L'Envol — Chapitre 2

Quinze jours après l'escale forcée à Nantes, laquelle avait eu des conséquences si particulières, le Lady Helena relâcha à Londres. Dès qu'ils le purent, Diana et Francis montèrent à bord pour accueillir leur père qui fut surpris de leur transformation physique. Francis était un robuste gaillard qui portait plus que ses onze ans. Quant à Diana, elle était devenue charmante : ses cheveux roux, soigneusement nattés et attachés derrière formaient une auréole cuivrée autour d'un joli petit visage au sourire timide et aux yeux gris bleutés. Les embrassades d'usage ne s'éternisant jamais avec lui, le capitaine passa immédiatement au vif du sujet en présentant à ses enfants celui qui allait devenir leur frère. Il se contenta de le décrire comme orphelin et abandonné de tous, sans rien mentionner des circonstances de sa présence à bord. Francis jeta un coup d'oeil dédaigneux à l'intrus qu'il jugea inoffensif et inintéressant. Il ne voyait pas en quoi ce bébé le concernait. En fait, il y avait tout à gagner de sa venue au sein de leur famille : ainsi Diana et Tante Julia s'occuperaient du petit, ce qui lui permettait, à lui, Francis, de disparaître plus aisément pour s'amuser dehors.

Par contre, la jeune fille s'accroupit devant le petit garçon figé dans le mutisme farouche qui s'interdisait les larmes. Elle murmura quelques mots en français, en le regardant avec une infinie tendresse. Emmanuel, délaissant soudain la réserve qui était la sienne depuis deux semaines se jeta à son cou avec d'énormes sanglots, si violents qu'il en étouffait et râlait. Il fallut toute la douceur et la patience de Diana pour le calmer.

— Vous voyez, monsieur Raynes, que ma fille n'allait pas refuser ce frère venu du ciel ! déclara Wilfrid Harrison à l'attention du second alors qu'il s'apprêtait à quitter son bâtiment en compagnie de ses enfants.

Ismaël Raynes ne sut pas que répondre. Une fois de plus, le capitaine piétinait les sentiments des autres et, aveuglé par son égoïsme, s'imaginait qu'il détenait la vérité. Ce ne fut pas sans une affreuse inquiétude dans le cœur que le jeune homme vit la voiture des Harrison s'éloigner des quais avec le petit Emmanuel happé par un tourbillon qui allait l'entraîner vers des rivages inconnus et hostiles.

Le petit garçon, persuadé que la jeune Diana allait le remettre à ses parents, hurla et trépigna en s'apercevant qu'aucune figure de connaissance n'apparaissait et qu'au contraire, on l'installait dans une maison inconnue. La colère de Wilfrid Harrison opposée à la sienne le mata rapidement, le rejetant plus profondément encore dans les abîmes de sa peur et de son désespoir. Il haïssait cet homme qu'il estimait, instinctivement, la cause de son malheur. Mais il était terrorisé par ses éclats de voix et ses gestes de menace.

Pourtant, un rayon de soleil vint se glisser dans les sombres pièces, théâtre de telles querelles. Diana, comme chaque jour consacrait quelques minutes — prolongées à cause de retour de son père — à l'étude du piano. Emmanuel, enfermé dans sa chambre, après une crise de larmes et de rage, entendit soudain ces sons à l'étage en dessous. Encore tout rouge et le visage humide, les vêtements en désordre, il descendit l'escalier et pénétra sans bruit dans le salon.

Un grognement désapprobateur interrompit la jeune fille, stupéfaite de voir là, calme et le regard vif, le petit bonhomme, laissé une heure plus tôt à se rouler par terre. L'enfant, se sachant remarqué, manifesta à nouveau son mécontentement.

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

Emmanuel indiqua du doigt le piano en faisant la grimace.

— Tu n'aimes pas ?

Emmanuel, par d'autres mimiques fort éloquentes fit comprendre à Diana qu'il aimait le piano mais que ce qu'elle avait joué ne lui plaisait pas. Elle essaya donc à nouveau d'interpréter son morceau — l'Adagio Sostenuto de la Sonate au Clair de Lune — et au bout de quelques mesures fut interrompue par un trépignement d'agacement.

— Non ! fit l'enfant, d'un ton décidé.

Il s'approcha du clavier et, d'un doigt, se mit à taper sur les touches, les unes après les autres, attentif au son qu'il produisait. Il ne voyait pas. Il se contentait d'écouter. Diana très étonnée, observait son étrange manière et son petit visage tendu dans une recherche passionnée. Enfin, Emmanuel parut satisfait. Les yeux soudain brillants, un sourire victorieux aux lèvres, il tapa frénétiquement sur une note en regardant la jeune fille.

Intriguée, elle reconsidéra la partition pour s'apercevoir avec le plus vif étonnement qu'elle avait omis une altération, faute qu'Emmanuel avait su remarquer et corriger. Admirative, elle se pencha vers l'enfant pour l'embrasser puis, spontanément, lui céda la place, rehaussant le tabouret de multiples livres et coussins. Ainsi juché, il se mit à promener sur le clavier de petites mains agiles, non pas au hasard mais pour les entraîner dans une charmante danse fort rythmée qui semblait l'amuser follement à interpréter.

— Qu'est-ce que tu fabriques ? tonna soudain Wilfrid Harrison du milieu du couloir. C'est ainsi que tu travailles ?

Diana n'eut pas le temps de répondre. Son père était déjà dans la pièce, arrêté net par la surprise. Emmanuel, dérangé dans son récital, se laissa glisser à terre, boudeur et hostile.

— Vous voyez, mon père, que votre protégé possède plus de dons artistiques que votre pauvre fille !

— Je vois et j'entends. Tu as raison. Demain, on en parlera à ton professeur.

Pour marquer son approbation, Wilfrid Harrison pinça la joue de son fils avec ce qu'il estimait être beaucoup de gentillesse. Mais Emmanuel ne le prit pas comme tel. Rien de ce qui venait du capitaine ne pouvait être bon pour lui.

Le professeur se montra sceptique devant l'enthousiasme de Wilfrid Harrison lorsqu'il lui annonça que le gamin recueilli au cours de son voyage était un nouveau Mozart. Par politesse, il accepta pourtant de le rencontrer et de le faire jouer. Emmanuel fit son numéro de la veille avec une maîtrise époustouflante et un sourire rayonnant. Les noms de Bach, Mozart, Chopin, Beethoven et bien d'autres lui étaient aussi familières que leurs musiques comme en témoignèrent ses réactions aux extraits que lui joua le professeur. Le cas s'avérait intéressant. L'homme connaissait assez de français pour essayer d'en savoir davantage. Mis en confiance, le petit garçon avoua que maman était pianiste et papa violoniste et qu'ils jouaient beaucoup ensemble. Il n'était hélas pas capable de donner davantage de renseignements précis, mais il ressortait de l'affaire que ce talent précoce n'était pas surprenant outre mesure et qu'il convenait d'explorer davantage les possibilités qu'il ouvrait. Le professeur se proposa spontanément pour s'occuper du petit musicien, faisant comprendre à Wilfrid Harrison que cette tâche était beaucoup plus stimulante que les cours donnés à la pauvre Diana. De fait, la jeune fille espérait secrètement être délivrée de leçons qui ne lui apportaient qu'une aigreur plus grande de la part de son père et un vif sentiment de culpabilité à son égard.

Le capitaine ne prit guère le temps de la réflexion. Il voulait un enfant prodige. Puisque Diana n'en était évidement pas un, l'essentiel était d'en trouver un autre. Le hasard faisait bien les choses. Il reporta donc sur Emmanuel sa folle ambition d'avoir un virtuose qui ferait parler de lui et dont la renommée rejaillirait sur lui, Harrison, tant dédaigné par ses pairs.

Avec son habileté coutumière, il mit le cap droit sur les écueils. Puisque l'avenir de son jeune protégé était tout tracé, il attendrait de lui le travail indispensable à sa réalisation. Il se heurta à des problèmes qu'il n'avait pas soupçonnés et qu'il entendait bien surmonter coûte que coûte. Emmanuel, pianiste, devait travailler son instrument du matin au soir. Pas de jeux, pas de promenades, pas de répit. L'étude, l'étude, sans relâche. L'enfant se rebiffa. Etait-ce par instinct ou par volonté délibérée? Sans doute les deux. La contrainte venait d'un homme pour lequel il n'avait aucune estime ni aucune affection. Il n'était donc pas décidé à céder du terrain. D'un autre côté, il n'avait que trois ans et demie et était aussi incapable de se soumettre au rythme dément que lui imposait son père adoptif. Cette rébellion mit le capitaine hors de lui. Homme sans patience ni compréhension, il ne tarda pas à user de violence pour se faire obéir. Jusqu'alors, personne n'avait eu l'outrecuidance de lui résister et il n'imaginait pas qu'on pût s'opposer à sa force. Emmanuel lui prouva le contraire. Les coups, les punitions, les brimades, les humiliations durcirent un regard altier et un cœur souffrant. Ils apportèrent la haine dans leur sillage, mais aucune capitulation. Le petit garçon dont le caractère se dévoila ainsi, serait mort sur place plutôt que de se soumettre à la brutalité du capitaine.

Diana, navrée de la détérioration des rapports entre son père et son protégé essayait par tous les moyens d'arrondir les angles. Peine perdue. Wilfrid Harrison était si menaçant en lui répondant qu'elle se rapetissa, craignant à son tour d'être victime des sévices paternels. Quant à Julia, terrifiée dès que son beau-frère ouvrait la bouche, elle se taisait, redoutant qu'une parole malheureuse sortie de sa bouche ne la fasse jeter à la rue sans ressources.

Huit jours plus tard, sur fond de tourmente, Ismaël Raynes répondit à l'invitation — ou plus justement à l'ordre — de son supérieur. Diana, perdue dans une situation à la dérive, avec un père vindicatif et un nouveau frère qui ne parlait pas la même langue qu'elle, en avait oublié le jeune marin dont la venue inopinée lui apparut comme un navire sauveur. Elle se demanda pourquoi elle n'avait pas aussitôt placé sa confiance en ce compagnon qui connaissait tout d'elle et qui l'avait vu grandir avec la bonté et la déférence d'un frère aîné. Toute à l'émotion de l'arrivée d'Emmanuel qui avait requis son attention et ses regards, elle avait à peine salué le marin.

La réalité n'était pas inférieure au souvenir qu'elle avait gardé du jeune gallois durant ces deux années de séparation : un regard plein d'une lumière et d'une paix intérieures, une expression de bienveillance sans faiblesse, un sourire, trop rare peut-être mais au charme inexprimable. Diana se laissait aller au penchant qui l'entraînait vers cet être intègre dont la douceur faisait la force.

Ismaël Raynes venait certes pour une visite de politesse à la demande de son chef, mais avant tout pour revoir le petit Emmanuel dont le sort l'intéressait particulièrement. Il fut horrifié de voir l'étendue des dégâts et l'incapacité totale des deux femmes à empêcher les brutalités du capitaine à l'égard de l'enfant. Ce dernier, d'ailleurs, conservait son attitude distante, presque hostile, souvent provocante, laquelle lui attirait de vertes remarques, des menaces et des coups. Wilfrid Harrison ne faisait preuve d'aucune compréhension ni de patience. La résistance d'Emmanuel le jetait constamment dans les transports de rage durant lesquels il perdait toute mesure. Il était curieux de constater comment ces deux caractères, orgueilleux, volontaires, fortement trempés étaient inéluctablement condamnés à s'affronter, à se haïr, à se déchirer. C'était une guerre ouverte et sans merci entre des êtres dissemblables d'apparence, mais qui, l'un comme l'autre, ne toléraient pas de se voir contraints par la force. Pourtant, le jeune marin n'accusait pas Emmanuel d'être un enfant particulièrement dur et exécrable dans sa nature même. La tragédie en avait fait cet animal farouche, cabré et hargneux par simple réflexe de défense devant des situations et des êtres inconnus.

La preuve en était qu'avec Diana, le petit garçon avait un comportement fort différent. On le sentait attaché à la jeune fille qui s'occupait de lui avec des gestes de mère, qui ne le frappait pas, qui était douce et patiente. Mais, si affection il y avait, il la cachait encore, incapable de la montrer alors que son cœur saignait toujours de l'atroce blessure. Il restait triste, silencieux, terré dans un coin pour échapper à la vue de son bourreau, ses grands yeux bleus tour à tour vifs ou douloureusement rêveurs.

Conscient du danger des mots ou d'un regard trop plein d'intérêt, le jeune second se tint pendant tout le repas sur une prudente réserve, nota toutes les occasions durant lesquels Emmanuel se fit punir, les réactions du bambin, étudia les physionomies des trois Harrison et de Tante Julia, tout en soutenant une conversation enjouée et bon enfant avec le terrible capitaine, au demeurant d'excellente humeur.

Le déjeuner, copieux et ostentatoire, fut suivi de la non moins traditionnelle promenade dans les rues de Londres, sous le prétexte de prendre l'air. En réalité, Wilfrid Harrison adorait se pavaner, sa belle-sœur —que d'aucuns croyaient sa femme— au bras, sa fille à celui d'un jeune homme de bonne figure et ses deux garçons, moroses, ouvrant la marche quelques mètres devant. Il était le seul à jouir de ces sorties. Julia, de complexion faible, luttait contre la fatigue. Les enfants et Ismaël Raynes se jugeaient ridicules.

Ce jour là, un incident vint perturber la promenade. Diana se sentit soudain très mal et, défaillante, s'effondra dans les robustes bras du jeune marin. C'était plutôt le genre de réactions que l'on eût attendu de Julia, mais il fallut se rendre à l'évidence : la jeune fille, livide, reprenait difficilement sa respiration, sous les yeux angoissés de son père. Francis espérait secrètement que l'on allait ainsi rentrer plus vite à la maison. Emmanuel, peut-être plus fataliste qu'indifférent, attendait passivement que toute cette agitation se calme.

— Cà va, père ! murmura Diana en se redressant avec effort. C'est ridicule. Le grand air m'a assommée !

— Tu ne sors jamais non plus ! répliqua Tante Julia d'un ton de reproche. Ce n'est pas étonnant.

— Comment cela, elle ne sort pas ? demanda Wilfrid Harrison. A son âge, une jeune fille ne doit pas vivre enfermée. C'est mauvais. Tu le vois bien. Tu t'anémies, ma fille ! Pendant que je suis là, cela va changer. Je veux que tu sortes et que tu t'amuses.

— Avec qui sortirait-elle ? répliqua Tante Julia. Nous ne connaissons personne. Ce n'est pas ma pauvre compagnie qui va lui permettre de s'ébattre.

— Eh bien, Ismaël, fit le capitaine en se tournant vers le jeune homme qu'il traitait ainsi, familièrement dans l'intimité, vous sortirez avec ma fille. Je vous la confie. Vous la promènerez. Vous l'amuserez. Vous rendrez des couleurs à ses joues diaphanes. Vous avez jusqu'à notre départ pour lui rendre la santé !

Le marin, un instant interloqué par l'ordre qui lui était donné, se remit bien vite de sa surprise et s'inclina :

— Votre confiance m'honore, capitaine. Je tâcherai de m'en montrer digne. J'espère que Mademoiselle Diana...

— Elle obéira ! trancha Harrison d'un ton péremptoire. Même si elle n'a aucune envie de sortir en votre compagnie, elle la subira jusqu'à notre départ. Demain, à onze heures, vous serez là. Vous déjeunerez avec nous, puis vous vous irez remplir votre mission.

La soudaineté de la décision du capitaine empêcha les intéressés de réagir sur le moment, mais l'un et l'autre étaient satisfaits de la manière dont le problème avait été traité. Il arrivait parfois à Wilfrid Harrison d'avoir de bons réflexes ! Ou était-ce de l'inconscience ? Car il fallait être très éloigné des réalités humaines pour faire fi des dangers ou des risques qui peuvent apparaître lorsque l'on encourage ainsi un jeune homme à sortir avec une jeune fille sans aucun chaperon. Le bon sens n'avait jamais étouffé cet être primaire.

Quoiqu'il en fût, Diana était ravie pour de multiples raisons. Elle avait la possibilité de quitter une maison sombre, elle avait la compagnie d'Ismaël pour elle seule — alors que ses rêves les plus fous n'avaient pu qu'envisager un rapide aparté au cours d'une brève rencontre ! —, elle entraînait avec elle le petit Emmanuel, l'éloignant pour quelques heures d'un lieu de souffrance et de haine. Pendant ce temps, son père se rendait sur le Lady Helena avec son fils pour l'initier au métier de marin. Pour Francis, c'était une corvée, mais il avait vu comment était traité celui qui avait osé se rebeller et sa nature sournoise n'était pas disposée à provoquer les coups paternels. Six mois seraient vite passés.

Ismaël Raynes partageait le plaisir de la jeune fille, parfaitement conscient de ce que pouvait lui apporter cette escapade quotidienne. Il était peut être encore plus heureux de voir que le petit Emmanuel était associé à ces sorties vivifiantes. Plus que jamais, ce frêle enfant lui faisait pitié et il se torturait l'esprit pour trouver une solution qui lui permettrait de lui assurer un avenir moins douloureux. La certitude que Wilfrid Harrison allait se servir de lui comme d'un tremplin pour assouvir sa soif d'ambition décuplait ses tourments. Emmanuel serait-il réduit à n'être qu'un petit singe savant, un virtuose plus précoce encore que Mozart et qui ferait la fortune de son père ? S'il était vraiment musicien, son existence serait un calvaire, car il serait à la hauteur des espoirs placés en lui et il ne concevrait pas de tourner le dos à la musique. S'il ne l'était pas, s'il possédait seulement des facilités et peu de talent, sa chute serait d'autant plus terrible que le capitaine avait tout parié sur lui. Il y avait déjà la haine, la brutalité, pas encore le rejet total. Wilfrid Harrison était déterminé à exploiter jusqu'au bout les ressources de son fils adoptif et donc, à moins d'un accident, ne s'acharnerait pas physiquement sur lui, craignant trop d'endommager son capital. C'était un affreux raisonnement. Hélas, Ismaël et Diana étaient d'accord pour dire que c'était celui du capitaine.

Emmanuel n'avait pas semblé reconnaître le jeune marin. Il avait à son égard la même attitude qu'à bord. Jamais un sourire. Jamais un signe de connivence. Seulement une attitude froide, indifférente. Il était ailleurs. Mais il y avait un signe qui ne trompait pas et qui prouvait qu'il n'était pas hostile : il ne provoquait pas sa colère, il ne désobéissait pas, il ne fixait jamais sur lui un regard farouche. Son silence timide, sa discrétion, sa passivité étaient les garants d'une acceptation sincère. A force de patience, d'amour, de gentillesse, d'attention, on parviendrait certainement à apprivoiser ce petit animal meurtri par la méchanceté humaine.

— Tante Julia ne sera probablement pas là à votre retour, dit un jour Diana, avec des larmes dans la voix. Elle décline rapidement. Que vais-je devenir sans elle, sans son soutien ? Elle est si bonne, même si elle accepterait un crime de mon père par faiblesse, par incapacité à résister à plus fort qu'elle.

— On ne résiste pas à votre père, répliqua Ismaël avec une amertume qui ne lui était peu habituelle. On courbe l'échine ou on meurt.

— Vous n'avez heureusement fait ni l'un ni l'autre !

— Jusqu'à présent, j'ai eu de la chance, admit le jeune homme d'un ton grave. Je lui ai fait croire que je courbais l'échine tout en m'évertuant à parvenir à mes fins par la diplomatie, la douceur, la confiance, la flatterie. Il a de l'estime et de l'amitié pour moi. Mais cela ne saurait durer. Quand j'étais simple matelot, c'était plus facile : j'étais à égalité avec mes compagnons. Maintenant, j'occupe un poste à lourdes responsabilités. Ce n'est donc plus pareil. Je dois tout à votre père qui a fait de moi un vrai marin, mais à cause de cette reconnaissance, profonde, que j'ai pour ses bienfaits, je ne vais pas ramper, ni tolérer l'intolérable, ni me rendre complice de sa dureté à l'égard de son équipage. Plus je vieillis, moins je supporte sa tyrannie —pardonnez-moi, mais il faut employer les termes exacts—. Alors, un jour viendra, sans doute assez proche, où je me laisserai emporter du côté du plus faible, où je serai solidaire de mes matelots et alors... je cesserai d'être second...

— Oh, Ismaël ! Ne me faites pas trembler ! s'écria la jeune fille, toute pâle, en saisissant les mains de son compagnons. Moi aussi, j'ai besoin de vous !

Ismaël Raynes soupira :

— Vous croyez avoir besoin de moi parce que vous êtes seule.

— Vous voilà bien pessimiste ! Et même presque méchant. Ismaël, pardonnez-moi si je vous blesse. J'ai l'impression que vous êtes aigri...

— Non, Diana, répondit le marin avec beaucoup de gravité. Il ne s'agit pas de cela. Sans doute ai-je peur...

— Pour vous ?

— Pour moi dans la mesure où mon sort est lié à celui d'autres. Pour Emmanuel, pour vous. Vous êtes tellement seule, Diana. Ne vous leurrez pas ! Ne vous accrochez pas à moi comme à une bouée de secours. Je risque de me dérober sous vous. Je vous le répète, ceci est peut-être mon dernier voyage. Non seulement parce qu'un marin en mer est toujours en danger. Mais, comme je vous l'ai dit, je peux amener le désastre sur ma propre tête. Et... sans regret si j'ai le sentiment d'avoir accompli mon devoir.

— M'oubliez-vous donc ? Vous l'avez dit, je suis seule. Vous êtes l'unique personne à avoir la permission de nous approcher à part le professeur de piano et le précepteur. Mais vous êtes aussi un ami, Ismaël, un ami fidèle. Vous connaissez la maison, vous connaissez les êtres, vous connaissez notre histoire. Vous êtes plus qu'un ami, vous êtes mon frère, vous êtes devenu celui d'Emmanuel. Protégez-nous ! Protégez-le !

L'élan de la jeune fille, le ton d'entière confiance de ses propos bouleversa le marin qui se voyait impuissant à être à la hauteur de sa tâche.

— Diana, s'il était en mon pouvoir de changer le cœur de votre père, je le ferais, mais je ne suis qu'un pauvre marin. Je n'ai rien, ni argent, ni famille, ni relations. Je n'ai que moi. Comment pourrais-je vous venir en aide ?

— Cet enfant est condamné s'il vit avec mon père. Il ne sera jamais heureux. Il lui faut un autre père de substitution. Un homme qui contrebalance les effets pervers d'une éducation basée sur les mauvais traitements. Emmanuel a besoin de vous !

— Vous voulez que j'abandonne mon métier ?

— Non, car quand vous êtes absent, mon père l'est aussi. Je redoute les moments où il est ici. La vie devient impossible. La dernière fois, c'était déjà dur. Francis a bénéficié de la venue d'Emmanuel. Avant, c'était lui le bouc émissaire. A cause de cela, c'est un enfant agressif, violent qui risque de basculer pour échapper à la férule d'une éducation sans nuance. Et il y a le petit : depuis quinze jours qu'il est là, je ne constate aucune amélioration dans son comportement. La musique qui, faite spontanément, parvenait à lui arracher un sourire, devient source de conflits et il se refuse à obéir à mon père. Regardez-le ! Il est absent, non pas parce qu'il ne comprend pas notre langue, mais bien parce qu'il nous rejette. Il ne peut pas vivre ainsi, avec un cœur aussi solitaire. Son rejet est à la mesure de son extrême sensibilité. Il a perdu brutalement ses affections les plus chères. Que lui offrons-nous pour les remplacer, s'il est possible de les remplacer ?...

Ismaël Raynes, tout en écoutant l'exposé de la jeune fille, considérait le petit Emmanuel, trop sagement assis, presque inerte, indifférent à tout, absorbé dans la rumination de son malheur. On eut dit un malade incurable, un de ces pauvres débiles sans cervelle. Une telle attitude, si éloignée des réactions enfantines, était navrante. Le marin, dont le cœur s'ouvrait toujours tellement à la souffrance d'autrui, ne résista pas à l'instinct qui le poussa à caresser la tête bouclée, d'un geste doux et insistant. Emmanuel se retourna avec une vivacité qui trahissait la sève ardente coulant dans ses veines. Il dégagea tout aussi promptement sa tête, tandis que son regard, lourd, sérieux, presque accusateur se posait sur le jeune homme. Il n'était pas question de s'abaisser à recevoir du réconfort d'un allié de l'ennemi.

— L'infinie patience de l'amour, Diana, répondit enfin Ismaël Raynes après un long silence recueilli. Notre inlassable tendresse malgré sa répulsion pour nous, sa froideur, sa haine. C'est tout ce que nous pouvons lui donner dans l'état actuel des choses. Nous ne sommes pas responsable du drame qui a brisé son enfance, mais nous ne devons pas lui en vouloir de nous rejeter violemment. Que ferions-nous à sa place ? Ce doit être terrible à vivre, car que peut-il comprendre, dans sa petite tête ?... Dans cinq mois, le Lady Helena aura repris la mer. Emmanuel restera seul avec vous et votre chère Tante Julia...

— Je vous l'ai dit. La pauvre femme est bien malade. C'est parce que papa a horreur des malades que nous lui cachons combien elle est faible et souffre.

— Un médecin est-il venu la voir ?

— Oui, quelques semaines avant le retour de papa. Le traitement prescrit est long et coûteux. De plus, l'air de la haute montagne, en Suisse ou en Italie lui est recommandé. Tout cela est impossible.

— Pas le traitement, quand même ? s'étonna Ismaël Raynes.

— Nous n'avons pas d'argent, Ismaël, répondit la jeune fille avec une simplicité bouleversante.

Le marin ne trouva rien à répondre et beaucoup à penser.

Les promenades se poursuivaient avec une régularité mécanique, jour après jour. Le dimanche, le capitaine insistait pour accompagner les jeunes gens avec Francis et Julia. Alors, instinctivement, Emmanuel se rapprochait du marin et de Diana, lui qui prenait soin d'ordinaire de maintenir une saine distance de sécurité. Il refusait pourtant de leur tenir la main.

Les semaines se succédant aux semaines, le petit garçon commença à prendre racine dans ce nouvel univers, en grande partie grâce à la musique. Son maître avait reconnu en son élève le germe d'indéniables dons artistiques, supérieurs à ceux que l'on trouve généralement à cet âge. Emmanuel était plus que précoce : il possédait du génie à n'en point douter. Cette certitude, le professeur la garda pour lui seul. Le refus brutal du garçonnet d'étudier, sa soudaine réticence à jouer, son opposition farouche lui révélèrent les noirs desseins du père. Ce dernier ne cacha pas l'intérêt qu'il portait aux progrès de son fils. Il rayonnait à la pensée de l'exhiber dans les salons. Le maître prit l'affaire au sérieux. Il interrogea son élève et Diana. L'un et l'autre, chacun à leur manière lui firent des aveux qui le terrorisèrent : Emmanuel et ses dons étaient en grand danger. Il dut user de toute sa diplomatie pour convaincre Wilfrid Harrison de ne pas forcer prématurément le talent du petit pianiste, maniant à la fois la menace et la promesse de futurs bénéfices. Il risquait gros : le capitaine, de dépit, pouvait le renvoyer et trouver un autre professeur moins scrupuleux capable de satisfaire ses ambitions. Pour son plus grand soulagement, il se tira parfaitement bien de sa délicate mission. Il resta, avec la confiance renouvelée de Harrison. Celle d'Emmanuel fut à peine plus longue à gagner : son maître le voyant rétif à toucher un clavier, lui amena un minuscule violon pour distraire son attention. L'étonnant bambin s'en empara, les yeux brillants et immédiatement, essaya une petite mélodie. Par contre, il se referma comme une huître dès qu'on lui demanda qui la lui avait apprise. La déchirure de son enlèvement restait béante. Néanmoins, la musique était sauvée.

Le départ du Lady Helena approchait à grands pas. Environ quinze jours avant celui-ci, Diana et Emmanuel firent du voilier le but de leur promenade, la jeune fille voulant faire quelques aménagements à la cabine paternelle. De plus, Ismaël Raynes avait moins de temps à lui consacrer, écartelé entre deux ordres contradictoires venu de son chef. Francis, de son côté, se sentait de plus en plus menacé par un métier imposé et haï. Il devait passer ses journées entières à trimer avec les matelots, sans aucune bienveillance de la part de son père, furieux de le voir si lent, si maladroit, si peu courageux à l'ouvrage. L'équipage, qui n'aimait pas ce garnement toujours rechignant et souffrant de mille maux intolérables, le plaignait pourtant d'avoir un père si dur. Il n'était pas sympathique, mais il avait des circonstances atténuantes.

Emmanuel avait-il vu dans le Lady Helena un moyen de retourner à son existence d'avant ? Peut-être. A la vue du bâtiment, il sembla soudain sortir de sa léthargie. Il profita même de ce que Diana fût à l'arrière, que le capitaine et les matelots fussent trop occupés à bâbord et à tribord pour entreprendre l'ascension des enfléchures et se hisser sur la hune à la force de ses petits poignets. Il était presque arrivé qu'un beuglement de rage le figea sur place, dans une position critique. Il jeta un coup d'œil vers le pont : l'ensemble de l'équipage était rassemblé au pied du mât et le regardait. Le capitaine gesticulait et vociférait, le visage congestionné. Emmanuel évalua rapidement la situation. Il avait le temps de se mettre en lieu sûr avant que le maître des lieux ne vienne le trouver et exécuter ses menaces. Avec une sûreté étonnante pour un gamin de son âge, il parvint sur la hune et s'y assit tranquillement pour y attendre les événements.

Au bout de quelques minutes à peine, il vit apparaître devant lui la tête du second et se raidit. Le tyran honni avait envoyé son émissaire pour l'arracher à son perchoir.

— Tu as peur de moi ? demanda Ismaël Raynes sans avancer davantage, ayant compris le sens de ce regard à la fois craintif et hostile.

Emmanuel le toisa sans aménité, sur la défensive, prêt à monter encore plus haut s'il le fallait.

— J'ai pas peur ! grommela-t-il, les dents serrées.

— Si, contredit gentiment Raynes. Tu as peur que je sois venu te gronder et te battre comme ton père...

— C'est pas mon père ! rétorqua aussitôt l'enfant, comme mordu par un serpent, avec une expression de haine féroce.

— Excuse-moi, je voulais dire le capitaine, rectifia Raynes avec encore plus de douceur, navré de ce qu'il voyait et entendait.

— Un père, ça ne bat pas. Mon papa à moi, il m'aimait. Le capitaine, il me déteste. Pourquoi j'ai plus de papa ? Ni de maman ? Dis, pourquoi ?

Le regard bleu, cette fois, trahissait une incompréhension et une détresse immenses. Le second en profita pour venir s'asseoir à côté de l'enfant qui, un peu inquiet, le laissa pourtant approcher aussi près.

— Pourquoi ? insista le petit, exigeant une réponse.

Ismaël Raynes n'en avait pas. Mais le fait que le malheureux lui posât la question était un progrès. Pour la première fois, il parlait ouvertement de sa souffrance.

— Personne ne le sait, murmura le marin, presque honteux de son ignorance.

— Toi non plus ?

— Moi non plus.

Emmanuel poussa un profond soupir.

— Alors, je saurai jamais ? Je serai toujours tout seul ?

Raynes profita de la deuxième question pour reprendre pied.

— Tu n'es pas tout seul. Tu as Diana...

Emmanuel fit une moue dégoûtée

— C'est pas ma maman...

— Non, mais elle t'aime.

— Oui, elle est gentille...

— Et moi ?

— Toi ?

Le ton était surpris, mais sans animosité.

— Oui, moi, reprit Raynes de sa voix chantante et nuancée, je sais bien que je ne peux pas remplacer ton papa. Je peux seulement être ton ami. Ou ton grand frère, pour que tu ne sois pas tout seul...

L'enfant hésita avant de réagir : son regard s'acéra, semblant fouiller celui de son compagnon, comme s'il voulait tester l'authenticité de sa proposition.

— Tu me défendras ?

— Bien sûr !

— Contre le capitaine ?

Le second répondit aussitôt, sachant pourtant qu'il engageait son avenir dans cette réponse :

— Oui, contre lui et tous ceux qui voudraient te faire du mal !

— Vrai ?

— Vrai, affirma Ismaël gravement, conscient de la valeur de son serment. Il le faisait à un bout de chou de trois ans avec autant de sérieux que s'il se fût agi d'un prince, sinon plus. Car l'enfant était seul et avait besoin d'un être solide à ses côtés pour grandir le mieux possible. On ne trahit pas la confiance d'un enfant.

Le petit garçon posa sur lui un regard d'une intensité redoutable qui alla en s'adoucissant lentement.

— Tu es mon ami, Ismaël, et je suis ton ami, murmura-t-il d'une voix pleine d'une tendresse un peu timide, lui qui depuis tant de semaines, se refusait à en manifester la moindre parcelle.

Le jeune homme se risqua à déposer sur le front de l'enfant un léger baiser, tremblant d'effaroucher ce petit animal fragile. Emmanuel frissonna à ce contact, puis, laissant parler son cœur plus haut que sa défiance instinctive, se pelotonna contre son nouvel ami.

Hélas, l'heure n'était pas aux démonstrations affectueuses. Le second pouvait entendre, venue d'en bas, la voix tonitruante du capitaine qui lui intimait l'ordre de descendre sans plus tarder, faute de quoi, il allait...

— J'arrive, j'arrive, capitaine ! s'écria le second d'une voix enjouée. Laissez moi le temps !!!

Profitant de ce qu'Emmanuel l'enserrait, il le cala contre lui et lui fit rapidement descendre les enfléchures. Il avait à peine sauté sur le pont que l'enfant lui était brutalement arraché pour recevoir une correction sans commune mesure avec la faute commise, si faute il y avait. Aussi vite qu'il réagît, le petit garçon braillait déjà sous les coups violents qui lui étaient infligés. D'un geste ferme et précis, Raynes arrêta le bras de son capitaine.

— Quoi ? Tu oses porter la main sur ton supérieur ?

Emmanuel profita de la surprise générale pour s'éclipser et trouver refuge dans les bras de Diana, les rangs des matelots s'étant spontanément ouverts pour le laisser passer. Ils se refermèrent d'un même mouvement.

Les yeux de Wilfrid Harrison étincelaient. L'enfant lui avait échappé. Son équipage formait un bloc soudé derrière le second.

— Je vois, ricana le capitaine. Une mutinerie. Bravo !

— Non, capitaine, contredit Ismaël Raynes avec un calme que lui envièrent ses marins, en aucun cas il ne s'agit de cela !

— Alors, comment appelles-tu cette belle démonstration ?

— Emmanuel ne méritait pas...

— Quoi ? hurla Harrison avec une telle violence que les plus proches des marins reculèrent d'un pas. Ismaël, lui, resta immobile. Quoi ? Tu te prends pour qui ? Venir me dicter comment éduquer ce garnement ?

— Loin de moi cette idée, capitaine, mais les coups...

— Cela dresse les rebelles. Comme toi !

Harrison leva son bras pour frapper le second. Son geste ne fut qu'ébauché en raison de l'attitude plus que menaçante des matelots. Un reste de bon sens lui souffla qu'une mutinerie à terre pouvait avoir de fâcheuses conséquences sur la garde de l'enfant et qu'une bonne source de revenus risquait ainsi de lui échapper. Un éclat de jubilation démoniaque fulgura dans ses yeux : la vengeance serait pour plus tard, dans le huis clos d'une longue traversée des océans. Aucun des vingt-cinq hommes sous ses ordres ne perdrait rien pour attendre !

— Occupez-vous donc de ma fille ! Vous n'avez rien à faire ici ! Pourquoi n'êtes vous pas à lui faire prendre l'air comme je vous l'ai ordonné ? Serait-ce qu'elle en a plus qu'assez de se promener avec un imbécile de votre espèce ? Tant pis pour elle ! Vous obéirez !

Il tourna la tête, cherchant du regard la jeune Diana qui était morte de honte et de terreur.

— Ah, tu es là, fillette ! Va donc te détendre avec ce monsieur vertueux qui n'a rien à faire sur le pont d'un voilier. Je n'ai rien de mieux à t'offrir pour le moment, mais c'est de ta santé qu'il s'agit ! Allez, va, bon courage !

Diana ne demanda pas son reste. Tête basse, rouge d'humiliation ou peut-être de rage, elle se hâta de gagner la passerelle et le quai, suivi plus lentement par Ismaël Raynes. L'équipage, silencieux et maussade, ne consentit à reprendre le travail que lorsque les jeunes gens eurent disparu à leur vue. Wilfrid Harrison bouillait, mais il sut ronger son frein et ne rien manifester devant la sournoise docilité des marins : il savait qu'ils étaient désormais à couteaux tirés. Cette pensée le remplissait de joie.