L'Envol — Chapitre 5

Le 30 janvier 1866, le bel hôtel de Mayfair ferma ses portes tandis que deux berlines fort confortables prenaient la direction du nord. A bord de l'une d'elle, Paul Masefield et ses trois neveux. Dans l'autre, le personnel dont il ne se séparait jamais. Les quatre occupants de la première étaient fort silencieux. Le jeune Ecossais se réjouissait pourtant de voir ses recherches abouties et de pouvoir rentrer chez lui la tête haute avec le sentiment du devoir accompli. Seulement, la tribu Harrison n'était pas tout à fait à son goût. Si Diana trouvait grâce à ses yeux, elle était bien la seule : Paul devait faire des efforts surhumains pour ne pas montrer trop ouvertement son antipathie viscérale à l'égard de Francis. Le jeune garçon, taciturne et hostile, tentait pourtant de se montrer aussi soumis qu'il pouvait l'être. Cela ne suffisait pas : au contraire. Cela accentuait son air sournois, son regard fourbe, ses manières obséquieuses. Il ne pouvait dissimuler sa vraie nature, violente et malhonnête. Il savait cependant faire en sorte de ne pas provoquer d'orage, ayant toujours à l'oreille la menace de son oncle. Elle n'était pas vaine, il le savait mieux que personne. Quand Emmanuel avait surgi dans leur tanière, il se cachait de la police depuis trois jours après un vol plus hardi qui avait failli mal tourner. Prendre le large, aller en Ecosse lui convenait donc parfaitement bien. Et puis, son oncle était riche, s'il en jugeait par ses appartements fastueux au centre de Londres. Il y aurait certainement moyen de faire un bon coup. Le jeu en valait la chandelle.

Paul Masefield ne portait pas non plus dans son cœur le petit Emmanuel, mais pour de toutes autres raisons. A la différence de Diana, il voyait en lui le rejeton d'une tragédie : cela le gênait considérablement qu'il soit d'une origine inconnue. De plus, l'enfant l'intriguait, le déconcertait : il ne correspondait en rien à l'image qu'il se faisait d'un garçon de cet âge qui, il le pensait, aurait dû s'agiter, courir en tous sens, brailler et faire des colères. Au lieu de cela, l'enfant restait sagement dans un coin, près des adultes, non pas apathique —son regard était toujours en alerte— mais tranquille, un livre ou une partition dans les mains. Pendant le séjour londonien, il n'avait quitté sa sœur que pour aller se promener avec Charlotte au parc. La gouvernante qui savait ce qu'étaient des garçons, ayant élevé les siens et s'étant occupé de Paul durant sa jeunesse turbulente, trouvait Emmanuel étonnant par son sérieux et sa maturité. Elle l'avait incité à jouer, à courir dans les allées, à canoter sur la Serpentine. Le gamin avait répondu avec élan à toutes ses sollicitations, prouvant ainsi ses excellentes aptitudes physiques, mais sans cet excès qui caractérise souvent les activités enfantines. Et puis, Emmanuel avait la musique. Dans l'hôtel, il avait découvert un piano qu'il avait ouvert sans permission, ce geste lui valant une gifle très leste de son oncle, toujours prompt à réagir. Il ne s'était pas découragé, il en aurait fallu bien plus que cela. Paul avait dû battre en retraite quand il avait entendu les premiers sons qu'avait produit son neveu. Ensuite, il y avait eu le violon retrouvé qu'il n'avait pas consenti à quitter dans la voiture. Tous ces éléments faisaient que Paul Masefield était très mal à l'aise devant ce petit garçon silencieux, trop calme, chez lequel on sentait une passion à fleur de peau malgré tout. Pour couronner l'ensemble, l'artiste mangeait très peu, dormait encore moins et ne consentait pas à se séparer de sa sœur pendant la nuit.

— Quel bébé tu fais ! se moqua son oncle au moment du premier coucher dans une auberge.

Diana avait refusé la chambre qui lui avait été dévolue et pris celle réservée pour les deux garçons. Elle n'eut pas le temps de répondre. Emmanuel s'était dressé sur ses petits ergots :

— Je suis pas bébé. C'est moi qui protège ma sœur ! J'ai promis à Ismaël !

— Et qui est Ismaël ?

Le ton était ironique. Emmanuel trembla de tous ses membres, secoué par la colère et l'émotion qui l'avait saisi en évoquant le marin. Il voulut défendre celui qu'il aimait tant :

— Mon petit papa à moi !

La fin de sa phrase se termina dans un couinement étrange. Diana, aussitôt, saisit son frère dans ses bras et l'emmena se coucher. Malgré les invitations réitérées de son oncle, elle ne descendit pas dîner, elle-même durement secouée par la mention si nette de l'ami perdu. Ce nom évoquait trop de souvenirs délicieux et déchirants, remuait trop d'incertitudes, soulevait trop de questions insolubles. Oui, il faudrait qu'elle en parle à son oncle, à cette tante Sophie que Paul avait su lui rendre déjà si chère. Mais pas encore. C'était trop tôt. Elle n'était pas préparée.

Le lendemain, la discrétion fut de rigueur. Diana apparut avec des yeux rougis de larmes et de fatigue, mais se montra plutôt plus enjouée que d'ordinaire. Emmanuel se forçait à l'impassibilité. Il s'endormit très vite dans la voiture, rapidement imité par la jeune fille. Paul, n'ayant rien à dire à Francis qui lui-même n'avait rien à lui dire, prit un livre pour faire paraître le temps moins long.

Le voyage parut interminable à tous. La saison n'était pas propice aux déplacements. Il y eut de la neige et surtout de la pluie ce qui ralentissait la progression.

L'arrivée à Fionn-House, maison des Masefield, fut une merveille. Le temps, qui avait été gris et humide les jours précédents, se dégagea au coucher du soleil, au moment où, du sommet de la montagne, l'on apercevait le lac et les toits du château au fond d'une sombre vallée. Sur l'autre versant, la mer miroitait dans toute sa splendeur. Se glissant noblement du rideau d'encre qui chargeait encore le ciel, le disque rougeoyant embrasa le littoral d'une gerbe étincelante dont les paillettes couvraient l'océan de sang, d'or, de pourpre et d'argent. Les roches noires, les promontoires de lande d'un brun violent se jetaient dans ce miroitement avec un rejaillissement de vermeil. Quelques tâches claires, grisonnantes, trahissaient çà et là la présence de moutons en liberté.

Emmanuel s'était soudain dressé dans la voiture qui, peinant dans la rude montée, avançait au pas lent des chevaux. Des larmes roulaient, rapides et abondantes sur ses joues émaciées. Sans crier gare, le garnement ouvrit la porte, sauta sur le sol détrempé et s'élança droit devant lui. Tout s'était passé si vite que ni Paul, ni Diana n'avaient pu le retenir. Francis profita de cette confusion pour se rendre utile et courir après son frère qu'il envoya rouler dans l'herbe spongieuse et qu'il bourra copieusement de coups jusqu'au moment où ce fut son tour d'être propulsé sur le côté grâce à un direct sur la tempe.

— Bon sang ! tonna Paul Masefield en le relevant ensuite d'une ruade. Ce n'est pas à toi de faire la loi ! Encore moins de porter la main sur ton frère ! C'est à moi ! File à la voiture !

Cet ordre fut ponctué d'un magistral coup de pied dans le postérieur qui fit faillir faire tomber l'adolescent dans la boue tête la première. Francis tituba jusqu'à la voiture avec le sentiment d'avoir le coccyx fendu.

— Bon ! Et toi ? Qu'est-ce que cela signifie ? continua Paul avec moins de rudesse.

Emmanuel leva vers lui des yeux noyés de larmes, semblant guetter sur son visage la capacité de compréhension qu'il attendait. Ne décelant rien, il baissa la tête, avec une expression de tristesse telle que même son jeune oncle la remarqua.

— Viens !

Docilement, l'enfant se releva.

— Ah, tu es propre maintenant ! Que va dire Sophie ? Allez, avance !

Sans rechigner, Emmanuel regagna la voiture où sa sœur l'accueillit avec sa douceur coutumière.

— Tu es trempé ! Tu vas prendre mal ! Alors, pourquoi es-tu parti ainsi ? Nous allons arriver !

Le petit garçon, enveloppé dans une couverture, sécha ses larmes d'un revers de main et renifla outrageusement avant de murmurer :

— Tu n'as pas vu ? C'était si beau ! Si beau !

Dans son regard encore humide se reflétaient encore les derniers feux du soleil à demi immergé dans l'océan. Diana sentit son cœur se gonfler d'une intense émotion : ces quelques mots étaient un cri d'artiste devant les beautés de la création. Emmanuel, impressionnable, dévoilait là sa véritable nature d'être réceptif aux merveilles qu'il découvrait. Une nouvelle fois, elle redouta pour lui l'avenir. Une sensibilité aussi exacerbée était source de joies et aussi de beaucoup de souffrances. Il était un écorché vif.

Naturellement, Paul ne saisit rien de cet échange. Il était mécontent de la désobéissance du plus jeune et de la méchanceté du plus grand, mais il n'eut guère le loisir de s'appesantir sur ce sujet car les voitures entraient dans la cour intérieure de Fionn-House. Et ce fut lui qui, les chevaux à peine immobilisés, sauta dans les bras de sa femme.

— Que le temps m'a paru long sans toi, ma chérie !

— Et à moi donc ! Mais te voilà, maintenant et pour ne plus me quitter ! Alors, où sont ma nièce et mes neveux ? Ne me fais pas languir !!!

Diana descendit en premier, intimidée et rougissante.

— Ah, mais c'est une vraie sœur, pas une nièce ! Viens, ma chérie ! Je suis si heureuse de t'accueillir ici !

La jeune femme, vive et enjouée, l'embrassa cordialement sur les deux joues. Diana, soudain, éprouva un indicible bien-être : oui, Sophie avait raison, elles allaient être comme deux sœurs. Une sympathie immédiate l'entraînait déjà vers celle dont elle n'avait jusqu'alors connue que le nom.

— J'espère que Paul s'est bien occupée de toi, tu me parais un peu pâle ! Et ce grand garçon, c'est Francis ! Bonjour Francis ! Sois le bienvenu ! Tu vas voir, ce n'est pas Londres ici, mais on s'y amuse tout autant !

L'adolescent se laissa embrasser par cette charmante tante qui, si elle connaissait son passé, n'en faisait pas état et ne le battait pas froid dès le premier jour. Une douceur inconnue de lui envahit son cœur.

— Et où est le petit dernier ? Je ne le vois pas ! Emmanuel !

— Laisse-le, Sophie ! intervint Paul. Il fait froid. Rentrons. Il nous suivra !

— Conduis Diana et Francis à l'intérieur, je te rejoins dans un instant !

Paul Masefield retint quelques épithètes peu flatteuses qu'il destinait à Emmanuel et, laissant sa femme à geler, entraîna ses autres neveux vers l'entrée du château.

— Où es-tu donc, petit oiseau ? Tu ne peux être bien loin !

Les occupants de la voiture suivante lui désignèrent une forme minuscule, tapie derrière les roues arrière.

— Je te vois ! Oh, attention, ne bouge surtout pas !

La voiture s'était ébranlée. Emmanuel resta bientôt seul, chétive créature, paralysée de froid et de peur dans cet environnement qui lui paraissait hostile.

Sophie, d'un seul coup d'œil, perçut le profond malaise du petit garçon qu'elle connaissait par les commentaires peu obligeants que son mari avait fait sur lui depuis un mois.

— C'est toi, le petit lutin qui joue si bien du piano et du violon, n'est-ce pas ? D'ailleurs, je vois que tu n'as pas quitté ton instrument ! Tu vas me jouer un morceau ?

— Tu connais la musique ?

Les yeux bleus brillaient d'un espoir soudain. Le visage maigrichon s'était métamorphosé grâce à la lumière qu'il l'éclairait.

— Un peu. Tu aimerais jouer avec moi ?

— Tu voudras bien ?

— Tout ce que tu veux ! Mais pour l'instant, mon poulet, nous allons geler sur place et c'est mauvais pour ton petit violon.

— Je suis pas « poulet ». Je suis « poussin »

Sophie le saisit dans ses bras pour le soulever de terre.

— Tu as raison ! Tu n'es pas assez gros pour être un poulet !

— Tu es gentille, toi, Tante Sophie ! Je t'aime beaucoup !

— Et moi aussi, mon poussin. Je sens que nous allons bien nous entendre !

Emmanuel porté par Sophie entra à son tour dans la vaste salle qui tenait lieu de salle à manger et dans laquelle Paul, Diana et Francis se réchauffaient devant une énorme cheminée. Paul Masefield faillit tomber à la renverse lorsqu'il vit sa femme chargée de son précieux fardeau. Il n'en revenait pas ! Comment avait-elle pu apprivoiser en quelques secondes ce garnement qui malgré ses efforts depuis un mois ne lui accordait absolument aucune confiance ? Génie féminin ou perversité du gosse ?

Le dîner fut pris rapidement. Diana sentait bien que ses jeunes hôtes brûlaient du désir de se retrouver en tête à tête. Elle saisit le prétexte de son petit frère pour disparaître dès que la politesse le lui permit. Sophie tint cependant à les accompagner jusqu'à leurs chambres, pour s'assurer qu'ils seraient bien installés. Puis, elle redescendit rejoindre son mari dans un petit salon privé et douillet.

— Ah, te voilà enfin, toute à moi ! s'écria Paul avec un soupir de contentement.

— Oui, toutes ouïes pour écouter tes récits !

Paul ne demandait que cela : il avait écrit religieusement tous les jours, mais n'était pas un fin écrivain. Il ne savait raconter que les faits bruts, à la manière d'un journal de bord. De plus, c'était surtout son amour qui l'intéressait, plus que les cogitations fumeuses à propos de ses rencontres. Or, avec Sophie à ses côtés, il n'avait pas le choix. Dès que quelque chose lui paraissait obscur, elle lui posait une question précise, elle se préoccupait de détails, de sentiments, d'impressions. Le jeune homme, pour lui plaire, devait fouiller sa mémoire et trop souvent, avouer qu'il n'avait pas prêté attention à telle ou telle réaction, tel ou tel événement...

— Tu sais, déclara Sophie quand elle eût extrait de son mari tout ce qui pouvait l'être, je trouve que tu es très sévère à l'égard de tes neveux !

— Sévère ? Moi ?

— Oui. Tu m'as présenté Diana comme une gamine insignifiante, Francis comme un dépravé et Emmanuel comme un gosse odieux et capricieux. Je n'ai rien décelé de tel !

— C'est que tu n'as encore rien vu, ma chérie ! J'ai passé près de quatre semaines avec eux !!! J'aime mieux te dire que cela n'a pas été une partie de plaisir !

Sophie, reconnaissant à la mimique de son mari que c'était peine perdue que d'essayer de le raisonner, changea le sujet de conversation.

— Au fait, avant que j'oublie : Douglas est passé avant-hier !

— Douglas ? s'exclama Paul, extrêmement surpris pas cette annonce. En mon absence ? Et il n'est pas resté, cet ours ? Que voulait-il donc ?

— Il pensait que tu étais déjà rentré, expliqua gentiment Sophie. Et ne le traite pas d'ours, il ne le mérite pas !

— Tu es trop bonne ! Tu ne vois que le bien et tu es aveugle au mal ! Tu as donc oublié les méchancetés dont il m'a accablé quand j'ai voulu me marier ?

— C'est un homme malheureux, Paul ! C'est toi qui es aveugle aux qualités de ton frère...

— Dis, ce n'est pas toi qui as subi son éducation pendant toute ta jeunesse. Je sais de quoi je parle ! Si tu fais de la dureté, de l'exigence, de la froideur des qualités, d'accord, mais...

Apaisante, la jeune femme se contenta de sourire :

— Tu ne veux pas savoir pourquoi il est venu ?

— Te présenter ses hommages tardifs ?

— Non. Me dire qu'il avait décidé de partir en Australie à la recherche du Lady Helena !

— Pardon ?

Paul écarquilla les yeux comme s'il doutait d'avoir bien entendu.

— Qui est fou ? Lui ou moi ?

— Douglas dit qu'il a entendu parler de sombres rumeurs autour de ce bâtiment et de son naufrage.

—  Il ne va quand même pas partir sur la foi de « rumeurs » ?

— Si. Et mieux, il m'a proposé de l'accompagner dans ce voyage, qui serait comme un cadeau de noces. Tu sais que nous avions parlé d'une croisière. Là, nous joindrions l'utile à l'agréable !

— Je rêve ? Et moi, là-dedans ?

Sophie le regarda, la mine épanouie :

— Idiot ! Tu ne trouves pas cela fantastique ? Un tour du monde avec toi ! C'est bien plus que ce que nous avions imaginé !

— Tu... vas... partir ? Tu as donné ton accord ?

— Pourquoi non ? Tu ne penses pas que c'est merveilleux ?

Paul, un moment interloqué, finit par éclater de rire :

— C'est toi qui es merveilleuse ! Tu trouves tout si simple ! Va pour l'Australie !

Sophie battit des mains :

— Les enfants vont être enchantés !

Le jeune homme, pressentant un danger, pâlit brusquement.

— Les enfants...

— Les Harrison, bien sûr !

— Parce que tu comptes les emmener ?

— On ne va pas les laisser, voyons ! Et en plus, cela les concerne au premier chef, puisqu'il s'agit du bateau de leur père.

Abasourdi, Paul ne réagissait plus. Il osa quand même demander :

— Et Douglas, il sait que les gamins viennent ?

— Il a été le premier à le proposer...

Vaincu par tant d'évidences, Paul n'avait vraiment plus de quoi se rebiffer.

Les jours suivants se passèrent à apprivoiser les enfants Harrison qui se trouvaient transportés dans un univers de luxe auquel ils n'avaient pas été habitués, même aux jours fastes de leur vie londonienne. De la petite bourgeoise, ils étaient arrivés dans la haute aristocratie. Le personnel était nombreux et la vie facile, joyeuse, insouciante. Diana se serait senti complètement perdue sans la présence de sa jeune tante devenue dès le premier jour une sœur jumelle ou presque puisqu'elles découvrirent avec plaisir qu'elles étaient nées à quinze jours d'intervalle. Malgré cela, elle restait très en retrait, gênée de s'imposer là où elle n'était peut-être pas désirée. Paul la battait un peu froid depuis leur arrivée, comme s'il trouvait sa présence pesante entre sa femme et lui. Sophie n'en avait cure. Elle était toute à son projet de voyage. Elle ne put d'ailleurs pas garder le secret très longtemps. Diana, l'apprenant, devint blanche comme un linge.

— Pourquoi partir ? demanda-t-elle. A quoi cela sert ? Vous savez quelque chose de nouveau ?

— Oui ! Il paraît, nous a dit Douglas, qu'il y aurait des survivants... Des histoires circulent. Il faut se rendre sur place pour savoir la vérité.

Diana cacha son visage dans ses mains

— Oh, mon Dieu !

Se méprenant sur son émotion, Sophie l'attribua à la joie.

— Incroyable, n'est-ce pas ? s'écria-t-elle avec enthousiasme.

Diana releva un visage complètement défait.

— C'était donc vrai...

— Qu'est-ce qui était vrai ? De quoi parles-tu ?

La jeune Harrison inspira à fond, les dents serrées, le regard dur.

— Je pense que vous devez savoir la vérité concernant mon père. Voici.

Avec un calme implacable, elle raconta sa vie d'enfant, puis d'adolescente et plus longuement s'attarda sur les dernières années, se concentrant sur la naissance du conflit entre le capitaine et son second. Pour elle, s'il y avait des survivants en Australie, c'était parce qu'il y avait eu mutinerie et s'il y avait eu mutinerie, Ismaël Raynes était mort, de même que son père.

Sophie Masefield resta un long moment silencieuse. Son joli visage expressif se plissait sous les pensées pleines de tristesse et de colère qui assaillaient son cœur.

— J'avoue, ma chérie, que j'avais entendu dire beaucoup de mal de ton père, mais jusqu'à aujourd'hui, je n'y croyais pas...

— J'ai essayé d'être juste, interrompit Diana d'un ton grave. En ce qui concerne Ismaël Raynes, mon père a d'abord été son sauveur avant de devenir son bourreau. Cette capacité à se métamorphoser est malheureusement ce qui le rend si difficile à vivre.

— Si tu vois les choses sous cet angle dramatique, il est d'autant plus nécessaire que nous nous rendions sur place pour savoir ce qui s'est passé...

— Et... Emmanuel ?...

Sophie la gratifia d'un sourire chaleureux :

— Ne te soucie pas : ton petit frère est en sécurité avec nous.

— Mais Paul...

— Je sais ! Mon cher époux m'a parlé et j'aime mieux te dire que je l'ai fait taire !

— Nous n'avons pas d'argent...

— Je vais aussi te faire taire ! Ne me parle pas d'argent ! Trois bouches de plus à nourrir ? Et alors ? Paul a un côté un peu tatillon et étroit. Son frère est très différent.

— Il ne semble pourtant pas s'entendre très bien avec lui...

— C'est l'eau et le feu ! Je ne dis pas que Douglas est facile à comprendre et à fréquenter. Il ne met pas à l'aise, mais je crois qu'il mérite d'être connu. Quand nous serons en mer, d'ailleurs, nous n'aurons guère le choix !!! Viens donc te promener !

Il était bien difficile de résister à l'enthousiasme et à la vivacité persuasive de la jeune femme. S'emmitouflant dans d'épais châles, elles partirent d'un bon pas marcher dans la lande comme elles le faisaient quotidiennement.

Elles eurent soudain l'attention attirée par des cris alors qu'elles se rapprochaient de la falaise. Sophie, espiègle, posa son doigt sur ses lèvres avant d'avancer tout doucement, sans faire de bruit. Se penchant au-dessus du vide, elle aperçut son mari qui houspillait ce qu'elle crut d'abord être un chien ou un animal aquatique qu'elle ne pouvait identifier.

— Veux-tu bien sortir de là ! Non, mais ? Qui t'a autorisé à désobéir ainsi ! Sale gosse ! Tu vas voir ce que tu vas prendre quand tu vas sortir !

Ces remontrances virulentes s'adressaient en fait à un petit être qui les ignorait totalement : Emmanuel batifolait comme un marsouin dans l'eau écumeuse, sortait un moment pour grimper sur un rocher en surplomb et plongeait avec un hurlement de joie.

— C'est insensé ! trépigna Paul, hors de lui d'être impuissant et nargué par le comportement provocateur de l'enfant.

En effet, il était visible que celui-ci profitait de la situation en sachant que son oncle n'allait pas plonger à son tour dans les vagues pour lui administrer la raclée promise.

Sophie pouffa de rire à cette scène comique. Diana, plus maternelle, manifesta sa peur de voir son frère prendre mal ou se noyer.

— Tu plaisantes ! Et écoute ! Emmanuel rit ! C'est la première fois que je l'entends rire ! Enfin ! Je me demandais si ce jour viendrait.

— Mais Paul !...

— Paul ne sait pas nager, il n'y a donc pas grand risque qu'il se mouille ! Savais-tu que ton petit frère était un vrai poisson ?

— Non. Mais il fait froid...

— Pas tant que cela. Allons, sinon, mon cher époux va nous faire une crise d'apoplexie !!! Paul !

Le jeune homme leva les yeux à cet appel et parut soulagé de voir là sa femme et sa nièce.

— Ah ! vous tombez à pic ! Vous allez me faire entendre raison à ce chenapan ! Attention où tu mets les pieds, Sophie !

Légèrement, la jeune écossaise sautait de rochers en rochers pour descendre sur le petit bout de plage encore sec et en arrivant se lança dans les bras de son mari.

— Tu me feras mourir de peur ! soupira Paul, à la fois follement admiratif et un peu grondeur.

Diana les rejoignit.

— Ah, on peut dire que tu as bien élevé ton frère ! Il est temps que tu le prennes en main ! Tu tolères cela ? J'aime mieux te dire que je ne vais pas...

— Tu ne vas pas quoi, mon trésor ? s'enquit Sophie, avec une douceur suspecte.

— Accepter ce comportement inadmissible ! Ce gosse a besoin d'être gouverné fermement.

— Il a aussi besoin de vivre avec insouciance !

— Tu ne dis pas cela pour Francis.

— Non, parce qu'il a pris son plaisir avant. Et qu'il n'a pas le même âge.

— Je vois surtout que tu es très partiale !

Diana ne savait pas où se mettre. Trop souvent, les discussions entre le mari et la femme avaient pour thème l'éducation des deux garçons. Francis avait été placé en pension le surlendemain de leur arrivée. Paul aurait bien aimé faire de même avec Emmanuel qui l'énervait par son indépendance, par ce qu'il nommait ses caprices et qui n'étaient que l'aveu de la gestion maladroite de sa fragilité affective, par ce regard scrutateur, parfois ironique, souvent extrêmement triste. Et pour augmenter son irritation, Sophie était en adoration devant le garnement sous prétexte qu'il maniait son archet avec dextérité et lui donnait la réplique au clavier.

— Il faut rentrer, Emmanuel ! cria Diana à un moment où son petit frère ressortait de l'eau, prêt à plonger à nouveau.

Autant il avait ignoré l'ordre de son oncle, autant il réagit promptement à celui de sa sœur.

— J'arrive !

Il fit une dernière cabriole avant de nager vers le rivage où il s'ébroua comme un jeune chien, le visage épanoui, les yeux brillants.

— Il fait meilleur dans l'eau ! dit-il en frissonnant dans l'air vif de ce début de printemps.

— Où sont tes vêtements ? aboya Paul, les sourcils froncés, sans laisser à Diana ou à Sophie la possibilité de placer un mot. Tu n'as pas honte ? Non seulement tu risques d'attraper mal, mais en plus, tu es indécent. On ne se promène pas tout nu...

Les traits mobiles du petit garçon perdirent toute gaîté et toute bienveillance. Les prunelles mauves virèrent au lilas foncé.

— J'étais tout seul avant que tu viennes m'embêter !

La claque partit. Paul regretta aussitôt son impulsivité, mais le mal était fait. Il venait de jeter Emmanuel dans une révolte farouche : l'enfant voyait désormais en lui un ennemi dont il avait peur, comme il avait peur de Wilfrid Harrison et de Francis, et qu'il lui faudrait combattre courageusement pour ne pas lui laisser supposer qu'il avait peur.

Dans la soirée eut lieu une réunion entre les trois jeunes gens, à l'initiative de Sophie qui effectivement s'intéressait beaucoup au petit musicien et qui souhaitait le voir s'épanouir et amadouer son caractère rebelle. Comme Diana, elle était capable de comprendre les raisons qui faisaient d'Emmanuel un animal constamment sur la défensive, maladivement anxieux et d'une sensibilité exacerbée : les divers événements de sa jeune vie pouvaient expliquer bien des comportements. Par contre, elle approuvait Paul dans son désir de redresser la barre avant qu'il ne soit trop tard et que le gamin n'ait développé des mécanismes de défense tels qu'ils seraient bien difficiles à démonter sans détruire l'être dans son entier puisqu'il s'était construit autour de cet échafaudage.

— J'ai réfléchi, reprit Sophie après un silence pesant. La pension n'est pas envisageable. Toi, Paul, tu es encore trop jeune pour jouer le rôle de père et d'éducateur qui ne te tente pas ! J'ai donc pensé à confier cette tâche à ton frère !

— A Douglas ?

— M'aurais-tu caché un autre frère ? rétorqua la jeune femme qui réussissait toujours à mélanger le sérieux et l'espièglerie dans ses conversations.

— Douglas ? répéta Paul, comme s'il ne pouvait se faire à cette idée. Mais c'est fou !

— Pas tant que cela. Je suis prête à lui écrire pour lui proposer cette mission !

— Fais ! Mais je le connais ! Il refusera !

Sophie fit naturellement ce qu'elle avait décidé. Une semaine plus tard, la réponse lui revint. Laconique. « J'attends ».

— Ce n'est pas avec lui qu'Emmanuel va apprendre à être bavard ! commenta Paul, goguenard et vexé d'avoir parié sur le refus de son frère.

Diana tremblait. Malgré les propos rassurants de Sophie, elle craignait cet homme réputé distant, froid et rigoureux. Si Paul ne l'appréciait pas outre mesure, il devait avoir ses raisons. Comment son fragile Emmanuel allait-il supporter à la fois l'absence de sa sœur, pour la première fois depuis trois ans et la présence d'un maître autoritaire ?

Elle en eut très vite une petite idée quand le petit garçon fit une terrible crise nerveuse en apprenant la décision de sa famille le concernant. Lui aussi avait eu vent des rumeurs concernant cet oncle rébarbatif. Dans son imagination d'enfant, ce ne pouvait être qu'un nouveau Wilfrid Harrison. Sinon, pourquoi l'aurait-on envoyé loin de sa sœur ?

Paul ne s'appesantit pas sur les états d'âme de son neveu. Il l'arracha aux bras de sa sœur et le fourra, hurlant, trépignant, se contorsionnant, dans la voiture dont il donna aussitôt le signal du départ. Il trouvait qu'il était urgent de séparer le gamin de sa sœur et de lui apprendre les bases de la vie en société. Puisque Douglas, dans son outrecuidance, pensait qu'il était capable de venir à bout de cette tête de bois, libre à lui. Il lui faudrait déchanter. Mais au moins, pour Fionn-House, ce serait une bouffée d'oxygène que de ne pas avoir à se préoccuper de l'éducation de ce sale gosse gâté et odieux.

La colère désespérée d'Emmanuel dura quasiment jusqu'à Glasgow, la rage laissant de plus en plus place au désespoir. Il avait compris qu'il était séparé de Diana pour longtemps. La reverrait-il un jour ? N'allait-elle pas disparaître dans les brumes de l'inconnu et du néant comme ses parents, comme Ismaël ? Alors qu'il recommençait tout juste à se reconstruire sur les ruines de sa toute petite enfance, voilà que tout s'effondrait à nouveau... Pourquoi Diana avait-elle laissé s'accomplir ce forfait ?

— Tiens, te voilà !

Du haut de sa dunette, Douglas, comte d'Arran, accueillait par ces simples mots dépourvus de chaleur le jeune homme qui se présentait à la coupée d'un bâtiment dont les qualités nautiques se trahissaient dans la finesse de la coque et la hardiesse de la mâture. Presque plus conçu pour la course que pour la haute mer, il avait à son acquis le Cap Horn et de nombreux voyages d'agrément sur tous les océans du globe. Car le noble Ecossais n'avait qu'un seul luxe, ces échappées vers le large et des horizons inconnus. Brillamment diplômé d'Oxford en mathématiques et en philosophie, possesseur d'une immense fortune, celle que ses parents lui avaient laissé en mourant douze ans plus tôt, il menait une existence de reclus, répugnant aux mondanités, aux frivolités. Il avait élevé son frère avec dévouement, mais beaucoup de sérieux, alors que Paul n'aspirait qu'à s'amuser et non à faire des études. Aussi les relations entre eux deux avaient-elles été houleuses.

— Monte donc !

La voix était impérieuse. Paul Masefield se hâta d'obéir, traînant derrière lui un Emmanuel plus mort que vif et qui avait vomi d'angoisse toute la deuxième partie du chemin.

— Bonjour ! Bon voyage ? C'est bien ! Je suppose que tu as envie de retourner le plus vite possible à Fionn-House. Transmets mon respectueux souvenir à ta femme. Je la tiendrai informée de l'évolution de la situation, comme elle me l'a demandé. Je pense que nous partirons dans les derniers jours de juin. Cela nous laisse encore deux mois et demie. Va, je ne te retiens pas.

Habitué aux manières brusques de son aîné, Paul ne s'en formalisa pas. Il salua, pinça la joue de son petit compagnon en manière d'au revoir et redescendit sur le quai, soulagé de voir sa corvée terminée et d'être débarrassé de son neveu pour quelques semaines... A moins que Douglas, débordé, n'appelle au secours ! Heureusement, ce n'était pas le genre...

Emmanuel s'était donc retrouvé seul sur le pont du Conqueror luttant contre ses larmes, ses nausées, son angoisse, sa terreur, déterminé à faire face comme toujours. Il sentait ses jambes se dérober sous lui, son estomac se nouer, ses muscles se raidir et redoutait de devoir afficher publiquement son malaise devant l'imposant maître des lieux. Il ne l'avait pas encore regardé. Il n'en avait pas besoin : la force qui se dégageait de ce corps massif l'écrasait.

— Tu t'appelles Emmanuel, si je me souviens bien. Et tu es un petit garçon très solitaire et très malheureux...

La voix avait changé. Pas besoin d'être un musicien pour le remarquer. D'autoritaire, elle était devenue très nuancée, avec des inflexions d'une extrême douceur. Et au lieu de tomber sur lui, elle semblait à sa hauteur. Timidement, Emmanuel osa lever les yeux. Le colosse s'était accroupi. Il n'avait rien d'un Adonis. Des traits grossiers, une masse de cheveux frisés d'un blond tirant sur le roux, un nez cassé par un choc ou un combat, des yeux bleus étincelant sous un paillasson de sourcils hirsutes, tel était le frère de Paul. Et pourtant, spontanément, Emmanuel le sauvage, le craintif, toujours si défiant des humains, passa ses petits bras autour de son cou.

Car dans ce visage d'une laideur peu commune, il avait découvert la beauté qu'il recherchait et qu'il aimait : Douglas, pour peu qu'on le regardât sans préjugé, exprimait une bonté un peu triste, un peu douloureuse, mais profonde.

Le comte d'Arran, bouleversé par ce témoignage de confiance immédiate, hésita un court instant avant de serrer son petit neveu contre sa poitrine, comme le lui dictait son cœur. C'était bien la première fois qu'il s'autorisait tant de naturel et de tendresse. Mais cet enfant fluet, terrorisé à juste titre par le châtiment qui l'amenait à bord et pourtant si intuitif qu'il avait su lire en lui d'un simple coup d'œil, avait fait tomber ses habituelles réticences aux démonstrations affectives. Il esquissa même un semblant de sourire.

— C'est toi « oncle Douglas » ?

Le capitaine fut charmé de cette appellation familière qui le changeait des titres pompeux que lui prodiguait la société.

— C'est moi ! Je suis le frère d' « oncle Paul ».

Emmanuel fit la moue.

— Vous ne vous ressemblez pas.

C'était le moins qu'on pouvait dire. Mais l'enfant ne s'en tint pas là.

— Toi, au moins, tu es gentil !

De surprise, de soulagement, de reconnaissance, le grave Douglas faillit éclater de rire. Décidemment, sa belle-sœur avait eu une idée magique en lui proposant l'éducation de ce petit lutin. La vie avec lui serait certainement riche de découvertes et de nouveautés.

— J'espère que tu as apporté ton violon, dit le comte sans vouloir relever la remarque concernant son frère. Tu sais que c'est essentiel sur un bateau !

Les yeux d'Emmanuel brillèrent à cette mention : toute peur en avait disparu.

— Tu m'apprendras à diriger ton bateau ?

— Pourquoi ? Tu seras musicien, pas marin !

— Si, contredit l'enfant. Je veux être marin, comme toi. Je ferai de la musique sur mon bateau. Parce que la mer, c'est de la musique. Tu comprends ? Et la musique et la mer, elles disent l'essentiel... Elles ne mentent pas...