Le Maelstrom — Chapitre 11

Dès le lendemain, le nouveau gouverneur prit ses fonctions en conviant ses camarades à une assemblée générale pour leur faire part de ses projets et de la manière dont il comptait assumer sa tâche. Il fit la liste de toutes les activités requises pour que la vie en communauté se passe bien et y affecta des équipes de deux. Afin qu'il n'y ait pas de contestation, les corvées changeraient chaque semaine suivant un calendrier établi et soumis aux voix. Les questions matérielles étant réglées, il aborda le délicat problème de la construction des pirogues. Le débat fut relancé. Morgan affirma haut et fort son refus inébranlable de remettre un pied sur autre chose qu'un solide bâtiment. Luigi partageait son avis. Michael et Maximilien cédèrent devant l'argument de la pêche mais se hâtèrent de dire qu'il était hors de question de se servir de la pirogue pour traverser une partie du Pacifique. Emmanuel ne broncha pas. L'essentiel était que ladite pirogue fût construite. Ensuite, on aviserait. Yannick et Gwénaël n'eurent même pas l'occasion de s'exprimer. Ni Fabian Smith non plus. Le musicien tenait leur acceptation pour acquise. Aucun des trois n'osa se rebiffer devant pareille certitude mais ils se sentirent tous mal à l'aise devant ce manque de considération. Le plus âgé se souvint de la crainte exprimée la veille par son ami : Emmanuel n'avait-il pas déjà entrevu le danger qui le guettait, cette attirance pour le despotisme afin d'œuvrer pour le bien commun ? Car il était difficile d'accuser le garçon d'égoïsme : tout à son idéal, il visait ce qu'il estimait être le meilleur pour tous ses camarades. Seulement était-ce vraiment ce qu'ils souhaitaient ?

— Tu as oublié plusieurs choses, intervint Gwénaël comme son frère, avant de lever une séance fort courte, avait demandé s'il y avait des questions.

Emmanuel, comme toujours, s'amadouait insensiblement dès que son cadet ouvrait la bouche.

— Je t'écoute.

— Feras-tu de la musique ?

Le garçon se mit à rire, surpris par la question.

— Oui, bien sûr. Pourquoi ?

Mais Gwénaël n'avait pas envie de rire. Il était très sérieux.

— Quand ?

— Quand j'aurai le temps !

— C'est-à-dire jamais ! reprit le petit Le Quellec, dont le ton ferme étonna comme toujours Smith qui trouvait que l'enfant avait un sacré tempérament. Parce que tu vas passer tout ton temps à construire ta pirogue et tu n'auras plus ni le temps, ni la force de faire du piano ou du violon. C'est pour cela que ma question n'est pas si idiote qu'elle en a l'air : il faut que tu te fixes un moment de la journée où tu feras de la musique. C'est aussi important que la cuisine, la pêche ou la lessive !

Emmanuel haussa vaguement une épaule. Il paraissait un peu gêné.

— Gwénaël a bien parlé de jour, reprit Maximilien avec un sourire qui se voulait très amical et détendu, tout en sachant que son camarade pouvait ne pas apprécier du tout une plaisanterie à ses dépends. La nuit est faite pour te reposer !

Smith aurait applaudi des deux mains s'il l'avait osé. Il était ravi de l'intervention du jeune noble qui avait très intelligemment vu venir le danger : Emmanuel travaillerait normalement avec le groupe pendant la journée et passerait la nuit sur le Saint-John. Comme il ne faisait rien à moitié, sa santé s'en ressentirait rapidement. Mais les yeux du musicien empêchaient toute velléité de spontanéité : une lueur peu amène menaçait de se développer en éclairs fulgurants.

— Je fais ce que je veux de mon temps libre et la musique n'est qu'un plaisir...

— Faux ! contredit Maximilien. Elle n'est pas que cela. Car nous en avons tous besoin. Elle nous humanise, nous fait nous souvenir de la civilisation. Quand tu joues du violon, tu me rappelles papa. Cela me donnera peut-être le courage d'affronter les flots pour le rejoindre !

Emmanuel fit un geste comme pour éloigner un sujet sur lequel il ne souhaitait pas s'attarder de peur de se laisser aller à une explosion de colère qu'il ne pouvait guère se permettre en raison de la position qu'il occupait désormais. Il se tourna vers son frère :

— Tu voulais ajouter quelque chose ?

Gwénaël eut un sourire malicieux :

— Notre île n'a pas de nom...

— Et des Robinsons qui se respectent commencent toujours par baptiser leur île ! acheva Yannick en riant.

— J'ai une idée ! s'écria aussitôt Morgan. L'Île Christmas !

— Et pourquoi ? demanda Michael, un peu méprisant pour cette trouvaille.

— Idiot ! Aurais-tu oublié que nous avons fait naufrage le jour de Noël ?

— Oui. Et je préfère l'oublier ! répliqua Michael sèchement.

— L'idée est pourtant excellente ! se hâta de dire Maximilien en sentant la dispute approcher. Qu'en pensez-vous ?

Il n'y eut que Smith à secouer la tête.

— Désolé, dit-il avec regret. L'idée est tellement bonne qu'elle a été trouvée par d'autres.

— Oh ! fit Gwénaël qui avait déjà adopté ce nom propre à satisfaire son âme de naufragé.

— Oui. Et par deux fois.

— Deux ? fit Emmanuel intrigué et soudain très intéressé. Je n'en connais qu'une.

— D'après ce que j'ai lu, la plus connue est celle qui se trouve au sud de Java, mais il y en a une autre dans l'archipel de la Ligne...

— Tiens donc !

— Il faut donc trouver autre chose.

— L'Île Saint François Xavier !

— L'Île des Quatre Pics !

— L'Île du Salut !

— L'Île New-Sydney !

— L'Île de la Fraternité !

Les garçons ne semblèrent satisfaits qu'après avoir donné chacun une dizaine de noms qui, au fur et à mesure, devenaient de plus en plus farfelus. Emmanuel n'avait émis aucune suggestion. Lorsque le flot fut calmé, il intervint calmement :

— L'idée de l'Île Christmas paraissant vous plaire, pourquoi ne pas la garder en changeant simplement de langue ? Nous pourrions en faire Nedeleg Island, en breton, par exemple. Ou Natale Island en Italien...

— Nedeleg Island, cela sonne bien ! déclara Morgan. J'approuve !

— Bravo ! Vive la Bretagne ! hurla Yannick, enthousiasmé.

Malgré les réticences de Michael, la proposition fut acclamée. Il y avait quatre français dont trois bretons contre trois anglais dont l'un se préoccupait très peu de ces querelles de nationalité. Luigi se savait en minorité mais comme Emmanuel avait eu la gentillesse de suggérer malgré tout un nom italien, il était tout prêt à lui apporter son soutien.

— Il faudrait garder une trace de tout cela, déclara alors Maximilien, faire une sorte de journal de bord, sinon, nous allons tout oublier !

— Bonne idée ! fit Smith. Il y a longtemps que nous aurions dû nous en préoccuper.

— Il y a des amateurs ? demanda Emmanuel en regardant à la ronde.

— Moi, je veux bien, dit le jeune noble, plein d'espoir.

Personne ne désirait le priver de cette joie.

— Je te ferai les illustrations, si tu veux ! proposa Gwénaël.

— Volontiers ! Merci !

— Pas question de raconter nos bêtises ! grommela Michael qui avait réussi à en faire le moins possible.

— Seulement la vérité. Et notre gouverneur donnera son accord !

— Censure ? demanda Yannick, inquiet.

Emmanuel secoua la tête.

— Je pense que nous pouvons faire confiance à Maximilien quant à la manière de présenter les choses.

Le jeune noble remercia d'une inclinaison de tête. Passée la première déception de n'avoir pas été choisi par ses camarades, il se consolait en se disant qu'il était quand même plus agréable de ne pas avoir trop de responsabilité et d'avoir quelqu'un au-dessus de lui.

— Pouvons-nous conclure ? demanda Emmanuel qui semblait pressé d'en finir. Y-a-t-il des questions ou des remarques à faire ?

— Oui, si tu l'autorises, répondit aussitôt Yannick. Il s'agit... euh, comment dire ? ... de la religion...

— Ah non ! aboya Gwénaël comme un chien féroce.

— Tais-toi ! gronda le nouveau gouverneur de l'île d'un ton non moins hargneux. Achève ta pensée, Yannick, s'il te plait.

L'aîné des Le Quellec n'en menait pas large après l'explosion de son petit frère. Il avait compris qu'il était toujours résolument hostile aux principes de leur enfance, à cette foi transmise par leurs parents et la pension. Ce rejet n'allait-il pas contaminer le groupe ? Et Emmanuel, comment se situait-il sur ce sujet ? C'était le genre de garçon à garder pour lui ses questionnements s'il en avait.

— Nous... nous sommes chrétiens et il me semble que depuis notre départ de Sydney, nous avons oublié Dieu. J'aurais aimé que nous marquions le dimanche par un rassemblement durant lequel nous lirions un texte ou nous prierions...

Provisoirement mâté par le regard de son frère, Gwénaël se tenait coi. Maximilien en profita pour dire :

— Bravo, Yannick ! Tu as entièrement raison. Nous avons été beaucoup trop indifférent au Dieu grâce auquel nous avons survécu. Il est bon de nous souvenir que sans Lui, nous serions morts ! Que penses-tu de la proposition de Yannick, gouverneur ?

Emmanuel ne se pressa pas pour répondre. Le menton sur le poing serré, les sourcils très légèrement contractés, il réfléchissait gravement, regardant alternativement les sept membres de la petite communauté assis autour de lui. Murali dormait comme un bienheureux à quelques pas de là.

— C'est une demande légitime si nous considérons d'où nous venons et l'éducation qui a été la nôtre. Par contre —et je voudrais être très clair là-dessus— nous devons être extrêmement tolérants les uns envers les autres sur un sujet qui relève de la conscience la plus intime. Notre liberté à tous doit être respectée. Les derniers événements ont pu ébranler nos convictions, les raffermir ou les renverser. Je ne souhaite donc pas imposer une quelconque obligation dans le domaine spirituel. Cependant, je trouve normal que le dimanche soit considéré comme un jour particulier et que ceux qui le désirent se retrouvent dans le but de prier ou d'échanger. Il est important de ne pas avoir de réponses toutes faites : nous devons être en recherche afin de donner le meilleur de nous-mêmes. C'est, je pense, une base commune qui ne peut choquer personne...

Tandis qu'il parlait, les aînés se demandaient où leur gouverneur se situait dans sa propre relation à la religion. Son discours très modéré, presque trop pour un élève de Saint-François Xavier, pouvait faire redouter qu'il ne fût plus du côté de Gwénaël que de Yannick.

Il y eut un silence durant lequel Emmanuel quêta l'approbation de tous.

— Yannick, reprit-il après cette courte pause, nous avons besoin de quelqu'un qui coordonne notre réflexion, qui puisse proposer des textes divers ou des pistes pour une éventuelle méditation, qui sache tenir ce rôle de pasteur dans la discrétion, la délicatesse et la tolérance. L'accepterais-tu ?

L'aîné des Le Quellec n'en crut pas ses oreilles. Après ce qu'il avait fait subir à son frère, celui-ci s'adressait directement à lui pour un poste de confiance. Quelle réhabilitation !

— Tu auras une rude tâche, dit le gouverneur le soir même, lorsqu'il se retrouva avec son frère dont il avait cherché la compagnie.

— Pourquoi m'as-tu choisi ? Max...

— Ce cher vicomte n'aurait pas ta tolérance. Il est le fils de ses parents dont la foi est autant de l'être que du paraître. Or, nous n'avons pas besoin de dogmes, de théologie, de rites. L'essentiel est dans la découverte par tous d'une relation à un Dieu d'amour, d'espérance et de miséricorde. Peu m'importe qu'il s'appelle le Christ, Jéhovah, Krishna, Buddha ou tout autre. Car pour l'instant, c'est l'existence même d'une personne divine qui est remise en question par certains d'entre nous, tu le sais bien.

— Tu penses à Gwénaël ?

— Pas seulement. Il prend les choses très à cœur. Il a beaucoup souffert de ce qui m'est arrivé, de son incapacité à me venir en aide. Alors, il rejette tout. Il y a aussi Fabian. Parce qu'il est plus âgé, il a des convictions plus affirmées. Et je crois qu'il a eu des expériences qui lui rendent la religion particulièrement insupportable.

— Et toi, dans tout cela ?

L'attaque était rude. Emmanuel ne l'esquiva pas. Sans doute l'avait-il vu venir et avait-il décidé de jouer la carte de l'honnêteté.

— Comme toujours. Je doute.

— Tu avais pourtant demandé le baptême...

— Que je n'ai toujours pas reçu. Je me demande si je le recevrai un jour...

— Pourquoi ? Parce que tu ne le souhaites pas ?

— Je ne sais pas ce que je souhaite. La foi peut-elle exister avec le doute ?

— Impossible ! s'écria Yannick avec impétuosité.

Emmanuel sourit avec tristesse.

— Dans ce cas là, je vais rester avec mon doute. Et pourtant, ce serait beau de croire...

— Tu as vraiment l'art de compliquer les choses. C'est si facile de croire !

— Garde ta foi, mon frère ! Nous avons besoin de quelqu'un comme toi !

Dès lors, la vie prit son cours et put apparaître comme active et organisée. Chacun des membres de la petite communauté était occupé sans l'être trop, sauf Emmanuel et Fabian qui ne concevaient l'existence que sous l'angle d'un travail acharné. Certaines mauvaises langues auraient pu accuser Emmanuel de se montrer tyrannique à l'égard du jeune marin et d'utiliser au mieux cette dévotion qu'il avait pour lui. Mais Smith était un homme de labeur par lui-même. Alors que le climat portait à l'indolence, il était le premier à se lever, à s'activer, à se rendre utile de mille et une manières. Et pour la construction de la pirogue, il ne ménageait pas sa peine. Trois mois plus tard, une coque grossière flotta triomphalement sur le lagon. Elle chavira dès qu'Emmanuel y prit place.

Le débat fut relancé, interminablement, chaque jour. Yannick et Gwénaël osèrent enfin dire qu'ils ne voulaient plus partir. Emmanuel n'était même pas là pour les entendre. Malgré sa position de chef, sa nature si individualiste avait repris le dessus : obstinément, dès qu'il avait achevé les tâches communes, il s'acharnait à construire une embarcation qui tînt l'eau d'abord, puis l'Océan. Maximilien devait chaque jour noter une altercation entre les garçons qui ne supportaient plus de voir leur gouverneur perdre son temps et ses forces à essayer de réaliser une embarcation. Il en était très malheureux, tout comme Yannick et Fabian Smith car il comprenait qu'ils sombraient tous dans une spirale infernale.

— J'ai fait l'erreur de ma vie en le faisant devenir chef, soupira l'aîné des Le Quellec.

Smith secoua la tête.

— Cela n'a rien à voir. Dans n'importe quelle position, il aurait estimé de son devoir de nous faire quitter cette île. Et il s'y serait employé. Actuellement, le problème est le suivant : devons-nous partir ou rester ? Il sait très bien que tout le monde veut rester par peur d'affronter une traversée forcément dangereuse et sans certitude de succès. Il est donc seul contre nous. Cet isolement lui est pénible et pour survivre, il se raidit...

— Et toi, Fabian, tu ne peux pas faire céder cette tête de mule ? Emmanuel t'aime, te respecte, a confiance en toi. Tu es plus âgé. Tu devrais pouvoir lui faire entendre raison !

— Hélas, Yannick. Peut-être moi moins que tout autre !

— Nous pourrions le forcer à démissionner !

— Cela ne servirait à rien.

— C'est vrai, rétorqua Maximilien. Car nous ne restons unis que parce que nous nous opposons à lui. Sans lui, sans ce but commun, nous aurions des disputes beaucoup plus sérieuses.

Smith pensait comme le jeune noble. La particularité de la situation ne lui avait pas échappé. Il savait que le groupe comptait beaucoup sur lui pour tenter de persuader Emmanuel de renoncer à son projet fou. La vraie raison pour laquelle il ne se permettait pas de le faire était qu'il avait une autre connaissance du problème : il avait très vite compris ce qui se cachait derrière cet entêtement. Son ami noyait son angoisse dans l'action. C'était pour lui le seul moyen de faire front contre l'adversité, de résister à ses démons familiers, de continuer à vivre. Privé de son but, il sombrerait dans une profonde et peut-être irrémédiable dépression. Le jeune marin ne pouvait donc que lui apporter le soutien sans faille de son amitié et de ses quelques compétences manuelles.

Les semaines, puis les mois s'écoulèrent. La saison humide revint, annonçant un douloureux anniversaire, celui de leur présence sur cette île depuis déjà un an. La pirogue, agrémentée de deux balanciers et d'une voile latine fit le tour de l'île sous l'œil maussade des garçons. Smith, qui avait accompagné Emmanuel, harponna un requin ce qui eut pour conséquence immédiate de renforcer encore davantage le refus de se servir de l'embarcation, ne fût-ce que pour la pêche. La viande fut cependant jugée bonne et Maximilien regarda avec moins de réticences les sorties des deux marins. Yannick essaya de se joindre à eux, se souvenant des joyeuses heures passées à canoter dans la baie de Sydney. Le maniement de la pirogue lui paru difficile et dangereux. Il renonça très vite.

Quelques tempêtes accompagnées de pluies diluviennes et de tonnerre obligèrent les garçons à consolider les cabanes. Emmanuel, aidé de Smith, fit de même à bord du Saint-John afin de préserver son cher piano qui sonnait de plus en plus faux. Il en fut même réduit, après diverses tentatives d'accord, à se consacrer exclusivement au violon qu'il n'avait pas les mêmes problèmes pour faire sonner juste. Et comme toujours, il composait. Cette nécessité artistique ne l'amena donc pas à délaisser son refuge pour rejoindre la vie du groupe. Ses camarades en avaient pris leur parti. Ils n'avaient aucune récrimination sérieuse à formuler contre lui. Simplement ils sentaient qu'il n'appartenait pas à leur monde. Ceux qui en souffraient le plus étaient Yannick et Gwénaël qui regrettaient les jeux et la complicité de leur enfance. Celle-ci était révolue, leur laissant de magnifiques souvenirs et d'amers regrets.

En ce 12 mars 1874, le soleil brillait à nouveau. Le temps calme semblait revenu pour de bon. Tous vaquèrent comme de coutume à leurs occupations quotidiennes. Tous, sauf un. Car au repas du midi, l'absence d'Emmanuel fut constatée. Et divers questionnements prouvèrent que personne ne l'avait vu depuis la veille au soir.

— Il est sur le Saint-John ! s'écria Gwénaël. Hier, il m'a dit qu'il avait envie de composer. Il avait dans la tête des musiques qu'il voulait écrire avant qu'elles ne disparaissent.

— Ce n'est pas une raison pour qu'il abandonne ses obligations ! ronchonna Michael qui n'appréciait guère les remontrances du jeune chef quand il se permettait de tirer au flanc ou d'être en retard. Il se doit de montrer l'exemple !

— On voit bien que tu n'es pas artiste ! rétorqua vivement Gwénaël, toujours très belliqueux quand il s'agissait de défendre son frère bien aimé.

— On ne peut lui reprocher le moindre manque de discipline personnelle d'ordinaire. Il est très pointilleux sur les horaires pour lui comme pour les autres ! Je pense que s'il compose, il n'a pas vu le temps passer. S'il oublie encore le repas du soir, nous aviserons !

Malgré les paroles rassurantes de Maximilien, Fabian Smith mangea à peine. Dès qu'il le put, il s'échappa du groupe pour aller, non pas sur le Saint-John mais à l'embouchure de la rivière Nord qui servait de chantier de construction navale et de port d'attache à la pirogue. C'était une démarche inutile. Il savait, avant même de partir, qu'il ne trouverait plus l'embarcation, qu'Emmanuel était parti.

Bien qu'il l'eût pressenti, le coup fut terrible. Le jeune homme s'affaissa sur le sable fin, des larmes plein les yeux, la poitrine oppressée d'énormes sanglots qui ne pouvaient sortir. Il ne tarda pourtant pas à réagir. Il restait un infime espoir que le garçon fût de l'autre côté de l'île, à tirer des bords.

Il se releva donc et, précipitamment, gravit le pic de l'Aileron d'où il pouvait avoir une vue sur l'île entière et sur l'Océan.

Rien.

Rien qu'une immensité déserte sur laquelle se perdait le regard et se couchait doucement le soleil.

Smith ferma les yeux pour ne plus voir ce néant qui l'accablait.

Au campement, la nouvelle était déjà peu ou prou soupçonnée. Maximilien avait trouvé la réserve de munitions singulièrement entamée de même qu'il avait constaté la disparition des instruments nautiques. Quant à la nourriture de survie, précieusement gardée en cas d'urgence, elle avait subi des coupes sombres.

— Oh, je le hais ! Je le hais ! s'écria le jeune noble comme Smith arrivait, le visage défait. C'est un sale égoïste ! Il nous abandonne !

Tous les autres enfants étaient rassemblés autour du feu, consternés.

— Non, il se sacrifie pour nous !

— C'est un idiot ! Il ne pense qu'à lui ! Il nous prive de tout ! Il nous ôte toute chance de partir !

— Partir ? répéta Fabian, stupéfait. Mais aucun de vous ne voulait partir !

— Nous aurions pu le faire s'il n'avait pris la pirogue ! A cause de lui, nous sommes condamnés à rester ici toute notre vie !

L'accusation était tellement aberrante que Smith rétorqua :

— Vous êtes injuste, Maximilien...

— Moi, injuste ? rugit le vicomte, hors de lui. Moi ? C'est de vous que je reçois une telle insulte ? Vous ? Un sale pirate ? Vous étiez de mèche avec lui ! Voilà tout !

Atterré, Smith se ramassa sur lui. Dans les cas graves, il restait prisonnier de son passé. Personne n'avait oublié. Dès qu'il y avait un coupable à nommer, il était le premier sur la liste.

Une main se posa sur ses épaules.

— Ne t'en fais pas, dit la voix familière de Gwénaël. Il dit n'importe quoi !

Le jeune homme osa lever les yeux. Maximilien avait disparu. Les autres enfants le regardaient avec plus de tristesse que de colère.

— Oui, c'est lui, l'imbécile, renchérit Yannick.

— Je ne savais pas, murmura Smith. Je ne savais pas. Si j'avais pu imaginer...

— Si nous avions pu imaginer. Ne te mets aucun blâme sur les épaules ! Car il a bien préparé son coup. Je comprends maintenant pourquoi il paraissait soudain si raisonnable. Il mijotait son projet et nous endormait ! Nous aurions dû nous méfier. Nous avons pris son calme pour le bon sens enfin revenu !

— Il n'a laissé aucun indice derrière lui ? demanda Morgan.

— Pourquoi l'aurait-il fait ? Il s'est débrouillé pour que nous soyons mis devant le fait accompli. Sinon, il n'aurait pas dit à Gwénaël qu'il allait composer !

— J'aurais dû...

— Cesse de te culpabiliser, Fabian ! Tout cela ne sert à rien. Tu n'as rien vu, ni nous non plus ! Il a été beaucoup plus malin que nous, c'est tout ! Maintenant, il ne nous reste plus qu'à...

Il s'arrêta à temps avant de prononcer le mot « prier » et le remplaça par « attendre ».

— Attendre quoi ? rétorqua Michael. Qu'il nous envoie un os en souvenir de sa rencontre avec les requins ? Nous n'avons rien à attendre, que la mort pour nous aussi ! Maximilien a raison. C'est un sale égoïste qui nous empêche de quitter cette île !

Gwénaël lui décocha un coup de poing au visage. L'instant d'après, les deux garçons roulaient à terre tandis que Smith et Yannick essayaient de les séparer.

— Il n'a pas à traiter mon frère d'égoïste ! hurla le benjamin des Le Quellec. Si Emmanuel est parti seul, c'est que personne ne voulait l'accompagner ! C'est parce que nous avions tous peur ! Alors, on n'a pas à dire qu'il nous abandonne ! Il essaie seulement de nous sauver parce qu'il sait que nous n'aurions pas le courage de le faire avec lui ! C'est tout !

Sagement, Smith incita tout le monde à aller se coucher. Il ne servait à rien de s'entre-déchirer. Les nerfs étaient à vif pour tous. L'isolement permettrait à chacun de réfléchir plus sainement à la situation. Gwénaël fut le premier à disparaître cacher sa douleur auprès de Murali sans doute. Les autres le suivirent sans un mot.

— Viens ! dit alors Yannick d'un ton décidé en prenant Smith par le bras.

Le jeune homme qui s'assurait que le feu était bien sous contrôle parut surpris.

— Où ?

— Sur le Saint-John ! Il faut savoir. Je ne peux croire qu'Emmanuel soit parti sans expliquer sa conduite, sans nous dire un ultime adieu...Viens avec moi, Fabian !

Le carré qui les accueillit était dans un ordre impeccable, les hublots soigneusement clos, le piano fermé. Rien ne traînait. Tout témoignait d'un départ mûrement réfléchi et sans hâte.

Smith, par un dérisoire réflexe, ouvrit le piano. Il lui semblait que voir ce clavier devenu si familier redonnerait vie à la cabine.

— Une lettre ! s'écria aussitôt Yannick qui fut le premier à la voir et à la saisir avant de la tendre à son compagnon en disant d'un ton où perçait un fond de jalousie : c'est à toi qu'elle est adressée.

En effet, la feuille pliée en quatre portait ces mots :

« A Fabian Smith, mon successeur sur Nedeleg Island ».

— Non, murmura le jeune homme en se laissant tomber sur la banquette. Lis, toi. Moi, je ne peux pas !

Yannick s'assit à son tour pour obtempérer. Sa voix était rauque malgré toute sa volonté à dominer son émotion et sa nervosité.

Mon cher Fabian,

Voilà qui manque de la correction la plus élémentaire : partir sans préavis. Je sais que je n'aurais pas dû, mais que faire ? Aucun de mes camarades n'a changé d'avis. Mes frères se sont rangés dans le camp des raisonnables. Il n'y a que toi qui m'es resté fidèle, qui as supporté mes fantaisies jusqu'au bout. Mais je ne peux t'entraîner plus loin. Non pas que tu y répugnes. Ton amitié pour moi te ferait faire des folies. Celle que j'ai pour toi m'empêche d'en profiter honteusement. Alors, je te confie ceux qui m'ont élu pour être leur bien indigne chef. Avec eux, tu pourras construire un nouveau canot, plus grand, plus sûr, tu pourras les convaincre de quitter l'île dans quelques années. Ils sont encore trop jeunes. Je sais ce que je risque en partant. Je sais aussi que l'infime chance que j'ai de réussir, il faut que je la saisisse. Personne d'autre ne le fera. Je n'ai donc pas le droit de reculer. Si d'ici trois mois, vous n'avez pas de nouvelles, c'est que je suis mort. Ne me pleurez pas. Ne désespérez pas non plus. Ce qu'un enfant seul ne peut faire, sept hommes mûrs le pourront peut-être. Mais je n'étais pas prêt à attendre. Il y avait trop de fantômes à exorciser.

Dis à mon cher Yannick que tout est oublié et que je ne serais pas parti si je n'avais pas cru à l'existence d'un Dieu d'Amour et de Miséricorde, ni à la valeur du sacrifice suprême par amour. Dis lui aussi de veiller à ce que Gwénaël ne me ressemble pas. Je ne suis pas un modèle à suivre.

Avec toute mon amitié,

Emmanuel Le Quellec

P.S. Prends soin de Murali

Commencèrent pour les naufragés les jours les plus sombres de leur existence de reclus, partagés qu'ils étaient entre une indéracinable espérance qu'ils estimaient stupide sans pouvoir l'extirper de leur cœur, une colère monumentale à l'égard de ce chef qui les abandonnait pour satisfaire ses exigences personnelles et, enfin, un désarroi total à l'idée que leur seul cible d'énergie combative avait disparu. Ainsi que Maximilien l'avait parfaitement compris depuis longtemps déjà, privés d'une opposition en chair et en os, les égoïsmes, les rivalités, les conflits ne tardèrent pas à s'épanouir de manière outrancière et débridée. Chacun passait de l'optimisme à la morosité, de l'agressivité à la passivité. Emmanuel était l'objet de toutes les haines, de toutes les jalousies, de toutes les rancunes. Les accusations pleuvaient. Les vieilles rancœurs surgissaient. Le moindre prétexte créait l'étincelle qui provoquait les disputes et les bagarres. A cela s'ajoutait, inavoué, pernicieux, souterrain, un sentiment collectif de culpabilité. Confusément, les garçons sentaient que si Emmanuel était parti, c'était à cause de leur pusillanimité à tous. Par leur refus d'affronter la haute mer, ils l'avaient précipité dans la mort, et une mort horrible, dont ils espéraient seulement qu'elle eût été rapide. Il eût fallu beaucoup d'humilité et de maturité pour admettre une part de responsabilité dans la décision quasi suicidaire de leur ami.

Fabian Smith, l'aîné, se sachant un paria lui-même en raison de l'amitié qu'il avait pour le musicien, se tenait très à l'écart du groupe. La mort dans l'âme, il assistait à l'effondrement de la petite communauté qui se déchirait sous ses yeux sans qu'il eût la moindre possibilité de la sauver. Le plus terrible pour lui était de se rendre compte que l'adolescent était parti dans l'espoir de sauver des compagnons qui ne rataient aucune occasion de le dénigrer et de le torpiller. Il ne lui restait plus qu'à devenir lui-même le bouc émissaire en récoltant des coups et des injures. C'était tout ce qu'il pouvait offrir au souvenir de celui qui l'avait arraché aux griffes d'Owen, à la servitude de sa lâcheté, cet enfant qui n'avait pas hésité à tenter seul une traversée périlleuse, à accepter une mort solitaire pour le salut de ses camarades.

Six semaines après ce funeste 12 mars, le campement fut brutalement réveillé par trois coups de canon amplifiés par l'écho des montagnes. Les plus impulsifs des garçons se ruèrent sur la plage. Les autres, un peu hagards, se regardèrent, l'esprit submergé de questions. Espoir ? Attaque ? Réussite ?

— Le drapeau français ! hurla Yannick dès qu'il découvrit, croisant de l'autre côté de la barrière de récifs un aviso sous petite vapeur.

S'en était détachée une chaloupe.

— Emmanuel est à bord !

— Non !

— Si !

— Je te dis que non !

Fabian dut séparer les deux belligérants qui en venaient aux mains.

— Si, il est là ! affirma-t-il quelques minutes plus tard après une observation très attentive.

Les six enfants se mirent à danser de joie, aussi fraternels qu'ils avaient été haineux un instant plus tôt. C'étaient des embrassades, des cris, de grandes tapes dans le dos.

— Nous sommes sauvés ! Nous sommes sauvés ! chantaient-ils allégrement.

— Vive Emmanuel !

C'était Gwénaël qui, le premier, avait su rendre à qui de droit le mérite de ce sauvetage.

Une immense ovation pour le héros du jour fit trembler l'atmosphère. Les marins de la chaloupe y répondirent en souquant plus ferme.

Le premier à mettre pied sur l'île fut un officier en uniforme qui prêta une main secourable à Emmanuel pour descendre à son tour. L'instant d'après, les trois frères étaient dans les bras l'un de l'autre.

Maximilien, toujours au fait des bonnes manières, salua le nouveau venu avec beaucoup de correction.

— Bonjour, jeune homme. Je me présente : lieutenant Grangier, chargé de vous ramener à Sydney dans les plus brefs délais.

— Vous êtes français ? s'étonna le vicomte en s'apercevant que le nouveau venu s'était adressé à lui dans la langue de ses ancêtres.

— Tout ce qu'il y a de plus français. De Bordeaux ! Et vous ?

— De Vendée. Venez-vous donc directement de France ?

Le lieutenant Grangier se mit à rire.

— Pas du tout ! De Nouméa.

— Nouméa ? Et... Et Emmanuel ?

— Que diriez-vous de parler anglais ? Certains de vos camarades sont complètement en dehors de la conversation !

Dans un anglais correct quoique teinté d'un accent fort prononcé, le lieutenant Grangier se tourna vers les autres garçons et après les avoir salués, les invita à venir fêter leur sauvetage à bord du Bourgogne.

— Pas de refus ! s'exclama Morgan. Cela va nous faire du bien de manger autre chose que du poisson et de boire autre chose que de l'eau ! Vous ne pouvez savoir combien j'ai envie de pain frais, de rôti de bœuf et de chocolat !

Ses camarades éclatèrent de rire à sa réflexion si spontanée. Certains songèrent avec étonnement que c'était bien la première fois qu'ils l'entendaient se plaindre de la nourriture. Et ils s'aperçurent avec la même surprise que Morgan n'était plus le petit obèse du début de la croisière mais un garçon parfaitement bien proportionné. Jamais jusqu'alors ils ne l'avaient remarqué tant le changement s'était fait progressivement.

Pierre Grangier, devant l'embarras soudain de l'adolescent, se hâta de le rassurer.

— Je ne promets pas que nous trouverons tout cela, mais je suis sûr que cela sortira de votre ordinaire ! Allez ! Venez tous ! Embarquez !

Pendant toute la traversée, assez courte, qui les mena sur le Bourgogne, Fabian Smith eut le regard fixé sur Emmanuel. Celui-ci l'avait serré contre lui, avec autant de chaleur que ses frères mais ils n'avaient pu échanger un mot. Le jeune garçon était méconnaissable. Sa peau si brune était comme brûlée par le soleil, accentuant encore son métissage, ses yeux si lumineux apparaissaient éteints, ses rares gestes trahissaient une extrême lassitude, un épuisement quasi insurmontable. Un demi sourire figé éclairait à peine son visage anguleux à force de maigreur. Il avait l'aspect de ceux qui ont vu la mort de trop près pour en oublier jamais le contact glacé. Quel enfer physique et moral avait-il traversé ?

Ce ne fut que lorsqu'ils eurent pris pied sur l'aviso que le lieutenant Grangier retint le jeune homme qui s'apprêtait à suivre les garçons sous une toile destinée à protéger une grande table des rayons du soleil déjà accablant.

— Vous êtes Fabian Smith, n'est-ce pas ?

— Oui, commandant.

— Et vous êtes l'ami de votre jeune chef, si j'ai bien compris...

— Il m'a fait cet honneur bien que j'en sois indigne...

— Ce n'est pas moi d'en juger, reprit le lieutenant avec un très bref sourire avant de considérer le marin d'un air extrêmement grave. Permettez-moi de sortir de mon rôle pour vous dire ce que vous devinerez peut-être mais que vous n'apprendrez jamais de la bouche même de l'intéressé : ce garçon revient de l'au-delà. S'il n'est pas mort, c'est qu'il existe un Dieu qui l'a empêché de mourir et qui a veillé sur ces quinze jours durant lesquels il s'est retrouvé seul à la surface du Pacifique, à bord de cette misérable pirogue, un chef d'œuvre de stabilité et de maniabilité, soit dit en passant. Un Dieu capable de protéger ce jeune fou. Car son entreprise relevait ni plus ni moins de la folie. Et pourtant, il est arrivé à l'entrée de la baie de Nouméa et a été recueilli dans un état de faiblesse qui défiait toute description, à bout de nourriture et surtout d'eau. Il avait sur lui un récit assez circonstancié qui relatait l'histoire de la mutinerie et du naufrage ainsi que la position de votre île. Les autorités de Nouméa ont été très embarrassées : quelques mois plus tôt, elles avaient en effet reçu un avis de recherche concernant le Saint-John. Comme tout le monde, elles avaient conclu à une perte corps et bien, durant un cyclone. Etait-ce vraiment un survivant qui venait là ? Comment concevoir qu'un gamin avait été capable de construire une embarcation et surtout d'accomplir une traversée si longue ? Après avoir interrogé votre ami, le commandant de la place fut convaincu de sa sincérité. Par contre, pour ne pas créer de fausses joies aux familles, il a souhaité que le départ du Bourgogne se fasse dans la plus grande discrétion : il restait très sceptique quant à la position réelle de l'île. Et je dois dire que jusqu'à ce matin, j'étais convaincu, personnellement, d'avoir affaire à un imposteur.

— Je ne vous en blâme pas...

— Moi, si. Car il mérite mieux que cela ! Je lui tire mon chapeau ! Mais je crains qu'il n'ait laissé beaucoup de sa santé physique et peut-être même mentale dans cette aventure inouïe...

Smith poussa un profond soupir en regardant la frêle silhouette recroquevillée sur elle-même contre la rambarde, loin de l'animation du repas qui se préparait et de ses camarades dont les cris et les rires un peu trop hauts parvenaient jusqu'à eux.

— Il ne laissera jamais personne pénétrer dans l'intimité de sa souffrance. Il restera solitaire, comme toujours...

— Alors, monsieur Smith, votre amitié lui sera d'autant plus précieuse.

— Dites-moi, commandant, avez-vous des nouvelles du capitaine Larkin et de son second ?

— Aucune, j'ai le regret de vous le dire. Et je sais que cette ignorance mine aussi votre ami. Nous ferons route le plus rapidement possible pour Sydney. Ce sont les ordres que j'ai reçus de mes supérieurs.

Le Bourgogne quitta Nedeleg Island le lendemain matin après que les garçons eurent passé une dernière nuit à terre, ce qu'ils avaient demandé comme une prière. Ce ne fut pas sans une profonde émotion qu'ils virent disparaître à jamais ces rivages enchanteurs sur lesquels ils avaient trouvé refuge, souffert, partagé, désespéré, espéré, lutté et découvert ce qu'ils étaient. Ils avaient appris la limite de leurs forces et de leurs faiblesses. Ils avaient compris la difficulté à vivre en société. Ils avaient essayé de faire l'apprentissage de la démocratie. Ils avaient expérimenté dans leur chair, souvent à leurs dépends, qu'ils n'étaient pas celui qu'ils imaginaient et que les autres, comme eux, se révélaient différents de ce qu'ils apparaissaient. Les masques étaient tombés. Ils revenaient, riches d'expérience, d'amitié, de fraternité, conscients que cette aventure constituait l'étape essentielle de la construction de leur personnalité d'homme. Le plus jeune n'était plus un enfant. Les aînés étaient déjà des adultes mûrs et responsables, même si les derniers événements les avaient rendus semblables à des animaux pris dans la loi de la jungle.

Le 7 mai, sous les nuages, le vent et la pluie, le Bourgogne se présenta par le travers de North Head. Une heure plus tard, le lieutenant Grangier consentit à laisser les trois Le Quellec, leur chat et leur ami Fabian Smith devant Shark Point. Ce n'était pas une action légale, mais il se disait que les autorités, toutes à la joie de retrouver si inopinément les survivants du Saint-John fermeraient les yeux sur ce débarquement peu régulier. Il avait aussi compris que s'il ne mettait pas le canot à l'eau, Emmanuel lui fausserait compagnie et qu'il aurait risqué d'être suivi par les deux autres marsouins de la famille. Et puis, il y avait des faveurs que l'on accorde plus facilement à un héros, encore auréolé de son action d'éclat et pourtant d'une discrétion à toute épreuve. L'officier français admettait en son fort intérieur qu'il éprouvait pour cet adolescent hors de l'ordinaire un sentiment d'estime voisin de la franche admiration.

La montée vers Ti-Ar-Mor, sur ce sentier si familier dont ils reconnaissaient chacun détour, chaque aspérité, fut faite au pas de course par Yannick et Gwénaël auxquels la joie donnait des ailes. Par contre, Emmanuel, plié en deux par de violentes nausées, avançait avec difficultés. Fabian, conscient de son état d'extrême nervosité, inquiet depuis qu'il l'avait retrouvé de cette fragilité persistante qui lui rappelait tristement leurs débuts sur Nedeleg Island, cherchait à le réconforter de son mieux, le tirant, le poussant, le soulevant presque pour l'aider à progresser. Il ne pouvait s'empêcher de penser à l'infinie complexité de ce caractère terrassé par une sensibilité maladive en certaines occasions et, en d'autres, supérieur à toutes les passions humaines. Bref, Emmanuel restait et resterait toujours un être d'extrêmes.

Ti-Ar-Mor apparut brusquement au détour du sentier, un bijou d'une blancheur éclatante dans son écrin de verdure et serti de fleurs multicolores. Leur maison. Leur enfance. Leur passé.

D'un bond, Yannick et Gwénaël furent sur le perron. L'un se pendit à la cloche, l'autre tambourina à la porte qui, secouée sans ménagement, refusa de s'ouvrir. Ils ne s'embarrassèrent pas pour autant et, toujours courant, toujours hurlant, hors d'haleine, contournèrent la maison tandis que soudainement un chien aboyait.

— Papa ! Maman ! Papa ! Maman !

La porte d'entrée s'ouvrit brusquement, laissant le passage à quatre têtes effarées qui regardèrent de tous côtés d'où provenaient ces cris. Elles aperçurent à droite deux formes qui, toujours courant, toujours appelant, terminaient leur tour de la maison, suivies d'un Kinou exubérant et aboyant comme un fou. De l'autre côté, au bout de l'allée, elles virent deux silhouettes plus indistinctes, l'une allongée sur la pelouse, l'autre penchée vers elle. Et sur l'herbe fraîchement coupée, un gros chat gris batifolait de contentement.

L'évanouissement de Marie Le Quellec suivit de peu cette vision globale. Yves, paniqué par une situation imprévue qu'il ne maîtrisait absolument pas, reçut l'aide efficace et musclée d'un grand garçon épanoui qu'il reconnut pour être l'aîné de ses fils, son robuste Yannick. Et près de lui, tenant la main glacée de sa mère, se trouvait le benjamin, l'ange blond, son Gwénaël.

Pendant que Marie était transportée à l'intérieur, James Larkin, avec son fidèle Taylor sur les talons, se précipitèrent vers le couple sur la pelouse. Murali fit semblant d'avoir très peur et se réfugia noblement sur la balustrade d'où il considéra la scène d'un air blasé avant de s'absorber dans la toilette de sa queue.

Les deux marins, s'ils espéraient voir leur ancien moussaillon dans la forme étendue sur l'herbe mouillée, furent pris au dépourvu lorsque l'inconnu leur présenta le visage familier d'un être qu'ils haïssaient, qu'ils méprisaient et dont ils souhaitaient la mort depuis seize mois. C'était Smith, le lâche, le mutin, le traître ! C'était cette crapule qui osait se présenter devant ses victimes ! Les mains des deux hommes se crispèrent pour frapper, se tendirent en avant pour étrangler, pour empoigner ce félon auquel ils devaient des semaines de deuil et de désespoir.

Mais d'un même mouvement, les mains s'arrêtèrent dans leur élan vengeur. Car ce n'était plus totalement Smith qu'ils avaient devant eux. C'était un jeune homme à la physionomie grave et douce, au regard mélancolique qui venait de s'éclairer d'une lumière de joie sincère. Etait-ce Smith ? N'était-ce pas lui ?

James Larkin et Peter Taylor se considérèrent d'un air perplexe, heureux de sentir qu'ils partageaient les mêmes interrogations et les mêmes doutes.

—  Capitaine ! Monsieur Taylor !...

D'émotion, Smith dut s'asseoir, les yeux pleins de larmes, la poitrine débordant de sanglots.

— Emmanuel ! parvint-il cependant à dire. Emmanuel ! Ils sont vivants ! Reviens à toi !

La suite fut une mêlée indescriptible durant laquelle les quatre hommes passèrent alternativement dans les bras les uns des autres. Peu importait ce qui s'était passé durant ces seize mois. Ils avaient survécu. Ils étaient réunis.