jusqu'au sacrifice de soi— et le prêtre —fort, paisible, au regard qui sondait sans juger— il y avait indéniablement un dénominateur commun. Ismaël, dans son mystère, catalysait toutes ces qualités, lui, cet ange lointain, sans doute condamné à demeurer toujours inaccessible.

— Je serai là au moment où vous me le demanderez, dit le jeune homme d'une voix grave en regardant en face le Père Forristal, cette fois-ci sans aucune dureté.

Le prêtre sourit.

— Gwénaël, Yannick et Emmanuel ont de la chance de vous avoir pour frère et pour ami. Monsieur et Madame Le Quellec ne mesurent pas encore celle qu'ils ont d'avoir ouvert leur cœur à un quatrième fils.

Et sur cet adieu, il le quitta.