Le Maelstrom — Chapitre 1

James Larkin était inquiet. Il l'était depuis quelques semaines et le fait d'être en mer n'arrangeait rien, loin de là. Jusqu'alors, il ne s'en était ouvert à personne, pas même à son fidèle second et ami. Il avait trop peur d'être accusé de sénilité précoce, de pusillanimité, d'incompétence. Puisque, après le naufrage du Golden Star, on lui donnait une seconde chance en lui confiant le commandement du Saint-John, il ne pouvait se permettre d'émettre la moindre objection, de faire la moindre erreur, de paraître indécis. Et pourtant, Dieu savait par quelles affres il était passé quand Taylor était revenu bredouille, jour après jour, de sa quête d'un équipage correct. Aucun marin n'était intéressé par ce voyage : dès que les mots « passager », « enfants » étaient prononcés, les candidats s'évaporaient. Comment les blâmer ? Le capitaine lui-même ne voyait pas d'un bon œil ce voilier transformé en pensionnat et en infirmerie dès qu'ils seraient en mer. Peu avant le départ cependant, l'équipage s'était constitué, par le bouche à oreille. Ceux que ni le second, ni James Larkin n'auraient considéré trois semaines plus tôt furent acceptés de grand cœur. Il n'était plus possible de faire les difficiles. Il en allait de leur réputation. Ce fut ainsi que Burton, Owen, Smith, Evans, Jackson, Joyce et Stuart embarquèrent sur le Saint-John, Owen, le dernier, la veille de l'appareillage. L'avenir dirait ce qu'ils valaient comme marins.

A ces soucis inhérents à la charge d'un capitaine s'ajoutait le violent conflit qui avait secoué la famille Le Quellec après la proclamation des résultats et auquel il ne pouvait rester insensible puisqu'il l'engageait doublement, en commandant du voilier et en ami. Yannick et Gwénaël, furieux et désespérés de cette catastrophe tant redoutée qui s'était abattue sur eux, avaient très irrespectueusement accablé leurs parents de reproches cinglants et s'étaient montrés odieux. Yves et Marie avaient courbé la tête sous l'orage. Ils comprenaient leur colère. Ils avaient déjà présenté leurs excuses qui ne réparaient en rien le mal qu'ils avaient involontairement fait, croyant avoir agi pour le mieux de leurs garçons. L'attitude sombre et digne d'Emmanuel qui ne leur avait fait aucun reproche et qui au contraire les avaient réconfortés les avait peinés bien davantage que les excès de langage de ses frères. L'enfant était blessé en profondeur, ils le savaient : à la difficulté de retrouver Ismaël dans on ne savait quelles conditions se greffait celle de devoir vivre plusieurs semaines avec des compagnons pour certains très indésirables. Pour y répondre, Emmanuel demanda l'autorisation de se joindre à l'équipage avec Yannick. Ce serait un remède très efficace contre leur chagrin. Les parents n'élevèrent aucune objection même si, au début des préparatifs, il avait été clairement établi qu'ils seraient des passagers. Accorder leur demande était une manière de faire amende honorable. James Larkin, qui avait aussi son mot à dire, accepta de grand cœur. Avec un équipage qu'il ne connaissait pas et dont certains membres lui paraissaient sujet à caution, il appréciait de pouvoir compter sur deux sujets sérieux.

Les côtes australiennes disparaissaient dans la brume estivale. De nombreux bateaux croisaient à l'entrée de la baie qu'ils avaient quittée quelques heures plus tôt. Droit devant, l'océan était désert. Grâce à une belle mer, des vents portants, le Saint-John portait toute sa toile pour ce premier jour de navigation. Le capitaine, debout sur le pont, laissa errer son regard sur le pont avant de se poser sur le timonier à quelques pas de lui. Emmanuel, l'œil rivé au compas, semblait ne faire qu'un avec le bâtiment qu'il gouvernait. Son bâtiment. Quelle joie devait être la sienne d'être à ce poste de responsabilité ! James Larkin, une fois de plus, sentit son cœur battre plus fort en considérant ce tout jeune adolescent à la personnalité déjà si affirmée qu'il avait connu dans la fragilité de ses sept ans endeuillés et solitaires. Le garçon évoluait dans la ligne de ses débuts, volontaire, avide de tout découvrir, aussi rigoureux pour lui qu'indulgent pour autrui, attentif aux détresses secrètes, une sensibilité avant d'être une intelligence. Il restait extrêmement longiligne, très grand pour son âge —il dépassait Yannick—, avec une finesse et une grâce que d'aucuns, d'un ton méprisant, qualifiaient d'« aristocratique » mais qui dissimulaient une robustesse et une endurance à toute épreuve. Qu'il en fût conscient ou non —il était probable qu'il ne l'était pas, n'ayant pas de temps à perdre en futilités—, il ne se fondait pas dans la masse, il s'en dégageait naturellement. Le capitaine, porté à la rêverie, songea à ce passé inconnu, à ces trois années, de bonheur sans doute, tragiquement achevées par ce qui aurait dû être un assassinat et qui n'avait été qu'un enlèvement suivi d'un abandon. D'où venait l'enfant ? Etait-ce le fait qu'il fût métis qui lui avait valu cette condamnation à mort ? Il n'aurait sans doute jamais de réponse. Qu'en pensait-il ? Il avait lu la lettre de Douglas. Il connaissait donc officiellement les circonstances de son arrivée sur le Lady Helena. Il savait que ses parents vivaient de par le vaste monde, sans doute blessés, meurtris, brisés par la mort de leur fils. Où ? En Bretagne, là où il avait été abandonné ? Ou dans quelque autre endroit ? Comment le découvrir ? Il n'avait jamais ouvert la bouche de ce sujet délicat. Or, le silence, chez lui, n'était jamais signe d'indifférence ou d'oubli, bien au contraire. D'autant plus que sa situation n'était pas de celles qui s'évacuent par la seule force de la volonté. Nul doute que certains jours, il devait être très difficile de se trouver une vraie identité. Mais dans la vie courante, il se comportait de plus en plus comme un garçon normal : ne venait-il pas d'avouer, sans l'ombre de contrition, qu'il avait embarqué clandestinement Murali, son beau chat gris aux yeux bleus, auquel le liait une tendresse particulière. James Larkin s'était amusé de cette gaminerie qui ne prêtait pas à conséquences et qui convenait mieux à son âge que ce comportement austère qui restait pourtant le sien le plus souvent tant était puissante la force de l'habitude et de l'enseignement des années passées. Si Ismaël vivait toujours sur son île, s'il n'avait pas perdu la tête à cause d'un isolement total, quelle allait être sa réaction en découvrant un homme presque fait là où il avait laissé un charmant bambin ? Leur amitié résisterait-elle à cette confrontation ?

Avec un petit soupir, James Larkin détourna les yeux. Le pont était étrangement désert après l'animation du départ. Gwénaël, solitaire et ne regrettant certainement pas de l'être, jouait aux osselets aux pieds du grand mât, toujours aussi blond, aussi bouclé que lorsqu'il l'avait vu à Ti-Ar-Mor pour la première fois. De tempérament, il ressemblait bien plus à Emmanuel qu'à Yannick. C'était sans doute pour cela qu'il ne frayait pas avec l'unique survivant du groupe de ses camarades, tous dans leur cabine à souffrir du mal de mer. Le capitaine avait appris par Yannick, toujours bavard, que le grand garçon maussade avait été la cause de la violente révolte d'Emmanuel le jour de la distribution des prix, bien plus que l'annonce de la présence de Maximilien de Hautefort. Faire une croisière avec le jeune noble n'offrait pas une perspective idyllique mais elle était acceptable. Par contre, devoir subir Dominique Williams plus de vingt-quatre heures dans un espace aussi restreint qu'un voilier était un supplice auprès duquel ceux de l'enfer n'étaient que de simples plaisanteries. James Larkin ne put s'empêcher de taxer Yannick et Emmanuel d'exagération. Qu'il y eût inimitié pouvait se concevoir. Mais à ce point ! L'aîné des Le Quellec, devant son scepticisme, se chargea de lui expliquer, bien en détail, toute la genèse de l'histoire : Dominique, orphelin, estimait que son ennemi possédait tout ce dont il était dépourvu, une famille riche, une vive intelligence, un aspect physique attrayant qui le rendait d'emblée sympathique au regard des autres. Aussi le musicien catalysait-il sa haine, son aigreur et sa jalousie.

Le capitaine écouta ce récit sans rien manifester, Yannick ne semblant pas voir l'ironie de la situation qui, elle, n'échappait pas à l'adulte. Comme il était facile de porter de faux jugements sur les personnes ! Comme certaines détresses peuvent rester cachées ! Cette conviction l'amena à songer à la famille Di Napoli dont le Saint-John transportait en ce moment même l'unique rejeton, seul survivant de cinq enfants morts en bas âge. Paolo, le père, malgré ces coups du sort, rayonnait d'une joie communicative. Il avait connu les pires difficultés, l'exil, la faim, la maladie, la misère. Il s'était constamment relevé, parcourant le monde avec sa femme, accroché à la vie, batailleur dans la plus noble acceptation du terme. Le courage ne lui faisait jamais défaut. Il était arrivé à Sydney au hasard de ses pérégrinations. Il acceptait tous les travaux, même les plus ingrats. Pendant deux mois —c'était ainsi que James Larkin l'avait rencontré—, il avait été employé à des travaux de menuiserie à bord du voilier. S'il n'avait pas accepté d'être enrôlé dans l'équipage, c'est qu'il n'imaginait pas ne pas rentrer dans son foyer tous les soirs. Son fils Luigi, alors âgé de neuf ans, avait hérité de ce bel optimisme. Il se savait pauvre d'argent et riche d'amour. Il ne mangeait pas toujours à sa faim et parfois, avant d'aller à Saint François Xavier, il aidait sa mère à terminer les ouvrages de couture qu'elle faisait à domicile. Ses résultats scolaires étaient catastrophiques mais professeurs et camarades l'aimaient pour sa gaîté et sa bonne volonté, sans soupçonner le dénuement dans lequel il se retrouvait le soir, après les cours. Seul le père Forristal en était informé. Il était dépositaire de beaucoup de secrets de cette nature.

Autre enfant, autre existence, autre fardeau invisible. Morgan Kennedy, l'antithèse de Luigi, était issu d'une famille qui, en se lançant dans la ruée vers l'or de 1851, puis l'industrie, avait amassé une fortune considérable. L'argent coulait à flots. Les parents possédaient un somptueux hôtel particulier dans lequel tous les objets étaient des pièces de musée. Ils faisaient venir leurs vêtements de Paris, leurs chevaux d'Arabie, leur marbre d'Italie. Leur yacht avait été construit à Baltimore et servait à madame Kennedy qui aimait plus que tout parader et donner des bals. Dans ces conditions, un petit garçon de onze ans quand les aînés en avaient dix-neuf et vingt et songeaient à un beau mariage la gênait considérablement. Une bonne école comme Saint François Xavier la déchargeait des problèmes matériels. Durant les vacances, elle envoyait son fils dans leur propriété de campagne, sous la garde d'un précepteur et d'une femme de chambre. Morgan faisait de l'équitation sur un très coûteux pur-sang, brutalisait les animaux, rudoyait le personnel à son service, s'empiffrait de tout ce qu'il pouvait trouver à manger mais ne voyait guère ses parents qui, constatant sa méchanceté grandissante et son obésité galopante, se félicitaient d'éloigner cet indésirable de leur cercle de relations. Passer deux mois sur un voilier lui apparut comme une aube nouvelle dans une existence désespérément morne. Plumer un albatros au lieu d'une vulgaire poule présentait un intérêt absent des derniers supplices réservés aux volatiles de la basse cour. Et puis, il ne serait pas seul. Il aurait des camarades de son âge. Pour une fois, il ne serait pas différent. Du moins à bord. Car au moment du départ, il avait cruellement ressenti l'indifférence de ses parents à son égard : ni son père, ni sa mère n'avaient cru bon de venir jusqu'au quai lui adresser un signe d'adieu.

Le dernier passager, Michael Clarke, était fort heureusement un garçon sans histoire, un peu falot, un peu indolent, élève moyen, d'une famille normale, qui ne se distinguait en rien des autres. Il se réjouissait de la chance qui lui était donnée et était déterminé à en profiter pleinement.

Le capitaine, au dîner, ne trouva autour de sa table que la moitié des effectifs : les trois Le Quellec, fidèles au poste et Dominique Williams, ce qui lui donna très vite l'occasion de s'apercevoir que les propos de Yannick n'avaient pas été du simple parti pris. L'aîné des passagers n'hésita pas à insulter James Larkin qui lui refusait du vin. Les trois frères, à cette attaque, se levèrent d'un seul mouvement.

— Assis ! ordonna le capitaine de son ton de commandement. Monsieur Williams, sachez qu'ici, c'est moi le maître et qu'en ce qui concerne la boisson, la règle est la même pour tous !

— Vous me prenez donc pour un enfant ? rugit l'adolescent en se redressant de toute sa forte carrure pour bien prouver qu'il ne fallait pas l'assimiler à ce qu'il n'était pas.

James Larkin en avait vu d'autres. Il répliqua vertement :

— Pour un blanc bec qui n'est pas encore assez vieux pour que j'hésite à lui enseigner les bonnes manières ! Si vous n'êtes pas content de votre sort, je me ferai un plaisir de retourner à Sydney vous y déposer. Profitez-en, nous n'en sommes pas encore très éloignés. Dîtes vite et j'exécute !

Il s'était levé à son tour, prêt à monter sur le pont mettre sa menace à exécution. Ne sachant pas s'il était vraiment sérieux ou pas, Dominique eut la sagesse de ne pas chercher à le vérifier. Il n'était pas assez fou pour se priver d'un voyage unique dans sa vie. Avec un grognement qui devait être pris comme une déclaration de soumission, il se remit à manger sans regarder personne. James Larkin se rassit en souriant aux trois frères qui le considéraient avec inquiétude. Rassurés par son clin d'œil victorieux, Yannick et Gwénaël se détendirent presque aussitôt. Seul Emmanuel resta sombre, attristé par l'incident.

— Joue nous donc un peu de piano pour le dessert, suggéra le capitaine, connaissant bien un infaillible moyen de dérider son moussaillon.

— Ah non ! aboya Dominique en tapant du poing sur la table. Pas de musique. Comme si cette cacophonie ne suffisait pas à la pension !

— Au moins, ici, tu as la ressource de monter au sommet du grand mât. De là-haut, je peux t'assurer en toute sincérité que tu n'entendras rien. C'est quand même plus facile pour toi de monter que pour moi de hisser le piano là-haut !

Yannick et Gwénaël cachèrent leur visage dans leur serviette pour ne pas irriter davantage leur camarade par une hilarité déplacée. James Larkin, l'œil pétillant de malice, s'absorba dans l'allumage de sa pipe.

Dominique Williams chercha frénétiquement comment répondre à cette remarque. Mais elle avait été faite d'une voix si innocente, avec une conviction si tranquille qu'il ne trouva rien à dire. Il s'éclipsa sans un mot tandis que résonnaient les premières notes d'un Nocturne de Chopin.

Avant de se coucher, les trois frères montèrent sur la dunette, n'ayant pas envie de perdre cette première soirée à bord. D'ailleurs, Gwénaël n'avait aucune envie de rejoindre la cabine qu'il partageait avec Luigi, l'enfant vomissant et gémissant dans les affres d'un vrai mal de mer. Il faisait encore doux malgré l'obscurité qui était tombée et les huit nœuds que filait résolument le petit voilier. Les garçons s'accoudèrent à la lisse, à peu de distance du timonier. Conversant toujours en français lorsqu'ils étaient ensemble, ils ne redoutaient pas que leurs conversations soient surprises par d'autres.

— Quel idiot, ce Dominique ! s'exclama Gwénaël rageur. Il va nous gâter notre voyage !

— Nous ne lui laisserons pas cette chance, rétorqua Yannick avec assurance. Tu as vu comment Emmanuel lui a cloué le bec ! Et le capitaine aussi ! Il va bien voir qui commande à bord !

— N'empêche qu'il me fait peur ! grommela le benjamin.

— Tu n'as rien à craindre, le rassura Yannick de son ton de grand frère protecteur. C'est un gros poltron !

— Justement, Yann, intervint Emmanuel posément. C'est bien là le danger. Il n'attaquera pas de front. Mais aussi sûr que nous sommes en mer, il se vengera !

— Il ne s'est pas vengé à la pension...

— Crois-tu donc qu'il ne l'ait pas cherché ? Il porte la haine dans son cœur ! Comme la mule du pape, il a la rancune tenace !

— La mule du pape ? répéta Gwénaël sans comprendre l'allusion.

— T'occupe pas ! rétorqua très charitablement Yannick qui n'avait pas compris davantage mais qui n'aurait pas voulu se déshonorer en l'admettant devant son frère grand lecteur de tous les ouvrages que ses parents faisaient venir régulièrement de Paris. Tu restes bien pensif, Emmanuel ! ajouta-t-il en voyant son frère les sourcils froncés à considérer le pont du petit bâtiment.

— J'ai mes raisons... murmura le garçon sans se dérider.

— Dominique ?

— C'en est une... admit Emmanuel toujours fort laconique quand beaucoup de choses trottaient dans son cerveau.

— Et les autres ? demanda son aîné qui hésitait rarement à lui tirer les vers du nez.

Le musicien continua de regarder le pont obscur, fixa un moment Jackson le timonier puis répondit à voix basse :

— Il y a des hommes dans cet équipage que j'aimerais voir dans les steppes glacées de Sibérie !

— Comme le gros Owen ? s'empressa de suggérer Yannick qui s'était lui aussi fait son opinion sur les marins mais qui jusque là n'avait pas osé les exprimer devant son frère de peur de se faire traiter de poule mouillée.

— A commencer par lui, en effet, approuva Emmanuel, mais il n'est pas le seul.

Il n'avait pu maîtriser une espèce de frisson en parlant. Yannick en fut surpris.

— On dirait que ces hommes te font peur, de la manière dont tu en parles. Je croyais que tu avais l'habitude de ces loups de mer violents et orduriers...

— Très honnêtement, je n'avais encore jamais rencontré un tel ramassis d'ivrognes et de brutes. De quoi donner raison à monsieur de Hautefort !

— Heureusement que toi et moi relevons le niveau moral et intellectuel de cette tribu patibulaire ! s'exclama Yannick en riant.

Le sourire d'Emmanuel fut très bref.

— Je crains que nous ne fassions pas le poids devant Owen...

— Veux-tu en parler au capitaine ?

Bien que la question ait pu se concevoir, Emmanuel réagit très mal :

— Yann, n'oublie pas notre position très délicate sur ce bateau. Nous sommes des passagers autorisés, pendant la journée, à nous mêler à l'équipage. Cela exige de nous une grande loyauté vis-à-vis des deux mondes auxquels nous appartenons. Pour les matelots, nous sommes de vrais mouchards, prêts à rapporter à l'arrière tout ce qui se fait ou se dit à l'avant. Nous avons donc un devoir de réserve à leur égard pour qu'ils nous acceptent sans arrière-pensée. Ils sont durs et hostiles, mais leur attitude est légitime. Ceci dit, ce sont des hommes qui ne n'inspirent pas confiance.

— Alors pourquoi ne le dis-tu pas au capitaine ? Après tout, c'est toi l'armateur !

— Ce qui ne m'autorise pas à faire part de mes impressions de gamin à un vrai marin qui connaît son métier. Je sais aussi le mal qu'il a eu pour recruter ces quelques hommes et je suis sûr que sans la pénurie de main d'œuvre, nous n'aurions pas hérité de certains de ces hommes. Mais monsieur Taylor est là et saura bien les plier à sa discipline. D'ailleurs, je ne sais pas si tu l'as remarqué, mais les manœuvres ont été faites parfaitement. Ce sont tous de bons marins. Simplement, leur tête ne me revient pas. Doit-on juger sur le seul aspect physique ?

— Vous n'êtes vraiment pas drôles ! se plaignit Gwénaël en baillant. Je vais faire des cauchemars avec toutes vos histoires !

— Mais non, le rassura Emmanuel avec une bourrade affectueuse. Il faut bien que l'on pimente un peu la traversée, n'est-ce pas ? Après tout, c'est toi qui réclames toujours de jouer aux pirates et aux naufragés.

— C'est vrai, admit le benjamin, mais quand on joue, les pirates n'ont pas la tête d'Owen !

A cette réflexion très juste, les deux aînés sourirent. Quelques minutes plus tard, le trio, fatigué par cette première journée, dormait à poings fermés.

Ce n'était pas le cas du capitaine qui, ne pouvant trouver le sommeil, ne tarda pas à monter sur le pont pour l'arpenter d'un pas nerveux. Il n'avait pas entendu la conversation des frères Le Quellec mais ses pensées rejoignaient les leurs. Il était plus soucieux encore que l'après-midi. L'incident avec Dominique Williams annonçait d'autres querelles qui ne seraient pas nécessairement si faciles à régler de manière pacifique. Mais, à la limite, les garçons pouvaient s'arranger entre eux. Au pire, si l'adolescent posait trop de problèmes, il y aurait toujours la ressource de le mettre à fond de cale, pour le reste du voyage. Seulement, pourrait-il compter sur l'équipage ? Le rapport de Taylor le concernant était alarmant. Le second n'était pas fier des matelots qu'il avait dû engager. Jackson et Joyce avaient une mine patibulaire. Ils semblaient presque toujours sur le point de contester les moindres ordres. Stuart avait une tête de demeuré : il louchait horriblement. Il était affecté là cuisine et jusqu'à présent, personne ne s'était plaint de sa nourriture. Evans, précieux, mielleux, ne pouvait dissimuler son air sournois et moqueur. Taylor n'en considérait que deux comme acceptables : Burton, un homme d'une quarantaine d'années, au regard droit et intelligent mais desservi par une physionomie d'une grande dureté, qui faisait très bien son travail et un jeune homme d'une vingtaine d'années répondant au nom de Smith. Le dernier matelot, sur le compte duquel Yannick et Emmanuel avaient déjà porté un jugement défavorable était Owen qui portait inscrit sur lui sa duplicité, sa méchanceté, sa cruauté. Taylor se demandait bien comment Smith si timide, si bien élevé, s'était accoquiné avec cette bedaine d'alcoolique au point de l'avoir recommandé comme matelot. Sans l'urgence de compléter son équipage dans les plus brefs délais, il eut fait fi de ce conseil et n'eût même pas considéré pareil candidat. Il convenait de tenir ce compère à l'œil car le second avait déjà des soupçons quant à sa pernicieuse influence à l'égard des membres de sa bordée. Il espérait que les deux novices ne seraient pas victimes de mauvais traitements : s'ils l'étaient, oseraient-ils parler ?

Les jours suivants n'amenèrent pas de changement apparent. Taylor n'avait aucune raison d'être mécontent de son équipage qui lui obéissait sans rechigner, de manière irréprochable. Mais il lui semblait qu'il y avait quelque chose de suspect dans cette perfection et cette soumission si peu en accord avec l'aspect physique. Devait-il en conclure qu'il s'était trompé sur toute la ligne et qu'il était victime de préjugés ? Les hommes qui, spontanément, ne s'étaient pas mis à chanter lors des manœuvres le firent sous l'impulsion des deux novices dont l'un, armé de son violon, connaissait parfaitement le répertoire des shanties en usage sur les longs courriers. Cela fit que la plupart des matelots cessèrent de les traiter en parias. Emmanuel fut accepté plus vite que son frère en raison de sa rapidité à escalader les enfléchures : il était visible qu'il n'avait pas été éduqué dans les salons de la bourgeoisie mais bien sur le pont d'un navire.

Yannick, lui, se savait plus toléré qu'accepté. Il regrettait l'atmosphère si familiale du Golden Star, les conseils d'O'Brien. Les journées lui paraissaient longues et il aspirait de plus en plus à retrouver le confort de l'arrière, ses camarades et surtout sa sécurité. Mais il n'osait s'ouvrir à personne de ses états d'âme. Il était difficile d'avouer clairement que la vie de matelot n'était pas faite pour lui, après avoir supplié ses parents et le capitaine de céder à son caprice. Emmanuel comprendrait-il ses réticences ? Partageait-il ses appréhensions ou son expérience l'avait-elle vraiment armé pour faire face à ces individus peu recommandables ?

— Je n'ai pas à me plaindre, dit un soir le musicien à une question directe tandis qu'ils s'étaient allongés sur leurs couchettes pour dormir. Il est vrai que je n'ai pas Owen dans ma bordée ce qui change certainement beaucoup de choses ! En tous cas, figure-toi que j'ai appris qu'il voulait venir dans la mienne !

— Vraiment ? Quand ? Et pourquoi ?

— C'est monsieur Taylor qui me l'a dit. Cela remonte au jour du départ. Pourquoi ? Sans doute pour être plus proche de Smith et pouvoir le rudoyer à sa guise.

— Oh ? fit Yannick, stupéfait.

— Tu n'as rien vu ? Demain, observe ! Tu verras que Smith est paniqué dès qu'Owen s'approche de lui !

— Il n'est pas le seul ! s'écria Yannick, trouvant l'occasion idéale de partager ses angoisses. J'ai toujours l'impression qu'il va me sauter dessus avec un couteau...

— Sur toi, non. Sur Smith, peut-être...

Yannick se redressa si brusquement qu'il se cogna la tête contre la couchette d'Emmanuel. Son visage jovial s'était figé d'épouvante.

— Mais... mais... commença-t-il, trop ému pour en dire plus.

— Pardonne-moi, Yann, murmura le musicien avec un petit sourire d'excuses. Je ne devrais pas dire des choses pareilles !

— Si tu les dis, c'est que tu les sens !

— Oh, fit négligemment le garçon. Une intuition, rien de plus.

Il se retourna sur sa couchette et gloussa :

— Nous avons de la chance que Gwénaël ne nous entende pas ! Nous aurions encore alimenté ses cauchemars ! Allez, vieux frère, t'en fais pas. Après tout, nous allons dans la bonne direction. La brise est stable depuis le départ ! Bonne nuit ! Moi, je dors, je suis mort...

Yannick était lui-même trop fatigué pour résister longtemps au sommeil. Il aurait certainement trouvé beaucoup plus de difficultés à s'endormir s'il avait su qu'Emmanuel n'avait pas parlé à la légère. Le garçon, le soir précédent, avait surpris Owen à menacer Smith et, à la lueur d'un fanal, était sûr d'avoir vu briller la lame d'un coutelas.

Emmanuel, à la suite de cet incident, augmenta sa vigilance de tous les instants. Il savait qu'il serait peut-être dans l'obligation d'avertir le capitaine de ce qui se passait et ne voulait le faire qu'avec des preuves irréfutables à l'appui. Il n'était pas mécontent de ce dérivatif à ses pensées. D'avoir à surveiller ainsi les membres de l'équipage ressemblait à un jeu et de surcroît lui évitait de trop s'appesantir sur le but de l'expédition. Quand il songeait à Ismaël, peut-être mort, peut-être fou, son cœur se serrait d'angoisse. A côté de cela, le comportement de certains matelots n'était qu'un divertissement.

Quelques réparations étant à faire dans la mâture, Taylor y envoya Smith, le gabier le plus compétent et lui adjoignit Emmanuel en lui disant avec un sourire :

— Tu vas être à bonne école ! Profite de la leçon !

Emmanuel lui rendit son sourire avant de bondir dans les enfléchures pour rejoindre le marin déjà au travail. Smith l'accueillit sans enthousiasme, visiblement sur la défensive, mais se montra un maître patient et intelligent. Il s'exprimait très timidement, presque déférent à l'égard de ce gosse de riche qui avait la fantaisie de vouloir apprendre le dur métier de matelot au lieu de mener une vie oisive comme ses camarades. Il osait à peine critiquer ses maladresses, s'excusant presque de ne pas trouver parfait ses moindres gestes. Emmanuel n'était pas accoutumé à cette politesse obséquieuse de la part des marins qui avaient d'ordinaire plutôt tendance à lui faire durement sentir son ignorance et ses lacunes. Elle lui déplaisait souverainement et il ne se gêna pas pour le dire très crûment :

— Mais enfin, Smith, allez-vous cesser de m'insulter ainsi ? Pourquoi vous obstinez-vous à me traiter comme un chat de porcelaine ? Auriez-vous peur de me dire que je suis un incapable ?

— Vous... vous êtes un pa... passager ! objecta Smith, naïvement désarçonné par ce déluge inattendu.

— Et vous êtes un imbécile si, sous prétexte que je dors à l'arrière, vous rampez devant moi comme vous rampez devant Owen.

A cette remarque cinglante, Smith pâlit considérablement et regarda autour de lui d'un air affolé comme si le gros marin avait pu l'entendre aussi alors qu'il était à quinze mètres au-dessus du pont. Emmanuel vit ce réflexe, la peur intense de l'expression et en conçut un vif sentiment d'agacement qui ne dura pas. Qui était-il pour mépriser quelqu'un qui avait peur d'un autre homme ? N'avait-il donc jamais été terrorisé lui-même ? Ne se souvenait-il pas de la terreur qui avait été la sienne quand Taylor le menaçait ? Quand celui-ci avait fait semblant de le poignarder ? Pourquoi Smith serait-il différent ? Ce qui était certain, c'était que le jeune marin avait besoin d'aide.

— Je ne suis pas Owen, moi, reprit-il avec une vivacité sans agressivité. Je ne menace pas mes compagnons avec un couteau. Pourquoi ne réagissez-vous pas contre cet abject personnage ? Faites-le, que diable ! Ce n'est pas à moi de me défendre à votre place !

L'incrédulité avait remplacé la peur dans les yeux gris.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? murmura Smith à voix très basse, croyant visiblement que des oreilles indiscrètes et invisibles écoutaient ses moindres paroles.

— Parce que vous êtes le seul marin sympathique de cet équipage de malotrus et que vous vous soumettez à eux ! répondit Emmanuel à sa manière abrupte.

— Si vous saviez... commença Smith en étouffant un sanglot. Non, ajouta-t-il plus fermement comme le garçon, entraîné par sa chaleur compatissante avait spontanément posé sa main sur la sienne en pressentant un chagrin inavoué. Laissez-moi à mon triste sort. Vous ne pouvez plus rien. Vous êtes venu trop tard !...

— Trop tard ? Moi ?... Que voulez-vous dire, Smith ? Expliquez-vous ! Qu'est-ce qui ne va pas ?

Le jeune homme regarda en face ce garçon qui, après l'avoir traité d'imbécile, l'interrogeait soudain avec une sollicitude dont il ne se souvenait pas d'avoir connu un échantillon aussi sincère durant toute sa vie. Il était impossible de mettre en doute son intérêt plein d'amitié : les prunelles bleues ne mentaient pas. Smith finit par détourner les yeux, tandis que par ce simple mouvement, deux larmes roulaient sur ses joues pâles et allaient se perdre dans une barbe encore très adolescente.

— Rien ne va ! dit-il enfin dans un souffle désespéré qui frappa au cœur le sensible Emmanuel, navré de cette détresse profonde.

Puis, sans un mot de plus, il dégagea doucement sa main de celle de son compagnon, comme à regret et reprit son travail un moment interrompu.

Le musicien ne savait plus que penser. Etait-ce donc un véritable drame humain qui se jouait dans l'obscurité du poste d'équipage ? Quel droit avait-il d'y tenir un rôle ? En quoi est-ce que cela le concernait ? Pouvait-il laisser Smith se débattre seul contre Owen ?

— Alors, Smith, ton élève a-t-il été habile et appliqué ? demanda Taylor comme les deux gabiers remettaient le pied sur le pont.

— Oui, monsieur, très, répondit le marin, respectueux comme toujours.

— Ne le croyez pas, monsieur ! s'écria Emmanuel en secouant sa tête bouclée. Appliqué, oui, je vous l'accorde. Mais habile, pas vraiment ! Smith a eu bien du mérite !

— Tu n'imagines quand même pas réussir en deux heures là où les meilleurs marins ont peiné pendant des semaines !

— Il faut qu'Ismaël trouve en moi un jeune homme digne de lui sous tous rapports ! rétorqua le garçon, l'œil brillant de détermination.

— Va donc prendre la barre, cela te changera, déclara Taylor qui trouvait qu'Ismaël ne pourrait qu'être séduit par la personnalité si riche de son petit ami.

A l'arrière, l'ambiance était au beau fixe. Les passagers avaient oublié qu'ils avaient été malades à mourir durant les premières heures de la traversée. Ils étaient disposés à profiter au maximum de ces vacances commencées par un temps idéal. Maximilien, sermonné par ses parents et cela depuis l'incident de ses débuts à la pension, faisait tout son possible pour rentrer dans les bonnes grâces des Le Quellec, même s'il voyait peu les aînés. Il crut comprendre qu'une des meilleures manières pour y arriver serait de réduire au silence Dominique Williams qui ne cessait de tout critiquer et de tout dénigrer. Il ne supportait pas le comportement de son camarade. Luigi et Gwénaël sympathisaient. Le petit italien était aux anges. Il n'avait jamais connu autant de bonheur, celui de manger tous les jours à sa faim n'étant pas des moindres. Avec son expansivité méditerranéenne, il ne tarissait pas d'exclamations enthousiastes et de démonstrations de joie. Il fallut à James Larkin et à Taylor quelques jours pour s'accommoder de tant d'extraversion à laquelle Yannick, lui-même expansif, ne les avait pas habitués. Morgan Kennedy, lui, n'avait pas d'animaux à martyriser pour se faire remarquer. Il était accepté pour ce qu'il était, personne ne faisait de commentaires désobligeants sur son embonpoint, pas même Maximilien pourtant souvent porté à la moquerie. Il se prit d'amitié pour Michael qui était à peu près de son âge et découvrit, à table, le plaisir qu'il pouvait y avoir à parler avec des adultes qui ne vous faisaient pas immédiatement taire en vous disant que vous n'étiez bon à rien. Il aimait entendre les récits du capitaine ou du second, leurs explications sur la manière de naviguer, sur la construction des bateaux, sur le temps qu'il faisait ou qu'il allait faire. Il fut le seul du groupe à être tenté de rejoindre Emmanuel et Yannick qu'il enviait sincèrement. Taylor utilisa cette bonne volonté pour le faire accomplir quelques tâches subalternes avec la conviction qu'il se lasserait bientôt. Mais il en redemandait : sa vie avait repris de l'intérêt. Il était utile aux autres. Stuart, le cuisinier, n'était pas très heureux de l'avoir dans les jambes et de devoir jouer les professeurs, mais c'était bien pratique pour lui d'avoir un aide. Après tout, si ce gosse de riches acceptait de faire la vaisselle ou de peler les pommes de terre, pourquoi pas ? C'était autant de moins qu'il avait à faire.