Le Maelstrom — Chapitre 10

— Au fond, ce n'est pas idiot, ce que tu as dit, grommela Emmanuel, arrivé sans bruit derrière Smith resté assis tristement auprès du beaupré, le faisant sursauter. Le tout, c'est de faire mon deuil de ces parents imaginaires qui sont un poids derrière moi. En fait, je croyais être en paix avec mon passé. Je m'étais construit une petite forteresse personnelle, bien solide. Et puis, Yannick est arrivé balayer mon édifice de quelques paroles lapidaires et m'a demandé de reconsidérer leurs fondations.

— Faire ton deuil mais sans haine ni ressentiment ! Ni à l'encontre de Yannick, ni à celui de tes parents. Tu ne dois pas avoir d'amertume...

— Comment peux-tu ?... Mais Fabian, mes parents inconnus, je les aime ! J'ai tellement mal pour eux, parce qu'ils ont dû tellement souffrir. Pensent-ils que je suis mort ou que je vis ? Je voudrais tant qu'ils sachent que je suis heureux, que j'ai trouvé une famille !

— Et pourtant, tu aurais honte de les savoir des assassins ou des voleurs !

— Cela n'a rien à voir ! Je ne pourrai jamais les haïr !

— Voudrais-tu les voir, quels qu'ils soient ? Si c'était possible, bien sûr !

— Tu es en train d'essayer de me dire d'être réaliste... Il faudrait que je retourne en France, que je fasse des recherches... un jour, peut-être. Pour l'instant, j'aurais trop peur de ce que je pourrais découvrir. Et puis, à quoi bon ?

— Comment cela « à quoi bon » ? s'étonna Smith qui avait parfois du mal à suivre la logique de son ami. Tu dis que tu souhaites connaître tes origines et quand tu pourrais en avoir la possibilité, tu dis « à quoi bon ? »...

Il s'attendait à déclencher un orage. Emmanuel resta remarquablement maître de lui.

— Je t'explique : la vie nous a séparés. D'un côté comme de l'autre, nous avons vécu ou survécu avec nos blessures cicatrisées tant bien que mal. Nous serions des étrangers les uns pour les autres...

— Le lien du sang... commença Smith sans poursuivre car le visage du garçon exprimait un mépris non dissimulé.

— Une chimère, mon cher ! trancha Emmanuel avec assurance. Une chimère. Une invention des romanciers en mal d'imagination ou d'inspiration ! Réfléchis un peu : j'ai treize ans. Ces événements se sont produits quand j'en avais trois. Cela fait donc dix ans, si tu sais bien compter. Et dis-moi quel rapport il y a entre le bébé que j'étais alors et le gosse que je suis maintenant ! Pas grand. Que serais-je pour ces parents qui ne m'ont pas vu grandir ? Un inconnu. Un nom. Rien de plus. Ils n'auraient aucun souvenir de mon enfance. Nous n'aurions rien partagé. Je surgirais comme un boulet de canon dans une vie qu'ils ont refaite. Et moi, objectivement, je n'ai pas besoin d'eux puisque je me suis retrouvé une famille... Je n'ai besoin d'eux que pour me donner des repères dans mon histoire, pour relier mon petit maillon à la chaîne du sang. Mais c'est tout. Mes parents, les vrais, ce sont ceux auxquels je suis lié affectivement par une histoire commune, ce sont Monsieur et Madame Le Quellec parce que ce sont eux qui m'ont élevé. Tu vois, Yannick a pu me trahir, mais mes parents, eux, jamais. Ma famille, c'est mon roc. Elle ne me trahira jamais. Comme Ismaël. Comme Oncle Douglas...

— Je croyais que tu ne savais pas qui était ta famille...

— Je me suis construit une famille de substitution ! Oncle Douglas est un Ecossais qui, si les circonstances le lui avaient permis, aurait pu devenir mon père, comme Ismaël d'ailleurs.

Smith réfléchit un moment.

— M'autorises-tu à être curieux... ou indiscret ?

Emmanuel ne put s'empêcher de sourire à son air inquiet.

— Suis-je un tel monstre que tu aies si peur de me poser des questions ? Parle donc. C'est peut-être plus facile pour moi.

— Tu as dit que tu étais français. Ton oncle Douglas est Ecossais. Ismaël est Gallois. Et les Le Quellec sont français, mais vivent en Australie... Comment relies-tu tout cela ? C'est confus.

— Compliqué, surtout. J'ai pas mal bourlingué...

Devant le silence de son compagnon, Smith hésita.

— Tu ne veux pas en parler ?

— Tu veux tous les détails ? s'étonna Emmanuel presque naïvement.

— Quelques uns. Pour mieux te comprendre...

— Bon, je vais essayer de te résumer l'essentiel. C'est Ismaël qui m'a trouvé quand j'ai été abandonné sur un voilier anglais. Il m'a pris sous sa protection ce qui lui a valu de perdre son emploi et de disparaître en Australie où mon Oncle Douglas l'a retrouvé quelques années après.

Smith, les sourcils froncés, essayait de comprendre. Tout cela n'était pas très clair.

— D'abord, c'est le capitaine du bateau qui m'a recueilli. Il disait « adopté ».

Emmanuel cracha ce mot avec tant de fiel, de haine que le marin en frémit.

— Si je comprends bien, tu détestes cet homme malgré le fait qu'il t'ait recueilli...

— Oh, oui, je le déteste. Mais pas parce qu'il m'a recueilli. Pas parce qu'il a voulu faire de moi un petit singe savant, genre « plus précoce que Mozart ». Non. Parce qu'il a fait le malheur de ses enfants et surtout d'Ismaël. Il a aussi fait le sien, puisqu'il a fait naufrage en Australie. C'est pour le retrouver qu'Oncle Douglas, un parent de cet homme, est parti aussi en Australie. Nous avons retrouvé Ismaël aussi. Mais, quand je te dis que cet homme, même à distance, cause le malheur, c'est vrai : durant le voyage pour sauver le capitaine, j'ai été enlevé par des malfaiteurs...

— Cela devient une vraie spécialité chez toi ! dit Smith en riant pour détendre l'atmosphère.

Emmanuel consentit à sourire à cette innocente plaisanterie.

— Je me serais passé de cette expérience, crois-moi ! dit-il plus sérieusement. Cela a créé un terrible malentendu. Mon oncle Douglas, Ismaël et tout le monde ont cru que j'étais mort. Ils sont alors repartis pour l'Ecosse après avoir retrouvé le capitaine...

— Celui qui t'avait adopté ? demanda Smith pour s'assurer qu'il suivait correctement les pérégrinations de l'expédition.

— Adopté ? Jamais ! Tu m'entends ? Jamais !

Le garçon hurlait presque. Ses yeux fulguraient.

— Pardonne-moi. Je... je voulais seulement... Si tu avais nommé cet homme, cela aurait été plus facile de l'identifier... Je suis... désolé...

Devant la douceur contrite de son ami, la colère d'Emmanuel tomba aussitôt.

— C'est moi qui suis désolé, Fabian. Je... m'exprime mal. J'ai tellement voulu que cet homme soit mort. J'ai du mal à prononcer son nom...

— Ce n'est pas grave. Continue ton récit, c'est plus important. Tu parlais d'un malentendu.

— Oui. On m'a cru mort, mais moi, j'ai cru que ma famille... je veux dire Oncle Douglas, Ismaël, Diana et les autres étaient morts. Une deuxième fois, j'avais tout perdu. Alors, comme il fallait vivre, j'ai fui mes ravisseurs et je me suis embarqué comme mousse sur un long-courrier...

— Tu étais bien jeune...

— Très. Trop. Mais j'étais grand pour mon âge. Et puis, je m'y connaissais un peu grâce à mon oncle Douglas... Sans compter que le capitaine était un homme exceptionnel... Il s'agit du capitaine Larkin !

— Je comprends mieux, maintenant.

— Que comprends-tu mieux ?

— Tes connaissances nautiques et la familiarité entre toi et le capitaine... J'ai toujours été surpris par l'espèce d'adoration qu'il avait pour toi !

Emmanuel déglutit difficilement.

— Sans lui, je serais mort... dit-il d'une voix étranglée par l'émotion. Et pourtant, cela n'a pas été simple. Ni pour lui, ni pour moi. Tu as été mousse. Tu sais donc quelle vie c'est. Tu m'as même dit un jour que j'étais incapable de comprendre...

Smith se sentit rougir de confusion. Il se souvenait de ses propos un peu méprisants à l'égard de ce fils de bonne famille qui voulait s'initier à la vie de marin par plaisir. Comme il avait du meurtrir son ami par sa cruauté involontaire.

— Je ne t'en veux pas, tu sais. Tu ne pouvais deviner. Et c'était intéressant de voir comment tu me considérais, finalement. Bref, j'ai été mousse. Et un jour, durant une escale à Sydney, j'ai déserté.

Il fit une longue pause. Puis, dans le silence de la nuit qui s'achevait, il ajouta sans faiblir :

— C'était pour me tuer.

Smith retint un haut le cœur. Même si jeune, Emmanuel pensait donc déjà à la mort comme solution à ses problèmes.

— Seulement voilà : en essayant de me noyer dans la baie, j'ai trouvé deux gosses qui eux se noyaient contre leur volonté. Je les ai sauvés. Ils sont devenus mes frères et leurs parents sont devenus les miens aussi. Voilà comment je suis devenu un Le Quellec. Tu sais à peu près tout, maintenant !

Smith ne crut pas devoir parler. Il se contenta de presser la main de son ami, bouleversé par ses révélations. Plus que jamais Emmanuel lui était proche. Quand il n'était encore qu'un jeune bourgeois doué et sympathique, son amitié était déjà merveilleuse. Mais là, il se découvrait un vrai frère qui avait partagé ses expériences, qui savait ce qu'étaient la solitude, la faim, les mauvais traitements, le manque d'affection. Comme lui, il n'était jamais sûr de rien. Comme lui, il avait vu s'écrouler son monde et sa sécurité. Comme lui, il était fragile. Sous ses dehors audacieux, mûrs, Emmanuel cachait une énorme vulnérabilité, encore exacerbée par ses dons musicaux et une vive sensibilité. Quoi d'étonnant qu'il eût été si ébranlé par les propos de Yannick ! Sur un pareil passé, un rejet brutal n'avait pu qu'occasionner des ravages.

— Bon, c'est bien joli, tout cela ! Tu as gentiment passé la nuit à m'écouter, mais tu ne venais quand même pas pour que je te raconte ma vie !

— Pour que tu parles...

— A ce point ? En tous cas, merci. Je me sens mieux, je ne sais pas pourquoi... Je crois même que grâce à toi, je vais aller voir Yannick pour une réconciliation !

— Excellente initiative. Cela permettra enfin à notre groupe d'envisager un futur commun. Nous n'avons pas vraiment été ensemble depuis le naufrage. Maximilien voulait d'ailleurs nous réunir tous !

— Tiens donc ! Et pourquoi ?

Smith inspira profondément dans l'espoir que cela lui donne du courage.

— Pour que nous puissions élire un chef !

Emmanuel sauta sur ses pieds.

— Quoi ? Un chef ? Non mais, tu plaisantes, j'espère ! C'est d'un ridicule ! Un chef pour huit !

Le marin recula prudemment mais répondit d'un ton ferme.

— Ce n'est pas si ridicule que cela si nous voulons faire avancer les choses. Songe que nous sommes déjà au début avril. La saison sèche commence. Il faut prendre une décision concernant notre avenir et nous y tenir. Or, nous en sommes incapables car ce sont toujours les mêmes qui font les corvées, nous deux, Gwénaël et Maximilien. Ce n'est pas admissible !

— Quelle importance ?

— Il ne faut pas qu'il y ait des profiteurs ! Nous devons tous être solidaires !

— Ce sont les profiteurs qui sont guettés par le désespoir, pas ceux qui agissent. Le travail permet d'oublier. Bref, mon cher, une chose est claire et ne n'agace pas en revenant là-dessus car je ne serai pas aussi patient que je l'ai été, je ne veux pas de chef !

— Ne m'agresse pas, Emmanuel, se plaignit Smith, malheureux de la virulence avec laquelle le musicien s'adressait à lui. Je ne fais que te transmettre la proposition de Maximilien. Je n'en suis pas responsable !

— Tu aurais dû la rejeter...

— Pas avant de t'en avoir parlé, c'était impossible. Il faut quand même bien que tu saches exactement ce qui se passe ! Si je m'étais tu, tu aurais été le premier à m'accuser de faire des cachotteries.

Le jeune garçon haussa les épaules.

— Peut-être, admit-il avec un bref soupir. Cela me parait tellement futile... Bon, il va faire jour dans très peu de temps. Nous avons besoin de repos. Tu n'as plus besoin de moi ? Non ? Dans ce cas, je vais me baigner !

Se baigner à l'aube avant d'entamer sans doute une journée complète de travail comme il en avait l'habitude... Fabian Smith ne fit aucun commentaire. C'était peine perdue. Il n'avait pas l'autorité suffisante pour intimer à ce personnage indomptable l'ordre de mener une existence plus raisonnable. Il le suivit des yeux d'un air pensif et s'endormit sans s'en apercevoir.

Emmanuel fut invisible toute la journée. De retour au campement, Smith éprouva une vive inquiétude. Rien ne lui prouvait que l'adolescent était bien revenu sur la terre ferme. Il pouvait avoir été victime d'un requin, d'une pieuvre, d'un malaise...

— Lui avez-vous parlé de notre projet ? demanda Maximilien dans l'après-midi.

— Il le refuse énergiquement !

— Evidemment, grommela le jeune noble, sarcastique et vexé. Cela m'aurait étonné s'il avait vu d'un bon œil l'élection d'un chef. Comme individualiste, il n'y a pas pire ! Il refuse toute autorité, à la pension comme ici !...

— Tu exagères ! protesta Gwénaël.

— Tu n'as rien à dire, petit Le Quellec ! Tu imites bien ton frère dans ce qu'il professe d'insoumission et de contestation !

— Où est le mal ? Tu as quelque chose à me reprocher ?

Les yeux de l'enfant brillaient de colère. Il ressemblait à Emmanuel de manière étonnante. Involontairement sans doute, le plus jeune avait assimilé ses mimiques et ses intonations. Jusqu'à sa masse de cheveux rebelles.

— Il me semble que Gwénaël n'a pas tort, intervint Smith. Les plus indépendants ici sont aussi les plus soucieux de l'ensemble de leurs camarades.

— Peu importe à partir du moment où quatre d'entre nous ne font jamais rien ! De toutes les façons, j'ai l'intention de mettre cette proposition aux voix. S'il y a une majorité, nous procéderons à une élection. N'est-ce pas le parti le plus sage ?

Cela l'était, Smith en convenait. Mais après sa discussion avec son ami, il songeait qu'il n'était pas un gage de réussite, ni d'acceptation paisible. Emmanuel était un extrémiste. Mieux valait le contourner que l'affronter. Maximilien aurait-il cette habileté ?

La surprise fut grande et joyeuse de voir les deux frères Le Quellec apparaître le lendemain matin, souriants et détendus comme si trois mois de conflits avaient été miraculeusement gommés. Gwénaël, après un instant d'incertitude, se précipita vers eux pour les rassembler dans une même étreinte. Sa joie de les savoir réconcilier lui faisait oublier tous les serments qu'il avait prononcés. Il ne pouvait effacer d'un revers de manche leur amitié de cinq années.

— Il paraît que nous sommes invités à des états généraux ? déclara Yannick après avoir salué la petite communauté avec beaucoup de naturel. A le voir et à l'entendre, rien de dramatique ne s'était passé durant plusieurs semaines.

— Tout à fait, approuva Maximilien, heureux de retrouver son camarade à nouveau boute en train et direct. Il s'agit de nous trouver un chef.

— Pardon, corrigea le musicien, l'œil goguenard. Avant d'élire ledit chef, il faut que tout le monde soit d'accord pour en avoir un...

— Rassure-toi, c'était notre idée, rétorqua froidement le jeune noble, sur la défensive parce qu'il sentait bien l'hostilité d'Emmanuel et qu'il voulait la combattre. Puisque nous voici tous ensemble, d'ailleurs, autant en finir. Je vous pose donc la question : pensez-vous qu'il est nécessaire d'avoir un chef ?

Aussitôt, cinq bras se levèrent, suivi d'un sixième, plus lent, un peu réticent, un peu inquiet en la personne de Gwénaël tiraillé entre sa loyauté à l'égard de son frère et son désir d'être ce qu'il croyait être un parfait Robinson. Smith leva à son tour le bras. C'était un marin, habitué à l'autorité. Il estimait normal qu'il y eut un membre du groupe capable de détenir cette autorité.

Le bras d'Emmanuel resta obstinément baissé. Son visage exprimait une fureur méprisante.

— Avez-vous donc une âme d'esclave ? rugit-il en voyant que ses deux plus fidèles soutiens eux-mêmes lui faisaient défaut. Est-ce donc impossible, à huit, de vivre de manière responsable sur un pied d'égalité ?

— Oui, c'est impossible ! rétorqua vivement Morgan Kennedy. Oui ! Je te le dis franchement : dans la situation qui est la nôtre, je serais heureux qu'on me dise ce que j'ai à faire, qu'on me critique et qu'on m'insulte parce que je ne l'ai pas fait !

— Tu n'as pas besoin qu'on te dise ce qu'il y a à faire ! Le travail est là. Fais-le ! Ta conscience te suffit !

— Eh bien, non, figure-toi ! Non, elle ne suffit pas ! Ni à moi, en tous cas, ni semble-t-il à Luigi et à Michael ! L'autorité nous rappellera notre famille et la pension. Ce sera réconfortant !

— Quoi ? fulmina Emmanuel, outré. Nous vivons une expérience unique dans notre existence : être seuls face à nous-mêmes, sans adultes pour nous diriger ! Et nous ne chercherions qu'une chose, remplacer les grandes personnes manquantes ? Quoi d'étonnant que les peuples soient serviles...

— Morgan a raison, tu sais, interrompit à son tour Michael. La liberté sans limite ne nous vaut rien ! La preuve, c'est que nous profitons de votre travail. Nous sommes passifs.

— C'est votre problème...

— Ah non ! s'écria Maximilien. J'en ai assez de me fatiguer pour les paresseux ! C'est pour rétablir un semblant de justice et d'égalité que je réclame un chef !

— Et toi aussi, Gwénaël ?

Le ton était moins agressif et plus douloureux.

— Oui, Emmanuel, répondit l'enfant sans baisser les yeux. Je crois que s'il y avait eu un chef, nous n'aurions pas eu tous ces dérapages et ces incidents. Et puis, tu ne te rappelles pas ? Les Robinsons ont toujours un chef !

Le musicien serra les dents. A un autre, il eut vertement répondu, mais Gwénaël restait si fidèle aux jeux de leur enfance qu'il en était touchant.

— Ainsi donc, reprit Maximilien, puisque la majorité s'est prononcé en faveur d'un chef, nous allons procéder à l'élection...

Le jeune français semblait parfaitement à l'aise dans son rôle d'organisateur. Pourquoi pas de chef ? Smith était certain qu'il y pensait et qu'il se voyait très bien gouverneur de l'île et du groupe. Personnellement, il estimait que le choix se concevait, le garçon s'étant montré irréprochable depuis le naufrage.

— Je ne vote pas ! déclara alors Emmanuel, l'œil aussi sombre que la voix, faisant sortir le marin de ses cogitations.

— Comment, tu ne votes pas ? C'est une obligation !

Le garçon se rebiffa.

— Comment ? Une obligation ? Ce ne peut en être une ! Nous ne sommes pas sous une tyrannie, que je sache, du moins pas encore ! J'ai le droit de ne pas voter puisque je refuse de me reconnaître dans votre choix.

— Ton droit, peut-être, mais pas ton devoir !

— En quoi est-ce mon devoir d'élire un chef dont je ne reconnaîtrai jamais l'autorité ? demanda Emmanuel avec cette hauteur insultante typique de ses positions orgueilleusement solitaires.

— Tu seras obligé de la reconnaître, répliqua Maximilien, épuisé par cette lutte pied à pied. Parce que tu es en minorité, tu es seul contre nous tous...

— Eh bien, je le resterai ! Je ne vois pas pourquoi je renierais mes convictions pour un monde d'égalité ! D'autres que moi sont morts pour que règne un monde juste, un monde libre ! Ferais-je moins bien ?

— Ne t'obstine pas à ce combat perdu d'avance !

— Justement ! rétorqua fièrement le musicien, la physionomie illuminée d'un enthousiasme tout intérieur. Où serait la valeur d'une résistance si elle était facile ? Les causes désespérées sont aussi les plus nobles...

Cette profession de foi fut suivie d'un silence. Personne n'était très à l'aise. Il y avait ceux qui ne comprenaient pas bien ce qui se passait, ni la raison de la discussion. Yannick et Gwénaël étaient plutôt contents de voit leur frère tenir tête à Maximilien. Même s'ils acceptaient davantage le jeune noble, ils n'étaient pas fâchés qu'il soit mis en mauvaise posture. Cela faisait parti du jeu. Le noble français tenait bon, mais sans savoir si son compagnon s'acharnait sur lui par esprit de revanche —leur réconciliation était de fraîche date— ou s'il était totalement sincère dans ses affirmations. A tout prendre, il aurait préféré un règlement de comptes personnel. C'était moins agréable, mais cela prêtait moins à conséquence. Quand à Smith, il envisageait l'avenir avec une inquiétude grandissante : quel que fût le futur chef de l'île, il se heurterait à l'intransigeance d'un garçon qui pouvait lui rendre sa tâche impossible. L'avenir serait rude avec un adversaire aussi farouche.

— Si tu tiens tellement à être indépendant, s'écria Morgan, exaspéré par le comportement du musicien, quitte le groupe et ne nous empêche pas de faire ce que nous voulons. Va vivre en ermite dans un autre coin de l'île. Comme cela, nous vivrons chacun la vie qui nous plait !

Emmanuel, radieux, bondit sur ses pieds. L'intervention de son camarade le libérait. D'un même mouvement, Smith se dressa et posa ses deux mains sur ses épaules comme s'il voulait plaquer au sol l'oiseau qui s'apprêtait à prendre son envol.

— Non, Emmanuel ! Non !

Le ton était si suppliant, si désespéré, qu'il parvint à franchir le mur que le musicien s'était construit. Un instant indécis, l'adolescent regarda son ami. Il respirait précipitamment et était très pâle.

Aucun des enfants ne souffla un mot, conscients qu'ils étaient tous de la gravité de l'instant. Ils n'étaient pas dupes : la suggestion de Morgan, si elle était suivie d'effet, aurait de lourdes conséquences sur leur groupe. Ils ne pouvaient se permettre de vivre divisés. Ils l'avaient tous compris, même Morgan qui, en la faisant, n'avait pas imaginé que son camarade était prêt à mettre ses actes en conformité avec ses paroles. Tous les six étaient reconnaissants à Smith de son intervention.

Emmanuel se dégagea d'un geste brusque.

— Tu as raison, dit-il d'une voix altérée. Je ne peux faire cela !

Il s'empara du morceau de papier que Gwénaël avait distribué et griffonna un nom. Ce que voyant, les enfants firent à leur tour. Les huit bulletins furent mis dans un chapeau.

Luigi, en sa qualité de benjamin, fut chargé de proclamer les résultats du vote.

— Fabian Smith : 4 voix. Emmanuel Le Quellec : 4 voix.

Il y eut un moment de flottement. Le choix des urnes était surprenant. Smith était aussi stupéfait de sa réussite que de l'échec cuisant de Maximilien. Il ne pouvait comprendre comment il avait pu être préféré à ce jeune garçon de bonne famille. Le succès d'Emmanuel l'étonnait moins. N'avait-il pas osé voter pour lui ?

— Il faut recommencer, déclara Maximilien en cachant sa déconvenue le mieux possible. Il y a égalité. Or, il faut la majorité plus une voix. Donc un minimum de cinq voix...

— Inutile ! s'écria Fabian Smith avec vivacité. Inutile. Je me retire de cette élection... Laissez-moi m'expliquer, poursuivit-il avec plus de force en raison des murmures de protestation qui se faisaient entendre. Ne voyez pas dans mon retrait une lâche désertion devant une tâche qui me ferait peur. Il s'agit d'une exigence de ma conscience. Mon passé si récent, ma participation dans le drame qui vous a tous amenés ici m'interdisent d'accéder à une position de chef. Vous avez la bonté de me traiter comme si je n'étais responsable de rien et je vous remercie très sincèrement de la confiance que vous me témoignez. Seulement, je n'oublie pas que par ma faute, deux hommes sont sans doute morts à bord de leur chaloupe, que six familles attendent en vain le retour de leurs enfants. C'est pourquoi je ne peux accepter la charge que certains d'entre vous ont souhaité me confier. Je reste naturellement votre humble serviteur et suis à votre disposition pour vous aider quand vous avez besoin de moi.

Cette déclaration grave et convaincue fut accueillie par un profond silence. Aucun des garçons n'avait été indifférent à la grandeur des propos du jeune homme.

— Très joli, mon cher Fabian, intervint cependant Emmanuel d'un ton un peu goguenard. Mais j'ai une question : et moi, dans tout cela ?

— Oh, toi, c'est très simple ! répondit prestement Yannick comme s'il n'avait attendu que cela. Comme tu nous as dit que tu ne voulais pas reconnaître de chef, tu deviens ce chef et le tour est joué !

Des hurlements de joie mêlée de soulagement et des applaudissements frénétiques saluèrent l'habileté de l'aîné des Le Quellec à s'être tiré d'un mauvais pas. Luigi, enchanté de cette conclusion qui donnait gain de cause à son favori entraîna ses camarades dans une ronde endiablée en poussant des cris de Sioux. Emmanuel resta en tête à tête avec Yannick, le foudroyant du feu incandescent de ses yeux rageurs. Smith, à deux pas, ne participait pas à l'ivresse générale, se demandant encore comment tout allait se terminer. Le musicien accepterait-il ?

— Tu estimes donc que c'est la place du va-nu-pieds que je suis ? siffla l'adolescent en français comme toujours lorsqu'il s'adressait à son frère.

— C'est la place d'Emmanuel Le Quellec, répondit Yannick tout aussi durement.

— Tu essaies de réparer ?

— C'est cruel de ta part de dire cela ! Non, je n'essaie pas de réparer parce que je sais que c'est impossible. Ce qui a été cassé ne peut qu'être réparé et il en restera toujours une cicatrice. Seulement je sais qu'en l'absence de Fabian, toi seul peux être un bon chef, le chef dont nous avons besoin. Tu as beau haïr tout ce qui ressemble à l'ordre établi, à la notion de hiérarchie, de gouvernement, tu es sans doute celui qui es le plus capable d'œuvrer pour le bien commun. Et c'est de cela dont nous avons besoin !

— N'est-ce pas une usurpation ? Ai-je le droit...

— Cesse, Emmanuel, ou je vais croire que tu cherches vraiment à me blesser ! A cause de ce que je t'ai dit, vas-tu toujours douter de ton droit à assumer le nom de nos parents ?

Emmanuel baissa un moment la tête avant de la relever, des larmes plein les yeux.

— Yann, je t'ai pardonné de grand cœur. Je ne doute pas de ta tendresse. Mais je serais un menteur si je n'admettais pas que tu as semé le doute chez moi et qu'il faudra du temps pour reconstruire ma confiance en moi. C'est indépendant de tout. C'est ainsi. Je préfère que tu le saches...

Emu, Yannick lui serra la main.

— Merci de ton honnêteté. Accepteras-tu cette charge qui t'aidera peut-être à recouvrer une bonne image de toi ?

Emmanuel respira profondément, considéra le groupe euphorique de ses camarades et finit par hocher la tête.

— Je n'ai pas le choix : je ne peux décevoir ceux qui me croient capables d'être leur chef. Ils ont besoin de moi et je ne dois pas me dérober.

Smith dut attendre la nuit pour connaître exactement l'état d'esprit de son ami à l'issue de cette élection inattendue. Emmanuel, oiseau nocturne par excellence, rejoignit son fief et y entraîna Fabian loin des oreilles indiscrètes.

— On peut dire que les choses ont été rondement menées, soupira le musicien après l'inévitable dialogue prolongé avec son piano.

— Tu sembles avoir accepté...

— Je me suis fait piéger de la plus belle manière qui soit comme un imbécile que je suis ! Je suis hors de moi ! Et tout cela, c'est de ta faute !

Le cœur de Smith manqua un battement.

— Parce que j'ai refusé le second vote ? dit-il d'une voix défaillante.

— Parfaitement, mon cher. Parfaitement. Ta conscience contre la mienne. Tu as gagné !

Une terrible angoisse étreignait soudain la poitrine du jeune homme. Pour la première fois, il s'apercevait qu'il était directement responsable de la suite des événements. Il avait fait ce qu'il considérait comme étant son devoir, oubliant qu'au passage, il contraignait son ami à agir contrairement à ses aspirations. Il avait été tellement soulagé qu'il reste dans le groupe qu'il en avait minimisé les conditions d'acceptation.

— Pardonne-moi, s'écria-t-il, terrifié à l'idée que le garçon pût sincèrement lui en vouloir. Je... je...

— T'ai-je accusé ? interrompit Emmanuel, blessé.

— Tu me dis que tout est de ma faute...

— C'est vrai. Il faut que tu assumes. Ceci dit, je te tire mon chapeau. Tu as agi de manière sublime. C'était beau, c'était grand. Devant toi, je ne tenais pas la route, mon pauvre, avec mes révoltes politiques et intellectuelles ! Et puis, Yannick a manœuvré de manière diabolique pour tirer parti de cette situation nouvelle. Il m'a neutralisé. Il m'a redonné une identité. Il a œuvré pour le groupe, comme toi, en préservant l'unité...

— J'ai vraiment cru que tu allais nous abandonner quand Morgan t'a mis au défi de partir !

— Moi aussi, je l'ai cru ! murmura Emmanuel d'un ton rêveur. Je l'ai souhaité de tout mon être, de toutes mes fibres. Tu as eu la sagesse...

— La peur...

— Je dis bien la sagesse de me montrer où était mon devoir... Si j'avais su comment cela se terminerait, je n'aurais sans doute pas cédé aussi rapidement ! Refuser de me plier à un chef et devenir ce chef... Cela me terrorise. C'est la porte ouverte au despotisme... Et qui suis-je pour prétendre à cette place ?

— Sans doute le plus mûr, le plus généreux et le plus capable de nous tous...

— Désolé, c'est ta description que tu fais là !

— J'oubliais une chose, poursuivit Smith sans se laisser troubler par l'interruption. Tu es aimé...

— D'une moitié...

— De tous ! Il suffit de voir l'enthousiasme déchaîné par ton élection. Si tu n'avais pas fait un discours aussi virulent contre l'autorité, tu aurais raflé tous les suffrages !

— Flatteur ! Comme si tu n'étais pas le mieux placé pour avoir cette place. Mais trêve de considérations oiseuses, allons au fait : il va falloir agir !

— Je suppose que tu ne manques pas d'idées...

— Surtout pas de buts ! Le premier d'entre eux étant de tout faire pour quitter cette île !

— Tu sais pourtant que tes camarades ne veulent pas entendre parler de partir sur un radeau de fortune. L'expérience les a échaudés et ils ont peur !

Emmanuel planta sur lui le faisceau exigeant de ses yeux clairs.

— Et toi ?

— Moi aussi, pour être franc ! répondit le jeune homme gravement. Mais je sais aussi que tes raisons sont les bonnes et que nous n'avons pas le choix. Je suis prêt à partir... quoique cela signifie pour moi la mort...

Le musicien fronça les sourcils :

— Que veux-tu dire ? Tu seras avec nous. Le danger est le même pour tous.

— Tu n'as pas compris, Emmanuel. Sydney, pour moi, c'est la fin de la liberté. Qui suis-je, sinon le complice d'Owen, d'Evans et de Jackson ? Si, comme je l'espère, le capitaine Larkin et monsieur Taylor ont survécu, tu imagines bien que les preuves seront accablantes !

L'extrême pâleur du garçon prouvait que les propos de son ami s'étaient abattus sur lui comme un coup de massue.

— Mais... mais, Fabian !...

— Je suis désolé, Emmanuel, je pensais que tu savais...

— Il y a une chose que je sais, rétorqua le musicien avec une soudaine énergie, les yeux fulgurants, tu es l'homme qui m'a sauvé la vie en plusieurs circonstances, alors dis-toi bien que je ne te laisserai pas mettre ne fût-ce qu'un pied en prison !

— Sois réaliste, Emmanuel ! Qui suis-je aux yeux du monde ?

— Qu'importe le monde ? rugit le garçon. C'est de moi qu'il s'agit ! Je ne suis pas un ingrat et mes parents !...

— Calme-toi ! Calme-toi ! Nous n'y sommes pas ! Ce qu'il faut résoudre actuellement, c'est le problème du comment quitter cette île. Je suppose que tu y as déjà sérieusement réfléchi.

Emmanuel mit du temps pour répondre. Il avait du mal à ôter de son esprit les sombres révélations de son ami concernant son avenir.

— J'avais envisagé de construire des pirogues du genre de celles que l'on trouve dans ces régions, avec un ou deux balanciers pour la stabilité...

— Des pirogues ? Combien ?

— Trois. Deux pour nous et une pour les provisions...

Smith émit un petit sifflement d'admiration.

— Tu ne manques pas d'ambition ! Et combien de temps comptes-tu pour réaliser tout cela ?

— J'avoue que je ne sais pas vraiment. Six à neuf mois, peut-être beaucoup plus...

— Cela nous ramènerait à la saison des pluies.

— Si nous pouvions partir dans un an, ce serait merveilleux...

— Nous essayerons. Et quelles terres rallierons-nous ?

— Tout dépend des vents. Nous avons le choix entre les Nouvelles Hébrides, les îles Fidji. Peut-être la Nouvelle-Calédonie...

— Ou l'Australie ! se moqua doucement Smith qui estimait que son jeune compagnon ne se rendait absolument pas compte des dangers et des distances.

— Ou l'Australie ! répéta Emmanuel, les dents serrées. Et pourquoi pas ? Ce qui importe, c'est que nous croisions la route des grands voiliers. Si nous n'avons pas la chance d'en rencontrer, il faut envisager que notre traversée peut nous mener très loin. Il faut donc faire en sorte de prévoir le pire, dès le départ, afin d'être préparés...

— Bien. Dans le même ordre d'idées, le pire peut être que tes camarades refusent ton projet. Que feras-tu alors ?

— Même si je suis seul, je construirai ces pirogues !

Smith connaissait désormais assez son ami pour savoir que ce n'étaient pas des paroles en l'air.