L'Envol — Chapitre 9

Le village ne comptait guère qu'une demi douzaine d'habitation et une trentaine d'hommes, de femmes et d'enfants, la plupart d'origine irlandaise. Ils furent satisfaits de voir que leur jeune compagnon revenait sain et sauf du bâtiment écossais, et même en excellents termes avec le sévère maître du bord. Celui qui, de part son âge tenait le rôle de chef dans la petite communauté, vint aussitôt aux nouvelles, dévoré de curiosité. Le comte d'Arran l'informa de sa décision de partir à la recherche de trois anglais emprisonnés à l'intérieur des terres. Pour couper court à toute mauvaise interprétation, il dit avoir des preuves de cette présence et précisa que les récits du Gallois confirmaient en évoquant le retour du charpentier du Lady Helena. Ismaël n'ayant, et pour cause, rien dit au village des révélations de Lindsay, personne ne pouvait le soupçonner d'avoir su quelque chose et de n'avoir rien fait. Le chef mit aussitôt ses hommes et ses animaux à la disposition du lord. Il avoua regretter se séparer du jeune Gallois qui était un homme discret et intègre, très travailleur, malgré une santé qui n'avait pas été des meilleures. Douglas lui annonça qu'il serait définitivement privé de ce compagnon puisqu'il le ramènerait avec lui en Ecosse. Le vieil homme soupira. Il aurait bien vu Raynes lui succéder à la tête de la petite colonie.

Pendant ces conversations, Ismaël Raynes n'était pas demeuré inactif. Avec l'aide de quelques habitants, il coupait déjà des arbres pour fabriquer les deux chariots qui les conduiraient vers le capitaine Harrison et ses matelots. Douglas vint le rejoindre dès que possible et sans hésiter, s'arma à son tour d'une hache pour fendre le bois avec une belle vigueur. Emmanuel, fasciné par toute cette agitation, essayait de se faire tout petit pour ne pas qu'on le renvoie à bord. Il s'était fait houspiller par un habitant qui lui avait dit que ce n'était pas sa place et qu'il mettait tout le monde en danger. On ne pouvait à la fois travailler sérieusement et le surveiller. Alors, il se recroquevilla sans un mot, sans un bruit, afin de pouvoir tout voir et tout entendre sans se faire remarquer. Constatant que son grand ami avait conservé l'habitude marine de chanter pour se donner du cœur à l'ouvrage, dès le lendemain, il descendit à terre avec son violon : puisqu'il ne pouvait ni scier, ni clouer, ni poncer, il participait à sa manière. Irlandais, Ecossais, Gallois furent ravis de cette ambiance musicale créée par le petit Breton que ne rebutait aucune demande : ce qu'il ne connaissait pas, il l'apprenait avec une prodigieuse rapidité, après l'avoir entendu une fois.

Une semaine plus tard, les chariots étaient achevés : il ne restait plus qu'à les charger avec les provisions et les divers objets qui seraient nécessaires pour une absence d'un mois. Le voyage durerait certainement la moitié de cela, mais Douglas, en homme prudent, préférait pencher vers l'excès que vers la parcimonie. Mieux valait prévoir large. D'autant plus que, si tout se passait bien, ils auraient trois bouches de plus à nourrir sur le chemin du retour. Ne voulant pas priver les habitants de tous leurs chevaux, la petite troupe n'en louerait que trois. Le rythme de progression en serait nécessairement ralenti, mais avec les chariots, il ne fallait pas compter battre des records de vitesse.

Sophie Masefield, lorsqu'elle vit que les préparatifs étaient achevés, demanda discrètement à son beau-frère de leur accorder à tous une journée de repos avant de se mettre en route. Elle n'avait pas été sans remarquer qu'Ismaël Raynes s'était dépensé sans compter depuis huit jours et qu'il accusait le coup d'une grosse fatigue qui n'était pas seulement physique. Douglas, sachant qu'un jour de plus ou de moins pour les prisonniers ne changerait rien, accepta bien volontiers, à condition que le jeune homme mette ces quelques heures de répit à profit pour se détendre. Il dut vivement insister auprès de lui pour qu'il se joigne à la promenade familiale le long du rivage : Ismaël Raynes restait très distant, se refusant à considérer le Conqueror comme sa demeure et dormant à terre, de manière à être le premier levé, le dernier couché, menant de front la construction des chariots et son habituel travail auprès des animaux et des habitants du village.

Douglas ne parvenait pas à deviner la vraie raison d'une telle discrétion. Gêne ? Orgueil ? Humilité ? Nature secrète ? Heureusement qu'avec le petit Emmanuel, il abandonnait cette attitude de douceur triste et de réserve pensive.

— Votre bras, Ismaël, s'il vous plait ! Cela me rappellera des souvenirs. Et puis, je vous ai à peine vu depuis une semaine. A croire que vous me fuyez !

Diana, avec son franc parler, s'était approché du jeune homme qui ne put que s'incliner devant son souhait.

— Il y avait beaucoup à faire, Mademoiselle Diana...

— Ismaël, s'il vous plait, pas de formalité entre nous. Nous avons partagé trop de choses essentielles pour retomber dans des conventions guindées. A Londres, vous m'appeliez Diana tout court...

— J'outrepassais certainement mes droits. Vous êtes désormais la nièce...

— D'un comte, oui, je sais. Et alors ? J'ai toujours deux jambes, deux yeux et un nez au milieu de la figure, non ? Je reste à peu près normale ?

Ismaël Raynes ne put retenir un sourire, toujours surpris et amusé par la vivacité tempétueuse de la jeune fille.

— J'ai tant à vous raconter, poursuivit-elle, sans se préoccuper du reste de sa famille qui, habituée à ses sautes d'humeur et à ses manières primesautières, s'était mise en marche à son rythme. Vous n'imaginez pas ce que ces trois années loin de vous ont été dures !

— Vous avez pourtant réussi à faire d'Emmanuel un petit être rayonnant de joie et de santé ! Vous étiez si inquiète à mon départ !

— C'est mon oncle Douglas qu'il faut féliciter, pas moi. La transformation est récente...

— Dites moi tout...

Alors Diana qui n'attendait que cette invitation, parla de ce qui s'était passé durant la longue absence du Lady Helena, de la mort de Julia, des dettes paternelles à éponger, des déménagements successifs pour éviter les huissiers et les loyers trop élevés, de la lente dérive vers la maladie et la mort, du sauvetage providentiel par Paul Masefield alors qu'ils étaient proches de la tombe.

— A quelques heures près, il n'aurait trouvé que deux cadavres. Et pourtant, si j'ai survécu jusque là, c'est grâce à Emmanuel.

— Et Francis ?

— Il a tenté de tuer Emmanuel au début de notre voyage, mais le comte d'Arran et monsieur Lee l'ont bien repris en main. Depuis quelques semaines, il se comporte mieux. Je crains l'influence néfaste de mon père : il est tellement exigeant ; jamais il ne se rendra compte des progrès de son fils et il le critiquera à nouveau. Francis est loin d'être parfait mais c'est le jour et la nuit avec ce qu'il a été à Londres. Il faut l'encourager. Auriez-vous pu imaginer qu'il soit terriblement jaloux de son petit frère ?

Ismaël Raynes réfléchit un moment avant de répondre :

— Spontanément, non, mais maintenant que vous me le suggérez, je peux le voir sans difficulté. Emmanuel a tout pour lui...

— Sauf une vraie famille... Il sera toujours une pièce rapportée. Ce n'est pas comme s'il était orphelin ou brutalement abandonné.

— Ne soyez pas pessimiste. Quand je le vois aujourd'hui, je suis confiant. J'ai cru comprendre que le comte d'Arran se chargerait de son avenir au retour en Ecosse. C'est ce qui peut lui arriver de mieux.

— Et vous, Ismaël ?

— Moi ? répliqua le Gallois avec une expression de sincère surprise.

— Oui, vous ! Que ferez-vous quand on aura retrouvé mon père ?

— Je reprendrai ma vie de marin errant...

— Vous m'abandonnerez encore ?

A peine avait-elle prononcé ces paroles qu'une vive rougeur s'était étendue sur ses joues. Ne venait-elle pas d'admettre ainsi qu'elle était très proche du jeune homme et qu'elle n'aurait pas rechigné à faire sa vie de femme avec lui ? Ismaël Raynes vit ce soudain flamboiement et l'expression d'embarras peints sur son visage constellée de tâches de son. Il n'était pas assez naïf pour se leurrer sur les raisons profondes qui troublaient autant la jeune fille. Diana avait pour lui, et cela depuis plusieurs années déjà, un sentiment qui dépassait celui d'une simple amitié fraternelle. Jusqu'alors, il s'était convaincu que ce n'était qu'un enthousiasme d'adolescente sans relations qui disparaîtrait dès qu'elle aurait rencontré des gens de valeur. Or, il était évident qu'il n'en était rien : Diana éprouvait pour lui quelque chose qui ressemblait fort à de l'amour. Ismaël prit conscience, en y réfléchissant, que s'il savait si bien reconnaître les sentiments de la jeune fille pour lui, c'était qu'il n'était pas loin de les partager. Or, aimer Diana d'amour était impossible. Inenvisageable. Interdit. Fou. Mais réel... il se devait de l'admettre pour l'enfouir au plus profond de lui-même : une union entre le marin maudit et la fille du capitaine vengeur était de même nature que celle des couples tragiques de la littérature classique.

Les deux jeunes gens s'arrêtèrent d'un même mouvement, sans un mot, leur regard parlant pour eux. La situation aurait été vite intenable si Emmanuel n'avait déboulé entre eux comme un météore.

— Coucou !

L'enchantement disparut aussitôt, ne laissant derrière lui qu'un immense malaise se traduisant chez le Gallois par une pâleur extrême et chez Diana, au contraire, par des couleurs écarlates.

— Vous allez bien ? s'enquit Sophie avec sollicitude car leur petit groupe venait de rejoindre les jeunes gens. Il y a un problème ?

— Tout va bien, rassurez-vous.

— Oui, je me suis juste tordue la cheville comme une idiote que je suis !

La promenade reprit, avec cette fois Emmanuel qui, tenant les mains de Diana et d'Ismaël dans les siennes, s'amusait à sauter en l'air, à faire des galipettes et des sauts périlleux. Il ne tarda pas à se lasser de ce jeu et, abandonnant ses amis, fila vers les rouleaux, non sans avoir unis leurs mains en claironnant :

— Comme Oncle Paul et Tante Sophie !

Il était à plonger dans la mer que les cinq adultes n'étaient revenus ni de leur surprise, ni de leur gêne.

— Mon cher Douglas, dit enfin Sophie en souriant, vous avez très bien réussi l'éducation de votre petit neveu, sauf sur un point : les convenances.

— J'avoue humblement ma faute et je prie mademoiselle Diana et Ismaël de me pardonner, d'autant plus que c'est volontairement que j'ai omis d'apprendre à Emmanuel à tenir sa langue...

— C'est malin ! Tu lui laisses tout faire ! s'écria Paul, ravi de pouvoir prendre sa revanche sur son frère. Regarde, d'ailleurs ! A-t-il demandé l'autorisation d'aller se baigner ?

— Il n'a pas la phobie de l'eau comme toi... Il nage comme un poisson...

— Il n'empêche qu'il fait ce qu'il lui plait. Tu es beaucoup trop indulgent pour lui !

Douglas chercha chez Diana un soutien qu'elle lui accorda sans rechigner :

— Mon oncle Douglas pense comme moi à ce qu'Emmanuel était il y a six mois. On ne peut vraiment le blâmer sur ses méthodes éducatives. Elles ont fait leurs preuves...

— Je confirme ! appuya Sophie. Que diriez-vous tous de rentrer prendre une tasse de thé ? Cette promenade au grand air m'a épuisée. Viens donc, Diana. Si ces messieurs veulent marcher davantage, laissons-les.

Tout le petit groupe répondit à la suggestion de la jeune femme. Ni Paul, ni Douglas ne souhaitaient prolonger cette sortie. Ismaël, lui, s'était déjà écarté en allant rejoindre le petit Emmanuel sur le rivage.

La nuit suivante, celle qui précédait le départ fut mauvaise pour tous, sauf pour Paul Masefield qui dormait toujours très profondément quelles que fussent les circonstances et pour Emmanuel que ces journées au grand air accablaient d'une très saine fatigue et qui dormait à peu près raisonnablement depuis quelques mois. Il ne serait certainement jamais un gros dormeur, mais Douglas était assez sage pour ne pas en demander trop.

Le 15 novembre 1866, l'expédition quitta le petit village sous les hourrahs des colons irlandais et les vivats de l'équipage du Conqueror resté sous le commandement de Thomas Lee. Ismaël était officiellement le chef des recherches, n'ayant à sa disposition que les souvenirs donnés par Lindsay avant sa mort et sa vague connaissance du pays. Il montait un des chevaux, les deux autres étant attribués d'office à Douglas et à Paul. Les chariots étaient dirigés l'un par Bill, l'autre par David. On n'aurait pu imaginer de personnalités plus dissemblables et on s'étonnait qu'elles fussent amies. Bill était un homme sombre, silencieux aux traits ingrats qui le rendaient assez rebutant. Sophie avoua qu'elle n'aurait pas été étonnée qu'il fût un repris de justice, l'un de ces forçats échappés du bagne de Perth ou de Port Arthur. Ismaël Raynes la détrompa : Bill était son sauveur, l'homme qui l'avait hébergé quand il était mourant. Il était doux et bienveillant. Simplement, il n'avait pas l'habitude de parler et pouvait passer des jours sans desserrer les dents. David était son exact contraire : il pétillait de vie, parlait à ses bœufs, aux oiseaux, aux objets, riait pour un rien, plaisantait de tout. Dans un groupe, il faisait merveille. Son optimisme forcené lui avait fait dire qu'ils reviendraient tous dans moins d'une semaine avec les trois prisonniers. Ces encouragements étaient nécessaires car parfois, les jeunes gens qui s'engageaient ainsi dans des territoires très peu connus s'interrogeaient sur le bien fondé de leur aventure : en valait-elle vraiment la peine ? Est-ce que le capitaine Harrison n'avait pas envoyé un autre éclaireur mort aussi ? Allaient-ils réussir à localiser le campement des indigènes ? Ne leur faudrait-il pas des semaines et des mois ?

Sophie s'était donnée pour mission d'être vigilante au bien-être de tous les membres de leur expédition, ce qui n'était pas une tâche si facile que cela. Elle avait très vite compris qu'Ismaël vivait silencieusement un calvaire : elle le sentait écartelé entre son devoir de chrétien et son élan naturel, celui de tout être qui cherche spontanément à éloigner de lui le calice amer du sacrifice. Elle ne pouvait guère lui parler car, sans être aussi taciturne que Bill, il était très réservé et ne se livrait pas. Il n'en avait d'ailleurs pas l'occasion, prenant l'éducation d'Emmanuel comme prétexte pour éviter des conversations qui auraient pu l'obliger à évoquer des sujets qu'il ne consentait à partager avec personne. Sophie était aussi soucieuse parce qu'elle avait compris que sa jeune nièce n'était pas indifférente au Gallois. Pour avoir déjà traversé ces tourments délicieux qui transforment une enfant en femme, elle avait deviné ce qui se passait en son cœur et ne savait si elle devait s'en réjouir ou s'en attrister. Ismaël Raynes avait certainement toutes les qualités que l'on pouvait attendre d'un mari, mais il était l'ennemi juré du capitaine. Devait-on encourager un amour voué d'avance aux difficultés et aux souffrances ? Pour corser le tout, elle constatait que du côté de Douglas, considéré par Paul comme le plus misogyne des hommes, celui-ci manifestait un intérêt certain pour Diana. Emmanuel avait été l'instrument involontaire de leur rapprochement et cela depuis le départ de Glasgow. Il avait aussi métamorphosé l'ours mal léché et bourru en un partenaire agréable, courtois et plein de prévenances. Si l'amour se mêlait d'intervenir dans leur groupe, cela rajouterait de sérieuses complications.

Ce fut Francis qui mit des mots sur un malaise réel de l'expédition. Depuis qu'il avait eu cet entretien avec sa jeune tante et qu'il avait laissé parler son cœur, il n'hésitait pas à en faire sa confidente, sachant qu'elle aurait toujours pour lui des oreilles bienveillantes et qu'elle pourrait être de bon conseil. Les longues heures dans le chariot étaient propices aux conversations un tant soi peu personnelles.

— Je commençais juste à devenir meilleur, dit le jeune garçon une fin d'après-midi. Vous savez, j'ai peur de retrouver mon père. Il ne va s'apercevoir que de ce qui me manque. Avec lui, c'est tout le temps la critique. Des reproches. Rien pour encourager. Rien pour dire qu'il nous aime.

— Et pourtant, il vous aime !

— A sa façon. Ce n'est pas très gratifiant pour nous. Ce sera dur... Avec vous, c'est un rêve. Quand je vois ce que j'étais il y a un an. Vous m'avez sauvé. Je ne suis pas parfait, loin de là, mais je suis quand même bien différent du mauvais garçon de Londres. Même de celui que j'étais à bord avant d'essayer de tuer Emmanuel. Vous m'avez fait comprendre bien des choses. Vous ne m'avez pas rejeté comme mon père m'a rejeté... C'est pour cela que j'ai peur... Je ne voudrais pas redevenir ce que j'étais...

— Et Diana, elle a peur aussi ?

— Oui. Mais elle sait qu'elle vous a pour la protéger.

— Nous serons aussi là pour te protéger...

— Si mon père vous laisse...

Sophie était navrée d'entendre le garçon oser avouer qu'il redoutait une rencontre avec son père. Elle finissait par douter de leur droit à gâcher l'existence de ces deux enfants qui s'en sortaient mieux sans leur père qu'avec. Elle ne comptait pas Emmanuel, sachant que Douglas serait un père pour lui et le retirerait aussitôt de la tutelle et de la férule de Wilfrid Harrison. Mais pour Diana et Francis, pareille manœuvre n'était pas envisageable.

Le voyage était donc un voyage triste. Pourtant, la belle voix d'Ismaël se joignait souvent à celle d'Emmanuel si fragile mais étonnamment juste pour son âge quand ils avançaient ensemble sous les frondaisons des arbres. Ils progressaient surtout le matin et en fin d'après-midi pour que la chaleur ne les accable pas. Douglas les rejoignait souvent cherchant à engager la conversation ou prenant simplement plaisir à leur compagnie et à leurs chants. Il ne voulait surtout pas que le jeune marin se sente exclu et se replie sur lui-même. Il avait compris que sous ses dehors d'une grande douceur se cachait une âme intransigeante et d'une rare fermeté. Il ne comprenait pas d'où il tirait sa force, soupçonnant seulement que la religion avait sa part de responsabilité. Mais Ismaël n'étalait pas sa foi, bien au contraire. D'ailleurs, il n'étalait rien. On n'aurait pu imaginer quelqu'un de plus effacé et de plus discret.

Ce fut sans doute cette réserve excessive qui obligea Diana à prendre l'initiative. Elle n'en pouvait plus de silence et de souffrance. Après quatre jours de route, elle quitta le chariot où elle s'était retirée pour dormir et, après s'être assuré que tous étaient couchés, vint trouver le Gallois qu'elle savait effectuer la première veille de la nuit. De fait, Ismaël était assis tranquillement auprès du feu, une arme à ses pieds pour parer à toute éventualité. A son sursaut, elle devina que sa venue inopinée ne le laissait pas insensible. Le doux regard vert exprima une surprise un peu inquiète en la voyant là. La vive lueur du foyer rougeoyant ne révéla pas son extrême pâleur, mais ses traits tirés.

— Je ne pouvais pas dormir, dit Diana en s'asseyant à ses côtés. Il fait bon ici.

Bien que la température fût encore chaude à cette heure, la jeune fille s'était enveloppée dans une couverture et semblait frissonner. Ismaël Raynes rajouta quelques brindilles et deux bûches sur les braises.

— Ismaël, restez-vous mon ami ?

— En douteriez-vous ? répliqua le jeune homme avec une vivacité qui prouvait, si besoin était que la façade tranquille était seulement la conséquence d'une parfaite maîtrise des sens et l'œuvre d'une volonté implacable. La nature restait la même, ardente, chaleureuse, passionnée.

— Oui, Ismaël, parfois ! avoua Diana d'une voix frémissante.

— Qu'ai-je fait pour mériter cela ? murmura le Gallois, comme accablé par cet aveu.

— J'ai une question, Ismaël, une seule : pourquoi vous obstinez-vous à faire notre malheur à tous, le vôtre, celui d'Emmanuel, le mien ?

Le marin devait redouter une autre question car l'involontaire crispation de sa bouche cessa dès qu'il eût entendu les mots de la jeune fille. Il ne détourna pas son regard. Un éclair d'ineffable souffrance le durcit un instant, puis s'atténua.

— Me pardonnerez-vous, Diana ? répondit-il dans un souffle, sans chercher à se justifier, à protester, signe qu'il s'était déjà fait lui-même ce reproche.

— Ismaël ! Il ne s'agit pas de cela ! Pas entre nous ! Vous savez ce qui nous unit. Je voudrais comprendre ce qui vous motive !

Le jeune homme ferma les yeux quelques secondes, puis les rouvrit en disant d'une voix si neutre qu'elle en avait perdu son accent si particulier :

— A une centaine de kilomètres d'ici, prisonniers des sauvages, se trouvent trois anglais, depuis près de deux ans maintenant. Je sais à peu près où ils se trouvent. N'est-il pas naturel que j'aide à les arracher à leur détention ?

— Non, ce n'est pas naturel et vous le savez parfaitement, sinon vous ne seriez pas comme un homme qui marche au supplice ! Vous avez toutes les raisons de laisser l'un de ces hommes à son triste sort. Je ne parle pas des deux autres, mais vous savez très bien que l'un d'eux va faire le malheur de beaucoup de gens, des gens que vous prétendez aimer !

A cette cruelle accusation, Ismaël ne put empêcher un gémissement d'horreur de sortir de sa gorge nouée. Diana fit comme si elle ne l'avait pas entendu et continua sur la lancée :

— M'avez-vous demandé à moi, la première intéressée, s'il me convenait de retrouver mon père ? L'avez-vous demandé à Emmanuel ? A Francis ? Personne ne nous a consultés pour mettre des conditions à ces recherches ! Avez-vous songé à ma vie quand mon père sera là ? A celle d'Emmanuel ? A la vôtre ?

— J'y ai songé...

— Et alors ? interrompit la jeune fille, hors d'elle. Si vous y avez vraiment songé, comment pouvez-vous continuer à nous entraîner vers d'inévitables malheurs ? Pour satisfaire votre conscience et un Dieu qui se complait à recevoir des sacrifices aussi horribles ? Quel est votre but dans tout cela, Ismaël ?

Toutes ces questions étaient autant de coups de poignard dans le cœur d'Ismaël qui les entendait désormais à haute voix alors qu'il se les était posé constamment depuis qu'il avait avoué au comte d'Arran et à Paul Masefield la présence de Wilfrid Harrison en Australie, vivant.

— Je n'ai pas à entrer dans des considérations de haine ou de vengeance pour accomplir un devoir humanitaire... finit-il par dire aussi calmement que possible.

— Oubliez-vous qui est un des prisonniers ?

— C'est vous qui semblez l'oublier, mademoiselle Diana, répliqua Ismaël plus fermement, presque sévèrement. L'un des prisonniers est votre père. Un homme auquel vous devez amour et loyauté. Cet homme a certes ses défauts, mais il vous aime. Pensez à ce que sa vie a dû être, doit être d'être séparé de vous, ses enfants. Deux ans dans des conditions de dénuement extrême, sans espoir de sortir de cette captivité, loin de la civilisation et de ceux qu'il aime, car il vous aime, n'en doutez pas. Même s'il le montre mal. Vous et Francis êtes les êtres les plus chers qu'il a au monde. Il n'a que vous, puisqu'il a fait le vide autour de lui ! A cause d'Emmanuel, ne vous faites pas plus méchante que vous n'êtes. Car c'est à cause d'Emmanuel que vous êtes si amère ! Or vous savez que le comte d'Arran a pris votre petit frère sous sa protection...

— C'est vous qui êtes son petit papa, comme il le dit si gentiment !

— Je suis son grand ami, ce qui est différent. Et vous êtes sa sœur, pas sa mère. Il nous aime tous les deux avec tendresse, mais seul le comte d'Arran a l'autorité suffisante pour prendre auprès de lui la place de père et remplacer celle du capitaine Harrison.

— Et moi ? Et Francis ?

— Vous êtes presque adultes, l'un et l'autre. Les rapports ne sont plus les mêmes. Et puis, en ces deux années dans des conditions éprouvantes, votre père aura changé !

— C'est vous qui le dites, Ismaël ! Moi, je le connais assez pour savoir qu'il vous en voudra toujours mortellement. Et qu'il cherchera toujours à nous courber sous son joug ! Vous êtes trop optimiste...

— Non, lucide. Il faut toujours attendre le meilleur des êtres pour qu'ils puissent le donner !

— Ismaël, êtes-vous naïf ou aveuglé par votre religion ? C'est votre Dieu qui exige de vous ce comportement inhumain ? Avez-vous oublié comment vous avez quitté le Lady Helena ?

Le jeune Gallois eut un très doux sourire :

— Je n'ai malheureusement rien oublié : je suis humain, contrairement à ce que vous laissez sous-entendre ! Je me rebiffe, je me révolte !

— On ne dirait pas !

— Parce que ces remous ne sont pas à ma louange.

— Ce n'est pas un crime, pourtant !

— C'est un manque d'amour et de foi. C'est aussi un péché d'orgueil. Il faut que j'étouffe ce qui est mauvais en moi et que je me convainque que je suis sur le bon chemin. Et c'est un combat de chaque instant. Car il y a un doute, sur lequel vous avez appuyé très fort : si vous aviez raison ? Si je me trompais sur toute la ligne ?

Le simple fait d'avoir exprimé le plus intime de sa pensée brisa la résistance du jeune homme. Des larmes, aveux impudiques de ce déchirant combat intérieur roulèrent sur ses joues.

— Oh, mon Ismaël ! s'écria Diana, navrée d'avoir été la cause de ce chagrin désormais si visible. Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! J'ai été trop dure pour toi qui le mérites si peu. Tu fais tout pour le mieux parce que tu es la bonté même pour ceux qui t'entourent. C'est moi qui suis un monstre de stupidité et d'égoïsme.

D'un geste un peu gauche, timide, elle essuya les larmes qui coulaient des yeux chéris. Ismaël la laissa faire puis retint longuement ses mains dans les siennes. Sa respiration un peu oppressée trahissait la vive agitation de ses sentiments.

— Va ! Va dormir ! murmura-t-il enfin avec effort.

Diana le regarda, suppliante, mais l'ordre était sans appel. Le Gallois désirait se retrouver seul. A regret, elle se releva et sans bruit, regagna sa couchette le laissant prostré devant le feu, songeant et priant peut-être.

Les quatre jours suivants, la progression fut sans histoire. Les passagers des chariots profitaient de la lenteur des bœufs pour marcher un peu et se dégourdir les jambes. La végétation changeait plusieurs fois dans le courant de la journée, tantôt une sorte de steppe sèche, tantôt un terrain arboré fait de multiples espèces d'arbres ou d'arbustes qui leur étaient inconnus. Ils se dirigeaient toujours vers le Nord-Est qui était le cap donné par Lindsay. A mesure qu'ils croyaient approcher de la zone possible de campement des Aborigènes, les trois éclaireurs avançaient avec davantage de précautions, scrutant l'horizon quand c'était possible, étudiant le sol avec attention, à l'affût d'indices comme des traces de feu ancien, de branches brisées, de déjections d'animaux, d'herbe piétinée. Emmanuel participait à sa manière, toujours réceptif, attentif, avec une rapidité de compréhension et une intensité d'écoute que Douglas considérait hors du commun. Paul se moquait de lui quand il exprimait l'admiration qu'il avait pour son petit élève en lui faisant remarquer qu'il n'avait pas une grande expérience en matière d'éducation et de pédagogie.

En cette soirée du 25 novembre, c'était justement le sujet de discussion entre les deux frères et Ismaël qui se promenaient sous les frondaisons autour du campement en attendant que le repas fût prêt. A quelques mètres derrière eux, Diana et Sophie marchaient aussi à leur rythme, enjouées et insouciantes tandis qu'Emmanuel, en feu follet qu'il était, sautillait en avant, se cachant parfois pour surprendre ses aînés, jaillissant ensuite des fourrés avec de grands éclats de rire et venant régulièrement quémander une caresse ou un baiser de l'un ou de l'autre.

— Qu'y a-t-il, Ismaël ? demanda soudain Paul qui s'apercevait que le marin ralentissait le pas et ne l'écoutait plus puisqu'il n'avait pas répondu à la question qu'il avait dû poser deux fois.

— Oui, qu'y a-t-il ?

La voix de Douglas trahissait un début d'inquiétude devant cette attitude inhabituelle et ce silence. Ismaël, ses sens toujours en alerte, le regard fixe, ne répondit pas, comme s'il entendait des sons que les autres ne percevaient pas.

Quelques secondes plus tard, la voix d'Emmanuel retentit, épouvantée. Lorsque les deux frères comprirent qu'il appelait au secours, Ismaël, prompt comme la pensée, était déjà à plusieurs mètres d'eux, courant vers le lieu de l'appel. Etait-ce un animal qui l'avait mordu ?

Un coup de feu retentit dans le calme de la forêt. Emmanuel poussa un hurlement strident.

— Lâchez-le !

C'était la voix d'Ismaël. Entre les troncs d'arbres et les fourrés, les deux Ecossais virent des formes assez nombreuses s'agiter. Emmanuel brayait toujours.

Un nouveau coup de feu retentit. Des cris variés y répondirent. Paul accéléra l'allure. Lorsqu'il parvint à un genre de clairière, où l'herbe était piétinée, il n'y avait plus qu'un corps étendu sur le sol. Le jeune homme tomba à genoux à ses côtés.

Douglas, trompé par la pénombre du crépuscule venait de tirer sur une ombre suspecte.... Et Ismaël gisait, la chemise ensanglantée, le vêtement de celui qu'il avait agrippé encore dans les mains...