L'Envol — Chapitre 7

Il fallut attendre trois jours et un Impromptu de Schubert joué par Sophie avant que la forte fièvre qui avait saisi Emmanuel ne commence à baisser. L'angoisse avait été intense au point de craindre pour sa vie. A un moment même, Paul avait parlé de relâcher aux Açores ou à Madère. Douglas avait réfléchi puis secoué la tête. Une escale n'aurait servi à rien. L'endroit importait peu pour la guérison du petit garçon. Il réagissait violemment à la terreur éprouvée quand Francis avait attenté à sa vie. Son mal était moral, pas physique. La musique fit donc le miracle que tout le monde espérait : Emmanuel se remit de cette grosse émotion avec la promptitude de son tempérament énergique. Une fois la fièvre tombée, il voulut se lever et reprendre ses activités. Un énorme soupir de soulagement s'échappa de toutes les poitrines qui, depuis le drame n'avaient pas respiré librement.

On put alors se pencher sur le cas du jeune assassin que d'aucuns auraient bien laissé mourir de faim et de soif à fond de cale. Heureusement pour lui, le comte d'Arran avait donné des ordres fort précis et vérifiait qu'ils avaient été exécutés : il était hors de question de maltraiter le coupable. Le premier interrogatoire, fait par le capitaine, son frère et le second, se solda par un échec. L'adolescent se mura dans un silence hostile contre lequel menaces, insultes, flatteries se heurtèrent sans résultat. Sophie voulut à son tour tenter de fléchir le garçon. Elle dut beaucoup insister auprès de son mari et de son beau-frère qui estimaient que ce n'était pas son rôle d'intervenir. Mais elle savait y faire et finalement eut gain de cause. Elle descendit donc à son tour dans la cale, suivie discrètement par deux matelots. Même si Francis était entravé, mieux valait se méfier.

Trois jours de suite, elle vint trouver l'adolescent qui lui opposait un mutisme haineux, très éprouvant pour ses nerfs. Elle ne s'avoua pas vaincue. Il devait y avoir un moyen de percer cette carapace : le jeune garçon ne pouvait être si perverti. Le quatrième jour, alors qu'elle était malgré tout prête à désespérer, Francis explosa :

— Que voulez-vous que je vous dise ? Oui, j'ai essayé de tuer cet avorton ! Et alors ? Vous en auriez fait autant si vous étiez à ma place !

— Et pourquoi ?

— Parce qu'il m'a tout pris !

— Tout ? s'étonna Sophie. Il n'a rien...

— Rien, vous plaisantez ? Vous êtes aveugle ! Vous ne voyez même pas que vous êtes en adoration devant lui ! Et moi, je ne suis rien à côté de lui ! Depuis qu'il est venu habiter chez nous, je ne suis rien qu'un faire-valoir ! Mon père n'a cessé de me comparer à lui pendant les six mois qu'il a passés à Londres avant de disparaître. Et pourquoi a-t-il disparu d'ailleurs ? Directement ou indirectement à cause de ce sale gosse ! Le second s'en était entiché et s'est fait un ennemi de mon père.

— Je croyais que ton père détestait Emmanuel...

— Oui, il le détestait parce qu'il trouvait à qui parler. Mais il l'admirait ! En tout cas, je peux vous assurer qu'il me l'a fait croire. Emmanuel par ci et Emmanuel par là. J'en ai soupé... Le pire, c'est que la comparaison ne m'était pas favorable et mon père avait raison : je n'aime pas la mer, je ne suis pas très intelligent, je suis un affreux rouquin avec plein de boutons, je ne connais rien à la musique. Les gens me trouvent au mieux quelconque, au pire, répugnant. Au moins, quand j'étais à Londres, que je volais et détroussais les gens, j'étais reconnu. Pour le vol, j'étais habile, pour le mensonge aussi. Mes compagnons me respectaient pour cela. Mais les gens bien, comme vous, ne me respectent pas. Normal, je me complais dans ce qui est à mon niveau. C'est pour cela que j'ai voulu tuer ce gosse. Pour supprimer la comparaison. Je n'en peux plus. Vous ne pouvez comprendre. Je le hais, ce gosse. Vraiment. Et je vous hais de l'aimer. Je hais mon père de me l'avoir imposé. Si jamais on retrouve mon père, ce sera pareil. Je ne suis pas musicien, moi, je ne sais jouer ni du piano, ni du violon, je n'apprends pas facilement. Et je n'ai pas six ans. On me traite en adulte. Je n'ai jamais été un enfant. Jamais, vous entendez. Mon père avait ses idées sur ce que je devais être et donc, il fallait m'y soumettre. Seulement, je n'avais pas les compétences. Je ne suis qu'un tas de médiocrité. Il n'y a que dans le mal que je suis capable de faire quelque chose d'un peu remarquable. Et même là, j'ai échoué. Le môme est toujours vivant.

— Et tu pensais qu'en le tuant, tu résoudrais tous tes problèmes ?

Francis hocha la tête.

— En partie : vous auriez été obligés de revenir en Ecosse, de me remettre dans les mains de la justice et j'aurais été condamné à mort. Et vous ne seriez pas retourné à la recherche de mon père.

— Tu ne veux donc pas qu'on sache ce qui lui est arrivé ?

— Je ne veux surtout pas le revoir ! Cela peut vous paraître monstrueux, mais c'est ainsi. Il faut laisser les morts en paix. S'il y a des survivants, ils n'ont peut-être pas la conscience tranquille. Par contre, ils ont certainement des circonstances atténuantes.

— Francis, j'ai bien entendu tout ce que tu m'as raconté. Je voudrais te demander si tu penses vraiment qu'Emmanuel est coupable de ce que tu lui reproches...

L'adolescent grimaça :

— En soi, non. Ce n'est pas de sa faute s'il est intelligent et doué. Mais il m'a pris ma sœur. Diana l'adore.

— Nous sommes tous sous son charme, c'est vrai. Ce serait mentir de dire le contraire. En plus, il a une histoire bien triste. Nous voulons aussi le protéger...

— Moi aussi, j'ai une histoire triste, un père qui me déteste, une mère morte peu après ma naissance.

— Je ne crois pas que ton père te déteste, il est simplement maladroit. Et puis, là n'est plus le problème : nous sommes ta famille désormais. Celle de ta sœur et d'Emmanuel. Tu peux tout recommencer à zéro, essayer d'être courageux, honnête et aimable.

— Après ce que j'ai fait ! Vous plaisantez !

— Non, Francis, je ne plaisante pas. Je pense que tu as commis un acte d'une très grande gravité en t'en prenant à un petit garçon faible et innocent. Mais d'un mal peut sortir un bien : pour la première fois, tu as pu avouer des pensées qui te hantent depuis des années. Tu t'es autorisé à dire ce que tu détestais. Maintenant, tu peux redémarrer ta vie. Ton père a probablement disparu à jamais. Emmanuel n'est pas une menace pour toi ou ne doit pas l'être car il n'est certainement pas officiellement ton frère. Par contre, tu ne peux nous interdire de l'aimer comme notre enfant, d'autant plus qu'en raison de son jeune âge, nous avons le devoir de le protéger jusqu'à sa majorité...

— Pourquoi ? Il ne vous est rien. Nous, nous sommes au moins parents...

— Ton père l'a recueilli. Nous n'allons pas le rejeter à nouveau. Mon beau-frère s'est beaucoup attaché à lui. Il l'aidera à s'établir dans la vie. Et ce n'est pas parce que nous donnerons à Emmanuel de l'affection, de notre temps, des possibilités de s'instruire que nous ferons moins pour toi. Simplement, nous ferons différemment.

— Pourquoi m'avez-vous obligé à être mousse sur ce bateau ? Je déteste la mer.

— Je te ferais remarquer que tu t'es très mal comporté à la pension. Tu as prouvé à Paul que tu étais un très mauvais garçon quand tu étais à Londres. Notre devoir familial exigeait que nous assurions ton éducation. La vie de marin va t'endurcir le caractère et te faire du bien. Si après notre voyage, tu as montré que tu étais capable de bien faire ce qu'on te demande de faire, alors, nous pourrons reconsidérer ton avenir et te permettre de faire des études.

— Vous n'accepterez jamais de faire comme si rien ne s'était passé !...

— Nous exigerons des excuses...

— A vous peut-être ! explosa le garçon, mais à Emmanuel, jamais !

— Les excuses seront garantes de ton désir de recommencer ta vie à zéro. Si tu ne les fais pas à Emmanuel, tu restes dans ta haine et tu sombreras à nouveau...

— Cet idiot va me narguer...

— Emmanuel est trop jeune pour cela. D'ailleurs, il a été si mal qu'il a failli mourir et il ne semble plus se souvenir de rien. Donc, ce sera très vite fait. Avec ta sœur et avec les adultes, il faudra être sincère, c'est-à-dire vouloir vraiment changer...

— Je veux réfléchir. Je pense que c'est trop beau pour être vrai...

— Je te laisse, répondit Sophie avec douceur. Tu as raison. Quand veux-tu que je repasse prendre ta réponse ?

— Demain, s'il vous plait. Merci.

La jeune femme remonta donc, très satisfaite d'avoir effectué une brèche dans le mur de révolte du jeune garçon. Ses compagnons, en écoutant ses récits, affichèrent un scepticisme plus mesuré.

— Tu t'es fait mener par le bout du nez, ma chérie, décréta Paul d'un air supérieur. Cette petite crapule a tout intérêt à manifester sa soumission...

— Non, il a été sincère, j'en suis convaincue !

— Tu es trop bonne. Tu ne vois le mal nulle part. Dois-je te rappeler qu'il a commis un acte criminel en voulant supprimer un petit enfant ?

— Paul, je ne suis pas une imbécile...

Le comte d'Arran les fit taire d'un geste autoritaire.

— Ne vous disputez pas. Sophie a obtenu là un résultat remarquable et nous devons en profiter, quelles qu'aient été les raisons de Francis de se montrer sous un meilleur jour. Il faut en profiter sans être dupes.

— C'est là qu'il va pavoiser !

— Non, Paul. Nous ne le laisserons pas pavoiser. Il faut établir un code de bonne conduite, exiger les excuses demandées par Sophie et surtout se montrer très patient ! Il est évident que ce garçon souffre de jalousie, qu'il souhaite désespérément être aimé. C'est à nous de lui montrer le chemin, s'il le souhaite. C'est pourquoi nous devrons rédiger un contrat. Nous avons besoin de garanties, ne serait-ce que par sécurité pour le plus jeune d'entre nous...

— Et comment expliqueras-tu la chose à ton équipage ? A Emmanuel ?

— C'est mon rôle de capitaine, Paul. Cela ne te regarde pas.

— Fais comme tu veux, rétorqua le jeune homme d'un air pincé. Tu es effectivement le chef...

— Mais ne viens pas te plaindre si nous avons des ennuis ensuite... c'est cela ? acheva Douglas pour lui avec un rictus qui pouvait passer pour un sourire.

Agacé, Paul rétorqua :

— Tu sais bien que nous sommes solidaires de tes décisions. Accueillir à bras ouverts cette graine de criminel ne me dit rien qui vaille.

— Pour te dire franchement, à moi non plus. Seulement, derrière l'acte, il y a une personne, un être humain en souffrance. Mon devoir est de lui venir en aide dans la mesure de mes moyens. Et puis, Paul, avoue que je ne me suis pas si mal débrouillé avec Emmanuel !

— Tu ne vas quand même pas comparer les deux ? s'écria Paul, scandalisé.

Sophie éclata de rire tandis que Douglas souriait. Voyant qu'on se moquait de lui, le jeune homme se renfrogna, comme à son habitude en pareilles circonstances. Son aîné, ne voulant pas aggraver la situation, s'éclipsa discrètement.

Trois jours plus tard, après plusieurs rencontres et discussions avec Francis, ce dernier, contrit et repentant, reprit sa place dans l'équipage. Les marins l'accueillirent à contrecœur. Toute la diplomatie de leur capitaine n'avait pas été de trop pour les faire accepter la présence de l'adolescent. En ronchonnant, ils s'étaient soumis à cette décision qu'ils n'approuvaient pas mais contre laquelle ils ne pouvaient se rebiffer, étant essentiellement dévoués à leur chef. Ils se jurèrent de faire payer cher au garçon ses propensions au meurtre. Douglas, qui n'était ni fou, ni aveugle, se doutait fort bien de ce qui allait se produire. Il avait même prévenu Francis de ce qui l'attendait car il n'avait aucunement l'intention d'alléger le châtiment du coupable. Le jeune garçon que près d'une semaine au pain, à l'eau et exclus de la société, avait considérablement assagi, estima qu'il était normal d'être traité en paria. En fait, le plus dur pour lui fut de croiser sa victime sur le pont. Mais Emmanuel, remis de ses émotions et de sa grave fièvre, l'ignorait superbement, ayant bien d'autres soucis en tête : le passage de la ligne approchait et il était impatient de voir comment cette cérémonie allait se dérouler.

De fait, il ne fut pas déçu. Il hurla de joie lorsqu'il fut précipité dans l'eau du « baptême ». Douglas fut soulagé de cette réaction : il avait un instant craint que le souvenir de l'acte de Francis ne lui revînt à la mémoire. Mais ses inquiétudes étaient vaines. Le petit garçon était tout à son plaisir de barboter dans l'eau. Paul, lui, versa son écot d'un air dédaigneux pour échapper au bain forcé. Sa femme et sa nièce, meilleures joueuses, se firent asperger de manière symbolique, avec une parfaite bonne humeur. Cette simplicité cordiale les rehaussa dans l'estime des marins que les manières inutilement hautaines de Paul irritaient. Autant ils appréciaient sans réserve leur capitaine, en dépit de ses silences et de son caractère sombre, autant ils détestaient la condescendance méprisante de son jeune frère.

Le Conqueror relâcha brièvement à Cape Town pour refaire ses provisions d'eau et de vivres frais. Diana et Sophie auraient aimé visiter la ville, mais se rangèrent aux bonnes raisons de Douglas qui les en dissuada, arguant de la nécessité d'arriver le plus vite possible en Australie pour commencer des recherches qui pourraient être longues. De plus, il pleuvait et Table Mountain était cachée derrière un épais rideau de nuages.

Le voyage reprit donc après cette escale. Sophie se distrayait en faisant beaucoup de musique. Elle trouvait un grand plaisir à travailler avec le petit Emmanuel qui étudiait assidûment ses deux instruments pour le plus grand plaisir des passagers. Il acquérait une réelle maîtrise au clavier. A l'archet, il se cantonnait dans un répertoire plus celtique et marin, sans dédaigner quelques petites pièces de Mozart, Bach ou autres qu'il déchiffrait sous la guidance de sa jeune tante. Douglas, de son côté, poursuivait son enseignement. Il était toujours surpris de la rapidité avec laquelle son neveu assimilait et retenait des notions nouvelles. D'ailleurs, Emmanuel était toujours partant pour apprendre. A l'âge où l'enfant n'en est souvent qu'à découvrir ses lettres, il lisait couramment, s'intéressait à tout, particulièrement à tout ce qui avait trait à la navigation. Il voulait tout savoir sur les vents, les courants, les calculs pour obtenir la latitude, la longitude. Douglas se complaisait à transmettre son savoir à ce petit être gourmand de connaissances. Paul observait, mi-figue, mi-raisin, oscillant entre l'exaspération et l'admiration. Il trouvait que son frère se montrait beaucoup trop indulgent vis-à-vis des exigences intellectuelles de l'enfant, toujours en demande, toujours à l'affût des contradictions, des explications, des causes et des conséquences. Cet esprit raisonneur, tout le temps en éveil, l'épuisait. Il ne comprenait pas comment Douglas pouvait faire preuve d'autant de patience, alors que, dans son souvenir, il en avait eu si peu à son égard. Sophie ne cessait de lui expliquer que ni les conditions, ni les personnes n'étaient les mêmes. Paul, néanmoins, campait sur ses positions : un enfant doit être invisible durant les quinze premières années de sa vie et ne pas être traité à l'égal des adultes. Quand il aurait des enfants, il saurait bien veiller à cela, n'en déplaise à leur futur oncle.

Avide de savoir, Emmanuel restait cependant ce petit garçon sauvage des débuts. Lorsque rien ne le sollicitait, il avait pour habitude de monter dans la hune et d'y demeurer parfois des heures si on ne l'appelait pas. Les repas n'étant jamais une priorité pour lui, la faim ne jouait pas son rôle de rappel à l'ordre. Il mangeait peu, mais mieux qu'avant, de manière plus régulière. Son sommeil s'améliorait doucement, même s'il dormait très peu pour un enfant de son âge. Il avait encore souvent des cauchemars, mais plus jamais au point d'en être malade d'angoisse. Toutefois, Douglas qui était son interlocuteur privilégié savait que la peur de la mort, de l'abandon, de l'absence n'était jamais bien loin et lui donnait souvent cet air triste, ce regard sombre et alimentait ses productions ou ses choix musicaux. De toutes les œuvres, celles qu'il préférait étaient en tonalité mineure, tourmentées, avec une prédilection pour les marches funèbres ! Son compositeur favori restait Frédéric Chopin.

A la mi-octobre, enfin, le Conqueror vit apparaître les côtes australiennes et le port de Adélaïde. C'était de là que devaient commencer les recherches puisque les dernières nouvelles du Lady Helena venaient de là. Elles dataient de janvier 1865. Aussitôt les formalités de douanes achevées, le comte d'Arran se présenta aux autorités du port en expliquant le but de sa démarche.

— J'ai en effet lu que le Lady Helena était porté disparu il y environ un an, il me semble, déclara l'officier qui recevait Douglas. Pas plus que vous, je ne sais ce qui s'est passé.

— C'est justement pour essayer d'en savoir plus que je suis ici. Vous n'avez certainement pas été sans être confronté au caractère outrancier de son capitaine...

Ce commentaire ébranla les défenses de prudence de l'officier.

— Vous m'avez dit être son parent...

— Oui, son beau-frère par alliance. Lointaine parenté. Mais parenté quand même.

— Mais qu'est-ce qui vous a fait venir ici ?

— Des rumeurs sur d'éventuels membres de l'équipage du Lady Helena qui auraient été vu après la date de son départ de Adélaïde. Nous avons des informations qui laisseraient à penser que l'atmosphère à bord n'était pas des meilleures, et cela au départ de Londres.

L'officier considéra Douglas avec intérêt.

— Consentiriez-vous à m'en dire plus ?

Sentant que l'homme en savait davantage qu'il ne voulait l'admettre et qu'il avait besoin de preuve pour faire confiance, Douglas ne fit pas mystère de ce que Diana lui avait révélé.

— Ah, fit l'homme en hochant la tête. Je vois. Le second redoutait le pire. Et le pire est arrivé.

— C'est-à-dire ?

— Que le second n'est pas parti avec le Lady Helena !

— Ismaël Raynes ? Où est-il alors ?

— Ah, si je le savais ! Mais je ne le sais malheureusement pas.

— Que s'est-il passé ?

— Wilfrid Harrison l'a renvoyé.

— Comment le savez-vous ?

— Je l'ai rencontré quelques jours après, errant sur les quais à la recherche d'un bâtiment. Je le connaissais pour l'avoir vu à l'œuvre : un de ces hommes qui vous marquent pour la vie une fois qu'on les a rencontrés. Malgré sa jeunesse, ce garçon possédait une maturité, une dignité, une sorte d'éclat qui faisaient qu'on ne l'oubliait pas de sitôt. Bref, il était là. Naturellement, je lui ai demandé pourquoi. Il m'a donc répondu que Harrison l'avait viré une heure avant le départ, avec un certificat de travail si outrageusement faux qu'il était impossible de le croire. Dans son désespoir, ce pauvre homme me l'a fait lire. Je l'ai invité à venir me rencontrer le lendemain pour essayer de trouver un embarquement. Je me faisais fort de l'employer. Les gens honnêtes comme lui ne courent pas les rues. Malheureusement, il n'est jamais venu et j'ignore totalement ce qu'il est devenu.

— Dans quel état était-il quand vous l'avez vu ?

— Mauvais. Très mauvais. C'est ce qui m'avait incité à faire quelque chose pour lui. J'ai eu peur qu'il ne fasse une bêtise.

— De quelle nature ?

— Un suicide pour échapper au déshonneur.

— Mais vous ne l'avez pas recherché quand il a disparu...

— Non, je l'avoue. J'ai fini par l'oublier. Après tout, ce n'était pas mon affaire. J'ai été pris par d'autres urgences. Maintenant que vous êtes là à me rappeler cet incident, je regrette d'avoir été léger.

— Pourquoi auriez vous fait plus pour cet homme que pour d'autres ? Vous n'avez rien à vous reprocher. Résumons la situation, Raynes est vivant ou mort, dans un lieu inconnu. En tous cas, il n'a pas reparu, ni son cadavre non plus. Peut-être a-t-il rejoint les chercheurs d'or... Il a peut-être fait fortune et va réapparaître riche comme Crésus...

— Cela m'étonnerait, mais il a pu se laisser distraire et contaminer par la fièvre de l'or.

— S'il n'avait plus rien à perdre... bon, passons maintenant à Harrison et à son bâtiment. Il est parti le 12 janvier et a disparu. Quel temps faisait-il à l'époque ?

— Aucun souvenir, milord. La seule chose dont je me souvienne, c'est d'Harrison qui s'est montré un odieux personnage durant tout le temps de son escale ici. Irascible, violent, insultant, autoritaire... Personne n'était fâché de le voir partir.

— Avez-vous eu des contacts avec son équipage ?

— Aucun. Seulement avec le second.

— Tout nous ramène au second. Il semble détenir les clés de la vérité... Pourquoi Harrison l'a-t-il viré comme un malpropre avant le départ ?...

— Avant le départ, c'est par prudence. Le second avait fait tout le travail, le bâtiment était en partance : tout le monde était pris au dépourvu et personne n'avait de moyen de se défendre. Diabolique, si vous voulez mon avis... sauf votre respect, milord...

— Harrison a beau être de ma famille par le nom, je ne me reconnais pas en cet individu. Mais il s'agit d'un homme ET de son équipage. Il serait intéressant de savoir ce qui s'est passé. Ce que vous m'avez dit me ferait pencher pour une mutinerie très peu de temps après le départ de Adélaïde et le renvoi du second. Une mutinerie qui aurait pu tourner au drame avec un naufrage pour tout résultat et la mort de l'ensemble des protagonistes...

Douglas soupira d'agacement.

— Je donnerais vraiment cher pour retrouver le second.

— Que dirait-il de plus ? Que Harrison le détestait ? Non, je pense que vous avez raison. Le Lady Helena a fait naufrage parce qu'il n'était plus gouverné correctement et que les querelles internes ont pris le pas sur le salut de tous.

— Cela semble être tristement vrai...

— Quels sont vos projets désormais ? Vous n'avez pas le plus petit indice pour retrouver le second.

— Effectivement. Il va falloir faire des choix et les bons choix. Je me dis, mais ce n'est qu'une intuition, que si Harrison avait fait naufrage à proximité de zones peuplées, nous l'aurions appris. Par contre, il a pu, contre toute attente, échouer sur des rivages inhospitaliers.

— Je ne donne pas cher de sa vie, alors.

— Non, mais je suis là pour découvrir la vérité.

— Et le second ?

— Ce sera la deuxième étape. Si vous avez du nouveau, faites le moi savoir. A Sydney, Melbourne, Port Augusta... Je ne reviendrai sans doute pas ici, vous paraissez certain que Raynes a quitté la ville.

— Oui, je le suis. Bonne chance alors.

Douglas, pressé de commencer les recherches, prit congé de l'officier et retourna à bord.

Le Conqueror était quasiment déserté. La plupart des matelots étaient descendus à terre, de même que le couple Masefield, Paul ayant entraîné sa femme dans une très longue promenade. Emmanuel lui-même était parti avec deux matelots, déclara Diana qui elle, oppressée, était restée à bord, connaissant la démarche de son oncle et s'inquiétant de la réponse. Elle n'osa pas lui demander nettement, mais Douglas avait besoin de parler et la personne la plus appropriée était justement la jeune fille.

— J'ai du nouveau, dit-il.

Diana pâlit extrêmement.

— Oh, pas récentes. Mais j'ai appris que Raynes s'était fait renvoyer par le capitaine Harrison une heure avant l'appareillage.

— Ismaël ? Où est-il alors ? L'avez-vous vu ?

Douglas s'étonna d'éprouver un certain mécontentement en entendant le ton anxieux de la jeune fille et l'usage si naturel du prénom dans sa bouche.

— Hélas non, dit-il. Il a disparu d'Adélaïde depuis ce moment là. Dîtes moi, Diana : pensez-vous que Raynes soit homme à se supprimer ?

— Quelle horrible supposition ? Qu'est-ce qui vous fait l'envisager ? Vous a-t-on dit quelque chose ?

— On m'a dit qu'il était désespéré par son renvoi avec un certificat qui l'empêchait de retrouver un bon embarquement. L'homme qui voulait lui venir en aide n'a pas pu le faire pour la bonne raison que Raynes s'est volatilisé.

Diana réfléchit un moment. Elle savait qu'elle ne pouvait pas répondre à la légère. Que connaissait-elle d'Ismaël sinon sa bonté, sa douceur, son esprit de totale abnégation ? Etait-ce suffisant pour résister au désespoir ?

— Très honnêtement, milord, je l'ignore. J'imagine que ce renvoi était l'acte final d'une tragédie qui a commencé bien avant. Dans quelles dispositions Ismaël était-il ? Qu'avait-il subi avant d'être chassé comme un chien enragé ? C'était peut-être un homme brisé que mon père abandonnait ainsi ? Comment puis-je le savoir ? L'Ismaël que je connais est un être courageux, noble, dévoué, attentif aux autres. Celui qu'il est devenu, je ne le sais pas. Car je sais trop bien qu'on peut se transformer sous la souffrance et le malheur.

Il y eut un long silence que Diana finit par rompre :

— Qu'allez-vous faire alors, milord ? A part de savoir qu'Ismaël n'est pas l'auteur d'une mutinerie, qu'il est peut-être vivant, que savez-vous ? Sur quelle piste allez-vous pouvoir vous lancer ?

Les sourcils froncés, se rejoignant en une ligne broussailleuse qui avait depuis longtemps cessé de faire peur à Diana, Douglas se pencha en avant, le menton sur ses poings fermés :

— Nous avons le choix entre rechercher Ismaël Raynes ou des traces du Lady Helena. Je me dis qu'il est sans doute plus facile d'avoir des renseignements sur un navire ayant fait naufrage que sur un marin qui peut être à l'autre bout du monde...

— Ou mort, plaça Diana d'un ton grave.

— Si, comme je le pense, le Lady Helena a fait naufrage, il faut déterminer où. Regardez la carte et dites-moi ce que vous en pensez...

Douglas se releva pour déployer sur la table une carte de la province de Victoria :

— Voilà où nous sommes. Adélaïde. Si comme je le suppose, la mutinerie s'est déclenchée immédiatement après le départ, le Lady Helena est resté dans cette zone, sans aller du côté de Melbourne. S'il y avait eu naufrage au sud, sur cette côte là qui court d'Adélaïde à Melbourne, nous l'aurions su. Par contre, s'il a eu lieu plus au nord ou dans cette grande baie qui compte la terre Eyre et la terre de Nuyts, nous avons affaire à des lieux bien désolés et relativement peu peuplés.

— Mais normalement, il aurait dû se diriger vers le sud puisqu'il devait doubler le cap Horn. Vous croyez vraiment à l'hypothèse d'une mutinerie suivie d'un naufrage ?

— D'après ce que vous avez raconté d'Ismaël Raynes, il était le seul à pouvoir empêcher cette mutinerie et quand il vous a écrit sa dernière lettre, c'était avant le départ...

— Mais dans ce cas, pourquoi n'est-il pas revenu en Europe ? Pourquoi ne nous a-t-il pas contactés ?

— Il n'avait sans doute aucun argent. Et il savait que votre père serait avant lui à Londres et donc pouvait facilement le perdre dans votre esprit...

— Ça, jamais ! Non, son silence me fait vraiment craindre le pire... Mon père a dû le menacer : il ne voulait certainement pas qu'il revoie l'Angleterre et surtout Emmanuel.

— Nous allons d'abord nous occuper du bateau, ensuite d'Ismaël. Il faut savoir s'il est mort ou vivant ! Je propose donc que nous remontions la côte jusqu'à Port Augusta, redescendant le long ici, Hummock Hill, Arno Bay, Tumby Bay, puis Port Lincoln. Ensuite, nous remonterons vers des zones moins connues quoique aussi répertoriées par Matthew Flinders en 1802.

— Faites, milord ! Et plaise au ciel que nous ayons un jour une réponse à toutes nos questions !

Paul et Sophie Masefield furent naturellement mis au courant des derniers développements. Ils firent la grimace en apprenant qu'ils allaient faire une navigation côtière et mener une véritable enquête.

— Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Venir aussi loin pour si peu !

— Ce n'est pas peu ! rétorqua Sophie. Nous savons que les destins d'Ismaël et de l'équipage du Lady Helena se sont séparés le 12 janvier. C'est déjà cela !

— Il faut chercher. Au moins, nous n'aurons rien à nous reprocher. Au fait, Diana, une autre question puisque vous connaissez bien Ismaël : pensez-vous qu'il aurait pu devenir chercheur d'or ?

— Devenir un aventurier mercantile, milord ? Vous n'y songez pas ! On voit bien que vous n'avez jamais rencontré Ismaël !

— Je n'ai pas eu ce plaisir, malheureusement ! C'était une question qui ne voulait pas être insultante...

Diana rougit vivement à la réplique très amène du capitaine. Elle sentit qu'elle s'était laissée emporter par son amitié et son admiration pour le second, ce qui était un peu inconvenant de la part d'une jeune fille.

— Je crois que Diana essayait de dire que l'argent...

— Non, l'or... interrompit Paul en riant.

— Ni l'or, ni l'argent ne comptaient vraiment pour Ismaël ! acheva Sophie avec une grimace espiègle à l'adresse de son mari.

Les jours succédèrent alors aux jours dans une routine exaspérante. Naturellement, comme l'avait prévu le capitaine, aucun naufrage n'avait été signalé durant la période qui les occupait, à savoir janvier 1865. Parfois, il y avait des faux espoirs, mais les dates ne concordaient jamais. Après une escale plus prolongée à Port Lincoln, le Conqueror doubla la péninsule Eyre par Thistle Island et remonta vers Coffin Bay, dont le nom lugubre n'était pourtant qu'un hommage rendu par Flinders à son ami Sir Isaac Coffin. Cependant, à voir la côte déchiquetée, on pouvait facilement imaginer les tragédies qui s'y étaient déroulées dans le passé. Aucune, cependant, ne coïncidait avec l'histoire du Lady Helena. Le Conqueror poursuivit donc sa route vers le nord. Flinders Island n'était qu'une île inhospitalière qui n'offrait aucun réconfort. Douglas jeta l'ancre pour la nuit sur la côte qui lui faisait face, à l'abri de la longue houle. Comme quelques habitations formaient là un hameau assez pitoyable, il descendit à terre pour poser les questions habituelles. Cette fois, contre toute attente, il y eut une réponse positive : oui, il y avait eu un naufrage. Ce devait être à cette période, oui, car le petit James était né au plus fort d'un été aride. Et il avait maintenant près de deux ans... Les hommes seraient plus bavards, seulement les uns étaient avec les moutons, les autres en mer, à pêcher. Dans la soirée, si milord voulait bien, l'un des hommes pourrait venir lui parler. Ou le lendemain. Comme milord le souhaitait.

Douglas, songeant que c'était certainement une de ces fausses alertes contre lesquelles il se défendait, suggéra en effet qu'un membre de la communauté vienne dans la soirée. Cela permettrait de relever l'ancre au point du jour pour continuer les recherches. Il commençait à se dire qu'il perdait son temps et celui de sa famille. Il avait fait tout ce qu'il avait pu. Etait-ce encore la peine de se fatiguer dans cette quête qui pouvait n'avoir aucune fin ?

Il remonta à bord et ne mit que son frère dans la confidence, ne voulant pas alerter inutilement les jeunes dames. Celles-ci disparurent dans leurs cabines pour dormir tandis que les hommes restèrent au carré devant un jeu d'échec et une tasse de thé.

Lorsque la porte s'ouvrit, ils sursautèrent, n'ayant entendu aucun bruit suspect sur le pont. Ce n'était que le petit Emmanuel qui pointait le bout de son nez comme souvent.

— Au lit, chenapan ! s'écria Paul. Va dormir !

— Peux pas, oncle Paul. Fait trop chaud ! Je peux pas dormir sur le pont, à l'air ?

— Non !

Tout en parlant, l'enfant s'était approché des deux joueurs et observait le jeu.

— Qui gagne ? demanda-t-il, en regardant alternativement ses deux oncles.

— Pour l'instant, c'est oncle Paul !

— Oh, pour l'instant seulement, regarde, Oncle Douglas, tu devrais...

Il se pencha sur l'oreille du comte et lui murmura quelques mots à l'oreille sous l'œil courroucé de Paul qui, gêné par sa présence, ne souhaitait qu'une chose, qu'il regagne sa couchette. Le jeune Ecossais redoutait légitimement les conseils du musicien qui se défendait remarquablement bien aux échecs.

— Bonne idée, moussaillon ! Je dirais même, excellente stratégie ! Mon cher frère, je crains que tu ne fasses pas le poids avec...

Il s'interrompit car une certaine animation se produisait soudain sur le pont. On entendit parler, puis des pas, et enfin, un coup léger qui fut frappé à la porte.