L'Envol — Chapitre 3

Ce ne fut qu'après plusieurs minutes de marche précipitée que Diana consentit à s'arrêter, essoufflée, les joues couvertes de larmes qui n'étaient pas dues qu'à la fraîcheur du vent. Ismaël Raynes la força à s'asseoir sur un banc après l'avoir essuyé de son mouchoir.

— Oh, Ismaël, comment... comment...

Elle ne put poursuivre et s'effondra en sanglotant, la tête dans ses mains, plongée dans un désespoir sans fond.

Ismaël Raynes hésitait sur l'attitude à avoir vis-à-vis de la jeune fille quand il sentit qu'on lui touchait l'épaule. Il se retourna vivement, persuadé de se trouver devant la silhouette menaçante de Wilfrid Harrison. D'effroi à cette idée, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il en fit un second en reconnaissant le petit Emmanuel, surgi de nulle part, très pâle, les vêtements en désordre, le visage maculé de larmes séchées et de sang, mais avec une expression nouvelle qu'il ne lui avait encore jamais vue.

— Merci, Ismaël, t'as pas menti. T'es pas mon papa en vrai, mais t'es mon ami pour toujours !

La gorge nouée, le second le pressa contre lui, sans pouvoir articuler une parole.

— Oh, poussin, tu es là ! Oh, mon trésor !

Emmanuel se jeta dans les bras de sa soeur.

— Ne pleure pas. Il y a Ismaël ! T'as vu ? Il sait nous défendre !

Les yeux du petit garçon brillaient comme jamais. Pour la première fois, il paraissait heureux, alors qu'il venait de recevoir la raclée de sa vie. Les jeunes gens se regardèrent, émus.

— Merci, Ismaël, murmura Diana. Vous avez protégé l'orphelin, mais votre avenir est...

— Qu'importe mon avenir ? répliqua vivement le marin. Le vôtre et celui de cet enfant sont bien plus importants !

— Aussi importants, Ismaël ! Car que serons-nous sans vous ? Mon père n'aura de cesse que de vous briser maintenant ! Il ne vous pardonnera jamais !

Le jeune homme esquissa un triste sourire :

— Non, jamais, hélas pour lui et pour vous !

— Et pour vous, Ismaël ! Il vous détruira ! Il va faire de votre vie un véritable enfer ! Il faut que vous démissionniez !

Le second secoua la tête :

— Ce serait trop simple. Je ne suis pas seul en cause. Mes hommes m'ont suivi dans ce que votre père a qualifié de rébellion...

— Ils n'ont rien fait !

— Oh, que si ! Ils ont été remarquablement solidaires. Sans leur présence, je serais mort. Un accident est si vite arrivé... Légitime défense. Je ne peux les laisser seuls. Mon devoir est de rester à mon poste pour les protéger comme ils m'ont protégé. Je n'ai pas le droit de les abandonner. Si je reste, c'est sur moi que la colère de votre père tombera et pas sur eux...

— Je refuse ! Et nous donc ? Emmanuel ? Moi ? N'avons-nous pas droit...

Diana s'interrompit sous l'œil presque sévère du jeune homme. Emmanuel, sentant que la conversation était très sérieuse, ne pipait mot, se contentant de regarder tour à tour ses plus proches défenseurs.

— Soyez réaliste : que je reste ou que je démissionne, je ne vous sers à rien. Je suis marin, rien d'autre, donc je suis appelé à partir. C'est pour moi le seul moyen de gagner ma vie.

— Alors, partez avec quelqu'un d'autre ! Mon père va vous tuer, vous le savez !

— Je vous l'ai dit : je suis responsable de mon équipage. Je ne partirai pas de mon plein gré. Si votre père doit me tuer, que je meure en accomplissant mon devoir ! Et puis, pourquoi voir le pire ? Ce n'est pas un mauvais homme, au fond !

— Vous plaisantez ? Quel être humain pourvu d'une parcelle de bonté oserait faire ce qu'il a fait à mon trésor, à celui qui est devenu mon frère ?

Les yeux de la jeune fille étincelaient. Pendant un instant, elle ressembla à son père de manière étonnante.

— Je le répète : votre père possède des qualités de cœur que vous ne soupçonnez pas. Il n'est pas aussi cruel que vous voulez bien le dépeindre. C'est un homme dur, maladroit, parfois injuste, colérique, mais il n'était pas obligé d'accueillir Emmanuel...

— Parlons-en d'Emmanuel !...

L'enfant redressa la tête en s'entendant nommer. Diana n'en tint pas compte et poursuivit de son ton fiévreux tandis qu'Ismaël Raynes, malheureux de devoir soumettre le petit garçon à des propos qui ne convenaient pas à son âge, ne savait comment l'interrompre. N'était-elle pas, envers et contre tout, la fille de son capitaine ? Il ne pouvait lui manquer de respect.

— Quel avenir a-t-il, maintenant, dites-moi ? Avec un père qui le déteste ? Dont il redoutera tous les retours ?

— Vous avez donc une mission à son égard !

— Oui, c'est à moi de l'élever, je le sais ! Et comment vais-je faire, seule, sans argent, sans famille, sans amis ?

Ismaël Raynes déglutit avec peine : la révolte de la jeune fille le navrait.

— Diana, la seule chose que vous pouvez faire, que vous devez faire, c'est d'apprendre cet enfant à aimer...

Malgré la douceur pleine d'humilité de la voix, Diana explosa :

— Aimer ? Vous sortez sans doute cette belle idée de votre stupide religion ! Vous voyez où cela vous mène, l'amour ? A vous faire haïr ! A risquer votre vie ! Votre métier !

— Cela m'a amené à un ami qui m'a offert sa confiance et son sourire, murmura Ismaël Raynes en caressant les boucles indisciplinées d'Emmanuel qui, intimidé par la tension palpable entre les jeunes gens, se contenta de se serrer plus fort contre lui. Et c'est à cet ami que je voudrais que vous appreniez à aimer.

La fille du capitaine Harrison n'était pas de nature à capituler sans un long combat.

— Aimer ses ennemis, sans doute, ricana-t-elle, à prier pour ses bourreaux, comme vous !

— A être digne de son unique héritage, le beau nom que lui ont donné ses parents et qui doit être un phare dans sa vie ! Oui, Diana, c'est cette mission que je vous confie, puisque vous êtes désormais la mère de cet enfant ! Il a connu le mal, la haine. Il sait que les hommes peuvent être féroces. Je ne voudrais pas qu'il devienne un monstre pour se venger du drame qui a interrompu le cours normal de son existence. Nous, vous et moi, avons un devoir à l'égard de ces parents inconnus. Nous devons faire de leur fils un être d'amour, de beauté, d'espérance, de lumière ! Ne me dîtes pas que je suis fou ! Vous savez bien que si Emmanuel continue sur son chemin actuel, il est perdu : il ne songe qu'à défier votre père. Il se mure dans sa forteresse. Blessé, il veut blesser. Il est encore temps de renverser la vapeur ! Diana, je vous en supplie, c'est sans doute notre dernière vraie conversation avant mon départ, je partirai rassuré si je sais que vous serez fidèle à ma prière pour cet enfant !

— Comment pourrai-je lui transmettre ce que j'ignore, que personne ne m'a appris ? rétorqua la jeune fille dans un dernier soubresaut de révolte. Croyez-vous qu'avec l'éducation que j'ai eue, je sois un modèle de bonté et de pardon ?

Ismaël Raynes lâcha le petit Emmanuel pour saisir les mains glacées de sa compagne, en un geste fervent et audacieux :

— Diana, ce que vous n'êtes pas, vous le deviendrez ! Vous cultiverez la douceur, la patience, la tendresse ! Vous développerez votre confiance ! Vous vous nourrirez d'espérance !

— Oh, Ismaël ! Que n'ai-je le centième de votre foi ! Devant vous, je me sens si petite ! Je deviendrais meilleure si vous étiez toujours auprès de moi !

S'effondrant en sanglotant, elle cacha son visage dans le creux de l'épaule du second qui la pressa contre lui dans un geste très délicat et fraternel.

— Pauvre petite sœur, murmura-t-il, l'odorat agréablement chatouillé par un frais parfum floral.

Il reprit quand il sentit que la jeune fille se redressait un peu :

— Diana, vous ne restez pas seule ! Car je vous confie à celui qui ne vous laissera pas vous égarer. Emmanuel ?

L'enfant hocha la tête à l'appel de son nom. Depuis le début de cette longue discussion sur le banc, il ne savait pas trop comment se comporter. Il se savait en sécurité, mais un sentiment d'indicible angoisse étreignait son cœur à chaque fois que ses protecteurs haussaient le ton. Il percevait bien qu'il était l'enjeu de leur dispute ce qui lui procurait un malaise diffus. Le regard et le contact avec le marin étaient réconfortants, mais pas suffisants pour le rassurer complètement et le faire baisser sa garde. Aussi se contenta-t-il d'attendre la suite des événements d'un air un peu inquiet.

— Tu sais que je vais partir, n'est-ce pas ?

A nouveau, Emmanuel opina, cette fois avec une grimace de détresse. Ses grands yeux bleus furent soudain des abîmes de désespoir.

— Alors, je vais te demander quelque chose de très, très important. En mon absence, je voudrais que tu protèges Diana et que tu la rendes la plus heureuse possible. Tu penses que tu peux y arriver ? Quand je reviendrai, je veux qu'elle ait le sourire !

— Pourquoi ? Tu vas l'épouser ?

C'était bien cela, la naïveté de l'enfance ! Voilà la solennité de l'instant évanoui et remplacée par un vif embarras !

Bien que troublé et vaguement rougissant, Ismaël Raynes répondit :

— Nous sommes amis, n'est-ce pas, Emmanuel ?

— Oui !

— Alors, tu vois, c'est pour cela que je te le demande. Parce qu'elle a peur de rester toute seule. Tu me le promets ?

Emmanuel sauta sur ses pieds et, se tenant très droit, très digne, la mine d'une gravité de circonstances, déclara :

— Je te promets !

— Eh bien ! poursuivit gaiement le jeune homme en se levant aussi, c'est très bien. Je te remercie. Maintenant, je suis tranquillisé.

Il posa deux baisers sur chacune des joues pâles du garçonnet avant d'offrir son bras à Diana, médusée, pour la raccompagner. La nuit était presque tombée et mieux valait que la fille du capitaine rentre chez elle avant lui.

Les deux semaines qui suivirent furent étranges parce non conformes à ce qui en était attendu : Wilfrid Harrison semblait avoir oublié le violent incident l'ayant opposé à son second. Il continua à le recevoir comme par le passé, se montra agréable, naturel, presque amical. Vis-à-vis de son équipage, pourtant fort remonté contre lui, il fut tout miel, de façon suspecte. Il n'y eut qu'Ismaël Raynes pour se refuser à y voir une hypocrisie monstre. Tous les autres fulminaient devant pareille impudence, sans rien pouvoir tenter. Le capitaine ne donnait prise à aucune critique, aucun ressentiment. C'était une surface lisse contre laquelle toutes les animosités se brisaient.

Noël arriva dans ces conditions. On put penser que le départ, prévu le 26, se ferait dans cette atmosphère irréelle, de douceur et de tendresse. Pourquoi changer, à la veille d'une aussi longue séparation ? Pourquoi laisser de mauvais souvenirs ? Pourquoi tout gâcher en ne maîtrisant pas sa haine quelques heures de plus ? Parce qu'il s'agissait de Wilfrid Harrison et pas d'un autre.

Le capitaine, le 24 décembre, décréta qu'il était hors de question que le petit Emmanuel passât les fêtes avec eux. Rien de particulier n'avait provoqué cette décision que la présence du malheureux enfant aux côtés de Diana. Car depuis quinze jours, Emmanuel s'était montré extrêmement effacé, déterminé à ne pas se trouver sur le chemin de cet homme si brutal. Il n'avait rien dit, rien fait qui pût attirer l'attention sur lui. Se faire oublier, tel était son seul but. Mais ce jour là, le capitaine était rentré plus tôt et l'enfant n'avait pas eu le temps de disparaître. Malgré les cris, les pleurs, les supplications de Diana et de Tante Julia, l'homme se montra intraitable. Noël ou pas, il ne ferait aucun compromis. Et comme Diana, courageusement, s'agrippait au bambin pour que son père ne le jette pas dehors, elle fut prise pour cible des coups paternels. Or, quand Harrison frappait, ce n'était pas pour rire. Au gémissement de la jeune fille, Emmanuel se raidit et s'arracha à ses bras :

— Ne frappez pas, monsieur ! Je pars !

Et prestement, il détala, claquant la porte derrière lui, laissant derrière lui une famille déchirée : deux femmes sanglotantes, un adolescent boutonneux, secrètement ravi de ce qui se passait et un homme, excité par sa propre fureur, prêt à cogner sur tout ce qui bougeait.

Emmanuel se retrouva brusquement dans l'obscurité glaciale, à peine vêtu, déjà transpercé par la neige qui tombait à gros flocons et par un fort vent de nord qui soufflait en bourrasques. De rares passants, emmitouflés, se hâtaient de rentrer chez eux, bien au chaud, silhouettes évanescentes, à peine entrevues au milieu de la tempête blanche qui étouffait la lumière des lampadaires à quelques mètres. Seul. Il était seul. Mais son cœur se dilatait encore de la fierté à l'idée d'avoir été fidèle au serment fait à son ami Ismaël Raynes : en effet, il avait protégé Diana en obéissant au capitaine. S'il était resté, elle aurait été battue à cause de lui. Alors, c'était à lui de partir.

Incertain sur ce qu'il allait faire, il se recroquevilla un moment dans l'embrasure de la porte, s'efforçant de se mettre à l'abri du vent. Peine perdue. La neige, poisseuse, se collait à lui, le recouvrant d'une couverture humide qui l'engourdissait. Un beuglement venu de l'intérieur fut son salut : pris de terreur à l'idée que le capitaine ouvrît la porte pour le découvrir là, il secoua la léthargie qui l'avait saisi et s'enfuit en courant, comme si le diable était à ses trousses. Pleurant de souffrance, de froid, de détresse, il avançait, guidé par une étoile intérieure qui s'était révélée à lui dans un soudain éclair : puisque Wilfrid Harrison était chez lui, le Lady Helena serait un parfait refuge. Il y aurait certainement des marins pour l'y accueillir. Peut-être —et là était son espoir— le gentil Ismaël ! Alors, il brava tout : les intempéries, ses pieds transformés en glaçons, les patrouilles de police, les matelots ivres qui fêtaient comme ils le pouvaient la Nativité. Il reconnut le chemin si souvent parcouru dans la journée. Qu'il fît nuit, qu'on y vît à peine pour reconnaître le bout de son parapluie, rien n'entrava cette volonté acharnée d'arriver au but. Vingt fois, il tomba, glissant sur les pavés verglacés. Vingt fois, il se remit debout, chaque fois un peu plus lentement, plus las. La vingt-et-unième, il s'étala de tout son long sur le pont du Lady Helena.

— Oh là ! Que se passe-t-il ?

Deux voix s'étaient mêlées, l'une bien connue, l'autre, plus rauque.

— Monsieur Raynes...

— Oui, mon brave Dick, je vois. Je vais m'en occuper...

— Encore un mauvais coup du cap'taine, ça encore ! grommela le matelot. Si vous avez besoin d'aide, j'suis là, hein ?

Ismaël Raynes remercia avant de soulever dans ses bras le corps inerte du petit garçon qui, épuisé, avait à peine la force de respirer. Il le descendit aussitôt dans le minuscule carré, un peu enfumé en raison d'un poêle à bois qui tirait mal mais dégageait une appréciable chaleur. En un tour de main, le second eut tôt fait de déshabiller entièrement l'enfant et de le frictionner énergiquement pour rétablir sa circulation. Il fallut attendre quelques minutes avant qu'Emmanuel pousse un soupir de contentement et réagisse à ce traitement de choc. Quelques gorgées d'un thé brûlant achevèrent de le ranimer.

— Alors, petit elfe ? Peux-tu me dire ce que tu fais là, à une pareille heure ?

— Je suis venu te voir, rétorqua l'enfant comme si c'était une évidence.

Ismaël Raynes ne fut pas dupe :

— Je n'aime pas les mensonges, Emmanuel et là, tu ne me dis pas la vérité.

Le gamin hésita. Dans son regard mobile passèrent tour à tour une expression de défi, une d'entêtement, une de reproche et une de chagrin. Il ouvrit la bouche pour parler, puis la referma. Il se tairait.

Le marin l'aima encore plus pour ce silence qui contenait si peu de peur et tant de dignité. Emmanuel avait-il besoin de parler, d'ailleurs ? Dick avait vu juste ! Pourquoi l'obliger à accuser ouvertement ? Ismaël se pencha vers le front encore si pur malgré les souffrances prématurées :

— Si tu dormais, petit elfe, tu ne crois pas que ce serait une bonne chose ?

L'enfant se pelotonna contre lui. Il n'avait certainement pas un gros effort à faire pour dormir. Après le froid, c'était une béatitude totale qui envahissait ses membres et son esprit. Il était si bien dans ces bras aimants. Il cligna des yeux plusieurs fois, voulant résister au sommeil, mais celui-ci venait irrésistiblement. Quelques secondes plus tard, un ronflement léger et régulier apprit au marin que son petit visiteur s'était endormi.

Avec beaucoup de précaution, il l'allongea sur la banquette, remonta la couverture et remit une bûche dans le poêle pour maintenir la chaleur. Puis, pensif, il se rassit, sans avoir le courage de reprendre sa lecture interrompue. Pauvre Emmanuel, arraché de sa Bretagne natale, pour aboutir, misérablement dans une famille qui n'en était pas une... Certes, Diana se montrerait une petite mère à la hauteur. Elle donnerait à l'enfant la tendresse dont il avait besoin. Mais ce n'était pas suffisant : au retour de Wilfrid Harrison, quelle serait la situation ? La brave Tante Julia serait sans doute morte, comme l'avait prédit sa nièce. Diana serait seule pour affronter son père. Il ne fallait pas compter sur Francis pour venir en aide à son petit frère, bien au contraire. Déjà, le jeune garçon le rudoyait dès qu'il le pouvait et cherchait toutes les occasions de faire retomber sur lui les punitions qui auraient dû lui revenir. Que faire ? Quel avenir était donné à cet être pourvu de tant de dons et de qualités mais sans famille, sans soutien ? Ismaël Raynes regretta de n'avoir pas insisté davantage pour ramener l'enfant à Saint Nazaire, puis se dit que vues les conditions de son enlèvement, cela aurait été le précipiter dans la mort... Et pourtant, cette mort n'aurait-elle pas abrégé ses souffrances ? C'était un raisonnement affreux, indigne du chrétien qu'il était, mais en cette nuit glaciale, devant le corps fluet, il n'osait même pas être optimiste. Son seul espoir était dans la musique qui devrait devenir un instrument de libération et pas de servitude. Si seulement son professeur pouvait s'intéresser assez à lui pour le soustraire à cet environnement destructeur ! Mais se rendrait-il compte de la réalité ? Diana, livrée à elle-même en l'absence de son père, ne souhaiterait certainement pas que quiconque soupçonne leur dénuement de crainte qu'on ne place les garçons. Et Emmanuel, par tempérament ou par expérience, avait mesuré la valeur du silence. Il ne dirait rien, comme il n'avait rien dit sur les véritables raisons qui l'avaient amené sur le Lady Helena cette nuit là.

Il ne restait plus qu'à prier. Confier à Dieu ces existences si mal engagées sur le chemin de la vie. Lui demander de l'aide pour continuer à avancer. Et pour lui, le supplier d'être à ses côtés à chaque instant durant la traversée afin qu'il ne soit jamais indigne de sa foi, ni de l'engagement qu'il avait pris à l'égard du petit Emmanuel. Car il savait que ce serait très dur. S'il n'avait eu la certitude qu'il avait adopté la seule attitude possible, il aurait éprouvé des regrets d'avoir agi comme il l'avait fait. Mais son cœur était paisible : il ne remettait rien en cause. Il ne doutait pas. Sa seule inquiétude était de savoir s'il était capable de faire face à la haine, aux brimades, à la cruauté de son chef pendant des jours, des semaines et des mois. C'était pourquoi il se remettait dans les mains du Seigneur, le Seul à pouvoir calmer sa légitime colère et à l'inciter au pardon des offenses.

La nuit passa ainsi, Emmanuel dormit d'un sommeil agité, comme toujours. Ismaël Raynes savait par Diana que le petit garçon, très nerveux, manifestait ainsi son insécurité. D'ordinaire, il mettait très longtemps à s'endormir et se réveillait plusieurs fois, comme si le fait de lâcher prise et de sombrer dans le repos avait pour lui une signification particulière. Sans doute ravivait-il le souvenir de son enlèvement.

— Joyeux Noël, petit elfe ! s'écria Ismaël quand il le vit se redresser vivement à un bruit qu'il avait fait en se déplaçant dans le lieu exigu.

— Pourquoi ? C'est pas joyeux. Tu vas partir. Et t'es même pas mon papa, pour remplacer l'autre...

Tant de lucidité, de désabusement dans ces quelques mots firent mal au Gallois.

— Je suis ton ami, murmura-t-il, tout en sachant qu'un ami ne remplacerait jamais ni un papa, ni une maman.

Un regard soudain très doux éclaira le fin visage.

— Oui. Et je t'aime beaucoup. Mais... tu vas partir...

— Je reviendrai...

Le regard d'un bleu intense se teinta de violet.

— T'es pas sûr, trancha l'enfant d'une voix dure.

Redoutant une crise de larmes ou de révolte, le marin saisit un paquet enrubanné et le tendit à l'enfant.

— Tiens, petit elfe, j'ai un cadeau pour toi !

— Pour moi ?

Les prunelles limpides pétillèrent soudain de joyeuse anticipation avant de s'assombrir brusquement.

— Mais j'ai rien pour toi ! Pas de cadeau !

Ismaël Raynes fut très surpris par cette réaction spontanée.

— Si, contredit-il doucement, ton sourire !

Rasséréné, Emmanuel commença par l'embrasser avant de défaire les nœuds de ses doigts agiles.

— Oh, Ismaël ! Un livre !

C'était un abécédaire ayant déjà servi, mais en bon état. Eût-il été doré sur tranche avec une couverture de cuir que l'enfant n'aurait pas été plus radieux. Il le feuilleta respectueusement, puis, s'arrêtant à la première page, déclara :

— Maintenant, on lit !

— Déjà ? répliqua Ismaël en riant de son impatience.

La journée passa ainsi, très vite, trop au gré des deux amis. Quand ils se séparèrent, ils avaient lu l'ensemble du livre et Emmanuel promit à son ami que la prochaine fois qu'ils se reverraient, il serait capable de lire des livres encore plus gros et plus intéressants. Cette perspective permit à leur séparation d'être moins douloureuse puisqu'elle intervenait à un moment où l'avenir avait un but à atteindre.

Cette rencontre fut la dernière avant le départ. Wilfrid Harrison regagna son bâtiment, cette fois d'une humeur d'ours. C'était habituel : à chaque fois qu'il quittait sa progéniture, il en souffrait et manifestait ainsi combien il lui était attaché. Mais cet homme frustre n'avait pas de mots à sa disposition, rien que des actes. Il aurait sans doute ri au nez de celui qui lui aurait dit qu'il exprimait ainsi son amour très fort pour ses enfants. Ces derniers assistaient aux ultimes préparatifs partagés entre un soulagement honteux et un sincère chagrin de voir s'éloigner leur père pour un voyage qui, comme tous ceux qui avaient précédé, pouvait être le dernier. Francis, prudent, dissimulait sa joie. Il n'en pouvait plus de cette vie que le capitaine lui avait fait mener depuis qu'il s'était mis dans la tête de faire de lui un marin. Ce n'était pas seulement qu'il n'aimait pas la mer ni les bateaux mais surtout l'agressivité de son père à son égard, sa dureté, son mépris le remplissaient de hargne : il le ridiculisait sans cesse, l'humiliait, le frappait et le traitait d'incompétent. Dans ces cas là, il le comparait à Emmanuel qui, lui, était un génie. Ce qui n'empêchait pas cet être de contradictions de tenir le discours inverse au génie en question. Francis en venait à haïr de plus en plus l'intrus qui le rendait si médiocre aux yeux paternels.

Quant à Diana, elle était tiraillée. Elle souhaitait voir son père loin d'elle parce que vivre avec cette brute épaisse l'épuisait. Hélas, avec lui, s'éloignerait aussi son antithèse, l'homme avec lequel elle s'était promenée tous les jours et qu'elle considérait comme un frère aîné, solide, réconfortant, généreux. La vie allait paraître très vide sans sa présence si pleine de respect et de gentillesse. Oui, Ismaël Raynes allait lui manquer considérablement. Elle n'aurait plus de confident, de conseiller, de soutien. Ces sentiments étaient égoïstes, elle en était consciente. Elle ne pouvait s'empêcher de les éprouver parce qu'elle était humaine, mais plus que tout, elle redoutait pour son ami la traversée qui s'annonçait sous de terribles auspices, sous la menace implicite de la férule du capitaine. Connaissant son père, elle tremblait. L'homme ne pardonnait jamais une insulte. Il savait attendre son heure pour faire éclater sa vengeance dans toute son horreur. Quelle allait être celle dont serait victime le jeune second ?

Les adieux furent brefs, presque à la sauvette entre Diana, Ismaël et Emmanuel. Rien ne servait de s'appesantir sur l'inévitable. Seul le petit garçon tentait de s'accrocher au marin en l'appelant son « petit papa ». Diana dut l'arracher à lui et l'éloigner au plus vite pour éviter des hurlements qui auraient attiré Wilfrid Harrison.

En quelques minutes, tout se précipita. Et quand Diana, pleurant, se sentit grelotter, elle se rendit compte que la brume de la Tamise avait avalé depuis longtemps le Lady Helena et tous ceux qu'il portait.