L'Envol — Chapitre 8

— Entrez !

A l'injonction de Douglas, le battant s'ouvrit avec une certaine lenteur pour laisser passer un homme encore jeune, de vingt-cinq à trente ans environ, d'une taille supérieure à la moyenne, peut-être accentuée par une extrême maigreur que des vêtements rapiécés, usés jusqu'à la corde dissimulait mal. La lampe du plafond éclaira vivement un visage qui, bien que hâlé par la vie au grand air, trahissait une récente rencontre avec la maladie ou le malheur : les traits étaient émaciés et tirés. Cependant, de l'expression d'ineffable tristesse qui marquait une physionomie intelligente se dégageait une paix profonde tant le regard reflétait de douceur et de lumière intérieure.

L'inconnu s'inclina devant les deux frères restés assis avec un mélange de grâce et de fierté qui n'avait rien de désagréable.

— Veuillez excuser mon retard, messieurs, dit-il en se redressant. Je viens de rentrer du travail. On m'a dit que vous désiriez me voir.

Au son de cette voix, le petit Emmanuel dont le premier réflexe était toujours de se cacher dès que des étrangers apparaissaient, surgit de dessous la table, le visage convulsé :

— Ismaël ! bégaya-t-il, à peine assez maître de lui pour tenir debout. Ismaël !

L'inconnu se figea, toute couleur disparaissant soudain de ses joues bronzées.

— Emmanuel ! murmura-t-il dans un souffle avant de se sentir glisser dans le néant.

Quelques instants plus tard, il renouait avec la réalité en avalant une gorgée d'un excellent whisky que Douglas avait forcé entre ses lèvres, certain que c'était le meilleur remède contre les chocs violents car il ne lésina pas sur la quantité qu'il ingurgita lui-même. Paul, qui devait partager son opinion, l'imita sans hésitation. Emmanuel, par contre, secoua la tête avec dégoût. Il lui suffisait de se tenir collé contre le corps de l'inconnu et de couvrir sa figure de baisers tout humides.

Dès qu'il prit conscience de sa situation presque ridicule, le jeune homme chercha à se lever. Douglas lui avança un fauteuil sur lequel il se laissa tomber, les jambes encore flageolantes.

— Pardo...

— Seriez-vous vraiment Ismaël Raynes ? interrompit le comte de sa voix de commandement.

— Bien sûr que c'est mon petit papa ! plaça Emmanuel avec un aplomb qui lui valut une mise en garde silencieuse de Paul, furieux de le voir s'immiscer dans des conversations d'adultes.

Le jeune homme regardait alternativement les deux Ecossais et l'enfant, essayant de comprendre l'incompréhensible.

— Oui, répondit-il d'un ton encore mal assuré tant la commotion avait été sérieuse. Je suis bien Ismaël Raynes.

Ismaël Raynes, le second de Wilfrid Harrison, retrouvé ainsi, par le plus grand des hasards alors que les recherches ne le concernaient pas ! Que faisait-il là ? Depuis combien de temps y était-il ? Pourquoi ? Et pourquoi les séquelles de la malnutrition apparaissaient-elles sur son visage régulier ? Douglas, assailli de questions, songeait à la réplique de Diana, si vraie, si passionnée : « on voit bien que vous n'avez jamais rencontré Ismaël ! ». En effet, ce jeune homme avait quelque chose dans le regard qui retenait l'attention et la sympathie. Il n'était pas banal.

— Et vous, messieurs, si je peux m'autoriser à vous le demander ? reprit le Gallois après une pause.

— Oncle Douglas et oncle Paul ! répliqua Emmanuel qui semblait beaucoup moins affecté par ces retrouvailles inopinées que ses aînés.

— Veux-tu te taire ?

— Mais, Oncle Paul, c'est vrai ! J'ai rien dit de mal, ni de faux !

Ismaël Raynes attira l'enfant à lui et le fit asseoir sur ses genoux en plaçant son index sur ses lèvres pour lui recommander le silence. Emmanuel lui sourit avec tendresse, se serra contre lui, mit son pouce dans sa bouche et se laissa aller à la douceur du moment, se sachant en sécurité.

Douglas n'avait rien perdu des interactions entre les deux amis. Décidemment, Emmanuel comprenait mieux les méthodes souples et persuasives que les ordres sans nuances.

— En effet, il a eu raison de nous présenter ainsi. C'est que, par le jeu des alliances et des mariages, mon frère et moi-même sommes liés, de loin, heureusement, au capitaine Harrison. Je suis le comte d'Arran, propriétaire et capitaine du bâtiment qui nous porte, le Conqueror et voici mon frère, Paul Masefield.

Ismaël Raynes inclina la tête pour saluer.

— Nous avons appris par le journal la disparition du Lady Helena et comme nous sommes de la famille du capitaine, nous avons recherché des membres de sa famille, craignant qu'ils ne fussent dans le besoin. D'autre part, des bruits circulaient chez les marins comme quoi des survivants d'un éventuel naufrage seraient en Australie. C'est ce qui a motivé notre venue ici. Nous fouillons donc la côte australienne en cherchant des indices d'un naufrage qui aurait eu lieu après le 12 janvier 1865. Pour vous expliquer plus complètement notre démarche, nous sommes allés à Adélaïde. Nous y avons appris que vous n'aviez pas repris la mer avec le Lady Helena et que vous aviez disparu quelques jours après. Les circonstances de votre départ du bâtiment de Wilfrid Harrison méritent d'être éclaircies mais elles étaient pour nous suffisantes : le Lady Helena était parti avec un équipage prêt à se mutiner et ce n'était pas l'absence de son second qui allait arranger les choses, bien au contraire. Il y avait eu un drame, un naufrage. Il fallait savoir où. Nous avons abouti ici et les femmes du village m'ont dit qu'il y avait effectivement eu un naufrage il y a environ un an et demie. Ce qui a motivé votre venue. Maintenant je vous laisse la parole.

Ismaël Raynes resta silencieux un long moment. Il finit par mettre la main dans sa poche en essayant de ne pas réveiller Emmanuel qui s'était enfin endormi du sommeil du juste et en sortit avec peine un portefeuille en cuir tout râpé dont il tira son livret de marin. Il l'ouvrit et le tendit à Douglas qui, à la page ouverte pour lui, lut les lignes suivantes, écrites d'une grande écriture fort appuyée :

« Je, soussigné, Wilfrid Harrison, capitaine du trois-mâts barque Lady Helena certifie que monsieur Ismaël Raynes, âgé à ce jour de 23 ans, a été second à bord jusqu'au 12 janvier 1865. Son incompétence, son insolence, son intempérance m'ont contraint à le renvoyer. Il incite les hommes à la révolte et son absence de tout sens nautique met régulièrement le navire en danger. Cet homme est une menace pour ceux qu'il rencontre.

Fait à Adélaïde, le 12 janvier 1865 »

Douglas passa le livret sans un mot à son frère. Il avait serré les dents et les poings. Ses sourcils se rejoignaient en une ligne courroucée.

Quand le Gallois fut sûr que Paul Masefield était allé au bout de sa lecture (il le sut en voyant son visage se contracter au fur et à mesure qu'il approchait de la fin), il dit d'une voix très grave, mais qui, envers et contre tout, conservait ses accents chantants :

— Maintenant que vous savez qui je suis, qu'est-ce qui peut vous faire croire à ma parole ?

— Le simple fait que vous nous ayez fait lire ce tissu de mensonges ! s'écria le comte d'Arran avec animation. S'il y avait eu une parcelle de vérité dans ce torchon, vous ne nous l'auriez pas présenté !

— Pourquoi le capitaine Harrison aurait-il menti ?

— Parce qu'il vous détestait. Il s'était juré de vous rendre la vie impossible, de vous la briser, tout cela parce que vous aviez pris la défense d'un plus faible que vous, celui que vous tenez actuellement dans vos bras. Osez dire que ce que je vous dis là n'est pas plus vrai que ce qui est écrit !

Sous les éclairs d'indignation que lançaient les yeux de Douglas, Ismaël aurait aimé disparaître sous terre, mais il ne baissa pas les yeux. Il n'avait rien à se reprocher.

— Je vois qu'Emmanuel a été bavard !

— Pas que lui ! Diana Harrison aussi ! Elle était fort inquiète pour vous ! Alors, Ismaël, racontez-nous ce qui vous est arrivé depuis ce 12 janvier fatal...

— Et accessoirement, parlez-nous de ce naufrage qui se serait produit par ici...ajouta Paul qui ne perdait pas de vue leur objectif prioritaire. Retrouver Ismaël Raynes, c'était très bien, mais ce n'était pas pourquoi ils étaient là !

Ismaël Raynes hissa plus confortablement son précieux fardeau qui glissait, puis considéra gravement les deux hommes qui lui faisaient face.

— Je vais commencer effectivement par là puisque c'est la raison de votre présence et de vos recherches. Le Lady Helena a fait naufrage en janvier 1865, à quelle date exacte, je ne puis vous le dire. Il s'est échoué sur l'île au large de cette côte. Le capitaine et plusieurs de ses marins ont réussi à accoster à quelques encablures d'ici. Actuellement, le capitaine Harrison et deux de ses matelots sont prisonniers des indigènes. Du moins, ils l'étaient il y a six mois.

Un silence de mort accueillit cette nouvelle, annoncée d'une voix rendue égale par la volonté, mais soutenue par une vibration qui laissait à penser que le marin frissonnait d'une vive émotion en parlant. Paul et Douglas échangèrent un long regard, d'abord incrédule, puis horrifié. Pour la première fois depuis qu'ils avaient envisagé ce voyage de recherche, ils prenaient conscience qu'un des survivants pouvait être le capitaine et que la réalité prenait le pas sur l'imaginaire ou l'espérance lointaine.

— Je suppose que vous désirez apprendre comment je l'ai su, reprit le marin qui, étonnamment, semblait comme apaisé par ce aveu.

— Parlez, Ismaël, vous êtes avec des amis.

Le comte aima le regard que le Gallois posa sur lui à cette remarque.

— Tout remonte à ce fatal 12 janvier. Au moment de larguer les amarres, le capitaine Harrison m'a fait venir, m'a tendu ce livret que vous voyez et m'a hurlé ce simple mot : « Dégagez ! ». Je suis sorti et j'ai lu. C'était enfin le verdict après un an de guerre larvée. Dans un état de stupeur, j'ai rassemblé mes affaires et suis descendu à terre. Une heure plus tard, le Lady Helena n'était plus à quai. La vérité m'est alors apparue dans toute son horreur. Jusqu'alors, j'avais été comme engourdi par une trop vive douleur. J'ai pris conscience que j'étais bel et bien seul, que mon environnement familier depuis dix ans venait de disparaître. A la rigueur, cela aurait été acceptable après douze mois d'enfer s'il n'y avait eu le boulet du commentaire du capitaine et mon éloignement de Londres. Je songeais à ce qu'allait être pour mademoiselle Diana et Emmanuel le retour du Wilfrid Harrison. Pendant plusieurs jours, le désespoir m'a fait douter de la vie. J'ai cru que tout était perdu. J'ai vécu là des moments terribles où je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je n'avais plus de goût à rien. Je n'osais pas chercher un embarquement avec les appréciations du capitaine sur moi, si contraires à ce que j'avais toujours voulu être. Heureusement, j'ai fini par réagir. J'ai trouvé une place sur un chantier de construction pendant quelques semaines, ce qui m'a permis de ne pas mourir de faim, mais la mer me manquait. J'avais envie de retourner en Angleterre me justifier aux yeux de mademoiselle Diana. Je voulais aussi protéger Emmanuel. J'ai fini par embarquer sur un baleinier américain qui manquait de main d'œuvre. Mais je n'avais aucun attrait pour la chasse au cachalot. Au milieu de la campagne au sud de l'Australie, je suis tombé malade, tellement que j'ai demandé qu'on me débarque, ce que le capitaine a fait parce qu'il avait besoin d'eau. Sinon, je serais mort à bord. Il m'a laissé ici, dans ce hameau, à demi-mort. En fait, je n'étais pas vraiment malade. Simplement, le désir de vivre m'avait à nouveau quitté : je songeais à Londres, aux deux êtres chers que j'y avais laissé et mon cœur me faisait mal. Quoi que je fisse, j'arriverais trop tard pour les sauver. Les braves gens du village me soignèrent comme leur fils. C'est par gratitude à leur égard que j'ai finalement pris la décision de me battre à nouveau et de vivre, surtout pour ne pas être un poids pour eux. Ils essayaient de bâtir une petite colonie avec leurs moutons, chevaux et vaches. De marin, je pouvais devenir fermier et leur prêter le concours de mes bras bien peu solides. Je n'étais encore qu'un convalescent quand un soir, en rassemblant mon troupeau, j'ai entendu une voix humaine appeler au secours. J'ai accouru dans la direction d'où elle venait et j'ai découvert un homme épuisé de fatigue dont les traits m'étaient indubitablement familiers. Il s'agissait de Lindsay, le charpentier du Lady Helena. Imaginez ma surprise et mon émotion. Lindsay venait de parcourir des kilomètres pour chercher du secours et de se faire mordre par une de ces vipères mortelles qu'il avait dérangées en marchant. Avant de mourir dans mes bras, il a eu le temps de me résumer la situation : après une mutinerie terrible, le Lady Helena avait fait naufrage dans les parages ; le capitaine, Forbes et Richardson, apparemment les seuls survivants, étaient dans les terres, prisonniers de naturels et réduits plus ou moins en esclavage. Sur l'ordre de Wilfrid Harrison, Lindsay avait refait aussi exactement que possible le trajet jusqu'à la côte en espérant toujours trouver un signe de civilisation et du secours pour ses compagnons. Quelques instants après m'avoir ainsi parlé, le venin a fait son effet. Son corps s'est paralysé et mon brave matelot s'est éteint dans mes bras.

Le Gallois s'arrêta un moment. Ses deux auditeurs étaient toutes ouïes. Quant à Emmanuel, il dormait toujours, la bouche légèrement entrouverte, dans cet abandon si touchant des enfants qui se sentent en sécurité.

— Poursuivez, Ismaël, je vous en prie, déclara Douglas qui voyait que le marin craignait de lasser les deux frères. Vous êtes devenu possesseur d'un terrible secret. Qu'avez-vous fait ?

Comme toujours, il frémit intérieurement quand le regard du marin se posa sur lui. Quelque chose d'indicible se produisait à chaque fois que ces prunelles d'un vert limpide l'effleuraient de leur faisceau. Jamais encore, il n'avait ressenti pareille émotion.

— Rien, milord. Rien.

— Comment cela ? s'écria Paul, prêt à laisser exploser sa colère, son indignation.

— Tais-toi, Paul. Parlez, Ismaël !

Le jeune homme ne baissa ni la tête, ni les yeux.

— Oui, c'est scandaleux, je l'admets. Voilà six mois que je sais la vérité et je n'ai rien fait. Six mois que je ne peux me résoudre ni à quitter ce village, ni à aller secourir le capitaine et mes matelots... Comprenez-moi, messieurs, poursuivit Ismaël d'une voix plus altérée, délaissant le calme des débuts de son récit, Wilfrid Harrison prisonnier, c'était mademoiselle Diana orpheline mais délivrée du joug paternel, c'était Emmanuel sauvé du cirque ou de la foire, arraché aux mauvais traitements de celui qui s'affirmait son père adoptif ! C'était moi qui pouvais revivre aussi !

Un sanglot le prit à la gorge et il dut s'interrompre en raison de sa trop vive émotion.

— Oui, j'ai eu ces visions à l'esprit et pourtant, je n'ai pas bougé. Parce que je ne parvenais pas à bâtir mon bonheur sur le malheur de mes matelots, innocents de tout, ni même sur celui de l'homme qui m'avait fait tant de mal, qui s'était révélé mon ennemi. Alors je suis resté inactif, un jour penchant pour la fuite, le lendemain m'interdisant d'y penser. Un jour, plein de haine pour le responsable de tant de gâchis, un autre m'essayant au pardon, que dis-je, à la miséricorde. Le pardon de certaines offenses nécessite une force surhumaine. Elle ne peut venir que dans l'acceptation d'un sacrifice suprême. Pardonner à son ennemi, c'est une chose, aller à sa recherche en est une autre quand on sait que sa survie va causer le malheur de son entourage... Alors, torturé par les questionnements liés à une décision que je ne désire pas prendre, je suis là, sans rien faire, ni pour, ni contre... Je sais ce que je devrais faire, mais jusqu'à présent, je n'en ai pas eu la force. Mon devoir m'apparaît trop dur. Mais vous voilà ici, ignorant tout cela, venant des antipodes pour chercher la vérité. Vous êtes le signe que j'attendais sans le savoir. Grâce à vous, je n'ai plus de doute : je vais vous conduire à Wilfrid Harrison. Enfin, ma vie va prendre un sens. Seulement, messieurs, ôtez la seule angoisse qui me reste avant de vous dire : « partons ! » : que va-t-il advenir d'Emmanuel une fois que le capitaine sera retrouvé ?

La voix d'Ismaël n'était pas seule à trahir son extrême inquiétude sur le sort du chérubin qui, imperturbable, restait plongé dans un sommeil réparateur. Son expression était celle d'un condamné qui quémande une dernière grâce avant d'être exécuté. Douglas en fut vivement ému.

— Ismaël, je vous ai dit que vous étiez avec des amis : ce n'est pas un vain mot. A partir de maintenant, votre avenir est assuré et celui d'Emmanuel aussi : vous pourrez être le père de cet enfant.

— Je n'en demande pas tant, milord. Emmanuel a besoin d'une famille, d'une vraie, pas d'un pauvre marin sans gîte, sans argent, sans rien.

— Emmanuel a besoin d'amour et d'après ce qu'il a su nous dire, d'après les propos de Diana, vous avez su le lui donner ! Mais nous n'en sommes pas là ce soir. Il se fait très tard. Je propose que nous reprenions cette discussion demain. Qu'en dites-vous ?

— Je suis à votre disposition, messieurs, répondit posément le Gallois en s'efforçant de se lever sans réveiller son précieux fardeau.

Douglas et Paul se levèrent aussi.

— Si cela ne vous dérange pas, vous pourrez dormir ici. Avant, je voudrais sceller notre amitié, Ismaël, et je le dis et je le répète, « amitié ». Vous ne pouvez imaginer la joie qui est la nôtre, qui sera celle de Diana...

Une exclamation étouffée retentit à ce nom.

— ...demain matin. Depuis que nous avons entendu parler de vous, il nous semble que vous faites partie de la famille. C'est à ce titre que je vous accueille à bord, comme un frère et comme un ami. J'espère que vous accepterez de serrer la main d'un homme qui, contrairement à vous, n'est absolument pas prêt à pardonner au monstre qu'est Wilfrid Harrison !

— Oh, milord ! s'écria Ismaël Raynes dont le beau regard vert se mouilla d'émotion. Ne vous abaissez pas devant moi, je vous en supplie !

Et comprenant qu'il se devait de répondre à ce témoignage si sincère, il saisit les mains des deux frères pour les presser dans les siennes avec un mélange de respect et d'élan fraternel. Le visage de Douglas se plissa de satisfaction. Un instant, il avait cru que la fierté, qu'il sentait ombrageuse, du marin ne le fasse hésiter à faire preuve de simplicité à l'égard d'hommes qui n'appartenaient pas à son monde. Il fut heureux de constater que son cœur chaleureux lui faisait oublier les distances sociales quand cela s'avérait nécessaire.

— La cabine d'Emmanuel est la deuxième à gauche. Vous y serez près de votre enfant...

Il n'avait pas osé dire « de votre fils », ne sachant ce que l'avenir réservait. Avec sa conscience si haute, Ismaël préfèrerait peut-être rester l'ami de l'ombre.

— Merci, messieurs. Comme vous l'autorisez, je vais me retirer. Je vous souhaite une bonne nuit.

Avec un salut gracieux, Ismaël prit congé et se retira. Douglas le suivit des yeux.

— Reste ! intima-t-il à son frère qui s'apprêtait à suivre le même chemin. Viens !

Paul comprit au ton de la voix qu'il était prudent d'obéir sans commentaire. Il suivit donc son aîné sur le pont. Ce n'était pas qu'il avait franchement envie d'une promenade nocturne mais il est des ordres qu'on ne discute pas : une longue pratique de son frère et des punitions mémorables l'avaient rendu méfiant.

— Crois-tu en Dieu, Paul ?

Le jeune homme crut avoir mal entendu. En d'autres circonstances, il l'aurait fait répéter. Il se contenta de grommeler :

— Curieuse question ! La foi n'est pas généralement au centre de tes conversations ni de tes préoccupations...

— Qu'en sais-tu ? rétorqua vivement le comte.

— D'ordinaire, tu te glorifies d'être agnostique et tu évites le sujet !

— C'est vrai, reconnut Douglas. C'est très vrai. Mais si j'avais une raison de croire, je crois que je l'aurais trouvée aujourd'hui !

— Est-ce vraiment le moment de discuter de cela ? marmonna Paul qui tombait de sommeil et ne souhaitait guère entamer un débat philosophico-religieux à une heure si tardive.

Aussitôt après avoir prononcé ces paroles, il les regretta : Douglas n'était guère prodigue de confidences et se gardait bien de se confier à son cadet. Avec cette remarque idiote, Paul risquait d'avoir bouché une des très rares ouvertures de son frère envers lui. Pour se rattraper, il demanda :

— Qu'est-ce qui te fait dire cela ?

Au silence qui suivit, Paul crut sincèrement avoir rejeté son aîné dans sa tour d'ivoire. Il le regarda à la dérobée pour juger de l'état de sa colère. Il ne vit qu'un visage creusé par la réflexion : Douglas tentait d'exprimer le mieux possible ce qu'il éprouvait au plus profond de lui-même.

— Le hasard a bon dos, quelquefois... Trouver ici le second de Wilfrid Harrison alors que nous le croyions mort... L'entendre nous dire qu'il sait, depuis plusieurs mois, que Wilfrid Harrison est vivant... Ecouter cette extraordinaire confession dans laquelle il n'élude aucun des remous de sa conscience...

— Si tu veux mon opinion là-dessus, Douglas, interrompit Paul, toujours incorrigible, ce n'est pas de la vertu, c'est de la bêtise. Il se torture l'esprit pour rien. Hésiter à agir...

— Qu'aurait-il dû faire, à ton avis ?

— Laisser Harrison à son sort, sans se préoccuper de considérations philanthropiques ! Ce garçon est fou ou fanatique !

— Non, Paul, ni fou, ni fanatique. S'il était l'un ou l'autre, il n'y aurait pas ce doute crucifiant, cette humanité dans la souffrance, cet écartèlement entre des désirs légitimes, purement humains et l'aspiration à atteindre une autre dimension.

— Cela lui sert à quoi, dis-moi ! Il se rend inutilement malheureux. Alors que cela pourrait être si simple !

— Mais cela ne l'est pas et Ismaël l'a bien compris, lui...

Paul avait de moins en moins envie de discuter des motivations du Gallois qu'il trouvait stupides et pas du tout admirables. Il bafouilla un vague « bonne nuit », bailla de manière fort peu discrète et comme Douglas paraissait perdu dans ses rêveries, il s'éclipsa sans bruit.

Le comte d'Arran resta donc seul, avec pour uniques compagnons le marin de veille et ses pensées. Il faisait doux. Au loin, il pouvait entendre le bruit régulier des lames qui se brisaient sur le rivage. Le ciel, parfaitement dégagé, laissait apparaître les constellations australes. La nature, elle aussi, était propice à cette élévation de l'âme rendue possible par cette rencontre étonnante avec un obscur marin. Un ami. Pour la première fois, Douglas sentit qu'il pourrait accéder à un rare degré d'intimité avec un homme qu'il ne connaissait pas quelques heures plus tôt. Enfin ! Il se sentit envahi d'une grande paix.

Ce fut la gêne occasionnée par une position inconfortable qui réveilla Ismaël. Le sommeil l'avait surpris alors qu'à genoux, il implorait le Ciel de lui apprendre ce pardon si difficile à vouloir pour l'homme qui lui avait fait tant de mal. Placé au pied du mur, il n'avait plus de choix autre. Il mit quelques instants à se souvenir du lieu où il était et lorsqu'il l'eût identifié, tous les souvenirs de la veille lui revinrent en masse. Quand il se redressa et étira ses membres ankylosés, il vit alors sur la couchette à côté de lui le petit Emmanuel et une masse soyeuse qu'il identifia pour être un chat. L'enfant, réveillé avant lui, le considérait avec de grands yeux pleins de ferveur qui s'emplirent de larmes avant qu'il ne lui tende les bras et se pende à son cou, sans un mot. Se redressant sans le lâcher, Ismaël le serra passionnément contre lui. Cet enfant pour lequel il avait sacrifié son avenir lui revenait par un étrange don de Dieu. Ses yeux se mouillèrent de reconnaissance et d'émotion.

— T'es comme moi, Ismaël, murmura Emmanuel d'une voix étranglée. Tu pleures parce que t'es heureux... Tu m'as tant manqué...

Un coup léger fut frappé à la porte qui s'ouvrit aussitôt pour laisser passer Diana Harrison, encore ignorante des événements de la nuit. Elle s'arrêta net en découvrant qu'Emmanuel avait de la compagnie. Elle l'identifia en une fraction de seconde. La surprise et la joie furent trop fortes pour elle : elle s'effondra dans les bras d'Ismaël qui n'avait eu qu'à tendre les siens pour l'empêcher de tomber. Gêné dans son sommeil, le chat libéra la couchette et partit voir ailleurs s'il y avait quelque chose à manger. Ismaël en profita pour y étendre la jeune fille qui reprit bientôt ses sens :

— Ismaël ! Je ne rêve pas ? Pincez moi ! Dites moi que c'est bien vous ! Comment se fait-il que vous soyez là ? Que m'a-t-on caché ? Oh, Ismaël ! Que je suis heureuse de vous savoir à nouveau près de moi !

Oubliant toutes convenances, elle enlaça le jeune homme et posa sa tête sur son épaule d'un geste plein d'élan et de fraîcheur. Ismaël se raidit un peu. Son instinct lui soufflait qu'il lui fallait être prudent : Diana était la fille de son capitaine. Elle avait aussi une famille désormais. Les relations fraternelles qu'elle avait le second du Lady Helena n'étaient plus de mise, d'autant plus que son protecteur était déchu. Mais Ismaël était lui aussi une nature chaleureuse qui aspirait à une tendresse sans arrière-pensées. Il s'abandonna avec délices à ce contact si doux, caressant de sa main libre les beaux cheveux flamboyants.

— Oh, Ismaël, c'est tellement bon que vous soyez là ! Dites moi ! Racontez-moi ? Comment êtes vous arrivé ici ? Où est le Lady Helena ? Où est mon père ? Que s'est-il passé depuis deux ans ?

Le marin que ce flot de questions haletantes amusa se mit à rire de bon cœur.

— Tu ris, Ismaël ! s'écria Emmanuel d'une voix stridente. Tu ris ! Je ne t'ai jamais entendu rire... Diana, tu sais, tout à l'heure, il pleurait, comme moi ! C'est si beau d'être à nouveau tous les trois. Je suis si content. Enfin mon petit papa et ma petite maman sont ensemble !

Diana s'empourpra à ces mots tandis qu'Ismaël faisait semblant de n'avoir pas entendu.

— On est réveillé là-dedans à ce que j'entends ! dit alors la voix profonde du capitaine du Conqueror dans la coursive. On vient manger ?

Emmanuel bondit au cou de Douglas, selon une habitude que Paul trouvait désastreuse et qu'il aurait aimé bannir. Mais le comte chérissait les transports affectueux de son moussaillon.

— Tiens donc ! Bonjour à tous les deux ! Les nouvelles ont vite fait le tour, à ce que je vois ! Puisque les présentations ont été faites, venez donc prendre le petit déjeuner ! Nous avons beaucoup à dire et ma belle-sœur attend avec impatience de faire la connaissance de celui dont elle a tant entendu parler !

— Ne me faites pas rougir, milord, répliqua Ismaël en s'inclinant légèrement devant le comte. Je crains le pire de certaines langues trop bavardes !

— Nous jugerons sur pièce, rassurez-vous !

Et il ajouta in petto : « c'est déjà fait ». Il savait que Sophie ne pouvait qu'être séduite par cette personnalité discrète, modeste, dont le feu tout intérieur s'irradiait dans les prunelles lumineuses.

— Soyez le bienvenu, monsieur Raynes, fit Sophie en tendant la main au marin quand il entra timidement dans le carré. Ma joie est immense de vous accueillir ici et de vous savoir vivant ! Ma nièce et presque sœur Diana m'a tant parlé de vous que je crois que j'aurais pu vous reconnaître sans hésiter. Asseyez-vous, je vous prie.

Ismaël Raynes, après avoir salué la jeune femme, se plaça là où Douglas l'invitait à s'installer, Emmanuel à côté de lui. Sentant sa gêne, les trois Ecossais commencèrent à manger, comptant sur le petit garçon pour la dissiper. Ce fut rapide : Emmanuel, très gentiment, lui remplissait son assiette, tant et si bien qu'il demanda grâce en souriant. Diana, amusée, expliqua que l'enfant en profitait pour ne pas manger lui ! S'occuper d'une tierce personne leur permettait à tous de trouver leurs repères et de se sentir mieux. Mais Diana était avide de récits, elle voulait tout savoir de cette rencontre providentielle, si bien qu'Ismaël se dut de répondre à son attente, ce qu'il fit en accablant le moins possible le capitaine Harrison.

— Vous ne me dites pas toute la vérité, Ismaël, je sais ce dont mon père est capable !

— Je vous ai dit toute la vérité, mademoiselle Diana : votre père m'a renvoyé, c'est aussi simple que cela. Cela ne lui a pas porté chance car ce que je lui avais évité a éclaté tout de suite après mon départ.

Diana n'insista pas : elle remettrait à plus tard des explications complètes. Ismaël ne perdait rien pour attendre.

— Maintenant, mon cher Ismaël, dit le comte d'Arran, une fois que le marin eut réussi à avaler un peu de pain et de thé, parlons peu, mais parlons bien.

— Je suis à votre disposition, milord.

— Où se trouvent le capitaine et ses marins ?

— Je ne le sais pas exactement. D'après le peu que Lindsay m'a dit, je pense qu'ils devraient être à une distance de 150 kilomètres, dans le nord-est.

— Pourquoi dans les terres ? Pourquoi n'ont-ils pas longé la côte ?

Le Gallois esquissa un triste sourire :

— C'était la proposition des marins. Alors, le capitaine a décidé de faire le contraire.

— Quel idiot !

Ismaël Raynes se retourna vers la jeune fille qui avait laissé échapper cette épithète peu flatteuse et lui dit d'un ton de reproche :

— Il s'agit de votre père, mademoiselle Diana. Et il y a Emmanuel...

Emmanuel qui avait naturellement fini de manger et qui, tout en coloriant, ne perdait pas une miette de la conversation.

— Et alors ? rétorqua Diana, les yeux étincelants. C'est la vérité.

Néanmoins, sous le regard implorant de son voisin, elle baissa la tête et se tut.

— Donc, pour résumer, nous devons nous rendre dans les terres, comme ces trois hommes. Connaissez-vous le pays ?

— Pas vraiment. Mais je pense que si un homme seul a pu le faire, un groupe peut le faire encore plus facilement.

— Justement, comment comptez-vous vous organiser ? A pied ? A cheval ? En chariot ?

Ismaël Raynes réfléchit quelques instants.

— Puis-je faire une suggestion...enfin, une proposition ?...

— Bien sûr !

— C'est que mademoiselle Diana et Madame Masefield soient du voyage...

— Ridicule ! interrompit Paul aussitôt. Nous ne sommes pas là pour nous amuser ! Un aller et retour pour chercher Harrison et les deux autres, et puis, en route pour l'Ecosse. J'en ai plus qu'assez de ce voyage !

— Oh, Paul ! Rappelle-toi, c'est notre voyage de noces ! Rends-toi compte, nous avons une chance inouïe de découvrir des terres vierges, c'est passionnant ! Et puis, Emmanuel pourrait enfin voir des kangourous !

Le petit garçon releva la tête à la mention de son nom, mais sensible à la tension qui commençait à monter, il resta silencieux.

— Je l'emmènerai au zoo s'il veut en voir ! Quant à découvrir l'Australie, jamais ! Laisse cela à d'autres ! La plupart de ceux qui ont tenté l'aventure sont morts, souviens-toi !

— Oui, Paul, parce qu'ils tentaient de traverser toute l'Australie, mais nous, nous n'avons que quelques kilomètres à faire dans les terres ! Ce n'est pas bien dangereux !

— Je pense, mon cher Paul, que tu vas te laisser convaincre...

— Pas question !

— Comment « pas question ! » ? Tu recules ?

— Je ne vais certainement pas laisser ma femme partir ainsi...

— Bien sûr que non puisque tu seras avec nous pour l'accompagner, interrompit Douglas avec un grand sourire.

— Moi ?

— Oui « toi ». Tu comptais ne pas nous accompagner ?

— Mais... bredouilla Paul, sentant un étau se resserrer sur lui.

— Ismaël, qu'en pensez-vous ?

Embarrassé par la manière si vive dont Paul Masefield avait réagi, le marin n'en menait pas large. Il hésita longuement à donner une réponse, d'un ton qui manquait d'assurance :

— Il s'agit de rendre un père à ses enfants, alors je croyais que... enfin, pour mademoiselle Diana et monsieur Francis...

Le comte d'Arran admira cette faculté que le Gallois avait de songer aux autres avant de se préoccuper de son propre sort. Or, il n'avait pas oublié la discussion de la veille dans laquelle Ismaël avait évoqué si nettement sa difficulté à pardonner les cruautés de Harrison à son égard.

— Tu vois, Paul ! interrompit Sophie, victorieuse. Tu ne peux pas retarder le moment où Diana et Francis verront leur père.

Paul Masefield prit son air pincé.

— Je vois que je suis le seul de mon avis. Faites comme bon vous semble, mais ne venez pas vous plaindre si les choses ne se présentent pas comme vous le voulez ! Vous vous compliquez la vie...

— Je ne vous demande pas ..., commença Diana que Douglas fit taire d'un geste impératif :

— Ma chère enfant, vous ne demandez rien et on vous offre ! Avez-vous envie d'être la première à délivrer votre père des sauvages, je veux dire des naturels ?

— Milord, je sens bien que ce n'est pas...

— La pauvre enfant n'osera pas donner son avis à cause de toi, Paul ! s'écria la jeune Sophie Masefield, avec énergie. Moi, je veux partir avec Diana et Francis !

— Tu peux rester à bord à garder le Conqueror si tu préfères, Paul, ajouta Douglas d'un ton froid.

— Non, bien sûr, je vous accompagne ! Je ne vais pas laisser ma femme s'exposer à des dangers sans être là pour la défendre si nécessaire !

— Ah, je te reconnais mieux là ! s'écria le comte d'Arran avec un sourire satisfait. J'ai un moment cru que tu avais peur !

— Peur ? Moi ?

— Il n'y a rien de dangereux dans cette équipée, alors, tu vois, je plaisante. Bon, résumons-nous. Qui vient ? Je commence par toi Paul, Sophie, les deux enfants du capitaine, vous Ismaël, deux marins pour le service et la sécurité, moi-même...

Emmanuel l'écoutait tandis que ses grands yeux bleus se remplissaient de larmes. Il allait rester derrière en raison de son âge...

— Cela nous fait huit...

— Neuf ! contredit Diana avec flamme. Vous oubliez mon frère !

— Bien sûr que tu viens, moussaillon ! rétorqua Douglas, navré d'avoir omis l'enfant dans son énumération. Il ne manquerait plus que tu ne viennes pas. C'était tellement évident que je ne l'ai même pas dit ! Tu as vraiment cru que je t'oubliais ?

Emmanuel hocha timidement la tête.

— Oublie-t-on son chef ? Car tu seras notre chef, moussaillon, qu'en penses-tu ?

— Avec Ismaël. Ismaël et toi, Oncle Douglas. Comme cela, il ne peut rien nous arriver.

— Quel triumvirat ! gloussa Paul, toujours prêt à la plaisanterie quand ce n'était pas à ses dépends.

Il fut donc convenu que l'on partirait à douze, y compris les conducteurs des deux chariots que l'on allait rapidement construire pour le transport des vivres et des jeunes dames. Ismaël se faisait fort d'obtenir du village deux ou trois chevaux et quelques bœufs. Il exprima le désir de se rendre à terre afin de prendre toutes les dispositions pour ce voyage. Il voulait aussi rassurer les habitants du village qui devaient se demander ce qu'il était advenu de lui après cette nuit passée à bord du yacht écossais. Douglas approuva et lui demanda s'il pouvait l'accompagner. Emmanuel, lui, prit d'emblée place dans la chaloupe, prenant très au sérieux son rôle de chef.