L'Envol — Chapitre 6

L'euphorie de Douglas dura jusqu'au dîner. Il se souvint à ce moment que sa belle-sœur l'avait prévenu des problèmes alimentaires de l'enfant. Loin de se fâcher, contrairement à ce que faisait Paul, il étudia ce comportement et réfléchit, sans se permettre de faire aucune pression sur l'intéressé. Emmanuel, conformément aux dires de Sophie, ne semblait pas bouder la nourriture parce qu'il était difficile, mais bien parce qu'il n'avait aucun appétit. Par politesse, il faisait même de touchants efforts pour terminer gentiment les infimes quantités de son assiette.

Comme Douglas, Emmanuel devait coucher à bord. Il s'en montra ravi. Il vida sa petite malle, rangea soigneusement ses effets dans les lieux appropriés et se mit au lit après avoir dit bonne nuit à son oncle.

Ce fut quand il se retrouva seul dans sa cabine que la panique l'envahit. Pour la première fois depuis des années, Diana n'était plus à ses côtés. Absence terrible. Vide. Abîme.

Des spasmes tordirent d'abord son estomac, puis ses intestins. Suffoquant d'une angoisse inouïe, il commença par vomir puis se sentit se vider par le bas. Il ne pouvait même pas appeler à l'aide. Il était sans voix. Il était seul au monde.

Douglas découvrit le désastre le lendemain matin : ne voyant pas apparaître Emmanuel, il le crut toujours endormi et, ennemi de la paresse, entra brusquement pour le réveiller. La puanteur à laquelle il ne s'attendait aucunement faillit le faire reculer, comme un mur qui l'aurait fait rebondir en arrière. Une vision d'horreur fut sa deuxième perception : entortillé dans des draps souillés, les yeux exorbités de terreur, claquant des dents, le petit garçon ne ressemblait en rien au bambin de la veille. Que c'était-il donc passé ?

— Tu as été malade ? Pourquoi n'as-tu pas crié ? Je serais venu ! Tu avais peur que je ne te gronde ?

Malgré les douces intonations, l'enfant demeura figé, comme frappé de stupeur.

— Bon, tu ne vas pas rester ainsi. Nous allons te laver et te changer.

Bien qu'ayant à bord son fidèle homme de confiance, Alistair MacDrain, le comte d'Arran ne voulut pas lui imposer une tâche répugnante : c'était à lui de l'assumer. D'autant plus qu'Emmanuel souhaiterait certainement que cette affaire humiliante ne s'ébruite pas. Il se contenta de demander un baquet d'eau chaude pour la toilette.

Le petit garçon se laissa manipuler sans opposer de résistance, mais si contracté que Douglas en eut mal pour lui. Cette réaction extrême, après la confiance de la veille, n'était pas normale. Ou peut-être, c'était la veille qui ne l'avait pas été. Pourtant, Emmanuel ne semblait pas le rejeter. Sa rigidité s'accompagnait d'abandon. Ou était-ce de passivité, de soumission ?

Le bain chaud et prolongé finit par assouplir le corps raidi. Douglas l'emmaillota dans une couverture de laine ce qui eut pour conséquence de faire ouvrir les vannes des larmes trop longtemps retenues. L'austère Ecossais avait-il vieilli ? Mûri ? Devant l'aveu de cet immense chagrin, il n'eut aucune des réactions d'agacement ou de rejet qu'il avait pu avoir quand son jeune frère criait, trépignait, se roulait par terre, quinze ans plus tôt. Il ne détourna pas davantage les yeux comme il le faisait devant les enfants de Mark et Cynthia Lamont pour lesquels il n'avait qu'un intérêt poli et distant. Au contraire, il caressa doucement le front et les cheveux humides, d'un geste apaisant. Les sanglots d'Emmanuel se doublèrent alors sons indistincts : Douglas ne put reconnaître que des syllabes tronquées qui ne faisaient pas de sens « sm...el » mais qui étaient répétés de manière lancinante, presque hypnotique, comme si leur musique berçait sa douleur et l'atténuait.

Tout doucement, le petit garçon sembla sombrer dans le néant. Ce n'était que le calme précédant l'ouragan. Il se dressa soudain, le visage convulsé, en criant d'une voix pitoyable : « Maman !... Papa !... » avant de se recroqueviller sur lui-même en hoquetant.

Douglas, dépassé par cette crise si violente, réagit une fois de plus d'une manière totalement contraire à l'homme qu'il croyait être. Le cœur brisé par cette détresse enfantine, il enveloppa le petit garçon de ses bras puissants tout en le pressant contre sa poitrine, dans un geste de protection plein de délicatesse et de force. Il ne trouvait pas de mots. Oh, certes, il avait des questions ! Des milliers de questions ! Il se rendait soudain compte que personne ne lui avait rien dit de ses neveux, hormis quelques généralités, qu'il avait à peine écoutées, tout à son projet de découvrir la vérité sur une disparition suspecte. Des éléments jusque là insignifiants vinrent perturber son esprit. Quand Jane était-elle morte ? Cet enfant n'avait aucunement le type britannique, ni Ecossais...

—  T'es comme Ismaël !

La voix était étouffée, fragile, tremblante, mais s'adressait directement à lui. Tout à ses réflexions, Douglas sentit que le temps avait passé car l'enfant ne pleurait plus et se contentait de le regarder avec des yeux toujours noyés de tristesse.

— Ismaël ? demanda le comte, très bas, tremblant de voir se rompre le lien si ténu qui se mettait en place.

— Mon petit papa, expliqua Emmanuel en hoquetant. Lui aussi il m'a pris dans ses bras quand j'étais si malheureux...

Douglas prenait soudain conscience qu'il marchait sur une glace aussi mince qu'une paroi de cristal. Il fallait procéder avec lenteur, ramper, avancer de manière imperceptible pour éviter le plongeon.

Emmanuel, comme rassuré par ce silence bienveillant, ajouta :

— Il empêchait le méchant capitaine de me battre !

Cette fois, Douglas ne put résister à la curiosité qui le taraudait :

— Quel méchant capitaine ?

Le petit garçon laissa paraître dans son regard un certain étonnement pour cette ignorance et rétorqua, comme s'il s'agissait d'une évidence :

— Ben, le capitaine Harrison !

— Parce que ton père te battait ? demanda aussitôt Douglas, outré et oubliant les corrections qu'il avait infligées à son cadet.

La réponse fusa, rageuse, haineuse, déchirante d'un désespoir que seule l'agressivité permettait de canaliser :

— Le capitaine Harrison n'est pas mon papa !

C'était fait, le sol venait de se dérober sous lui. Mais pas de la manière dont il se l'était imaginé. Le comte d'Arran, le souffle coupé par cette révélation brutale, plongé dans les eaux glacées d'un drame inconnu dont son frère et sa belle-sœur n'avaient pas jugé bon de le prévenir, n'eut pas la possibilité de réfléchir longuement à ce sujet : Emmanuel, ramené à ce passé trop lourd à porter, gardé trop longtemps dans son cœur blessé, s'était remis à pleurer sur ceux qu'il avait perdus, ses parents de naissance, puis son cher Ismaël et en dernier lieu, sa sœur à laquelle il était tant attaché.

— Tu veux m'expliquer ? demanda Douglas dans un souffle, redoutant une rebuffade, mais désireux de savoir pour agir.

Le garçonnet se dégagea rapidement, le visage soudain fermé.

— Je veux m'habiller. J'ai froid !

Certain qu'il n'obtiendrait rien de plus, Douglas le ramena à sa cabine :

— J'espère que tu as des vêtements chauds, nous allons travailler beaucoup dehors ! S'il te manque quelque chose, n'hésite pas à me le dire, nous irons l'acheter.

Alistair MacDrain, pendant le long temps que son maître avait passé avec l'enfant, avait rapidement changé les draps et aéré la cabine. Tout était propre comme si la nuit n'avait été qu'un méchant cauchemar.

— Dès que tu es prêt, viens me rejoindre dans le carré, nous mangerons un morceau avant de nous mettre à l'ouvrage.

Quelques minutes plus tard, Emmanuel apparut, pâlichon, les yeux cernés et rougis, l'expression déterminée de ceux qui ont pris une décision et qui s'y tiendront. Le regard triste s'anima soudain en découvrant sur une chaise le chat du bord qui, tout en faisant semblant de dormir, avait ouvert un œil jaune pour analyser l'intrus.

— Tu n'as pas tout vu, dit Douglas en souriant. Le deuxième est là.

De fait, sur la banquette, trônait une bête majestueuse, aussi blanche que l'autre était noire.

— Je te présente Sirius et Altaïr. Quand ils ne chassent pas, ils prennent leurs aises ici !!! Tu aimes les chats ?

— Oh, oui !

— Comme tu peux le voir, Altaïr va bientôt accoucher. Si cela te faisait plaisir, nous pourrions garder un petit pour toi !

— Pour moi ? Tu me donnerais un petit chat ?

A cette idée, le visage trop maigre, trop précocement mûri de l'enfant s'illumina.

— Et pourquoi pas ?

— Pourquoi t'es si gentil, toi ? C'est toi qui aurais dû marier Tante Sophie !

— Ah bon ? Tu trouves donc que mon frère est un mauvais choix ? répondit Douglas du tac au tac, sans pouvoir s'empêcher de rire de bon cœur devant cette spontanéité enfantine désarmante. Allons, mange un peu et passons aux choses sérieuses des vrais marins !

Le reste de la journée fut active et plaisante. Emmanuel fit la connaissance de tout l'équipage présent dont le second Thomas Lee, un homme d'une quarantaine d'années, aux yeux perçants, qui était au service de Douglas depuis fort longtemps et qui était devenu un ami au fil des croisières et des traversées. Il insista pour monter aux enfléchures ce qui ne fut pas du goût du capitaine. Croyant lui prouver son incapacité à se hisser sur la hune, il accepta cependant à la condition de l'accompagner. Il fut surpris : ce gamin squelettique, qui venait de passer une nuit sans fermer l'œil, qui mangeait à peine, escalada cette échelle de corde avec l'aisance d'un gabier consommé.

Vers le soir, Douglas se mit à redouter la nuit qui approchait. Ne sachant pas pourquoi le petit garçon avait été si malade sans le prévenir, il craignait fort que l'affaire ne recommence. Emmanuel était fier et il avait un redoutable secret. C'était d'ailleurs ce qui avait amené le comte à rappeler son frère d'urgence par une missive extrêmement sèche et impérieuse. Mais Paul ne pourrait pas être là avant deux jours et d'ici là, il fallait gérer au mieux une situation pénible et inconfortable.

— Comment fait ta ... enfin Diana, au moment du coucher ? demanda le grand capitaine en s'asseyant sur le rebord de l'étroite couchette dans laquelle s'était étendu Emmanuel. Il s'était soudain aperçu que si Harrison n'était pas le père de l'enfant, Diana n'allait pas être sa sœur non plus... Tu sais, je n'ai pas d'enfant. Je ne sais pas trop les habitudes... Oh, Altaïr, sors d'ici !

La chatte blanche lourde de sa grossesse très avancée s'était introduite subrepticement dans la cabine et cherchait à monter sur la couchette.

— Oh, Oncle Douglas ? Elle peut pas rester ? répliqua Emmanuel, désolé.

— Pour qu'elle fasse ses petits ici ?

— Ce serait mignon. Je n'ai jamais vu !

— Pas très propre. Honnêtement, je préfère qu'elle accouche ailleurs. Quand ce sera fait, nous verrons, d'accord ?

Ce fut dit tranquillement, gravement, sérieusement. Emmanuel parut réfléchir à cette proposition pour en mesurer le bien fondé, tiraillé entre le bonheur d'avoir la belle chatte à ses côtés et la valeur des arguments donnés.

— D'accord, oncle Douglas. Tu sais, ma sœur, elle me lit une histoire, enfin, on lit ensemble. Et elle me tient la main jusqu'à ce que je m'endorme.

— Tu voudrais que je fasse la même chose ?

Emmanuel lui lança un regard presque sceptique et en même temps plein d'expectative.

— Tu ferais cela ? Tu ne dirais pas que je suis un bébé ?

Douglas lui sourit :

— Tu n'as rien d'un bébé, moussaillon ! Les bébés ne montent pas dans la hune !

Emmanuel avait prévu ses lectures car il montra une petite rangée de livres dans un recoin. Il désigna un recueil d'Hans Christian Andersen.

— Tu as une préférence ?

— La petite fille aux allumettes...

Le comte d'Arran fut extrêmement surpris de constater que le petit garçon lisait couramment, ne s'arrêtant que pour demander quelquefois le sens d'un mot. L'histoire, qu'il ne connaissait pas, ne lui parut pas des meilleures pour assurer à un enfant trop sensible une bonne nuit de sommeil. Mais il ne voulait pas non plus provoquer de grand drame à cette heure. Aussi se contenta-t-il de le féliciter pour sa lecture et de lui souhaiter une bonne nuit. Emmanuel, visiblement rassuré par cette présence solide à ses côtés trouva le sommeil sans difficulté. Douglas se retira sur la pointe des pieds. Comme il n'était pas un grand dormeur et qu'il lisait une partie de la nuit, il en profita pour venir s'assurer que son protégé reposait toujours tranquillement. Bien lui en prit. A sa troisième visite, il trouva un petit garçon au bord de la suffocation tant il s'efforçait de maîtriser ses sanglots. Il comprit alors ce qui s'était passé la nuit précédente. A force de vouloir se contrôler, l'enfant en avait vomi d'angoisse. Il n'avait rien à faire qu'à tenter de le calmer en fredonnant une vieille chanson gaélique et en le berçant doucement. L'idée saugrenue lui vint en accomplissant ces gestes quasi-maternels que son frère se moquerait outrageusement de lui s'il le voyait ainsi. Il la repoussa avec colère : il en voulait à ce blanc-bec de son silence. Car Emmanuel n'était pas qu'un cas difficile et mal élevé, s'il l'était. C'était surtout un enfant profondément meurtri par des souffrances précoces, qui cherchait à contrôler ses sentiments du mieux qu'il pouvait durant le jour et qui, la nuit, se retrouvait confronté à ses fantômes et ses démons.

En marin qu'il était, Douglas n'était pas embarrassé d'une nuit écourtée. Lorsque le garçonnet fut calmé, il se retira dans la coursive et s'endormit à même le tapis prêt à bondir au moindre signe d'alerte. Il dut se relever six fois. Six fois où Emmanuel se réveilla en sursaut avec un gémissement étouffé d'angoisse en proie à de terribles cauchemars. Une seule fois, Douglas entendit distinctement le mot de « Maman ».

Au petit matin, quand Douglas revint dans sa propre cabine pour s'habiller, il découvrit qu'Altaïr avait profité de la porte ouverte pour faire ses cinq petits dans sa penderie ! Il en fit supprimer trois par MacDrain et garda ceux qu'il estimait les plus beaux, un blanc et un noir.

Emmanuel passa toute la matinée à les contempler dormir et téter leur mère, émerveillé par ce miracle de la nature.

Deux jours plus tard, Douglas rencontra son frère dans le pied à terre qu'il possédait à Glasgow et qu'il n'utilisait que rarement. Il avait laissé Emmanuel à la garde de Thomas Lee avec pour mission d'apprendre à astiquer les cuivres, occupation susceptible de durer quelques heures et de le rendre fier de son œuvre. Emmanuel l'avait regardé partir avec un peu d'inquiétude.

— Tu reviens ce soir ?

— Tu n'aimes pas les séparations, n'est-ce pas, moussaillon ?

L'enfant avait fait une moue. Une lueur d'angoisse avait assombri ses prunelles si lumineuses. Douglas comprit qu'avec sa question, il était allé droit sur l'abcès.

— Bien sûr que je reviens ! Le plus vite possible ! Promis !

C'était avec le souvenir de ce regard si expressif que Douglas aborda Paul qui, lui, n'était pas de la meilleure humeur possible ayant dû faire deux fois de façon rapprochée un aller et retour entre Fionn-House et Glasgow.

— Tu ne t'en sors pas ? Tu croyais que j'exagérais ?

Le ton ironique n'était de ceux qui allaient amadouer un Douglas déjà fort remonté contre son frère.

— Trêve d'idioties, tu as déjà fait assez de mal comme cela. Pourquoi ni Sophie ni toi n'avez cru bon de me prévenir que la situation familiale d'Emmanuel n'était pas claire ?

— Comment cela ? s'étonna Paul.

— Tu n'ignores quand même pas qu'Harrison n'est pas son père.

Paul haussa les épaules.

— C'est tout comme : il l'a recueilli. Et puis maintenant, il est mort...

— Tout comme ! explosa le capitaine. Tout comme ! C'est tout ce que tu trouves à dire ?

— Je ne vois vraiment pas ce que cela change !

Douglas respira profondément. Il connaissait assez son frère pour savoir que là, il disait vrai : Paul ne pouvait imaginer ce que cela changeait.

— Raconte-moi ce que tu sais, s'il te plait, demanda-t-il posément. J'ai besoin de savoir. Ta femme m'a confié une mission. Je ne peux la mener dans les meilleures conditions sans savoir ce que vous savez. C'est un minimum.

Paul Masefield essaya de résumer au mieux ce qu'il se souvenait de l'histoire du petit garçon et conclut en disant que Sophie et Diana seraient mieux placées pour le faire.

— Je compte bien leur écrire. Mais cela aurait pris trop de temps. Il fallait faire vite.

— Tu as du mal ?

— Désolé de te décevoir : Emmanuel et moi nous entendons parfaitement. Seulement, il a un comportement qui, même si je ne suis pas un spécialiste des enfants, est inquiétant. Ce que tu m'as raconté me permet de mieux comprendre pourquoi !

— Explique !

— Imagines-tu ce que cela peut être d'être arraché à ses parents du jour au lendemain sans savoir pourquoi, d'être recueilli par un Harrison, de perdre celui qui a pris sa défense, Ismaël Raynes, de voir la Tante Julia mourir, de vivre dans des conditions sordides à Londres avant de monter en Ecosse ? Comment Emmanuel a réagi quand il a quitté sa sœur ?

— Il a hurlé et pleuré tout le voyage ! J'ai failli devenir fou.

— Lui aussi, plus sûrement que toi ! Sans compter que tu n'avais pas dû me dépeindre comme un Saint François d'Assise. Bon, dis à ta femme et à ta nièce qu'elles m'écrivent tout ce qu'elles estiment intéressant sur le petit. Par ailleurs, Paul, après le retour d'Australie, si la situation n'a pas évolué, Emmanuel aura une famille. J'en ferai mon fils ! Qu'Harrison soit mort ou vivant !

— Mais, commença Paul, estomaqué par cette décision d'autant plus surprenante que son frère n'était pas de ceux qui parlent à la légère. Tu... Tu n'es pas marié.

— Je trouverai une mère pour mon enfant. Je me marierai. Inutile pour l'instant d'ébruiter ce projet. Je compte sur ta discrétion. Je te souhaite bon retour.

Lorsque Douglas rentra sur le Conqueror, un peu inquiet d'avoir laissé Emmanuel seul et surpris de devoir s'avouer une inquiétude si inhabituelle pour lui, il trouva une atmosphère bruyante et animée : sur l'avant du bâtiment, l'équipage dansait au son du bag pipe, de l'accordéon et du violon. Il s'approcha sans bruit pour découvrir que le violon était celui de son moussaillon qui, les yeux brillants, ne contribuait pas peu à l'enthousiasme général. Il le considéra longtemps, rêveusement, songeant à tout ce que son frère lui avait révélé, à cette promesse qu'il s'était faite de donner un foyer à ce petit garçon. A défaut de lui rendre ses parents, il pourrait au moins en faire son héritier spirituel. Car il sentait en cette âme aux allures fragiles une force intérieure indomptable.

Il fondit de tendresse quand Emmanuel, en le voyant, lui sauta au cou dans un transport de joie :

— Oh, oncle Douglas, tu es revenu !

Joie et soulagement, donc. Le petit garçon avait-il cru à une séparation irrémédiable ?

— Bien sûr ! Pensais-tu que je ne reviendrai pas ?

Le visage si expressif, si mobile, s'assombrit. La bouche se durcit, sans parler.

— Tu as eu peur que je ne disparaisse comme tes parents et comme Ismaël ? murmura le comte à voix très basse pour n'être entendu que de lui.

— Vous savez ?

Le comte sentit le mince corps de l'enfant se raidir à ces deux mots. Plus que des paroles, ce mouvement trahissait la souffrance à vif et la volonté de la dominer.

— Oui. Je ne peux remplacer ceux que tu aimes et que tu as perdus. Je peux seulement t'aider à vivre avec cette perte.

Cette aide même n'était pas si facile à donner. Car Emmanuel n'était pas dupe : la mer ne rendait pas tout ce qu'elle prenait. Elle lui avait pris, d'une manière ou d'une autre, il ne savait comment, son père et sa mère, au large de Saint Nazaire. Elle lui avait arraché son cher Ismaël et l'horrible capitaine Harrison. Que pouvait-il attendre d'elle sinon d'autres cadavres ?

Douglas que son frère aurait décrit comme impérieux et exigeant découvrit en lui des trésors de patience. Jamais il ne brusqua son moussaillon, sachant qu'il lui faudrait des semaines, des mois et peut-être des années pour reconstruire la confiance en la vie qui avait volé en éclats le jour où il avait perdu ses parents. Il poursuivit ses nuits à ses côtés, ni trop proche, ni trop loin, sachant mettre des mots sur sa souffrance, évoquant ses cauchemars et ses angoisses sans insistance, mais fermement. Il l'engagea à écrire régulièrement à sa sœur pour entretenir ce lien très fort qu'il avait avec elle : Diana n'était pas là, mais cela ne voulait pas dire qu'elle était morte. Emmanuel dormit mieux à partir du jour où il reçut la première lettre de la jeune fille : il la glissa sous son oreiller. Pour la première fois, une séparation pouvait être autre que définitive.

Mis à part les problèmes de sommeil et d'alimentation, Emmanuel, durant la journée, ne présentait aucune difficulté à gouverner. Il était associé à tous les travaux et les préparatifs, soit directement avec le capitaine, soit avec un membre de l'équipage. Deux heures par jour, il étudiait l'anglais et l'arithmétique avec Douglas, sans oublier d'autres sujets comme la géométrie, l'histoire, la littérature et la géographie. Ensuite, il faisait ses devoirs avant de rejoindre les marins. En fin d'après-midi, il jouait du piano et du violon. Douglas avait insisté pour qu'un professeur lui donne un cours chaque semaine : même pour deux mois, c'était utile. Il put ainsi avoir la confirmation de sa première impression : Emmanuel était prodigieusement doué en musique. D'ailleurs, le professeur chercha par tous les moyens à dissuader le comte d'emmener le petit garçon avec lui pour son tour du monde, proposant même de l'héberger. Douglas tint bon : il n'allait pas se séparer de cet enfant qui commençait tout juste à se sentir bien. La musique pouvait attendre un an de plus. S'il le fallait, il irait à Paris ou à Londres, ou à Vienne, dans n'importe quel endroit pour lui donner les meilleurs professeurs, mais dans l'immédiat, il ne multiplierait pas les ruptures affectives. Emmanuel parut enchanté de cette décision. Il lui aurait été affreusement pénible de devoir quitter le capitaine et les chats du Conqueror. Car Altaïr et ses chatons avaient élu domicile dans sa cabine ce qui n'avait pas peu contribué d'ailleurs au calme retrouvé des nuits : les trois félins se disputaient l'oreiller. Et ainsi entouré, le petit garçon dormait enfin correctement.

Bientôt, il fut possible de décompter les jours qui séparaient des retrouvailles. La veille de l'arrivée des Masefield et des enfants Harrison, Douglas remit à Emmanuel une belle boite mystérieuse en lui recommandant beaucoup de soin car c'était très fragile.

— Oh, oncle Douglas ! s'écria Emmanuel en découvrant devant lui un superbe violon trois-quarts et deux archets. Tu me gâtes !

— Mon petit doigt m'a dit que tu avais besoin d'un instrument plus adapté à ta taille. Tu grandis, moussaillon ! La prochaine fois, ce sera un violon d'adulte !

— Tu sais, tu ressembles à Ismaël !

— C'est le plus beau compliment que tu puisses me faire, moussaillon ! Et en quoi est-ce que je le mérite ?

— Tu... Je sais pas... c'est dans mon cœur, c'est tout !

Douglas pouvait accueillir sa nièce et sa belle-sœur avec le sourire : il avait rempli sa mission auprès d'Emmanuel comme personne n'aurait pu l'imaginer. Il ne comprenait absolument pas la description que Paul avait faite de l'enfant. Il ne pouvait lui reprocher sa discrétion étant lui-même peu bavard, ni son extrême sérieux, ni sa farouche indépendance. Il sentait en lui un être d'une infinie sensibilité que la vie avait malmené, blessé et rendu défiant, plus disposé à compter sur lui-même que sur les autres. Capricieux, l'artiste ? Non, autonome et d'une maturité très inhabituelle pour son âge. Sans doute, Paul, avec son caractère léger, s'accommodait-il mal de cette gravité précoce.

Pendant quatre mois, Douglas avait vécu au rythme d'Emmanuel, oubliant son titre, sa réputation d'ours. Dès qu'il revit son frère, sa femme, qu'il découvrit sa nièce et son neveu, il redevint le vrai comte d'Arran, froid et distant, qui paralysait son entourage par sa propre peur du monde. Devant Sophie Masefield, il se sentait laid et gauche. Devant son frère, il restait l'aîné, celui qui doit et sait se faire obéir. Heureusement, son moussaillon était à ses côtés pour détourner l'attention. Il put donc disparaître prestement, laissant Emmanuel faire les présentations des lieux. Diana n'écoutait rien, ne voyait rien si ce n'était la frimousse de son petit frère qu'elle contemplait avec adoration. Malgré les lettres encourageantes du Douglas et les petits mots du garçonnet, elle n'avait pas imaginé pareille métamorphose. L'enfant respirait le calme, la sérénité, le bien être. Il était naturel, spontané, enjoué, tout en conservant cette réserve qui le mûrissait. Diana ne put s'empêcher de remercier sa jeune tante pour son excellente idée.

— C'est Douglas qui a tout fait !

— Oui, mais c'est vous qui avez pensé que votre beau-frère ferait des miracles...

Sophie hocha la tête.

— Bon sang, Emmanuel, veux-tu bien descendre ?

Paul avait levé le nez en suivant le regard de Diana fixé sur la mâture. Perché sur les barres, le petit mousse montrait à sa sœur ses prouesses acrobatiques. Surpris par l'ordre soudain de son oncle, Emmanuel faillit perdre l'équilibre et se retint de justesse à un cordage qui céda. Il en attrapa un autre de sa main libre pour effectuer un rétablissement in extremis et se laisser glisser jusque sur le pont.

— Bougre d'imbécile !

— Idiot !

Les deux insultes avaient jailli, l'une adressée à Emmanuel par Paul, l'autre à Paul par Douglas. Diana, elle, serrait son frère dans ses bras.

Sophie, consciente que la situation pouvait déraper, à en juger par les flammes qui jaillissaient des yeux des deux hommes, jugea nécessaire d'intervenir :

— Bravo ! Moi, je dis bravo ! Mon cher Douglas, vous avez fait d'Emmanuel un véritable acrobate en plus de tout le reste. Je prendrais bien une tasse de thé. Venez-vous vous joindre à nous ou avez-vous encore à faire ?

Le capitaine se tenait sur la dunette, à quelques mètres de la jeune femme qui venait de lui adresser si chaleureusement la parole. Il bénissait le ciel —auquel il ne croyait pas— d'avoir mis cette saine distance entre son frère et lui. Un instant, il avait cru que l'intervention stupide de son frère allait coûter la vie au petit garçon.

Il déclina poliment l'offre. Ce ne fut qu'après le repas du soir qu'il dit à son frère d'une voix grave :

— Paul, je voudrais que tu te souviennes d'une chose : ici, à bord, c'est moi qui ordonne pour tout ce qui concerne la direction de mon bâtiment. Tu m'as confié Emmanuel ; maintenant, tu me confies Francis. Ne te mêle donc pas de la manière dont je les dirige. L'un et l'autre.

— Tu laisses le gosse se promener en l'air comme cela ?

— Cela fait quatre mois qu'il s'amuse ainsi. Heureusement pour lui, d'ailleurs. Sinon, il n'aurait pu s'en sortir sans dommage.

— Tu es bien trop tolérant avec ce gosse ! Il va être encore plus difficile qu'avant !

— C'est la jalousie qui te fait parler, mon frère...

— Jalousie ? De quoi ? De qui ?

— De ce qu'Emmanuel m'a accepté alors qu'il te rejette... Tu espérais secrètement que Sophie s'était trompée, que je ne parviendrais pas à faire entendre raison à cet enfant. Au lieu de cela, je lui rends un enfant épanoui, en bien meilleure santé qu'il ne l'était avant, que ce soit au moral ou au physique. Et j'ose te dire qu'Emmanuel est exceptionnel alors que tu ne vois en lui qu'un gamin mal élevé. Certes, je ne lui ai pas appris à faire des courbettes, ni à briller dans un salon, ni à envelopper ses propos du sucre de l'hypocrisie. C'est un rustre, comme moi. Mais il sait où est le beau, le juste, le courage, la vertu. Pour moi, c'est l'essentiel.

Ni Sophie, ni Diana n'étaient là pour entendre ces propos. La jeune Harrison n'en menait pas large devant cet hercule farouche qui ne lui avait pas adressé trois mots depuis qu'ils s'étaient vus. Elle se demandait comment Emmanuel pouvait le trouver sympathique alors qu'il aboyait au lieu de parler et qu'il regardait les gens fixement, d'un air sombre qui le rendait méchant. Elle avait aussi du mal à imaginer qu'il ait pu écrire ces lettres si pleines de délicatesse, dans lesquelles il analysait finement les progrès, les craintes, les évolutions de son petit mousse. Cette enveloppe rugueuse cachait-elle un trésor ? Il fallait le croire puisqu'Emmanuel le sensible, l'artiste, semblait nourrir à son encontre des sentiments forts et aimants.

Le Conqueror largua les amarres le lendemain, au petit jour, avec le jusant. Personne n'assistait au départ car le comte d'Arran, ennemi de toute publicité intempestive, s'était bien gardé de rendre public son projet. Sa famille était contre. Mark Lamont et sa femme étaient furieux, alors que c'était avec eux que le problème du capitaine Harrison avait été soulevé. Mais entre se lamenter sur la disparition d'un parent éloigné et partir à l'autre bout du monde à sa recherche, entre prendre en pitié des orphelins et les recueillir, il y avait un gouffre que les Lamont n'allaient pas franchir. Paul Masefield avait ses défauts, mais il était généreux. C'était quand même lui qui, peu après son mariage, était allé passé un mois à Londres pour retrouver la tribu Harrison.

Le temps était modérément beau. Le vent soufflait du Sud-ouest. Le capitaine, une fois son bâtiment dégagé du Firth of Clyde, fit éteindre les machines et mit cap au Nord Ouest afin de doubler l'Irlande par le Nord avant de cingler vers le Sud. Les vagues se firent plus courtes. Francis fut le premier à subir les affres du mal de mer. Ensuite, ce fut Paul qui regagna sa cabine, suivi de peu par Sophie. Diana, elle, en bonne fille de marin, ne ressentait aucun mauvais effet de cette mer qu'elle trouvait très calme. Ce fut le froid du petit matin qui la fit rentrer sous la dunette.

— Alors, moussaillon, en route pour la grande aventure ?

Douglas, son voilier en mer, pouvait s'accorder un moment de conversation et de détente. Emmanuel ne réagit pas. Le capitaine, étonné, releva du doigt le menton obstinément baissé.

— Tu es malade ?

— Oh, oncle Douglas !

Au moins, l'insulte ou ce qui lui semblait telle, avait eu raison de son silence.

— Si ce n'est pas le mal de mer, qu'est-ce donc ?

Selon son habitude avec Emmanuel, Douglas allait droit au but. Inutile de chercher des détours, l'enfant n'avait déjà que trop tendance à nier ses sentiments et ses problèmes.

— Rien, oncle Douglas !

— A d'autres, Emmanuel ! rétorqua le comte, mi grondeur, mi taquin.

— Qu'est-ce que tu fais si le capitaine est vivant ?

La question était on ne pouvait plus claire. La réponse le fut tout autant.

— Je le ramène ! Mais tu sais, nous allons seulement sur place pour savoir ce qui s'est passé. Il y a très peu de chances pour que le capitaine soit en vie.

— Et Ismaël ?

— C'est la même chose.

Emmanuel serra les dents. Son regard se voila.

— Alors, on y va pour rien.

— Presque. On y va pour savoir. C'est tout.

— Et qu'est-ce qui se passera après ?

— Tu as peur de l'avenir ?

Le petit garçon haussa les épaules :

— Non. Enfin, oui. Je ne sais pas où je vais être. Je n'ai personne, ni Diana non plus. Elle, elle peut travailler, mais moi...

— Et moi ? Je ne compte pas ?

Emmanuel lui lança un regard qui le fit frémir.

— Toi, t'es comme les autres. Un jour t'es là et le lendemain, tu seras pas là. Comme papa et maman. Comme Ismaël. La mer, c'est çà.

— Mais tu m'as dit, le premier jour où l'on s'est vu que la mer était une musique.

— C'est vrai. On peut se noyer dans la musique...

Douglas se contenta de serrer Emmanuel contre lui. Il ne servait à rien de l'assurer qu'il ne l'abandonnerait pas. C'était son désir, sa volonté, son souhait. Il mettrait tout en œuvre pour y parvenir, mais il ne disposait pas du lendemain. Il pouvait disparaître, lui aussi, après avoir assuré l'enfant de son soutien. Il ne fallait donc pas lui mentir car il savait que la vie du marin est à la merci des naufrages.

Le premier soir, Douglas se retrouva seul à table avec Diana Harrison et Emmanuel. Ce fut un supplice pour les deux adultes. La jeune fille, intimidée par l'imposant capitaine, était rouge d'émotion, ne trouvait pas ses mots pour répondre aux questions brusques et insipides qui lui étaient posées. Douglas, quant à lui, ne savait comment dissiper le malaise de sa convive. Il voyait bien que quand il parlait, il la terrorisait, mais croyait devoir continuer par politesse à maintenir cette conversation guindée. Emmanuel, selon son habitude, parlait peu. Vaguement conscient du malaise général, il jouait avec la nourriture, faisant des dessins dans sa purée et se distrayant comme il pouvait.

Le lendemain, Paul et Sophie étaient toujours cloués dans leur couchette, malades comme ils ne l'avaient encore jamais été et se demandant quelle mouche les avait piqués de vouloir aller en Australie alors qu'ils ne pouvaient même pas supporter d'aller à quelques encablures en mer. Paul songeait même à prier son frère de faire demi-tour. Humilié pour humilié, qu'importait. Tout plutôt que ce supplice.

Diana Harrison et Douglas étaient donc condamnés à poursuivre leurs têtes à têtes déprimants pendant encore quelques jours. Le comte savait que cela ne pouvait plus durer, ni pour lui, ni pour la jeune fille. Après un repas très silencieux, il suivit Diana sur le pont et s'accouda à côté d'elle.

— Alors, mademoiselle Diana, êtes-vous heureuse du changement survenu chez Emmanuel ?

La jeune fille sursauta. Son cœur se mit à battre violemment. Elle sentit ses joues s'empourprer de confusion. Que répondre ? Oui, elle était folle de joie et de reconnaissance en voyant son frère si différent de ce qu'il avait été durant les derniers mois. Et c'était grâce à cet homme si fort, si imposant qui se tenait à ses côtés. Comment lui exprimer sans mièvrerie ce qu'elle ressentait ? Les mots lui manquaient.

— Regardez le donc ! C'est vraiment un gymnaste né !

Diana leva les yeux vers la mâture dans laquelle le petit garçon évoluait avec grâce et souplesse, minuscule vu d'en bas. Une intense émotion la submergea. Voir son frère là haut lui avait brusquement rappelé Ismaël Raynes et la scène qui avait scellé leur fatale amitié... Ismaël... Saurait-elle jamais ce qui s'était passé ? Ce voyage répondrait-il enfin à toutes ces questions ? Et que serait l'avenir ?

— Non, n'ayez pas peur, reprit Douglas croyant deviner que c'était la crainte qui la rendait si triste. Ne pensez-vous pas que sa vraie place est là-haut, à ce petit elfe, perché entre mer et ciel, comme s'il ne se décidait pas à choisir entre l'une ou l'autre ?

La voix du comte était très douce, très nuancée, comme lorsqu'il s'adressait à son moussaillon, très différente de celle qu'il utilisait pour parler à son frère ou à son équipage. C'était comme s'il s'agissait de deux personnes différentes.

— Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? répondit Diana, enhardie par cette bienveillance.

Comme Emmanuel, elle était plus sensible au regard, à l'expression, à la voix qu'au visage ingrat du capitaine, à ses énormes sourcils broussailleux. Elle trouvait sa remarque dans la ligne des lettres qu'ils avaient échangées pendant quatre mois.

— Il n'est pas vraiment de notre monde, murmura Douglas, songeur, en suivant des yeux les évolutions du garçonnet, aussi à l'aise au milieu de l'enchevêtrement de cordages que devant son clavier. Il a la musique, il a son passé. Il est attiré par la mort, de manière surprenante pour un enfant et un enfant de cet âge...

— Est-ce étonnant ? Tout ce qu'il aime disparaît.

— Oui... Sa famille, Ismaël Raynes... Heureusement qu'il vient de vivre une expérience très positive de séparation qui n'a pas été de rupture...

— Grâce à vous !

Douglas secoua sa crinière indisciplinée

— Non, je n'ai aucun mérite là dedans !

— Quoi ! s'exclama fougueusement Diana. Vous avez métamorphosé mon frère !

— Je veux bien le croire. Mais c'est le fait que vous l'ayez quitté assez longtemps pour le retrouver ensuite qui l'a stabilisé et lui a permis de se reconstruire. Pour le reste, il a suffi de patience et de beaucoup d'amour. Emmanuel ne résiste à rien quand c'est fait avec amour. J'aimerais en dire autant de Francis. Mais ce n'est pas le même enfant, il n'a pas vécu les mêmes choses et il n'a pas le même âge.

— Vous pensez que vous parviendrez à toucher son cœur ? Il me fait peur par son ingratitude, sa violence, sa méchanceté...

— Francis a poussé sans tuteur, au gré des visites d'un père trop autoritaire. Il ne parvient pas à faire la différence entre le bien et le mal. C'est cela qu'il faudra lui apprendre avant tout. Et, comme pour Emmanuel, il faudra de la patience. Mais soyez sans crainte, j'en ai !

— Merci, milord, merci. Je me rends compte que je ne suis qu'une pauvre petite fille qui a bien mal élevé ses frères...

— Chut, mademoiselle Diana, interrompit gentiment le comte. Ne vous blâmez pas : les regrets sont stériles. Vous avez fait du mieux que vous pouviez quand vous le pouviez. Maintenant, détendez-vous et laissez les autres prendre le rôle de père que vous ne pouviez de toutes façons pas avoir.

De conversations en repas, l'intimité entre Diana et Douglas grandit durant la semaine qu'ils passèrent presque en tête à tête, Paul et Sophie étant vraiment mal en point. Le sévère comte d'Arran appréciait la compagnie de l'impétueuse Diana qui l'avait accepté avec autant de simplicité qu'Emmanuel. Il n'avait pas à feindre : la jeune fille ne connaissait pas les usages du monde, ne minaudait pas, n'essayait pas de se faire passer pour ce qu'elle n'était pas. Elle n'avait aucune confiance en elle, en ses qualités, en ses connaissances, se croyait toujours plus ignorante qu'elle ne l'était et se comportait comme une élève studieuse avide d'apprendre ce que son maître enseignait. En sa présence, Douglas s'autorisait à se détendre : la jeune fille ne le redoutait pas, donc, il était bien.

Si l'éducation d'Emmanuel n'avait posé aucun problème si ce n'était celui de reconstruire sa foi en la vie, celle de Francis s'avéra plus difficile. Tout d'abord, le pauvre garçon eut un terrible mal de mer qui lui fit rater les trois premiers jours de mer. Il ne tenait pas debout. L'obliger à travailler n'aurait pas eu de sens. Par contre, quand il se sentit mieux, personne ne l'autorisa à flemmarder sur le pont. Il fut mis à la besogne très rapidement. Seulement, il la fit mal. La vaisselle était sale, le pont mal briqué, les légumes mal épluchés. Thomas Lee qui était responsable de sa formation le houspilla, l'adolescent lui répondit insolemment devant témoin, le pare à virer partit en moins de temps qu'il fallait pour le dire et l'affaire devint publique. Francis fut puni pour insubordination. Dès lors, il se jura de se venger. Il exécrait tout le monde, les marins, les passagers et plus que tout celui auquel il croyait qu'on le comparait constamment, le petit Emmanuel qui, lui, sans y être forcé, faisait bien ce qu'il se refusait à accomplir et récoltait caresses et compliments.

Un terrible projet germa alors dans sa tête. Il allait tuer celui qui personnifiait si bien sa haine. Pendant une semaine, il guetta sa chance, étudia les habitudes de ses ennemis et de sa victime, fila doux sous les quolibets et les insultes. Il s'efforça même de faire son travail à peu près correctement pour endormir les soupçons. Puis, il mit à exécution son infernal dessein. Profitant de ce qu'Emmanuel était seul sur le pont en début d'après midi, il se rua sur lui et, le prenant par surprise parvint à le soulever pour le projeter par-dessus bord. C'était sans compter la résistance acharnée du bambin qui braillait tout ce qu'il savait et se cramponnait à lui. Alors il frappa durement sur les mains qui s'agrippaient. Hurlant de douleur, Emmanuel le lâcha et disparut à la vue de ceux qui s'étaient précipités en l'entendant. Francis fut maîtrisé par deux solides gaillards tandis que des ordres fusaient et que le timonier virait de bord.

— Homme à la mer !

Vingt bras se saisirent de la chaloupe pour la mettre à flots.

— Je le vois ! Je le vois !

Emmanuel était invisible à la surface de l'océan.

— Où ?

— A tribord arrière ! Il se tient ! Vite !

Douglas, suivant les indications du matelot, enjamba le bastingage après s'être roulé une ligne autour de la taille. Emmanuel était bien là, serrant de toutes ses petites forces le filin qu'il avait trouvé avant d'être projeté à la mer. A chaque lame, il plongeait dans l'eau qui, pour être à la latitude des Açores n'en était pas moins très froide. Comme il avait les yeux clos, il ne vit pas son oncle approcher et lors d'une nouvelle vague, il lâcha prise. Douglas sauta une fraction de seconde après lui et le repêcha aussitôt.

— Hâlez !

Une minute plus tard, ils étaient sur le pont, Emmanuel visiblement inanimé. Diana se jeta sur le corps de son frère en sanglotant.

Douglas la repoussa doucement.

— Il est sous le choc, mais je pense qu'il n'a rien.

Il reprit son précieux fardeau pour le déposer sur sa couchette. Sans prendre le temps de se sécher, il l'examina attentivement. Il n'avait que des égratignures sans gravité, sauf aux mains dont la paume était arrachée par endroits, signe de sa farouche résistance.

— Réchauffez le, frictionnez le ! Une tisane chaude dès que possible.

Sur ces ordres, il partit mettre des vêtements secs et s'occuper du coupable. Avant même de l'interroger, il lui balança deux vigoureux soufflets comme s'il avait eu besoin de cette démonstration physique pour décharger le fardeau de son angoisse. Apaisé, il demanda :

— Explique-toi !

— Pourquoi ? C'est simple !

— Tu as vraiment voulu le tuer ou simplement lui faire peur ?

— Le tuer ! répliqua froidement le garçon avec un air si féroce que Douglas, sentant la vérité derrière ces deux mots, frémit d'horreur.

— Mettez-le à réfléchir à fond de cale. Ne le laissez pas ici ! Sa vue est un scandale pour nous !

Et il tourna des talons pour rejoindre l'arrière.