L'Envol — Chapitre 12

Une nouvelle inattendue accueillit les membres de l'expédition lorsqu'ils arrivèrent dans le petit village d'où ils étaient partis un mois plus tôt : le vieil irlandais qui jouait le rôle de chef les informa que quelques jours auparavant, un homme s'était présenté à lui comme un des marins du Lady Helena retrouvé par l'expédition, mais que celle-ci avait décidé de se rendre à Port Augusta et demandait au second de les y rejoindre dans les plus brefs délais. L'affaire lui parut bizarre car l'homme ne lui inspirait pas confiance et n'avait aucun papier prouvant l'authenticité de ses propos. Il en référa pourtant à Thomas Lee qui fit passer à l'homme un interrogatoire serré. Rien n'y fit : l'individu ne démordit pas de sa version. Il décrivit en détail tous les membres de l'expédition, mais lorsqu'il s'agit de parler davantage du Lady Helena, de ses marins et de son capitaine, ses connaissances semblèrent plus que réduites au second qui, par précaution, le mit aux fers. Il était bien embarrassé car cette arrivée inopinée laissait à penser que l'expédition traversait de graves dangers et était peut-être menacée dans son existence. Depuis quelques jours en effet, son inquiétude grandissait : il y avait déjà plus d'une semaine que les hardis écossais auraient dû être de retour. Une absence si longue n'était pas naturelle. Devait-il monter une nouvelle expédition pour aller à la recherche de ses compagnons ? Devait-il attendre ? Et si l'histoire de Port Augusta était vraie ?

Il était dans cette disposition d'esprit quand la petite troupe apparut sur la grève. Tout en faisant mettre la chaloupe à l'eau, le second, armé de sa longue-vue, comptait le nombre de gens qu'il voyait. Il lui semblait, sans pour autant pouvoir l'affirmer qu'ils étaient plus nombreux qu'au départ, mais s'étonna que dans ces conditions, l'atmosphère ne fût pas plus joyeuse et qu'il n'y eût pas de cris de victoire, ni de démonstrations enthousiastes. Le cœur serré, il attendit donc que le capitaine et les premiers de ses compagnons à prendre place dans la chaloupe mettent le pied sur le Conqueror.

— Bonjour, Thomas, dit gravement Douglas en tendant la main à son fidèle marin. Nous avons atteint notre but : nous avons retrouvé Wilfrid Harrison, Forbes et Richardson, mais au prix de la mort de l'un de nous.

Thomas Lee étouffa un cri d'effroi. La raison de la présence de l'homme actuellement à fond de cale devenait soudain particulièrement menaçante.

— Emmanuel, notre enfant de lumière, n'est plus.

— Maladie ? demanda le second qui voulait espérer ne pas entendre la réponse qu'il redoutait et que Douglas lui fit :

— Assassinat.

Sans attendre davantage, tandis que la chaloupe repartait chercher le reste de l'expédition qui n'avait pas pu faire partie du premier convoi, Thomas Lee parla de l'inconnu et résuma brièvement ses craintes le concernant.

— Tu as bien fait. Il s'agit certainement d'un de ces bandits de malheur ! Fais le monter que nous l'interrogions !

L'homme fut amené sur le pont. En découvrant d'un regard les nouveaux venus, il esquissa une grimace de surprise puis afficha une attitude de défiance moqueuse.

— Vous faites partie de ceux qui ont enlevé et tué notre enfant, n'est-ce pas ?

— Enlevé, peut-être. Tué, non !

— Emmanuel est vivant ? hurla Douglas sans pouvoir se contenir.

Un éclair cruel passa dans les yeux du bandit.

— Il est mort.

— Donc vous l'avez assassiné !

— Non, contredit le bandit, l'œil féroce. Vous voulez vraiment savoir la vérité ?

— Nous l'exigeons !

— Vous en êtes sûrs ? insista l'homme avec ce mélange de sarcasme et de dureté qui le caractérisait et qui le rendait si repoussant.

— Qu'avez-vous de si affreux à nous dire ?

— Mes compagnons et moi nous sommes séparés. Moi, je devais rejoindre votre bâtiment avec le gosse et convaincre votre second que voici qu'il fallait rallier Port-Augusta où devaient m'attendre mes complices. Seulement voilà, nous n'avions pas grand-chose à manger. En plus, le gamin s'est fait mordre par une vipère. Une occasion inouïe. Il est mort et m'a permis de ne pas mourir. Malheureusement, il n'était pas très épais et votre second peut affirmer que je n'étais pas très en forme quand je suis arrivé ici !

— Vous mentez ! s'écria Douglas d'une voix blanche. Vous mentez ! Vous n'avez pas osé...

— Bien sûr que si ! Vous savez, quand on crève de faim, on ne fait pas la fine bouche !

Douglas, se domptant à suffoquer, parvint à se maîtriser. Il regrettait d'avoir commencé l'interrogatoire en présence de sa belle-sœur et de sa nièce. Les deux jeunes femmes, en larmes, se soutenaient mutuellement. Ismaël Raynes, très pâle, très droit, se tenait immobile près du bastingage, le visage totalement inexpressif.

— Vous êtes un monstre, mais nous sommes des gens civilisés. Nous vous remettrons donc aux autorités de Port Augusta afin que justice soit faite. Quelle que soit la manière dont notre enfant est mort, vous en êtes coupable. Qu'on le ramène à fond de cale.

Ce fut fait au moment où le reste de l'expédition mettait le pied sur le Conqueror. Douglas que les révélations du criminel avaient brisé laissa son frère expliquer aux arrivants le terrible épilogue de cette tragédie. Des cris de haine et de vengeance retentirent. Wilfrid Harrison, toujours excessif, dut être maîtrisé car il s'apprêtait à faire un mauvais parti au bandit.

Après des adieux touchants aux habitants du petit village, particulièrement à David et Bill qui avaient partagé chacun à sa manière les souffrances de leurs compagnons et qui avaient assisté, impuissants, à l'écroulement physique et moral d'un homme qu'ils avaient appris à aimer et à respecter, le Conqueror leva l'ancre pour se diriger le plus rapidement possible vers Port-Augusta. Ismaël Raynes avait demandé au comte d'Arran de se joindre à l'équipage, tout comme Forbes et Richardson l'avaient fait avant lui. Après lui avoir d'abord opposé un refus, Douglas finit par céder à son désir : il comprenait que le jeune homme pût souhaiter étourdir sa douleur dans le travail. Appartenir à une bordée lui permettait aussi de ne pas trop croiser Diana, même si le capitaine avait insisté pour qu'il partage leurs repas et loge à l'arrière. Mais Ismaël que le sommeil fuyait passait une grande partie de ses nuits sur le pont, même lorsqu'il n'était pas de quart. Se retrouver dans la cabine qui avait été celle d'Emmanuel, encore pleine de sa présence, de ses livres, de ses vêtements, devenue fief des chats depuis son départ, était plus qu'il ne lui était possible d'accepter. Il n'avait pas reparlé de son projet ce qui était de bon augure pour ses amis. Il n'y avait que Sophie pour affirmer que ce silence ne prouvait rien et que le sujet n'allait pas tarder à revenir sur le tapis. De fait, un soir, alors que Douglas était accoudé à la lisse après le coucher des passagers, Ismaël vint le rejoindre. La démarche était inhabituelle. D'ordinaire, c'était Douglas qui faisait les premiers pas sans se laisser rebuter par l'excessive réserve du jeune homme qui semblait toujours vouloir disparaître aux regards des autres.

— Milord, je vous ai fait une requête la semaine dernière. Vous l'avez plus ou moins rejetée, mais Madame Masefield a dû vous dire que nous avions trouvé un compromis. L'avez-vous accepté ?

La voix restait la même, chaude, nuancée, chantante, contrastant violemment avec le visage défiguré par le chagrin et l'implacable lutte livrée contre lui. Plus que les traits creusés, la pâleur, les cernes, la maigreur, c'était le regard qui faisait mal. La lumière s'en était allée, cette lumière étonnante, toute intérieure sous le magnétisme duquel Douglas s'était laissé envoûter. Il ne restait plus qu'une infinie tristesse, une douceur déchirante. Le noble écossais sentit que celui dont il avait voulu faire un ami lui échappait. Comment le retenir ? Par la persuasion ? Par la force ? En l'enfermant dans sa cabine ? Quel remède y avait-il à cette folie qui l'avait saisi ? Se substituer à sa volonté ? Le considérer comme un malade et agir en conséquence ? Seul, le comte aurait employé les grands moyens. Mais il respectait les intuitions de sa belle-sœur : celle-ci l'avait prévenu que ne pas accéder à la demande du gallois, c'était hâter sa mort.

— Ismaël, pourquoi veux-tu nous faire tant de mal ? murmura Douglas avec émotion. Nous t'aimons et tu nous brises le cœur. Comment peux-tu croire que nous allons accepter de te perdre, que nous allons être les artisans de notre séparation ?

A ces questions, dictées par une sincère amitié, le jeune homme abandonna un peu de cette indifférence qui lui était si étrangère :

— Milord, si vous m'aimez vraiment, vous devez comprendre que vous me perdrez beaucoup plus sûrement en me refusant la solitude que je réclame... En me laissant sur des rivages déserts, songez que vous me permettrez de renaître. N'est-ce pas ce que vous souhaitez pour moi ?

— Je souhaite que tu retrouves la paix intérieure qui t'a quitté, tu le sais. Je souhaite ce qui est le meilleur pour toi. Et je ne peux me résoudre à croire que ce soit en satisfaisant un caprice aux conséquences imprévisibles. Le prix que tu veux payer est trop élevé...

— Pour vous ou pour moi, milord ? Est-ce vous que vous cherchez à protéger ou moi ? Le prix est modeste. C'est vous qui ne voulez pas le payer !

Une vive rougeur couvrit les joues de Douglas : la question d'Ismaël était cruelle parce qu'elle était juste. En effet, dans quelle mesure n'était-ce pas par intérêt égoïste que le comte souhaitait garder le marin à ses côtés ? Il se reprit rapidement. Non, s'il se révoltait contre la décision du jeune homme, c'était parce qu'il pensait au gâchis que représentait sa décision alors qu'il était aimé et qu'il aimait. Que se passerait-il dans quelques mois, quand Ismaël se retrouverait seul sur son île et prendrait conscience de sa folie ? D'un couvent, on peut sortir. Du désert aussi. D'un îlot perdu au milieu du Pacifique, non. A moins qu'on ne vienne régulièrement s'enquérir du sort de l'insensé. Quinze ans, c'était affreusement long. Ismaël aurait quarante ans, lui, Douglas atteindrait la cinquantaine... Tant de choses pouvaient se produire en ces années. Il pourrait tout simplement ne plus être en état de revenir...

— Mets-toi à notre place ! s'écria le lord avec flamme. Que ferais-tu si tu étais dans notre situation ? Ne résisterais-tu pas de toutes tes forces ? Ne te révolterais-tu pas ? Ne croirais-tu pas que ton interlocuteur est fou ? Tu es muré dans ta souffrance et tu sembles oublier que nous sommes aussi des êtres humains, que nous souffrons aussi de la mort d'Emmanuel, que nous t'aimons !

— Vous m'accusez d'être égoïste, c'est cela ?

— Oui, je te le dis sans ambages, comme je le pense. Ton chagrin te ferme au nôtre !

D'un élan soudain, Ismaël Raynes saisit la main du comte. Son regard, étonnamment, avait recouvré la lumière disparue les derniers jours. Ses yeux verts luisaient dans l'obscurité seulement atténuée par l'éclat argenté de la lune.

— Milord, vous ne m'avez pas compris. Loin de me fermer au vôtre, mon chagrin est une offrande, un passage que je dois franchir pour rejoindre Dieu et parvenir à la paix !

— Que tu parviennes à la paix, soit, que tu rejoignes Dieu, passe encore, mais est-ce que tu as besoin de t'exclure du monde des vivants pour y parvenir ?

— Oui. Vous m'avez proposé un monastère et je vous remercie de cette délicatesse à mon égard. Je sais que vous avez du mal à comprendre ma démarche parce qu'elle est le fruit d'un acte de foi et que vous être athée. Dans quinze ans, peut-être, je pourrai aller dans ce monastère. Pour l'instant, c'est impossible. Il faut d'abord que je meure à moi-même, aux affections terrestres, que ce soit celle d'Emmanuel, de Diana ou la vôtre. Pour cela, je le sais, j'ai besoin de plusieurs années. Une durée trop brève me laisserait me raccrocher au passé, au doute, aux attaches de toutes sortes. Je vivrais dans l'anticipation de votre retour et le fruit de la solitude serait stérile. Une fois que je me serai dépouillé de tout ce qui m'encombre, m'alourdit, me torture, alors je pourrai renaître et là, je pourrai reprendre une vie qui, je vous l'ai déjà dit, aurait dû plus tôt se consacrer à Dieu. Ayez confiance, milord, l'avenir vous prouvera que j'ai raison.

— Je n'en suis pas à l'avenir. J'en suis au présent et je peux te dire que tu le rends bien difficile. Et en plus, je ne combats même pas à armes égales puisque je ne crois pas en Dieu !

Ismaël Raynes lâcha la main du comte qu'il n'avait pas quittée et se retourna pour plonger son regard dans les ténèbres. Croyant sentir une faille, Douglas s'y engouffra :

— Et tu accentues encore ma culpabilité dans ce qui s'est passé !

Le jeune homme fit volte-face :

— Milord, s'écria-t-il, sauf votre respect, je vous interdis de parler de culpabilité !

— Comment veux-tu que je ne m'accuse pas d'être la cause première de nos malheurs, celui qui, en frappant Emmanuel t'a touché, celui qui te fait choisir cet exil stupide ? Après tout...

— Assez, milord ! Assez ! interrompit Ismaël avec une autorité surprenante chez cet homme toujours si discret. Si vous voulez vous sentir coupable, alors, voyez dans l'acceptation de cet « exil stupide » comme vous dîtes, l'expiation de votre faute !

Douglas, découragé, se cacha le visage dans ses mains. Il avait cru trouver une parade à l'autodestruction du marin. Son arme se retournait habilement contre lui.

— Milord, reprit Ismaël d'une voix plus basse et plus douce, j'ai encore un mot à vous dire...

Le comte se redressa d'une pièce, le visage convulsé :

— Que peux-tu me dire de plus ? rugit-il, hors de lui. N'as-tu pas déjà tout dit ? N'ai-je pas déjà tout entendu de tes sornettes ? Ah, satané gallois ! Sous tes dehors angéliques, tu es un bien redoutable adversaire ! Parle donc ! Achève-moi ! Après tout, j'ai perdu Emmanuel ! Je te perds ! Il ne me reste plus grand-chose à abandonner derrière moi !

Une nouvelle fois, la main d'Ismaël se posa sur celle du lord, comme pour l'apaiser.

— Milord, murmura le jeune homme sans paraître contrarié par cet accès de colère. J'ai entendu dire que vous auriez voulu donner un foyer à Emmanuel. Vous auriez été un père merveilleux pour lui. Vous l'avez été, d'ailleurs. Aujourd'hui, c'est Diana que je vous confie. Elle a besoin de votre force et de votre amour. Et je sais que vous n'en manquez pas à son égard !

— Qu'est-ce qui peut t'autoriser à le croire ? s'exclama Douglas en s'empourprant. Tu...

— Ne niez pas, milord. Diana ne vous est pas indifférente. Et elle a trop besoin d'amour pour refuser longtemps le vôtre !

— C'est toi qu'elle aime !

— Cette affaire est déjà réglée. Elle l'aurait été bien plus tôt si nous ne nous étions pas rencontrés à nouveau.

— Oh, pourquoi lis-tu si clair en moi ? gémit Douglas, épuisé par cette conversation et prêt à honnir celui qui lui infligeait tant de souffrances : il n'en pouvait plus de devoir contenir ses sentiments et d'affronter la dialectique tordue de son ami. Après des jours d'angoisse, de chagrin, c'était plus qu'il ne pouvait endurer. Il n'avait même pas la foi pour l'aider à surmonter cette crise de conscience. Ismaël, lui, à tort ou à raison, trouvait en Dieu un réconfort et une justification.

Le lendemain, le Conqueror jetait l'ancre pour quelques heures seulement à Port Augusta, le temps de remettre le bandit aux mains des autorités et de les prévenir de l'arrivée éventuelle de quelques autres personnages de semblable réputation. Jusqu'alors, aucun signe de ces malfaiteurs, mais l'officier de police promit d'être vigilant. Il recueillit la déposition du comte concernant l'enlèvement et la mort du petit garçon qu'il présenta comme son fils. Cette reconnaissance posthume était une bien maigre consolation, mais Douglas s'y accrocha avec la même obstination qu'Ismaël maintenant son projet d'abandon.

Le voilier écossais remit à la voile, cette fois pour se rendre à Adélaïde. Chacun à bord fut surpris jusqu'au moment où le capitaine expliqua qu'il fallait bien préparer l'exil de son ami gallois. Sophie sut alors qu'elle avait réussi à faire fléchir son beau-frère. Même si elle n'était pas heureuse de voir le marin choisir cette voie si étroite, elle avait la première compris qu'il n'y avait pas d'autre issue, ni pour lui, ni pour ses compagnons. Le sacrifice était pour tous. Nombreux furent ceux qui entreprirent la tâche impossible de faire revenir Ismaël sur sa décision. Diana pleura toutes les larmes de son corps, les marins s'employèrent les uns et les autres à le convaincre de sa folie, Wilfrid Harrison lui-même intervint pour l'amadouer en le suppliant de rester auprès d'eux. Peine perdue. Le jeune homme écoutait tranquillement, remerciait et reprenait son attitude silencieuse et distante.

Il fallut une bonne semaine avant que le Conqueror ne reprenne la mer, chargé comme jamais un voilier de plaisance ne fut : animaux domestiques —lapins, poules, canards, agneaux, chats, chiots...—, outils de toutes sortes, armes et munitions, denrées alimentaires, graines, plants, médicaments, vêtements, tissus, mobilier, ustensiles de cuisine, vaisselle... Il n'y eut bientôt plus un pouce de disponible à bord, chaque coin et recoin étant réquisitionnés pour y abriter un objet nécessaire au naufragé volontaire. Durant tout ce temps et ces achats, Ismaël Raynes, pourtant le premier intéressé, ne participa à rien. Il avait été sèchement renvoyé à sa besogne de matelot par le capitaine qui avait exigé d'être le seul à s'occuper de cette tâche pénible : Douglas, faute de pouvoir convaincre son ami, avait décidé de ne confier à personne d'autre qu'à lui-même le soin de préparer son exil dans les meilleures conditions possibles. C'était pour lui la manière d'affirmer son amitié : ne pouvant pas faire démordre l'entêté de sa décision, il lui fallait déverser son énergie dans une cause digne de ce nom. L'humble marin quittant le monde des hommes se verrait couvert d'une richesse qu'il n'avait sans doute jamais imaginée. Paradoxe et ironie de sa situation...

Trois semaines plus tard, après une navigation rendue pénible par des vents contraires, le Conqueror arriva en vue d'une côte au sud de l'archipel Cook. Les cartes l'indiquaient comme un vulgaire récif, mais l'examen à la longue-vue permettait de croire que celui-ci était d'une certaine taille, à en juger par le cône volcanique qui le dominait.

— Devons-nous approcher ? demanda Thomas Lee qui avait déjà fait réduire la voilure, mais qui attendait des ordres plus précis de son capitaine.

Or celui-ci, immobile, les bras croisés, considérait l'horizon d'un air de menace et de haine comme s'il avait voulu anéantir cette terre inconnue et tout ce qu'elle signifiait de dévastation dans sa vie et celle des autres.

— Nous sommes là pour cela, il me semble, grommela Douglas d'une voix si revêche qu'elle ressemblait à un grognement d'animal prêt à mordre.

En raison des brisants, Ismaël Raynes se porta volontaire pour monter dans les barres de perroquet et guider ainsi le timonier à travers le labyrinthe des récifs coralliens. Cet exercice lui permettait non seulement d'être utile, mais d'échapper aux regards de tous. Avec l'annonce de la terre toute proche, les passagers et l'équipage étaient tous sur le pont, le cœur étreint d'un indéfinissable malaise, songeant aux raisons qui les amenaient à contempler ces rivages verdoyants, dominés par la silhouette déchiquetée et sombre du volcan. Etait-ce donc là que le jeune insensé allait passer les quatorze prochaines années de sa vie ?

Les atterrages dangereux étant franchis grâce à une collaboration parfaite entre le timonier, la vigie et le vent, le Conqueror jeta l'ancre dans un lagon d'un bleu si transparent qu'il laissait voir le fond de sable fin et la féerie de poissons multicolores qui y évoluaient. Douglas fit tirer quelques coups de feu pour s'assurer qu'il n'y avait aucune présence indigène avant d'autoriser à mettre le canot à l'eau. Y prirent place son frère Paul, Ismaël bien évidemment, Wilfrid Harrison aussi muet que les autres, quatre matelots et lui-même pour une première reconnaissance.

Pour se rendre compte de la configuration des lieux, Douglas mit le cap droit sur le volcan en remontant le cours d'une petite rivière qui sinuait entre des berges que le pied de l'homme semblait n'avoir jamais foulées. La température était douce sous les ombrages mais elle devint forte dès que la petite troupe ne fut plus à couvert de l'épaisse végétation dans laquelle il fallait se frayer un chemin à la machette. De nombreux volatiles s'envolaient à leur passage. Ils tuèrent deux serpents d'une belle longueur qui n'avaient pas fui assez vite. La progression jusqu'au sommet fut laborieuse. Les pierres basaltiques roulaient sous leurs pieds. Paul pestait à chaque fois qu'il perdait l'équilibre ou redescendait involontairement de quelques mètres. Les autres, plus agiles, plus habitués à un sol instable, grimpaient sans parler, l'œil rivé sur le sommet qui paraissait s'éloigner au fur et à mesure de leur avancée. Enfin, ils parvinrent au point culminant. Contrairement à ce que certains avaient attendu, le volcan n'avait pas de cratère. Il se terminait par un bouchon de lave érodé par les pluies et le vent. De là, la vue était parfaite : la carte de l'île s'étalait, étonnamment petite au milieu de l'immensité déserte du Pacifique, pareille à une tortue se prélassant au soleil. A l'est, du côté des vents dominants et des précipitations, la végétation était abondante, avec une épaisse forêt au sud. Au nord, c'était davantage un relief de plateau et de vastes étendues d'herbe. A l'ouest, du côté abrité par la masse du volcan, le relief était aride, tourmenté, témoignant des anciennes révoltes telluriques qui avaient vu naître cette île. Par endroits, le rocher tombait directement dans la mer, laissant imaginer un soudain effondrement de la croûte terrestre à une époque déjà très ancienne. Ce côté-là n'avait pas de récifs apparents. Ceux-ci formaient un demi cercle sur les rivages les plus abordables. Ce relevé topographique effectué, les membres de la petite troupe vérifièrent une nouvelle fois l'absence apparente de population indigène qui, si elle avait existé, aurait dû se manifester auprès des points d'eau. Or ceux-ci ne trahissaient aucune présence humaine. Néanmoins, Douglas voulut s'en assurer une nouvelle fois et en redescendant suivit avec ses compagnons le cours d'une deuxième rivière plus petite, dont ils trouvèrent la source à quelques mètres en contrebas. Elle les amena à une autre baie que celle où le Conqueror avait relâché, sans qu'aucun signe de vie humaine n'ait pu être soupçonné.

Ce fut en franchissant la barrière rocheuse qui séparait les deux baies qu'Ismaël Raynes avisa quelques grottes qu'il s'empressa de visiter. Elles formaient des abris naturels, bien protégés du vent et de la pluie.

— Une vraie maison avec plusieurs pièces ! s'écria le jeune homme avec une sorte d'enthousiasme enfantin. Je n'ai jamais connu un tel luxe !

Les autres membres du groupe, particulièrement les deux frères, le foudroyèrent du regard. Comment pouvait-il plaisanter sur un sujet aussi dramatique ? Cela prouvait bien qu'il ne vivait pas dans le même monde qu'eux, qu'il était fou et qu'il ne mesurait absolument pas le caractère irrévocable de la décision qu'il était en train de prendre.

— Bien sûr ! ricana le plus jeune d'un air goguenard. Tout cela est charmant ! Tu sais pourtant ce qui est arrivé à Robinson ! Quand nous te retrouverons, tu seras retourné à l'état sauvage ! Tu ne seras plus qu'une brute sans âme !

— Peut-être, monsieur Masefield, peut-être, murmura Ismaël en regardant Paul d'un air songeur, plus mélancolique que triste. Dans ce cas, je ne souffrirai plus. Et c'est ce qui peut m'arriver de mieux !...

Cette réplique, faite si doucement, si tranquillement, si sincèrement, apaisa les deux frères : elle disait mieux que de longs discours le chemin de croix du marin. Ses silences n'étaient destinés qu'à endormir les craintes ou les révoltes de son entourage.

Le canot revint alors à bord. On était en fin d'après-midi. Paul résuma à sa femme et à Diana les conclusions de l'exploration de l'île. Les marins en firent autant à l'égard de leurs compagnons. Puis, le silence se fit tandis que la nuit tombait. Les passagers mangèrent sans Ismaël réfugié dans les barres de perroquet. Hésitait-il ? Pesait-il encore le pour et le contre ? Priait-il ? Il ne redescendit qu'à l'aube. Douglas qui, pas plus que lui, n'avait pu fermer l'œil, l'accueillit par ces mots :

— Alors ? Tu as enfin compris que tu étais fou ? Pouvons-nous partir, maintenant que tu as vu que ton projet n'avait pas le sens commun ?

Le jeune homme jeta un long coup d'œil sur l'île émergeant de la brume matinale, puis porta son regard sur le comte d'Arran.

— Non, milord, dit-il d'une voix très grave qui voulait prouver qu'il ne s'engageait pas à la légère. Je maintiens mon projet. Je reste ici. Cette île est providentielle.

— Tu as le droit de changer d'avis, tu sais ! Ce serait un signe de bon sens ! J'ai peur que tu n'aies pas le courage de revenir en arrière... Tout le monde t'estimerait davantage si tu nous disais tout bonnement que tu renonces !

— Je ne cherche l'estime de personne, milord. Que peut-être la mienne ! Non, j'ai fait mon choix. Ce n'est pas par orgueil que je le maintiens. C'est parce qu'après cette nuit de réflexion et de prière, j'ai la conviction que c'est le bon et que, sur cette île, je pourrai me reconstruire et apprendre le pardon !

— Tu t'imagines vraiment quatorze ans sur ce rocher qui cessera bientôt d'être idyllique ?

— Pouvais-je rêver mieux ?

— Reviens sur terre, Ismaël !

— Milord, tout ceci est inutile et ne nous mènera à rien. Je...

Il ne put finir sa phrase : Douglas avait tourné les talons sans vouloir en entendre davantage.

La journée se passa dans une frénésie d'activité pour certains, dans une totale léthargie pour d'autres. Le Conqueror fut vidé de l'essentiel de son contenu, le capitaine ne consentant à garder que ce qui était indispensable pour leur retour à Glasgow. S'il avait cru que cela pouvait servir, il aurait donné jusqu'à sa dernière chemise. A la place, il fit enlever tous les livres de la bibliothèque qu'il s'était constitué, ses quelques tableaux de valeur, sa literie, des vêtements supplémentaires lui appartenant, les deux chatons d'Altaïr. Il hésita à faire transporter le piano et finit par le garder à bord : Sophie serait heureuse d'en jouer alors qu'il n'aurait qu'un intérêt sentimental pour Ismaël et qu'il s'abîmerait à ne pas jouer. Le violon resta aussi pour d'autres raisons : c'était celui que Douglas avait offert à son petit neveu et il n'aurait pu se résoudre à s'en séparer. A la place, il donna un adorable pastel de l'enfant réalisé par Sophie durant la traversée. Elle avait croqué l'enfant alors qu'il travaillait dans le carré sous la direction de Douglas, seul moment avec son étude du piano où il restait immobile durant un temps assez long.

Les marins, eux, construisaient des enclos pour les animaux et montaient tous les objets jusqu'aux grottes repérées par Ismaël la veille et dans lesquelles il était possible de faire effectivement une habitation fort correcte.

Le jeune Gallois ne se mêla pas à toute cette agitation. Il passa sa journée dans le carré, prostré, assis sur le tabouret de piano, considérant tantôt le clavier aux touches silencieuses, tantôt une aquarelle peinte par Sophie qui représentait Diana et Emmanuel sur le pont, quelques semaines plus tôt. Parfois les larmes lui brouillaient la vue. Il était arrivé à l'arrachement final, à ces heures terribles où se jouait son destin, où il tournait volontairement et définitivement le dos à celle qu'il aimait toujours. Il savait qu'il n'avait qu'un mot à dire pour que s'éloigne la coupe du sacrifice, ce sacrifice qu'il s'était imposé. Douglas s'était fait le démon tentateur, une dernière fois. Mais il n'était plus possible, ni souhaitable de revenir en arrière. Si porte il y avait pour parvenir à la paix, à la miséricorde, à l'amour universel, elle était si étroite, si évanescente qu'il ne parvenait même plus à la voir. En ces instants de vide total où il était seul face à lui-même et à sa décision, il n'était même plus sûr qu'elle existât. Il lui fallait donc maintenir le cap et continuer ce combat de Titans contre les forces des ténèbres.

Diana, enfermée dans sa cabine, vivait aussi des affres d'une autre nature. Elle oscillait entre la haine et l'adoration, tour à tour pleine de fureur contre cet homme qui la faisait tant souffrir, tantôt admirative devant cette immolation incompréhensible pour elle et qu'elle attribuait à cette foi qu'elle ne partageait pas.

La nuit fut terrible pour tous. Chacun s'était retiré après un frugal et silencieux repas. Le jour qui allait se lever dans quelques heures verrait la séparation inéluctable, d'aucuns parlaient d'abandon, d'autres de crime.

Diana, terrifiée par la proximité du drame, ne put plus y tenir. Elle bondit sur le pont, certaine d'y trouver son ami. Comme elle l'avait prévu, il ne dormait pas. Dort-on la veille de son exécution ? Appuyé à la lisse, il s'abîmait dans la nuit environnante, conscient jusqu'au bout de son pouvoir sur les événements et décidé à ne pas se soustraire à ce défi. Il sursauta en sentant une présence reconnaissable entre toutes. Une fraction de seconde, il eut la tentation de fuir cette confrontation destinée à lui rendre son sacrifice plus dur encore. Mais, être de volonté, il ne se déroba pas à ce nouvel assaut.

Diana, de ses doigts légers, caressa les cheveux trop longs, ébouriffés par le vent nocturne, puis doucement, effleura le visage que l'obscurité lui dissimulait, semblant vouloir graver en elle la mémoire des traits chéris.

— Tu pleures....

— Et pourquoi non ? demanda le jeune homme en lui prenant la main. Tu peux me haïr de rester sur cette île. C'est déjà une consolation. Mais moi, je n'ai que moi à blâmer !...

— Alors, reste, mon amour !...

— Ne m'appelle pas ainsi ! s'écria Ismaël d'une voix oppressée.

— Pourquoi non ? Tu es mon amour et....

— Tais-toi ! ordonna-t-il avec une violence inhabituelle avant d'ajouter dans un souffle angoissé :

— La mort serait plus facile !

Diana, consciente à ces mots qu'elle augmentait la souffrance de celui qu'elle aimait, resta indécise : devait-elle insister encore, user de son pouvoir pour briser la résistance de celui qui, tout en disant l'aimer, s'arrangeait pour la quitter ? Ou devait-elle l'éloigner, respecter ce choix qu'elle ne comprenait pas ?

Elle fut surprise quand les deux bras du jeune homme l'entourèrent, d'un geste tendre et spontané, plein d'une passion brûlante.

— Ma chérie, il faut nous quitter. Adieu ! Va ! Va ! Laisse-moi maintenant ! Je t'aime encore trop pour supporter de vivre encore quelques heures à tes côtés. Va !

Sa voix se brisa de sanglots. Il étreignit la jeune fille tout en baisant ses lèvres décolorées puis se dégagea rapidement.

Un bras robuste cette fois arrêta son mouvement pour descendre dans le canot. Diana, à demi inanimée, n'ayant même plus de larmes dans l'excès de son chagrin, s'était affaissée à côté de l'habitacle.

— Ismaël !

Le cœur du jeune homme fit un bond dans sa poitrine en entendant ce nouvel obstacle se dresser sur son chemin. L'amour de Diana... L'amitié fraternelle du comte d'Arran...

— Milord !...

Mais Douglas n'était pas venu pour lui faire d'ultimes reproches. Son instinct l'avait prévenu que cette nuit si tranquille verrait l'éloignement discret d'Ismaël, sans adieux, sans effusion, fidèle à son humilité coutumière. Il avait voulu l'embrasser une dernière fois, sachant que désormais, tout était consommé.

Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

— Que Dieu vous garde, milord, ainsi que... Diana...

— Qu'il te garde aussI. Je ne te comprends pas, Ismaël ! Je me révolte et pourtant, je te laisse, toi, mon frère, mon ami. Pardonne-moi si je fais mal en acceptant ta demande. Toi qui crois, bénis l'incroyant que je suis, que nous nous quittions sur une bénédiction...

Ismaël accéda à ce désir, d'un geste simple et poignant, fit de même avec la forme affaissée qu'il apercevait près de la roue et, sur une dernière pression de main, se laissa descendre jusqu'au canot qui était aussi sa propriété, le comte ayant tenu à le lui laisser pour les besoins de la pêche par exemple.

Douglas, les yeux pleins de larmes, la gorge douloureuse de tous les sanglots qui s'y pressaient et qui ne pouvaient sortir, resta accoudé au bastingage, l'oreille tendue vers les coups d'aviron et le clapotement de l'eau qui ponctuaient cet éloignement inexorable.

Tandis qu'il regardait, le jour se leva avec la promptitude habituelle sous ces basses latitudes et il fut possible de voir, hissée sur la grève, la petite embarcation et une forme humaine à ses côtés.

Brusquement, le capitaine se redressa et d'une voix terrible, appela l'équipage à la manœuvre.

— Que se passe-t-il ? Il reste avec nous ? demanda Paul, apparaissant sur le pont échevelé, à peine vêtu, suivi par sa femme, Wilfrid Harrison et tous les marins.

— On appareille !

— Où est Ismaël ? s'écria Sophie, terrifiée par le visage convulsé de son beau-frère.

D'un geste, celui-ci désigna l'île.

— Quoi ? Sans lui dire adieu ?

Douglas ne lui fit pas l'aumône d'une réponse. A chacun de trouver les raisons de ce départ précipité. Les marins étaient déjà dans les enfléchures, hissaient les voiles, viraient au cabestan. Le Conqueror pointa son étrave dans la passe franchie l'avant-veille tandis que le vent gonflait les voiles. Ceux qui le pouvaient s'étaient réunis sur la dunette et, entre les larmes qui les aveuglaient, regardèrent la silhouette de leur ami s'amenuiser et agiter la main en signe d'adieu.

En réponse, Douglas fit tirer quatorze coups de feu.

Lentement, comme réticent, le voilier écossais pointa vers la haute mer, portant à son bord des êtres ployant sous l'incompréhension des choses spirituelles et laissant derrière eux un homme qui, les ayant comprises, avait décidé d'y consacrer sa jeune existence.