L'Envol — Chapitre 11

Lorsque les membres de l'expédition se réveillèrent le lendemain matin après une nuit d'un mauvais sommeil, Ismaël Raynes s'activait près du feu. Il accueillit ses compagnons avec un grand calme bien qu'il fût visible que sa faiblesse était extrême et qu'il luttait contre avec toute l'énergie de sa volonté. Il ne refusa pas le bras de Douglas pour lui servir d'appui au moment où le capitaine Harrison paraissait à son tour, suivi à distance respectueuse par ses deux matelots dont l'expression s'éclaira d'une joie sincère à la vue de leur ancien second. Nul doute que sans la présence tant redoutée de leur chef, ils seraient aussitôt venus lui témoigner de leur amitié.

Mais pour l'instant, c'était Wilfrid Harrison qui tenait le premier rôle et qui retrouvait l'homme qu'il détestait, dont il avait brisé la jeunesse et auquel il devait son salut. Qu'était devenu Ismaël durant ces deux années de séparation ? L'ombre de lui-même si l'on en jugeait par sa maigreur et sa mauvaise mine. Il semblait qu'une chiquenaude pût le renverser et le faire passer, sans autre formalité, de vie à trépas. Cependant, le capitaine ne s'y trompa pas. Il lui suffisait d'avoir croisé ce regard à la fois ferme et doux pour savoir qu'une flamme intérieure, inflexible, inexorable, soutenait ce corps aux apparences trompeuses. Le second affichait toujours cette supériorité tranquille qu'il avait voulu écraser et dont il était désormais le débiteur. Quelle humiliation pour cet homme orgueilleux qui ne voyait dans l'attitude du jeune Gallois qu'un désir de revanche !

— Je suppose que vous attendez mes remerciements émus en réponse à votre sublime générosité ! gronda le capitaine d'un ton à la fois rogue et moqueur en s'inclinant ironiquement devant le marin, sans se soucier de la présence de Douglas ni de ses compagnons. J'imagine aisément votre satisfaction d'avoir été l'artisan de ma libération et de vous être présenté sous votre meilleur jour à ces dames et ces messieurs.

Douglas réagit si violemment à cette insulte qui pourtant ne lui était pas adressée qu'Ismaël faillit tomber. En effet, le jeune homme reposait de presque tout son poids sur lui, tant il sentait ses forces bien limitées.

— Non, milord, je vous prie. C'est à moi de répondre...

Le jeune homme tourna son regard vers son provocateur et le considéra gravement pendant quelques interminables secondes, tandis que ses compagnons montaient dans le secret de leur cerveau des projets de meurtre à l'égard de cet individu qui semblait ne pas pouvoir agir autrement qu'avec bassesse et haine.

— Si satisfaction il y a, capitaine, elle n'est pas celle que vous croyez ! Je m'étonne que vous puissiez penser que je vous retrouve de gaîté de cœur. Il n'y a dans ma démarche aucune générosité. Aucune.

— Pourquoi êtes-vous là, alors ? glapit Wilfrid Harrison, troublé par la dignité du marin et irrité par ce trouble.

— Parce que c'est moi qui ai recueilli le message de Lindsay, Lindsay qui est mort dans mes bras après m'avoir raconté la mutinerie et ses conséquences.

— Mais Lindsay est parti il y a dix huit mois. Pourquoi tant de temps pour venir ?

Douglas invita Ismaël à s'asseoir en le sentant trembler d'épuisement contre lui. Le reste de l'expédition prit aussi place, sans un mot, attentif à tout ce qui allait se dire et se faire.

— « Pourquoi ? » osez-vous demander ? rétorqua le marin avec l'animation que lui donnait l'indignation. Pourquoi ? Parce que je n'ai pas cette sublime générosité dont vous me créditiez il y a quelques minutes à peine ! Parce que j'étais ravi de vous savoir prisonnier, hors d'atteinte ! Parce que pour moi, votre captivité était un moindre mal pour avoir si mal agi à l'égard d'un enfant innocent et accessoirement de moi-même ! Pourquoi serais-je aller vous délivrer alors que sans vous, je pouvais revivre ?

— Vous êtes pourtant là et, d'après vos chers amis, vous n'y avez pas été forcé. Pourquoi ce revirement de situation ? Des remords de conscience ?

— Il n'y a pas eu de revirement. Les circonstances ont simplement hâté ma prise de décision. Cela faisait des mois que j'essayais de me convaincre que je devais vous sauver. L'arrivée de monsieur le comte d'Arran m'a simplement montré le chemin que j'hésitais à prendre. J'avais aussi, grâce à lui, la certitude que le petit Emmanuel ne serait pas maltraité.

— Toujours ce gosse ! Il aura été responsable de bien des malheurs ! A commencer par le sien ! Bon, maintenant, j'aimerais savoir davantage de détails sur la manière dont vous, les enfants, avez rencontré monsieur le comte. Ce n'est certainement pas moi qui vous ai mis sur la piste !

Par prudence, Diana demanda à Paul Masefield de répondre à cet appel. Elle ne tenait pas à affronter son père sur des questions aussi délicates que son déménagement, l'absence de précepteur pour Francis et leur total dénuement. Paul parla donc de son arrivée à Londres, de ce qu'il avait trouvé et de la nécessité de venir en aide morale et financière aux trois enfants. Wilfrid Harrison eut plusieurs fois des velléités de l'interrompre et finit par exploser en accusant sa fille de mauvaise gestion du patrimoine familial. Diana, qui avait le sentiment d'avoir passé deux ans de sa vie à payer pour la prodigalité paternelle, se rebiffa à sa manière fougueuse. Elle évoqua les dettes, la faim, le froid et accusa son père de l'avoir placée dans une situation intenable. Le capitaine ne pouvait supporter qu'on lui dise qu'il n'avait pas été parfait. Il explosa à son tour. Francis se faisait tout petit. Il ne tenait pas à ce que vienne sur la place publique ses mauvaises actions. Fort heureusement, Douglas intervint avant que la discussion ne dégénère. Il raconta tout ce qui avait trait aux recherches jusqu'à la tragédie de la disparition d'Emmanuel. Il conclut sur le sentiment de perte immense qu'ils éprouvaient tous depuis la mort de l'enfant.

— C'est incroyable, ricana le capitaine, goguenard. Ce gosse vous a vraiment ensorcelé ! Moi, je peux vous dire que c'était une peste. Et pourtant, je lui avais sauvé la vie !

— Possible, mais vous ne l'aimiez pas ! rétorqua Diana. Vous le détestiez. Emmanuel n'a jamais posé de problèmes à ceux qui l'aimaient !

— Puisqu'il n'est plus de ce monde, j'espère bien qu'il ne va pas continuer à nous diviser...

Douglas jugea prudent de donner le signal du départ plutôt de poursuivre une conversation qui menaçait de tourner à la dispute. S'il y avait un sujet qu'il fallait à tout prix éviter, c'était celui du petit Emmanuel : le capitaine était loin de faire amende honorable à son encontre.

Ismaël Raynes reprit sa place dans le chariot, en compagnie de Sophie et de Diana. Forbes et Richardson s'enquirent très humblement auprès du comte d'Arran s'ils pouvaient aller saluer leur ancien second et bavarder un peu avec lui. Cette autorisation leur fut bien sûr accordée. Ismaël les accueillit avec un plaisir sincère, heureux de retrouver la complicité du passé et de les entendre parler de tout ce à quoi il avait échappé en étant renvoyé du Lady Helena. Les deux hommes s'accordèrent pour dire que les sauvages étaient plus humains que Harrison et que ce dernier avait rendu beaucoup plus pénible une épreuve déjà considérable. Ils étaient terrifiés à l'idée d'être poursuivis en justice pour la mutinerie. Certes, ils admettaient y avoir participé, mais c'était de l'histoire ancienne. Depuis, ils avaient vécu en captivité, dans des conditions très frustres, ils ne souhaitaient qu'une chose, retrouver une vie normale, reprendre leur métier et oublier cet épisode. Douglas auquel Ismaël confia cette vive inquiétude sut rassurer les deux matelots. Wilfrid Harrison ne porterait pas plainte, il s'y engageait formellement. Les pauvres matelots, d'émotion et de reconnaissance, ne purent s'empêcher de verser quelques larmes. Ils pouvaient désormais respirer, délivrés du joug qu'avait fait peser sur eux leur irascible capitaine.

Ce dernier, avec la reprise de la route, avançait tantôt à pied, tantôt à cheval, mais le plus souvent seul. Paul Masefield l'évitait soigneusement. Quand il détestait quelqu'un, il ne faisait aucun effort de communication. Il ne prenait même pas la peine de dissimuler son antipathie derrière la confortable barrière de la politesse. Il avait abandonné son cheval, préférant voyager dans le chariot avec sa femme plutôt que subir le verbiage de Harrison. Douglas n'avait pas cette chance : il fallait bien quelqu'un pour guider l'expédition, même si le chemin était le même au retour qu'à l'aller. De plus, l'expérience l'avait rendu vigilant : il se pouvait qu'il y eut toujours des malfaiteurs embusqués, prêts à leur sauter dessus, quoique, s'ils ne l'avaient pas encore fait, cela fût très peu probable qu'ils tentassent quelque coup d'éclat à un moment où l'expédition s'était augmentée de trois membres. Il progressait donc à cheval, très souvent côte à côte avec le capitaine, résigné à ses grandes démonstrations d'amitié et ses discours plein de suffisance. Il répondait par monosyllabes ou avec le nombre de mots le plus réduit possible. Il connaissait ce genre de fâcheux qu'il avait par le passé, éloignés le plus rapidement possible, ce qui lui avait valu cette réputation de misanthrope. Car il ne supportait pas qu'on puisse s'attacher à quelqu'un uniquement par intérêt. Comme Wilfrid Harrison était différent d'Ismaël Raynes, l'un trop entreprenant, l'autre trop discret ! Autant il aurait aimé se rapprocher de l'humble marin, autant il aurait souhaité fuir les assiduités du capitaine. Le monde était bien mal fait ! Il s'obligeait à rester correct, malgré tout, par savoir-vivre élémentaire et aussi pour préserver l'avenir : il y avait Diana, il y avait Ismaël, sans oublier la mémoire du petit Emmanuel, autant de raisons de chercher à influencer habilement le vindicatif individu pour lui faire changer ses jugements erronés. Paul, après l'avoir accusé de pactiser avec le diable, l'admira pour ses louables intentions. Sophie, elle, restait ce qu'elle était toujours, naturelle, spontanée, sans hésiter à dire à haute voix ce qu'elle pensait. Comme elle était une femme, le capitaine n'osait pas trop s'emporter. Quant à Diana, elle avait cessé de craindre son père (bien soutenue par les deux frères) et lui tenait résolument tête dès qu'elle n'était pas d'accord avec lui, ce qui arrivait très souvent. Wilfrid Harrison s'en plaignait à Douglas qui lui rétorqua un jour :

— Mais, mon cher, pourquoi vous fâchez-vous ? C'est votre digne fille. Elle a hérité de votre caractère tempétueux. Vous devriez être fier de sa forte personnalité ! Elle s'est montrée une adulte dans les circonstances adverses qu'elle a eues à affronter.

Le capitaine finit par accepter cette fille pleine de feu. C'était plus facile que de se faire à son fils, plus falot, plus craintif qui ne le recherchait pas et avec lequel il ne trouvait pas d'accroche. Le fait était que Francis était très mal à l'aise avec son père, se sachant jugé par lui et pas accepté. Il comprenait ce qu'avait dû ressentir le petit Emmanuel rejeté par l'homme chargé de le protéger et de l'aimer.

A quelques jours de là, Diana retint de la main Ismaël qui allait se coucher après le repas du soir.

— J'ai à te parler !

Le marin s'arrêta un instant de respirer. Il passait ses journées dans le chariot avec la jeune fille, Sophie et d'autres membres de l'expédition. Qu'y avait-il de si secret à se dire qu'il méritait l'obscurité et l'isolement de la nuit ?

— Maintenant ? demanda-t-il d'une voix incertaine.

— Tu sais bien que c'est le seul moment où nous ne serons pas dérangés.

Ismaël Raynes, un instant songeur, prit une profonde inspiration, récupéra dans le chariot un gros lainage dont il couvrit ses épaules et dit :

— Soit ! Allons si tu le souhaites !

Ils s'éloignèrent seulement de quelques pas, de manière à être hors de portée des oreilles indiscrètes et à toujours apercevoir le feu et Swanson qui effectuait la première veille de la nuit. Ismaël qui ne pouvait toujours maintenir longtemps la position debout, surtout en fin de journée, s'assit sur le tapis mousseux.

— Tu as eu raison de venir me trouver. Il y a longtemps que j'aurais dû te parler. J'ai manqué de courage...

— Cela m'étonnerait de toi ! s'écria Diana avec chaleur.

— Tu me connais donc bien mal... Quand le devoir est pénible, il est normal de chercher à l'éviter...

— Quel est ce pénible devoir ? Qu'est-ce qui peut être plus pénible que les épreuves que nous avons traversées ?

Ismaël poussa un profond soupir. La douleur qui en résulta dans sa poitrine le laissa indifférent.

— Que je ne te pose pas la question que tu attends... Que je ne te la pose jamais...

Diana saisit brusquement les mains de son ami :

— Ismaël ! Ne parle pas par énigmes ! Dis moi la vérité ! Clairement !

— Ma chérie, ton agitation prouve que tu sais ce que je veux et dois te dire : jamais je ne te demanderai en mariage.

— Ismaël ! s'écria la jeune fille défaillante. Qu'est-ce que cela signifie ? Je pensais que c'était clair entre nous ! M'as-tu menti ? Ne m'aimes-tu plus ? Doutes-tu de mon amour pour toi ? Qu'ai-je fait pour mériter un tel traitement de ta part ?

Le jeune homme laissa passer cette première averse avant de répondre avec un calme forcé :

— Ma chérie, écoute-moi ! Il y a trois ans et demie, quand le Lady Helena a apporté dans ta vie et dans la mienne notre Emmanuel bien aimé, nous avons noué des relations qui allaient certainement au-delà de la franche camaraderie : tu n'étais plus la petite sœur que j'avais laissée à mon départ. Tu étais déjà femme par les sentiments et par les responsabilités qui t'incombaient. Comme moi, tu ne voyais pas sans inquiétude l'arrivée de cet enfant étranger à la fois sauvage, rebelle et attachant. Ton père a favorisé les rencontres entre nous, ce qui nous a amenés à une intimité qu'il n'avait pas prévue. Un homme et une femme qui se retrouvent tous les jours et qui partagent sentiments, aspirations et angoisses ne tardent pas à éprouver des sentiments assez profonds l'un pour l'autre. C'est inévitable. Etant plus âgé que toi, j'ai tremblé : d'un côté, si j'écoutais mon cœur, il me disait qu'il était très proche de toi ; de l'autre, si j'écoutais ma raison, elle me disait qu'il était inutile de rêver et que je ne pourrais jamais être autre chose qu'un ami pour toi. C'est pour cela que je n'ai jamais laissé échapper un mot qui aurait pu te faire croire que je t'aimais. Je ne voulais pas t'encourager à m'aimer. Au contraire... Quand je t'ai revue, si inopinément à bord du Conqueror, j'ai compris que ces trois années de séparation m'avaient idéalisé dans ton esprit. J'étais beaucoup plus vulnérable aussi après ces mois de souffrance et de débats avec ma conscience. Il y avait aussi Emmanuel qui cherchait naïvement à nous rapprocher et qui osait, comment dirais-je, officialiser notre relation. Il est dur de lutter quand on aime. Je t'aimais et je savais qu'en allant à la recherche de ton père, c'était faire le deuil de cet amour car une union entre nous deux n'était pas envisageable après ce qui s'était passé. Tu le savais bien puisque tu es venue me trouver un soir, comme celui-ci, pour me reprocher d'aller rechercher ton père. Tu pensais à Emmanuel, tu pensais aussi à nous deux. Malgré cela, je n'ai pas cédé... Peut-être aurais-je dû... Il y a eu ce drame affreux, l'assassinat de notre petit garçon. Et puis ma blessure... Là, j'ai perdu pied, je l'avoue. J'ai cédé au bonheur facile, je me suis laissé aller à l'amour et c'est cet amour qui m'a raccroché à la vie au moment où je ne voulais plus vivre. Mais maintenant que je vis, que je suis presque guéri, il faut affronter la réalité dans ce qu'elle a de difficile : nous nous aimons d'un amour impossible. C'est pourquoi j'en reviens à ce que je te disais en préambule : jamais nous ne nous marierons.

— Tu es complètement incohérent ! Tu m'annonces que tu m'aimes depuis trois ans et parallèlement, tu me dis que cet amour ne peut aboutir à notre union. Si tu m'aimais vraiment, tu ne parlerais pas ainsi !

— C'est parce que je t'aime que j'essaye d'être lucide pour deux ! Je suis plus âgé que toi. Je dois être plus raisonnable...

— Tu appelles cela être raisonnable ? Pour moi, c'est de la folie furieuse !

— Ce n'est pas parce que tu n'es pas d'accord avec ce que je te dis que tu dois être si virulente !

— Je t'aime, Ismaël ! Et je veux t'épouser !

— Tu m'aimes parce que tu n'as jamais rencontré un autre homme qui se soit intéressé à toi ! Tu n'as pas eu la chance de fréquenter des jeunes hommes qui sont plus de ton milieu social.

— Qu'ai-je à faire du milieu social ? Beau milieu social, d'ailleurs, que d'être une pauvresse réduite à vivre de la charité de ses oncles ! Tu dis des stupidités...

— Je dis que ton père n'acceptera jamais le mariage de sa fille bien-aimée avec un vulgaire marin, de plus Gallois !

— Eh bien, nous nous passerons de son consentement !

— Pas pour quelque chose d'aussi grave qu'un mariage, Diana ! Il nous maudirait et nous ne pouvons construire notre bonheur sur une malédiction !

— Bien sûr que si ! Et nous aurons mes oncles et ma tante pour nous soutenir !

— Tu devrais savoir, Diana, que la haine de ton père est coriace et que quand il déteste quelqu'un, il peut aller très loin... Il a fait le malheur de son équipage, celui d'Emmanuel...

— Et pour finir, le tien et puis le mien ! Quand je te disais que...

— Non, je ne veux pas entendre. Tu dirais des choses que tu regretteras par la suite.

— Ce ne serait que la vérité...

— Elles ne sont pas toujours bonnes à dire, ma chérie. Et puis, il faut aussi envisager un autre aspect du problème, plus terre à terre, c'est que je suis marin et qu'être la femme d'un marin n'est pas une situation enviable.

— Tu peux faire autre chose ! Dans ce petit village où nous t'avons trouvé, tu n'étais pas marin que je sache ? Tu t'occupais très bien des animaux et des cultures... Et puis, moi, je travaillerai. Le travail ne m'a jamais fait peur. Je sais coudre, c'est déjà un début ! Cesse de trouver toutes ces mauvaises raisons ! Tu serais un mari et un père admirables !

— Tu te trompes, ma chérie. Je ne suis pas fait pour le mariage !

— Tu ne sais vraiment qu'inventer ! Tu crois qu'Emmanuel s'y serait trompé ? Il savait bien ce dont tu es capable !

Ismaël Raynes poussa un profond soupir :

— Justement, Diana... justement... Il faut que tu saches, que tu comprennes... Tu as mon cœur à jamais, ma chérie, mais tu sais que ce cœur est brisé. Le sacrifice de retrouver ton père, cet homme brutal qui me hait d'une haine tenace était acceptable dans la mesure où le bonheur d'Emmanuel était assuré. Le sourire et la tendresse de cet enfant me poussaient sur le chemin de l'oubli et du pardon. Maintenant, je ne peux plus. J'ai perdu l'espoir, j'ai perdu la paix. Je suis redevenu ce que j'étais en quittant le Lady Helena, un être de révolte, de rancune et de désespoir. C'est même pire parce qu'Emmanuel est mort, alors qu'il y a trois ans, même loin, il était en pleine vie...

— L'amour, mon amour, ne peut-il pas te sauver, mon Ismaël ?

En cet instant suprême, le jeune homme livra le plus rude combat d'une existence déjà bien guerrière à cet égard. Il n'avait qu'un mot à prononcer s'assurer un avenir plus paisible. La tentation était indicible de répondre à la question de Diana par l'affirmative au mépris de tous les arguments qu'il avait précédemment avancés. Des gouttes de sueur d'angoisse jaillirent de ses tempes. Le baiser que Diana posa passionnément sur ses lèvres, ses caresses étaient autant d'assauts qu'il repoussait dans une agonie de tout son être. Se sentant prêt à faiblir, il se rebiffa brusquement en criant un « non » sonore, arraché à ses entrailles torturées.

Aveuglée par sa propre détresse, Diana ne supporta pas cette rebuffade dont elle ne comprenait pas les raisons intimes. Elle trépigna, hors d'elle, inondant le malheureux d'une pluie d'injures avant de s'enfuir en sanglotant, sans remarquer qu'épuisé par cette lutte surhumaine, Ismaël Raynes venait de perdre connaissance.

Le mouvement et une voix familière à ses oreilles le sortirent de son évanouissement. Douglas, agenouillé à ses côtés, l'avait allongé plus confortablement et lui parlait avec une douceur pressante.

— Que se passe-t-il, Ismaël ? Qu'est-ce que cela signifie ? Tu as quitté le campement au mépris de toutes précautions. Diana est prostrée dans un silence hargneux et nous ne pouvons obtenir d'elle la moindre explication si ce n'est de nous adresser à toi ! Vous êtes-vous disputés ? Es-tu souffrant ?

Ismaël chercha à se redresser. L'engourdissement d'une nuit passée à la belle étoile et la fraîcheur de l'aube lui causèrent à la poitrine une douleur intolérable. Il serait retombé en arrière si Douglas ne l'avait soutenu fermement et n'avait couvert ses épaules frigorifiées de son propre manteau. Il fallut quelques minutes pour que la souffrance s'atténue et qu'il puisse répondre aux questions angoissées de son compagnon.

— Pardonnez-moi de vous avoir inquiété inutilement, milord. Diana et moi avions besoin de parler en tête à tête ce qui n'est guère possible le jour.

— Je peux le comprendre, mais alors, pourquoi Diana est-elle si malheureuse ?

Le jeune Gallois hésita à avouer toute la vérité : ce qui s'était échangé était leur affaire à eux deux et à eux seuls. Mais après réflexion, il se dit que d'avoir Douglas dans son camp ne serait pas superflu et que le lord écossais, lui, saurait peut-être comprendre ses motivations secrètes et en persuader Diana. Il murmura donc :

— Parce que je lui ai dit que je ne l'épouserai pas !

— Mais !... bafouilla le comte, sidéré au point de ne pas trouver de réplique percutante. Mais... je croyais que vous vous aimiez !

— Nous nous aimons, oui, milord. D'un amour impossible.

— Si tu crains la réaction de ce mufle de Harrison, je me fais fort d'obtenir son consentement ! s'écria Douglas, impétueux. Nous n'en sommes pas à jouer une nouvelle version de Roméo et Juliette !

— Le capitaine Harrison n'est que la face visible de l'iceberg, milord, expliqua Ismaël dont la voix, à mesure qu'il se réchauffait, s'affermissait.

— Que veux-tu dire ? Qu'est-ce qui peut t'empêcher de suivre l'élan de ton cœur ? Est-ce elle, toi ou quelqu'un d'autre ?

— Moi seul, milord.

— Mais pourquoi ? Que peux-tu redouter ? Tu devrais pourtant savoir que tu n'as pas de soucis d'avenir à te faire, si c'est cela qui te tracasse ! J'assurerai ta fortune !

— Jamais, milord ! rétorqua fièrement le Gallois.

Conscient qu'il avait heurté la susceptibilité du jeune homme par sa maladresse d'expression, Douglas se hâta d'expliciter :

— Tu ne m'as pas compris, je me suis mal fait comprendre : c'est moi qui te fournirai du travail de manière à ce que tu ne risques plus ta vie sur tous les océans du monde. Ou rougirais-tu d'être l'intendant du comte d'Arran ?

— Milord, votre bonté...

Douglas ne le laissa pas achever :

— Pas de remerciements ni de compliments ! interrompit-il avec brusquerie. Estimerais-tu contraire à ton honneur d'accepter ma proposition ?

— Milord, songez à ce que je suis, un marin frustre et ignorant...

— Ce marin n'est ni frustre, ni ignorant ! De plus, il est un ami très cher, presque un frère pour moi, ne t'en déplaise ! C'est à ce titre que je lui parle ainsi.

Ismaël Raynes, la gorge nouée d'une émotion qu'il ne songeait pas à dissimuler, saisit la main du comte et la pressa dans les siennes.

— Puisque vous me faites don de votre amitié, milord, permettez que je vous parle à cœur ouvert. Je vous supplie de m'écouter. Je n'épouserai pas Diana parce que je ne veux pas me marier. J'ai eu la faiblesse de céder à mon penchant pour elle durant ma convalescence et de lui laisser croire à une issue favorable. Mais non. Il était temps de lever le voile et lui dire la vérité afin qu'elle ne s'égare plus dans ses chimères. J'ai d'ailleurs d'autres projets.

— Ai-je le droit de savoir lesquels ?

— Je ne les aurais pas mentionnés sinon. De plus, j'ai besoin de vous pour les réaliser. Vous voyez que je n'ai pas pris votre don d'amitié et votre intérêt pour moi pour de vaines paroles mais vraiment pour ce qu'ils étaient !

— Encore heureux que tu ne me fasses pas l'affront de douter de mes propos ! Parle ! Je t'écoute !

Le jeune homme se recueillit en lui-même avant de s'exprimer comme s'il avait fallu concentrer toute son énergie.

— Milord, je ne suis pas fait pour le monde. L'univers étroit d'un bateau, le contact permanent avec les éléments m'ont rapproché d'un Dieu auquel, autrefois, j'ai parfois songé à consacrer ma vie. Les événements en ont décidé autrement. Il y a trois ans, j'ai failli mourir de rage et de désespoir. Aujourd'hui, je suis dans une situation pire encore : Emmanuel est mort. Depuis que je l'ai appris, je résiste quotidiennement à la tentation du suicide parce qu'elle est lâche et contraire à la loi d'amour du Christ. Je ne l'adopterai donc pas car j'ai trouvé une autre voie, plus austère mais qui va combler mes aspirations religieuses : j'ai fait le choix de vivre en ermite, loin des hommes et de leurs querelles, d'apprendre, dans la solitude complète à renouer un dialogue interrompu avec Dieu et cela depuis que Wilfrid Harrison m'a appris par sa haine qu'on pouvait haïr. Avant qu'Emmanuel ne soit frappé par lui, j'ignorais la haine. Je n'avais que de l'indignation. Après, quand j'ai été renvoyé, j'ai compris que j'étais contaminé par cette haine, qu'elle m'habitait à mon tour, qu'elle m'empêchait de pardonner. Je suis devenu un désert de glace, noyé dans d'obscures ténèbres. L'amour que j'ai pour Diana, de ce fait, n'est pas pur. Il ne le sera pas tant que je serai la proie du démon. J'ai donc besoin de réapprendre à pardonner afin de trouver la paix en moi-même. C'est pourquoi, milord, —et c'est là que votre intervention m'est indispensable—, je vous supplie de m'accorder cette prière : trouvez-moi une île déserte dans le vaste Pacifique et laissez-moi y finir ma vie auprès de Dieu, afin que je retrouve la paix et le pardon...

— Ismaël ! Ismaël ! s'écria Douglas qui vingt fois durant le discours de son compagnon avait voulu l'interrompre et laisser exploser sa fureur. Tu es fou ! Fou à lier, mon pauvre garçon ! Tu aimes, tu es aimé et tu me sors une histoire à dormir debout d'île déserte, d'abandon, comme si tu étais un héros de Wyss ou de Ballantyne ! C'est n'importe quoi ! Si tu veux être proche de Dieu, si tu veux prier, pardonner, va passer quelques mois dans un monastère de ta convenance et reviens ensuite, purifié, épouser Diana !

— Je ne veux pas qu'il soit possible de revenir en arrière, milord...

— Et moi, je veux que tu reviennes en arrière, mon cher ! Parce que j'ai très bien compris ton idée : tu ne veux pas te suicider de manière violente, alors que tu te laisses mourir à petit feu sur une île déserte et le tour est joué !

— Non, milord. Donner librement sa vie à Dieu par amour n'est pas un suicide. C'est une expiation de mes fautes...

— Fautes ? Quelles fautes ? Haïr Harrison n'est pas une faute ! C'est un réflexe de salubrité mentale ! Ni Dieu, ni Emmanuel ne réclament pareil sacrifice !

— Mon cœur demande la paix, milord. Il demande l'amour. Il demande le pardon et l'espérance. Actuellement, il n'est rien qu'un désert...

— Eh bien, justement, ce n'est pas dans la solitude la plus absolue que tu vas pouvoir trouver tout ce dont ton cœur a besoin. C'est dans la vie quotidienne avec des gens qui t'aiment, dont une certaine jeune fille. Cela ne m'étonne pas qu'elle ait mal réagi si tu lui as tenu un discours pareil. La douleur t'a égaré, mon ami ! Alors, tiens le toi pour dit : ma réponse à ta demande est NON. Tu rentreras avec nous en Ecosse, tu iras faire un petit tour dans une abbaye et je suis certain que dans quelques mois, tu auras oublié cette idée saugrenue et que tu en riras avec nous le jour de ton mariage...

Ismaël Raynes se releva avec une prestesse que l'on n'eût pas attendue de lui. Son regard clair s'était soudain durci d'amertume.

— Je croyais pouvoir faire confiance à votre amitié, milord. Tant pis !

Et sans un mot de plus, il s'éloigna à grandes enjambées vers le campement. Douglas, effrayé par cette détermination farouche et le cinglant reproche reçu, courut derrière lui et lui saisit le bras pour arrêter sa progression :

— Ismaël ! Ne comprends-tu pas que c'est justement par amitié que je refuse, parce que je ne veux pas te perdre !

Autant s'adresser à un mur. Le marin ne condescendit même pas à répondre ni à lui faire l'aumône d'un regard. D'ailleurs, la petite troupe était déjà prête à partir. L'agitation de la clairière empêcha Douglas de poursuivre la discussion en public. Par contre, dès qu'il le put, c'est-à-dire le soir même après le repas, il s'arrangea pour rencontrer son frère et sa belle-sœur seuls afin de partager son terrible secret. Paul réagit avec désinvolture, à cent lieues des remous d'une conscience si étrangère à la sienne. Il s'affirma persuadé qu'Ismaël faisait là un chantage affectif auquel il ne fallait surtout pas céder.

— Mais que veut-il obtenir ? rétorqua Douglas. Pour qu'il y ait chantage, il faut qu'il y ait des conditions à remplir. Il n'en a posé aucune. Ce n'est pas moi qui vais lui rendre Emmanuel vivant, ni lui donner la paix qu'il recherche.

— Il est fatigué, épuisé même et son jugement en est fatalement altéré. Avec un repos forcé sur le Conqueror, la présence de Diana, il reviendra à des idées plus saines ! Inutile de dramatiser !

Sophie Masefield secoua sa jolie tête blonde :

— Je ne suis malheureusement pas aussi optimiste que toi, mon cher Paul. Ismaël possède un redoutable sens de l'absolu. Il est aussi très lucide quant à son éventuel mariage avec Diana. Même si nous réussissons à extorquer au capitaine son accord, une union entre ces deux êtres ne sera pas nécessairement heureuse car il y aura toujours entre eux le souvenir d'Emmanuel...

— On ne vit pas toute une vie avec les morts ! Je ne nie pas que cette disparition soit tragique. Nous en sommes tous profondément attristés, certains plus profondément que d'autres parce qu'ils avaient des liens privilégiés avec cet enfant. Mais un deuil se surmonte, que diable ! Qu'on s'appelle Ismaël ou Diana !

— Le problème n'est peut-être pas dans ce deuil, reprit Sophie, pensive. Mais plutôt dans un domaine qui nous est plus étranger. D'après ce qu'a dit Douglas, Ismaël semble traverser une crise religieuse. Il parle beaucoup de pardon et de paix. D'espoir et de désespoir. Cela ne m'étonne pas qu'il souhaite l'isolement. Qu'une île déserte soit le meilleur remède de résoudre sa crise me semble excessif. Vous avez eu raison, Douglas, de lui suggérer un couvent...

— Même cela, il l'a refusé...

— Sans doute n'est-il pas prêt pour cela. Ce qui me fait peur, c'est qu'il ne se suicide...

— Il ne peut se suicider s'il est religieux ! trancha Paul avec son assurance habituelle.

— L'excès de sa souffrance, l'absence de paix intérieure qu'il déplore peuvent le faire basculer dans une solution fatale. Vous avez utilisé les mots de « désert », de « glace » pour décrire son état...

— C'est lui-même qui les a utilisés...

— Ce qui prouve bien sa lucidité. Enfin, une certaine lucidité. Je vais essayer de lui parler, de le raisonner, de trouver un compromis. Il doit bien y avoir un moyen d'atteindre son jugement.

Sophie était pleine de bonnes intentions. Elle s'aperçut très vite qu'essayer de discuter avec Ismaël tenait du prodige et nécessitait des vertus de patience absolument phénoménales. Ce jeune homme calme, déterminé, discret était aussi inflexible et têtu. Il maintenait sa volonté d'être abandonné sur une île déserte, tranquillement, fermement, sans négociation possible. Et il ne faisait pas mystère que s'il restait, contraint et forcé, dans le monde, il ne tarderait pas à mourir parce qu'il ne serait pas en état d'apprendre à faire la paix en lui. Sophie ne comprenait vraiment pas son raisonnement, mais plus les jours passaient, plus elle sentait qu'il fallait sortir de ce dilemme. Elle suggéra donc une acceptation limitée dans le temps. Ismaël réfléchit longuement à cette proposition. Lorsque la jeune femme revint chercher une réponse, le Gallois lui dit :

— Revenez quand votre enfant aura quatorze ou quinze ans. Plus tôt, j'aurais encore à combattre le souvenir d'Emmanuel...

Sophie lui lança un regard intense. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine : non seulement, elle avait vaincu la résistance d'Ismaël mais elle pouvait fixer une date nette à cet exil en avouant au jeune homme un secret que Paul ignorait encore :

— Dans ce cas, Ismaël, ce sera en 1881, en juin 1881.

Un sourire empreint d'une clarté quasi surnaturelle ressuscita un instant l'ancien visage d'Ismaël.

— Madame, soyez bénis, vous et l'enfant que vous portez !