L'Envol — Chapitre 4

La période qui suivit le départ du Lady Helena fut, pour les jeunes Harrison, le début d'une longue plongée dans la souffrance et les difficultés. La santé de la pauvre Julia s'aggrava brusquement. Le médecin demanda un prix exorbitant pour affirmer que ses maux étaient d'origine nerveuse et qu'il fallait changer d'air. Trois semaines plus tard, après une agonie interminable, la malheureuse Julia s'éteignait dans les bras de sa nièce.

Celle-ci se retrouvait ainsi chef de famille, sans appui autre que celui du professeur de piano lequel, depuis l'arrivée d'Emmanuel, les avait pris en sincère amitié. Mais c'était une aide ponctuelle, et peu utile au jour le jour. Diana avait besoin d'autre chose, d'une présence forte et disponible à ses cotés pour faire face à la mort de cette tante adorable qu'elle aimait comme une mère, à la désertion du jeune Francis qui trouvait la rue plus intéressante que la maison, à la maladie d'Emmanuel que sa trop vive sensibilité avait conduit à un état dépressif si total qu'il ne mangeait plus rien. C'était que le décès de Julia s'ajoutait pour lui à l'arrachement de sa première famille et à l'éloignement de son nouvel ami, du papa qu'il s'était choisi. Pour ce petit être, la coupe débordait et sa santé accusait le contrecoup de ces divers chocs psychologiques et affectifs. Diana crut le perdre. Ce fut cette angoisse qui la tira de son propre désespoir. Il lui fallut lutter âprement pour disputer la mort l'existence de ce frère devenu adoptif par les faits sinon par la loi. Ce combat acharné fut justifié par les résultats. Emmanuel voua à la jeune fille une tendresse égale à celle qu'il avait pour le second de Wilfrid Harrison. Diana devint sa petite maman. Il se raccrocha à elle avec l'énergie d'un naufragé qui a enfin trouvé une planche pour l'empêcher de couler à pic.

Cette affection si chaleureuse du petit garçon fut un baume et un stimulant pour la jeune fille qui, à mesure que les semaines passaient, découvrait avec une terreur grandissante la détresse financière dans laquelle ils étaient englués. Quand elle avait sobrement avoué à Ismaël Raynes qu'ils n'avaient pas d'argent, elle était loin de se douter de ce que cela signifiait vraiment. Julia n'avait aucune fortune, elle le savait. Mais eux-mêmes étaient couverts de dettes. Dans sa terreur de dire la vérité à son beau-frère dont elle craignait la violence et les débordements, elle avait laissé s'accumuler les factures. Les fournisseurs vinrent, l'un après l'autre, réclamer leur dû. Diana, fièrement, paya. Quand il ne resta plus un shilling à rembourser, elle fit les comptes. C'était très simple : aucun argent n'allait rentrer avant au moins une année et par contre, beaucoup d'argent devrait sortir pour nourrir et habiller trois personnes. Donc, pour réduire les dépenses, il fallait se débarrasser du superflu et vendre une partie du mobilier. Puis, elle s'occupa de trouver un logement plus modeste. Son père serait furieux, mais elle n'avait pas le choix si elle ne voulait pas se faire emprisonner pour dettes et voir les deux garçons finir dans une maison de correction. Elle avait les devoirs d'une mère à leur égard et c'était en adulte, non plus en enfant apeurée qu'elle agissait. Puisqu'elle était seule, elle prendrait ses responsabilités. Si cela ne plaisait pas au capitaine quand il rentrerait, libre à lui de restaurer un train de vie ostentatoire.

Afin de rester plus proche du petit Emmanuel encore convalescent, elle se mit à faire des travaux de couture à domicile qui amenèrent quelque argent, assez pour subvenir à la nourriture frugale. Elle avait eu la tentation et le désir de renouer avec les membres inconnus de sa famille : elle eut beau fouiller tous les documents de son père, chose qu'elle ne se serait jamais permis en d'autres circonstances, elle ne trouva aucune trace de quelconques parents quelque part en Angleterre, en Ecosse ou au Pays de Galles. Les papiers de Julia ne lui fournirent rien non plus. Il était évident que, dans un de ses accès de rage, le capitaine Harrison avait détruit tout ce qui aurait pu ressembler à des liens affectifs. L'espoir de retrouver une aide de ce côté-là s'était donc évanoui. Non pas qu'elle eût vraiment compté dessus, mais la découvrir lui eût procuré du réconfort. Elle se serait sentie moins seule. Surtout pour faire face à un Francis de plus en plus ingouvernable. Le garçon, dès le départ de son père, avait affirmé qu'il ne retournerait plus à l'école et qu'il ferait ce qui lui plairait. De fait, il disparaissait des journées entières, revenait parfois avec des vêtements qui ne lui appartenaient pas et qu'il disait avoir échangés. Il mangeait rarement la pauvre nourriture que sa sœur préparait et ne semblait pas dépérir. Diana lui fit de vifs reproches, sachant bien qu'il était en train de verser dans la malhonnêteté, le vol et le mensonge. Francis ne nia pas. Comme elle insista un peu trop, il la gifla violemment. Et pour faire bonne mesure, frappa aussi Emmanuel qui tentait de s'interposer. On ne le vit plus pendant quinze jours.

L'année 1864 s'écoula ainsi, lentement, sombrement, pleine de difficultés, de renoncements et de dur labeur. Les seules joies profondes, incommunicables, qui l'éclairèrent furent trois lettres d'Ismaël Raynes, postées respectivement des Iles du Cap Vert, de Cape Town et enfin d'Adélaïde. Ces courriers inattendus (jamais le capitaine n'écrivait, ayant affirmé qu'un marin qui se respectait n'écrivait pas) firent battre le cœur de Diana d'une vive émotion. Au premier, n'en ayant jamais reçu, elle devina pourtant qui en était l'auteur. Ensuite, la petite écriture appliquée et nette n'eut aucun secret pour elle. Ces lignes, pleines d'une tendresse fraternelle, lui redonnèrent l'espérance qui chancelait si souvent. Ismaël Raynes, s'il émaillait ses propos de quelques anecdotes maritimes, méditait surtout sur la vie, l'éducation, les vertus de courage et d'amour, rappelait ce qu'il souhaitait pour le petit Emmanuel, s'attardait sur des considérations religieuses ou philosophiques. Ces missives n'avaient rien d'un récit de voyage. Etait-ce volontairement ? Le second cachait-il la vérité ? Oserait-il dire s'il se passait quelque chose de grave ou se tairait-il pour épargner la jeune fille et son père ? Dans son infinie délicatesse, on pouvait tout imaginer de sa part. Aussi, Diana se sentait-elle un peu frustrée de ne pas savoir ce qui se passait à bord. Ce ne fut que dans la dernière lettre, postée d'Adélaïde début novembre 1864 que la jeune fille perçut un imperceptible changement de ton. Une autre qu'elle n'eût certainement prêté attention à rien, mais elle était à l'affût du moindre indice qui pût la renseigner. Elle était certaine que son père n'aurait rien oublié de l'offense sur le pont du Lady Helena : le moment des représailles était-il arrivé, là-bas, à l'autre bout du monde, si loin d'elle et de l'enfant ? Ou alors, le second, à force de résister à une guerre d'usure, ne parvenait-il plus à dissimuler comme il le faisait au début ? Que penser ? Que redouter ? Il faudrait encore trois mois, peut-être quatre pour avoir une réponse. Le trois-mâts était attendu pour mars ou avril 1865. Plus d'espoir d'avoir une lettre, donc, avant le retour du bâtiment.

L'attente fut insupportable. Elle se prolongea presque six mois. Cinq autres voiliers qui avaient quitté l'Australie à la même époque étaient arrivés. L'un d'eux assura que le Lady Helena avait levé l'ancre le 12 janvier. En septembre 1865, l'armateur déclara le trois-mâts perdu corps et biens.

Le coup était terrible, mais prévisible et prévu, atténuant un peu le choc. Le plus difficile à vivre pour Diana fut d'accepter l'incertitude totale qui entourait cette disparition. Elle ne pouvait manquer de faire le lien entre le naufrage et les événements du décembre précédent. Que s'était-il passé ? Une mutinerie ? Un assassinat ? Un sordide règlement de comptes sur les flots en furie ?

Quoi qu'il en fût, Diana Harrison, son frère Francis et le petit Emmanuel étaient désormais livrés à eux-mêmes. L'armateur, prétextant que le capitaine avait des dettes, refusa de leur verser un penny sur les versements de l'assurance. La jeune fille, connaissant la prodigalité de son père, n'osa même pas insister. Elle avait fait face pendant neuf mois, elle continuerait. A cause d'Emmanuel qu'elle devait protéger, aimer et éduquer dans les valeurs qu'Ismaël souhaitait lui voir transmettre. Si elle avait été seule, la vie eût été plus facile, elle se serait engagée comme gouvernante à la campagne. Mais avec le petit garçon, c'était impossible. Elle ne s'en plaignit pas, elle ne maudit pas l'inconscience de ce père qui l'avait chargée de cet enfant en bas âge. Car, dans son malheur, elle n'avait de réconfort que dans ses relations avec le musicien : Emmanuel était pour elle un rayon de soleil. Sans lui, elle eût désespéré. Grâce à lui, elle resta debout. Quand elle fléchissait, doutait, s'appesantissait sur son malheur, il lui suffisait de croiser le regard de l'enfant et derrière lui le souvenir de celui d'Ismaël pour reprendre courage. Elle avait promis. Elle tiendrait sa promesse.

Il leur fallut déménager à nouveau, cette fois dans un antre obscur, au sous-sol d'un immeuble vétuste, où le froid et l'humidité régnaient en maître. Le loyer, modique, était tout ce qu'ils pouvaient désormais se permettre. La plupart des meubles trouvèrent le chemin des prêteurs sur gage.

Francis, âgé de treize ans, fut relativement indifférent au décès de son père. Plus les semaines passaient, plus il dégringolait dans la moralité. Il ricana ouvertement lorsque sa sœur le supplia de trouver du travail.

— J'ai ce qu'il faut ! Ne reviens pas là-dessus !

— Papa était dur, mais il était honnête. Il ne voudrait pas...

— Il n'est plus là pour me dicter des ordres ! Occupe-toi de cet avorton qui te tient lieu de mascotte et fiche-moi la paix. Je ne serai pas à ta charge, moi !

Epouvantée par tout ce que cette réponse impliquait, Diana baissa la tête. Elle ne chercha pourtant pas à dissuader une nouvelle fois son frère de changer de vie : elle savait par expérience ce que cela lui aurait coûté. Et plutôt que de lutter inutilement contre plus fort qu'elle, elle préférait veiller à l'éducation d'un enfant plus vulnérable chez lequel tous les espoirs étaient permis.

D'autant plus qu'Emmanuel avait très mal réagi à l'annonce du naufrage du Lady Helena. Il avait immédiatement compris qu'il ne reverrait jamais Ismaël. Coup sur coup, il venait de perdre ses affections les plus chères. Alors, il ne put supporter le moindre éloignement de Diana, il ne consentit plus à dormir sinon collé à la jeune fille et se réveillant vingt fois par nuit pour s'assurer qu'elle respirait toujours. Il ne la quittait pas d'une semelle, restant auprès d'elle, grave, silencieux, le regard sombre et vif. Perturbé, il l'était, mais sans rien perdre de ses facultés intellectuelles et artistiques. Diana puisa dans sa volonté le courage d'affecter une sérénité de façade pour permettre à l'enfant de se stabiliser. Elle encouragea ses lectures et ses études musicales. Depuis la mort du capitaine, le professeur ne faisait plus du tout payer ses leçons alors qu'il en avait augmenté la fréquence. Il ne se déplaçait plus non plus. Diana préférait cela : Emmanuel et elle traversaient Londres deux fois par semaine, par tous les temps, mais au moins, cela valait la peine : ils avaient chaud pendant quelques heures et la femme du professeur leur offrait toujours une collation qui leur permettait de ne pas manger ce jour là. Le petit musicien progressait rapidement, grâce aux conseils de son maître, enthousiasmé par le sérieux de son travail et ses facilités que ce fût au piano ou au violon. Il fut invité régulièrement au concert et entendit Mozart, Beethoven, Liszt, Bach, Haendel, Haydn. Le récital des Nocturnes de Chopin l'enthousiasma. Il en revint en affirmant que c'était à lui qu'il voulait ressembler plus tard. En décembre, un petit concert fut organisé pour faire connaître l'enfant dans la bonne société. Quelques têtes nobles applaudirent ce talent précoce. Elles remirent au printemps une nouvelle rencontre, lorsque le professeur reviendrait de son voyage en Italie où il devait passer l'hiver.

Ce départ ne pouvait avoir lieu au plus mauvais moment. La santé de Diana, usée par les privations, ne s'était jusque là maintenue qu'avec le soutien de ces visites hebdomadaires. Pour aggraver la situation, l'hiver fut particulièrement humide. Ou était-ce leur réduit qui suait le moisi ? Il était quasiment impossible de le chauffer. Emmanuel ramassait le vieux bois, les débris, les papiers qui traînaient. Cela ne suffisait pas. Il eût fallu du charbon. Or, ils ne pouvaient le payer. Il s'agissait de se chauffer ou de manger. Diana, sans force, dut abandonner ses travaux de couture. Elle n'y voyait d'ailleurs pas assez, malgré tous ses efforts et le coût des chandelles excédait presque celui qu'on la payait.

Emmanuel, navré, se résolut à enfreindre la défense de sa sœur qui ne voulait pas qu'il sorte seul : il avait son violon, il pourrait jouer dans les rues et se faire un petit pécule, surtout au moment de Noël. Cette fois, les supplications de Diana n'y firent rien : il partit et revint avec de l'argent, assez pour acheter de quoi manger. La jeune fille, réconfortée par un vrai repas, le premier depuis des jours, consentit à ce que le petit garçon continue « jusqu'à ce qu'elle soit capable de reprendre son travail ». Une violente intrusion de Francis dans leur taudis remit en cause cet accord : le garnement, qui avait suivi son frère, lui extorqua l'argent durement gagné et découvrit leur cachette. Tout était à recommencer. Diana pleura, Emmanuel serra les dents et s'empressa de poursuivre ses aubades enfantines qui charmaient un public bienveillant. Il fut remarqué et embauché dans un pub. Il n'y resta pas longtemps : il se sentait menacé par les ivrognes qui ne respectaient rien.

Une visite du médecin pour Diana qui languissait ainsi que les médicaments mirent à sec les minuscules ressources de ce foyer misérable. Diana s'alita pour ne plus se relever. Emmanuel, ayant lui-même épuisé toutes ses forces, se coucha à ses côtés. La lutte était finie.

Ce fut alors qu'il entendit, dans un demi sommeil fiévreux, comme si quelqu'un venait de frapper à la porte. Il ne répondit pas aussitôt, n'étant pas sûr s'il rêvait ou s'il était réveillé. On cogna à nouveau, cette fois plus énergiquement. Sans doute était-ce le propriétaire qui venait encaisser son loyer. Ne pouvant payer, ils allaient être expulsés...

Emmanuel se leva pourtant. Dans son esprit embrumé, il se disait que tout valait mieux que cette solitude et tituba jusqu'à la porte : dans l'escalier qui menait à leur sinistre logis se tenait un homme, une lanterne à la main.

— Diana Harrison ?

Le petit garçon désigna le matelas à même le sol sur lequel gisait une forme indistincte. L'homme l'écarta d'un geste brusque et élevant sa lanterne, inspecta ce caveau mortuaire : dans ce dénuement total se dressait un piano, objet de luxe qui ne paraissait pas indispensable et qui aurait mieux fait d'être vendu plutôt que de pourrir là. Au moins, l'argent aurait été utile. A part cela, rien.

Rien.

L'inconnu s'approcha de la jeune fille, l'appela, s'accroupit devant cette couche lamentable.

— Dis, monsieur, tu vas la sauver ?

L'homme se retourna, semblant voir pour la première fois le minuscule personnage qui se tenait devant lui, enveloppé de hardes, le visage famélique, avec d'admirables yeux, profonds comme des lacs de montagne.

— C'est bien Diana Harrison ?

— Oui, monsieur.

— Et toi ? Qui es-tu ?

— Son frère.

— Sors et va chercher le cocher de la voiture.

Emmanuel ne se le fit pas dire deux fois. Sentant le salut pour sa sœur, il monta l'escalier aussi vite qu'il le put. Mais ses forces le trahirent. Il tomba de faiblesse devant le fiacre stationné devant leur domicile. Le cocher, après l'avoir mis en sûreté, redescendit prêter main forte à son compagnon. Quelques instants plus tard, Diana, inanimée, avait rejoint son frère et les chevaux, vigoureusement fouettés, les entraînaient vers des horizons mystérieux, sous le regard perplexe de l'homme qui venait sans doute de les sauver d'une mort affreuse.

Trois heures plus tard, un médecin entrait dans un hôtel particulier de Mayfair pour y découvrir un spectacle qui ne convenait pas à un domicile aussi huppé : deux miséreux crasseux et exsangues reposaient dans une chambre bien chauffée. Il aurait tourné des talons si le maître des lieux, un jeune homme d'excellente apparence ne l'en avait dissuadé :

— Je paierai. Faites votre métier.

Avec répugnance, le praticien s'approcha des deux corps qui dégageaient une odeur de maladie, de moisi, d'excréments.

— Correctement, monsieur ! Examinez-les comme s'ils étaient mes frère et sœur !

Mis en pareille demeure de faire son travail, le médecin se livra à une exploration approfondie de ces deux patients.

— Alors ? demanda le jeune homme lorsqu'il se redressa enfin.

— Pour la demoiselle, des cataplasmes.

— C'est tout ?

— Il y aurait aussi des médicaments si...

— Ecrivez ! trancha le jeune homme d'un ton impérieux. Ne vous ai-je pas déjà dit de les traiter comme vous et moi ?

Le praticien griffonna quelques noms barbares sur une feuille. Il n'avait pas l'habitude d'être pris de si haut. Sa clientèle était d'ordinaire beaucoup plus complaisante.

— Merci. Et pour le gosse ?

— L'un et l'autre crèvent de faim et de froid. Chez la demoiselle, c'est plus grave, elle a développé une infection pulmonaire.

— Repassez demain.

— Bien, milord.

Payé grassement, le médecin s'inclina. L'affaire était visiblement mystérieuse, mais elle ne le concernait en rien. Il reviendrait donc le lendemain.

Resté seul, le jeune homme fit appeler un domestique qu'il envoya immédiatement chez l'apothicaire chercher les médicaments.

— Charlotte !

— Me voici, milord !

Charlotte était une vieille femme toute en rondeurs et en sourires.

— Puis-je vous confier ces enfants ? Les laver, les habiller, les veiller ?... tout ce que vous savez si bien faire !

— Que Votre Honneur soit tranquille. Rose va m'aider.

— Mais, Charlotte, que faites-vous ? s'exclama le jeune homme en voyant la vieille femme se saisir du corps si fluet du petit garçon pour le déposer à côté de la jeune fille.

— Votre Honneur m'excusera : le petiot s'agitait...

— Et alors ?

— Que Votre Honneur regarde.

Le jeune homme regarda sans rien voir et haussant une épaule un peu méprisante, sortit de la chambre en recommandant à Charlotte de le prévenir si du nouveau se produisait.

La vieille femme s'assit sur le rebord du lit, l'œil humide d'attendrissement. Le garçonnet qu'elle avait vu gémir dans son sommeil s'était brusquement calmé dès qu'il avait pu se pelotonner contre le corps de sa sœur. Nul doute que ces pauvres êtres s'étaient raccrochés l'un à l'autre pour trouver un peu de chaleur et de réconfort dans leur détresse.

Le lendemain, comme convenu, le médecin revint. Il fut surpris de trouver le plus jeune de ses patients debout à danser devant le feu, se rôtissant jusqu'à la douleur d'un air extatique.

— Attention, petiot ! Tu vas griller !

— Oh, monsieur, c'est si bon d'avoir chaud !

Le médecin, qui n'était pas un mauvais bougre, ne résista pas à l'envie d'embrasser cette frimousse soudain radieuse. De plus, l'enfant sentait bon le propre, était peigné et, son extrême maigreur mise à part, ne ressemblait plus guère au loqueteux pouilleux de la veille.

— As-tu mangé, gamin ?

— Il refuse, intervint Charlotte. Pas moyen de le convaincre depuis ce matin !

— Ce n'est pas bien ! Comment vas-tu grandir et te fortifier si tu ne manges pas ?

L'enfant le regarda d'un air sombre :

— C'est pour Diana. Je mange pas sans elle !

A force d'être sermonné, supplié, commandé, Emmanuel plia et avala quelque nourriture puis regagna son poste favori aux côtés de sa sœur.

Cette dernière, d'après le rapport du médecin, aurait une longue convalescence. Le moral semblait aussi atteint que le physique. Ayant trop souffert, elle se réfugiait dans une torpeur bienfaisante dont elle ne souhaitait pas sortir, sachant que si elle reprenait contact avec la réalité, celle-ci lui apparaîtrait dans toute son horreur. Elle n'avait plus la force, ni le courage de se battre. Tant qu'elle garderait les yeux fermés, elle serait en sécurité.

Ce ne fut que petit à petit, incitée par Emmanuel, qu'elle fut lentement tirée vers la vie. Elle avait chaud, elle était nourrie, soignée, dorlotée. Elle se croyait presque au paradis.

Son esprit pragmatique ne pouvait se contenter de ces chimères. Que s'était-il passé ? L'histoire d'Emmanuel était étonnante. Qui était cet homme venu les arracher si à propos à leur tombeau ? Le médecin, qui était le seul homme qu'elle voyait, lui assura que ce n'était pas lui et qu'ils étaient hébergés par Sir Paul Masefield, un noble écossais dont le frère siégeait à la chambre des Lords. Mais il n'en savait pas davantage sur les raisons qui avaient conduit ce jeune homme à aller les chercher dans leur taudis. La brave Charlotte, pourtant bavarde, ne pouvait rien lui dire de plus.

La curiosité redonna vite à Diana sa combativité et renforça sa volonté de guérir. Bien que toussant toujours, elle commença à se lever. Ce qu'apprenant, Paul Masefield demanda l'autorisation de venir lui rendre visite pendant qu'Emmanuel se promenait à Hyde Park avec Charlotte.

La jeune fille n'avait eu que les descriptions approximatives d'Emmanuel pour se faire une idée de son sauveur. De plus, l'enfant ne semblait pas l'apprécier énormément : il insistait toujours sur ses manières brusques et sa voix revêche. La réalité la surprit : l'homme était fort jeune, beau garçon, habillé à la dernière mode avec bon goût, paraissait affable et courtois.

— Je suis heureux de voir que vous vous rétablissez. Il était grand temps que nous ayons une conversation sérieuse. Vous sentez-vous capable de m'écouter ?

Un peu intimidée, comprenant ce qui rebutait son frère dans cette approche si directe, Diana hocha la tête.

— Bien. Tout d'abord, vous allez avoir la surprise de votre vie quand je vais vous dire que je suis votre oncle !

De fait, Diana, prise au dépourvue, le considéra avec des yeux écarquillés.

— Ah, s'écria Paul Masefield en riant sans méchanceté, je savais bien que j'allais vous faire un choc ! Nous avons presque le même âge, je sais ! Je vais vous expliquer... du moins, je vais essayer. Ma femme m'a bien fait la leçon, il faut que je m'en souvienne ! D'ordinaire, je ne me préoccupe pas du tout de généalogie.

— Et moi, je ne sais rien de la famille de mon père ou de ma mère. Mon père m'a tenue dans l'ignorance de tout.

— Alors, voici ce que je peux vous dire et que je sais seulement depuis quelques mois ! Votre père s'est marié avec Jane qui avait deux sœurs, Julia et Cynthia.

— Je connaissais ma Tante Julia puisqu'elle a vécu avec nous jusqu'à sa mort, il y a un an et demie, mais pas Cynthia.

— Et moi, c'est Cynthia que je connais ! Elle est mariée avec le frère aîné de ma femme.

— Mais...

— Oui ?...

— Mon père a l'âge d'être le vôtre...

Paul Masefield opina :

— Très juste. Seulement, Cynthia était la plus jeune des sœurs, tandis que mon beau-frère Mark avoisine les trente-cinq ans ! Avec un petit calcul, vous verrez que nous retombons sur nos pieds et que je suis « votre oncle », si on peut encore parler de parenté à ce degré là !

— Justement, comment avez-vous retrouvé notre existence ?

— Le hasard, ma chère. Et ensuite, l'entêtement de ma chère femme ! Si je commence par le commencement, tout remonte à un dîner de famille, il y a environ six mois, auquel participaient entre autres mon frère Douglas et mon futur beau-frère, Mark Lamont. Sophie et moi n'étions pas encore mariés. Donc, la conversation de ces messieurs a roulé, comme très souvent, sur les bateaux, et, notamment sur la disparition de l'un d'eux, le Lady Helena. Et Mark de dresser un portrait plutôt négatif de son capitaine sur lequel circulaient des histoires abominables. Sophie, toujours bonne, le pria d'être plus généreux dans ses commentaires. Ce fut alors que la surprise vint de Cynthia qui déclara soudain que ces histoires étaient vraies et qu'elle le savait d'autant mieux que ledit capitaine était son beau-frère. Voilà qui était passionnant. Après quelques minutes passées à déblatérer contre ce malheureux, Sophie intervint pour dire que si celui-ci était mort, il avait peut-être laissé des enfants derrière lui. Cela ne pouvait qu'être ma femme pour s'inquiéter ainsi d'inconnus ! Cynthia dut faire un gros effort pour fouiller sa mémoire : Jane était sa sœur aînée et elle n'avait pas de nouvelles d'elle ni de Julia depuis des années. Elle croyait cependant se souvenir que le couple s'était établi à Londres et avait eu une fille, Diana. Eh bien, dit ma chère femme (enfin, future à cette époque), il faut aller jusqu'à Londres et rechercher cette veuve et l'orpheline. Vous imaginez ! A deux mois du mariage ! C'était impossible ! Mark refusa de se mêler de cette affaire de famille. Pas étonnant. Il aime son confort. Un moment, je crus que l'affaire était tombée dans l'oubli. C'était compter sans ma Sophie. Elle n'avait rien oublié. Elle me supplia d'intervenir, d'une manière si convaincante que je cédai... Et voilà...

— Cela ne me dit pas comment vous avez fait pour nous retrouver...

— C'est vrai. Surtout que cela n'a pas été facile, ni une partie de plaisir... Quinze jours de traque, de fausses pistes, d'indices erronés. J'ai fait les registres de décès, de naissance. J'ai trouvé la trace de la mort de votre mère, de celle de votre tante Julia et celle de la naissance de votre frère Francis. Sauf qu'il y a quelque chose qui me gêne beaucoup : l'enfant qui est avec vous ne s'appelle pas Francis et a six ou sept ans seulement. Donc, il est né après la mort de votre mère.

— Tout à fait.

Calmement, Diana raconta les tristes circonstances de l'arrivée d'Emmanuel chez eux.

— Pauvre gosse, soupira Paul Masefield. Qu'allons-nous en faire ?

Une rougeur de mauvais augure enflamma les joues de la jeune fille :

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

Indifférent à la tempête qu'il n'imaginait pas, le jeune Ecossais corrigea :

— Appelez-moi donc « Paul » tout court. Ces politesses m'énervent.

— Si vous le voulez, répondit Diana qui, en d'autres circonstances, eût été gênée, mais qui, soutenue par son indignation, se préoccupait fort peu de formalisme. Je voulais seulement savoir ce que vous vouliez dire à propos d'Emmanuel.

Paul Masefield la regarda avec un sourire étonné :

— Il faudra prendre une décision à son égard. Je suppose que vous y avez pensé. D'ailleurs, je m'étonne que vous n'ayez rien fait encore.

— Comme de le placer dans un orphelinat ?

La voix de la jeune fille était étranglée d'une rage difficilement contenue.

— Oui, vous n'avez que trop tardé.

Diana se dressa de toute sa hauteur pour répondre :

— Monsieur, au cas où vous ne l'auriez pas compris, Emmanuel est mon frère, au même titre que Francis. Il m'est même encore plus cher car c'est grâce à lui que j'ai survécu, que j'ai gardé l'espoir, que je me suis battue. Si vous faites la moindre différence entre le frère de sang et le frère... adoptif, le frère de cœur, je retourne d'où je viens.

Les yeux de la jeune fille fulguraient dans son petit visage maigrichon. Sans connaître le capitaine Harrison autrement que par ces récits, Paul Masefield songea que sa fille avait bel et bien hérité des colères qui rendaient son père célèbre et craint dans tous les ports du monde.

— Est-ce clair, Monsieur ?

Il était très clair que Diana considérait le bambin comme son frère. Il était aussi très clair qu'il n'y avait aucune autre raison que sentimentale pour qu'elle le garde auprès d'elle. Ce gamin, il faudrait l'éduquer, tout comme Francis. Et encore plus longtemps puisqu'il était plus jeune.

Paul Masefield changea son angle d'attaque :

— Où se trouve Francis ? Je suppose qu'il doit travailler pour vous venir en aide !

— Travailler, lui ? ricana la jeune fille. Vous voulez savoir la vérité ? Toute la vérité ? La voici.

En quelques phrases lapidaires, elle résuma leurs deux dernières années, depuis le départ du Lady Helena : la mort de Julia, la maladie d'Emmanuel, leur premier déménagement, la lente dérive de Francis, l'annonce officielle de la mort de leur père, leur deuxième déménagement, la lutte pour la survie, le courage d'Emmanuel pour lui rapporter de quoi manger et la soigner en dépit de ses interdictions, la rapacité de Francis, capable de voler leurs minuscules économies et de les terroriser.

En écoutant ce récit lugubre, ponctué de beaucoup de larmes, Paul Masefield, avec la cruauté de sa jeunesse insouciante, se disait que sa « nièce » s'était conduite comme une idiote : elle aurait dû se débarrasser du petit Breton, sans doute un bâtard ou le fruit d'un viol, et concentrer ses efforts d'éducation sur Francis. Mais, comme toutes les femmes, elle s'était entiché de ce môme en perdition, suivant en cela son émotivité, sa sensiblerie et non le bon sens, le sens commun, la voix de la raison. Ah oui, elle s'entendrait bien avec Sophie ! D'ailleurs, s'il était là, c'était bien parce que sa chère Sophie avait fait vibrer sa corde sensible...

— Il faut donc retrouver Francis !

— Je vous souhaite bon courage !

— Vous n'avez pas une petite idée où il est ?

— Pas vraiment.

— Il faut pourtant le retrouver. Sa vie de délinquant est terminée. Dès que nous l'aurons retrouvé, nous partons pour l'Ecosse. Vous êtes guérie, rien ne nous en empêche donc plus. Que ce chenapan !

Méfiante, Diana tint à exiger une précision :

— Et Emmanuel ?

Paul Masefield étouffa un soupir exaspéré. Il avait compris qu'il faudrait faire avec l'indésirable. Pour l'instant, du moins. Douglas saurait prendre les choses en mains, il en était sûr.

— Il nous accompagnera.

Diana remercia d'une inclinaison de tête.

— Cela ne me dit pas comment retrouver Francis ! reprit Paul Masefield.

— Demandez à Emmanuel...

Le jeune Ecossais comprima hâtivement un haut-le-cœur.

— ... il connaît ces quartiers de Londres mieux que moi...

— C'est un tort !

— Auriez-vous préféré me retrouver dans un bordel ?

Décidemment, mieux valait ne pas attaquer la jeune Harrison de front. Elle avait du répondant et de l'audace. Vivement que cette corvée s'achève et qu'il puisse se retrouver tranquillement dans ses montagnes avec sa Sophie, plus douce, plus policée.

Paul Masefield fit donc contre mauvaise fortune bon cœur et dès le lendemain, l'oncle et le neveu se rendirent dans l'East End. Emmanuel savait ce qu'on attendait de lui. Il se montra un guide efficace, prudent, mais très silencieux, ce qui, pour un jeune homme volubile et spontané, était particulièrement pesant. Mais il n'avait pas le choix s'il voulait arriver à ses fins le plus vite possible. De Francis, il n'y avait pas trace dans les lieux mal famés qu'ils visitèrent les uns après les autres. Comme le jour baissait, l'Ecossais décida qu'il était temps de rentrer. Emmanuel ouvrit alors la bouche pour demander de passer à nouveau chez eux afin de récupérer quelques objets.

— Je t'attends ! fit Paul, peu soucieux de se retrouver dans cette cave glaciale.

Quelques secondes plus tard, un hurlement d'enfant terrorisé le jeta au bas des marches. Un fanal éclairait la pauvre pièce où deux corps, un grand et un petit, se roulaient par terre. Paul se jeta aussitôt dans la mêlée. Sans être un athlète, il était robuste et surtout, habitué à se battre : son éducation l'avait formé au pugilat autant qu'à la grammaire latine et grecque.

— Mais qui êtes-vous ? D'où sortez-vous ?

Profitant de la surprise de son agresseur, Emmanuel se dégagea prestement, saisit sa boîte à violon et déguerpit au plus vite, laissant son oncle répondre à Francis.

— Qui es-tu, toi ?

— J'habite ici !

— Ah oui ? Et celui que tu viens de frapper ?

— C'est mon frère, un vaurien, un voleur ! C'est mon devoir de le dresser !

— Menteur ! rugit Paul Masefield en lui envoyant un coup de poing si fort qu'il retomba en arrière, se cognant violemment la tête contre la pierre du sol. Dorénavant, c'est moi qui suis le chef et qui décide. Si tu tiens à tes dents et à ton portrait, comprends le très vite !

— Qui êtes-vous donc ?

— Ton oncle ! Le chef de famille désormais. Un mot de trop et je peux te dire tout de suite où tu finis !

Francis Harrison n'était ni téméraire, ni même courageux. Dès qu'il avait affaire à plus fort que lui, il s'aplatissait servilement. Il savait d'instinct où se trouvaient ses intérêts.

Quelques minutes plus tard, l'oncle et les deux neveux étaient assis dans la voiture en direction de Mayfair. Francis essuyait son nez qui saignait, Emmanuel, recroquevillé dans un coin, serrait convulsivement son violon dans ses bras, trop terrorisé pour répondre à Paul Masefield qui, excédé par ces problèmes de famille, n'avait qu'une hâte, rentrer chez lui, à Fionn-House et laisser son aîné gérer cette situation fort déplaisante.