L'Envol — Chapitre 10

De l'endroit où elles étaient, Diana et Sophie n'avaient eu qu'une vue assez floue de ce qui se déroulait à quelques dizaines de mètres d'elles. Elles avaient entendu les hurlements d'Emmanuel, les cris d'Ismaël et les deux détonations. Un instant pétrifiées elles-mêmes par la peur, elles finirent par s'élancer vers le lieu de l'incident qui devait être assez grave pour avoir motivé des coups de feu. Quel animal avait donc attaqué le petit garçon ? Elles ne pensèrent pas un seul instant qu'elles pouvaient aussi être en danger.

La scène qu'elles découvrirent dépassait de loin en horreur tout ce qu'elles avaient rapidement imaginé : Paul à genoux appelait Ismaël d'une voix angoissée et Ismaël ne répondait pas. Les yeux clos, le teint cireux, il paraissait sinon mort, du moins gravement blessé à en juger par le sang qui s'écoulait d'une plaie à la poitrine.

— Allez, Doug, Paul, vite, une civière ! ordonna Sophie en s'emparant énergiquement de l'arme que le comte d'Arran, pétrifié, tenait encore à la main. Diana, essaie d'arrêter l'hémorragie ! Vite !

Les deux frères, ainsi tancés par la voix impérieuse de la jeune femme, sortirent de leur torpeur. En quelques minutes, ils eurent coupé assez de branchages pour en faire un couchage de fortune sur lequel ils ne furent pas trop de tous les quatre pour placer le malheureux Ismaël. D'Emmanuel, aucun signe.

— Au campement !

Laissant les deux hommes porter la civière avec d'infinies précautions, Sophie resta en arrière à surveiller les alentours qui étaient d'un calme oppressant. Que s'était-il passé ? S'agissait-il d'hommes ou de bêtes ? Le revolver au poing, résolue à s'en servir, elle marchait à reculons, persuadée que, au campement, ceux qui y étaient restés protégeaient le triste convoi.

Rien ne se passa. Ismaël fut déposé sur la meilleure couchette du chariot et soigneusement examiné par les deux frères et Sophie qui avait tenu à être là en éloignant Diana. Le Gallois respirait avec peine, ce qui n'avait rien de surprenant en raison de sa blessure qui lui avait traversé la poitrine de part en part. Aucun des jeunes gens n'était médecin, ni même expérimenté pour soigner une plaie d'une telle gravité. Paul, à la vue du sang qui s'échappait en saccade à chaque respiration, dut s'éloigner, vert de dégoût et de malaise. Douglas et Sophie restèrent donc à effectuer les gestes que leur dictait leur bon sens sinon leurs connaissances.

Ce ne fut que lorsque les deux blessures furent nettoyées et que le sang cessa de couler qu'ils purent enfin envisager la situation et penser à l'absent.

— Que s'est-il passé, Douglas ? Qu'est-il arrivé à Emmanuel ? Où est-il ?

Ils étaient tous réunis autour du chariot dont les rideaux ouverts permettaient de s'assurer qu'Ismaël n'avait besoin de rien. Les marins, David et Bill, le steward, Francis étaient là, armés et avides de nouvelles. Ce fut Paul qui expliqua qu'il avait vu un groupe d'hommes essayer d'enlever Emmanuel, qu'Ismaël s'était jeté sur l'un d'eux pour le lui arracher et qu'il avait dû le lâcher quand il avait reçu une balle qui ne lui était pas destinée. Emmanuel avait donc disparu avec ses ravisseurs dans la forêt. A en juger par le vêtement qu'on avait retrouvé dans les mains du marin, ce n'étaient pas des naturels de l'Australie, mais des Européens, échappés d'un pénitencier ou peut-être plus simplement de vulgaires malfaiteurs qui allaient essayer de rançonner l'imprudente expédition. Comme la nuit était désormais tombée, il était impossible de voir quoi que ce fût et de tenter de retrouver les ravisseurs du petit garçon. Il faudrait attendre le grand jour pour s'aventurer dans les sous-bois. A moins que les inconnus ne s'en prennent à la petite colonie et ne les déciment un par un. Dans quel but ? S'emparer de leurs richesses ? Mais ils n'avaient quasiment rien. Une demande de rançon était certainement beaucoup plus probable.

— C'est vous qui l'avez tué donc ! Vous qui avez tué mon Ismaël ! Oh, je vous hais ! A cause de vous, mon Ismaël va mourir et mon Emmanuel est au pouvoir de ces monstres !

Diana, hors d'elle, hurlait sa détresse et son désespoir, prête à frapper l'auteur de son malheur. Sophie qui décidemment avait pris les choses en mains l'entraîna dans l'autre chariot et lui fit prendre un sédatif pour la calmer. Elle resta à ses côtés jusqu'à ce qu'elle s'endorme, terrassée par le chagrin et au milieu de ses sanglots. Puis, elle revint prendre sa garde auprès du blessé qui n'avait toujours pas repris conscience.

Chacun s'était retiré après cet éclat, sinon pour dormir, du moins pour reposer son corps à défaut de son esprit. Les tours de garde furent renforcés. Douglas qui n'aurait pas pu fermer l'œil resta immobile près du feu, le fixant d'un œil dur. Tout cela était de sa faute : sans lui, Ismaël ne serait pas grièvement blessé et Emmanuel serait parmi eux. Pourquoi, dans sa précipitation, avait-il commis l'irréparable ? A cause de lui, le marin gisait, mourant, peut-être mort dans les heures qui allaient venir parce que personne n'était capable de le sauver. Et Emmanuel, où était-il ? Dans quel état physique et moral ? Avait-il compris qu'Ismaël avait été blessé ? Comment ses ravisseurs allaient-ils se comporter avec cet enfant si jeune ? Auraient-ils des égards pour son âge ? Vingt fois, cinquante fois, il songea à foncer dans la forêt, l'arme au point, pour exterminer ces bandits. Il savait que cela ne servirait à rien, que c'était un geste désespéré, mais il ne pouvait s'empêcher d'échafauder des plans insensés pour sauver ce petit garçon qui était presque son fils, qu'il aimait comme tel. Avec cette tragédie, il découvrait combien le musicien lui était proche, combien il l'aimait, quelle importance il avait pris dans sa vie jusqu'alors si aride. L'avenir était impensable sans Emmanuel. Il fallait donc tout faire pour le sauver. Quitte à céder à toutes les revendications ! Pourquoi la vie était-elle si cruelle ? Pourquoi le malheur s'acharnait-il sur les innocents et évitait-il les mauvais ? Cela prouvait bien qu'aucune divinité n'existait à moins qu'elle ne fût maléfique et ne trouvât un malin plaisir à briser les cœurs purs. Ne voyant même plus de justification à sa propre existence, Douglas, soudain terrassé par l'excès de sa douleur, se laissa aller et, pour la première fois de son existence d'homme mûr, pleura amèrement.

L'aube trouva tous les membres de l'expédition sur le pied de guerre. Personne n'avait vraiment fermé l'œil, sauf peut-être Francis en raison de son jeune âge. Aucun bruit ne se faisait entendre autour du campement. La première question fut pour savoir comment Ismaël avait passé la nuit. Sophie, qui avait tenu à le veiller toute la nuit, n'avait pas grande bonne nouvelle à partager, bien au contraire. Après un début calme, la fièvre avait saisi le blessé qui s'agitait et prononçait des paroles incohérentes mais dans lesquelles on pouvait reconnaître les noms d'Emmanuel et de Diana. Douglas, avec l'aide de sa belle-sœur dont il admirait soudain la vraie force de caractère, refit le pansement. En d'autres circonstances, il eut préféré laisser les plaies se cicatriser à l'air libre, mais en raison de l'environnement chaud, il estimait que mieux valait les protéger de la poussière et d'autres microbes invisibles. En ce faisant, il ne put que remarquer les cicatrices dont le dos du jeune homme était couvert et les désigna à Sophie d'un air sombre.

— Il a déjà été blessé ? demanda la jeune femme. Qu'est-ce que c'est à votre avis ?

— Je crains que ce ne soit l'œuvre de Harrison.

— Mais les châtiments corporels sont interdits...

— Et Harrison n'est pas à cela près, croyez moi...

Malgré l'importance de cette découverte, elle n'était guère utile à ce moment là. Il fallait se réunir d'urgence pour décider de la marche à suivre dans l'immédiat. Douglas battit donc le rappel de manière à ce qu'ils se retrouvent tous les huit à côté du chariot dans lequel se trouvait Ismaël. Les armes avaient toutes été distribuées, de même que les munitions. Seuls, Diana, Francis et le steward n'en avaient pas voulu. La jeune fille était encore sous le coup de son sédatif, mais ses yeux gonflés disaient assez combien elle avait pleuré et pleurait encore.

— Mes amis, nous voici immobilisés ici, sous le regard d'une bande de malfaiteurs qui s'en sont pris au plus faible de nous. Par ailleurs, par ma stupidité, Ismaël, notre guide et ami, est dans un état extrêmement grave. Aucun de nous n'est médecin si bien que nous devons redouter le pire. De plus, il est évident que s'il arrive quelque chose à Emmanuel, cela aura de fâcheuses répercussions sur le rétablissement de notre ami. Que devons-nous faire ?

— Que...

Paul s'interrompit à un geste impérieux de Swanson qui réclamait le silence, épaulait lentement son fusil tout en se levant avec précaution. Chacun s'arrêta de respirer, le regard allant du marin aux arbres. Une détonation claqua dans le silence. Swanson se jeta à terre et rampa vers l'endroit qu'il avait visé, disparut un moment sous les fourrés avant de réapparaître peu après traînant derrière lui le corps d'un homme qu'il déposa devant ses compagnons. La balle n'avait pas raté son but : elle avait atteint le cœur.

Tous considérèrent avec un mélange d'horreur et de frayeur ce cadavre encore chaud d'où la vie s'était échappée. Sa physionomie inspirait encore, même mort, une profonde répulsion. Chacun songea à Emmanuel, prisonnier d'autres individus de cet acabit. Pauvre enfant, si sensible, si impressionnable, qui, dans les circonstances ordinaires ne faisait pas une confiance immédiate à ceux qu'il ne connaissait pas ! Comment avait-il vécu cette nuit en compagnie de tels êtres ?

Douglas ne voulut pas penser à tout cela. Il fallait agir. D'une main qui ne tremblait pas, il fouilla les poches du bandit dans l'espoir de découvrir un indice le mettant sur la trace d'Emmanuel ou au moins des intentions des bandits. Il finit par découvrir un feuillet plié en quatre et un peu chiffonné. Il le déplia. Il était couvert de l'écriture fort reconnaissable de l'enfant.

« Nouzavon le gosse. Nous vous le rendrons an néchange de vozarmes, de votrargent et des chariaux. Danzuneure, nou voulons la réponse alendrois ou vouazavé trouver ce message. Sinon nous tuons le gosse »

La voix, d'ordinaire si assurée de Douglas, donnait des signes de faiblesse tout au long de cette lecture. Aucun des auditeurs, pas plus Diana que les autres, n'avait été aussi torturé, aussi déchiré que le lord écossais en déchiffrant ces quelques lignes. Car c'était le petit garçon lui-même qui avait dû écrire sous la dictée de ses ravisseurs. Dans quel état mental devait-il être pour avoir fait autant de fautes ! Le comte connaissait les capacités à écrire de son neveu puisqu'il l'avait formé, autant à l'orthographe qu'aux mathématiques. Il pouvait donc s'étonner à juste titre des erreurs grossières à des mots qu'il maîtrisait auparavant. Comment les expliquer sinon par la peur intense qui broyait son cœur de petit garçon terrorisé ?

— Une heure... murmura Paul. C'est diantrement court...

Le jeune écossais, en ces moments terribles, avait soudain cessé d'être un adolescent capricieux et attardé pour devenir un adulte conscient de ses responsabilités. L'heure n'était plus aux polémiques. La situation était trop grave.

— Horriblement ! renchérit Findlay qui taillait un bout de bois avec son canif pour décharger son agressivité.

— Quel choix nous est laissé ? demanda Sophie à la ronde, cherchant un réconfort chez ses compagnons et ne le trouvant pas.

— Pas grand, répondit Douglas, l'œil très sombre, redevenu sous le coup de la souffrance, de la culpabilité et de l'angoisse, l'homme farouche d'avant sa rencontre avec Emmanuel. Il faut envisager les choses avec le plus de lucidité possible. Si nous accédons à la demande de ces individus, nous pouvons espérer revoir Emmanuel sans que ce soit une certitude. Par contre, nous devenons les prisonniers de l'Australie et de ces monstres aussi, puisque nous n'aurons plus rien pour nous défendre. C'est donc notre mort assurée à tous. Si nous refusons... nous aurons la mort d'Emmanuel sur notre conscience. Et sans doute celle d'Ismaël que je ne vois pas survivre à son ami...

— Douglas, soyez clair ! Que cherchez-vous à nous faire comprendre ?

— Que nous sommes voués à la mort si nous cédons !

— Mais Emmanuel ??

— Sophie, Diana, mes amis ! s'écria le comte avec une intensité déchirante. Emmanuel est mon fils depuis que Paul me l'a amené sur le Conqueror ! Parler comme je vous parle lacère mon cœur. Mais en l'absence d'Ismaël, je suis le chef de cette expédition ! Je dois penser à vous tous. Je ne peux vous condamner tous à mort ! Nous devons sauver Ismaël et nous sauver nous-même pour revenir à la côte. Il n'y a qu'une solution que je vous soumets : un échange ! Je prends la place d'Emmanuel.

— Pourquoi vous ? interrompit Findlay avec feu. Pourquoi seulement vous ?

— Parce que je suis responsable de ce qui s'est passé. Si je n'avais pas tiré précipitamment, Ismaël aurait récupéré Emmanuel et ne serait pas mourant. C'est normal que je paie pour mes erreurs, non ?

— Pas plus que nous tous ! Nous voulons aussi avoir notre part dans le sauvetage de cet enfant. Si vous vous dites le père de cet enfant, que deviendra-t-il quand vous serez mort ? Il ne sera pas plus avancé !

— Findlay, ceci ressemble fort à une insubordination de ta part ! tonna le comte, rendu encore plus furieux de cette contestation parce qu'il était lui-même à bout de nerfs, de forces et de chagrin.

— Oui, votre Honneur ! J'assume mes propos. S'il y a échange, je veux que ce soit en tirant au sort entre tous les volontaires !

Jamais encore personne ne s'était adressé avec une telle véhémence, une telle insolence au redoutable capitaine du Conqueror. Mais jamais non plus, personne ne s'était trouvé dans une telle tragédie. Le plus étonnant était que cette explosion venait d'un des membres les plus taciturnes et disciplinés de l'équipage du Conqueror. Sophie s'empressa de prendre la parole pour éviter que la discussion ne s'envenime.

— Je suis d'accord avec Findlay, ne vous en déplaise, Douglas. Il a bien parlé et dit tout haut ce que nous pensons tous. Nous voulons tous nous porter volontaires pour être la monnaie d'échange pour sauver Emmanuel. Il faut confier cette mission au hasard en tirant nos noms au sort.

Paul Masefield ouvrit la bouche comme s'il avait voulu protester, puis la referma. A la rigueur, il voulait bien s'offrir en échange d'Emmanuel mais pas que sa femme le fasse.

— Bien Sophie, reprit Douglas, je comprends vos arguments et je m'y range. Vous avez aussi le droit de prendre cette place d'otage, comme chacun de nous. Mais, avant que le sort ne nous départage, nous devons faire cette proposition aux ravisseurs.

— Nous pouvons aussi leur offrir de l'argent...

— S'ils acceptent notre proposition d'échange. Il faut que nous ayons toujours une base de négociation.

Douglas rédigea donc un court message tandis que Paul, pensif, se mordillait les lèvres, soudain assailli d'un doute. Pourquoi les ravisseurs accepteraient-ils cet échange ? S'ils étaient intelligents, ils sauraient que l'enfant était plus précieux que n'importe lequel des membres de l'expédition et qu'ils devaient le garder pour obtenir tout ce qu'ils voulaient. Un nouvel otage n'aurait pas ce poids et cette valeur puisqu'il aurait fait le sacrifice de sa vie...

Fortement armé et escorté, le comte d'Arran se rendit dans la clairière où Swanson avait tué le bandit. Là, en évidence sur une pierre se trouvait un petit carnet que Paul reconnut pour être celui qu'il avait offert à Emmanuel à Londres, dans un jour de bonté. Douglas s'en empara. Sur la première page, il put lire :

« Oeille pour oeille dans pour dans j'ai si peur je vais mourir ils vont me tuer je vous embrasse très fort Poussin »

Douglas resta un moment, les mains crispées sur le carnet, cible idéale, aveugle et sourd, la vue brouillée de larmes. Les bandits avaient compris qu'ils avaient échoué dans leur tentative et qu'ils n'étaient pas de force à se battre. La mort de l'un d'eux avait dû changer leurs plans : Emmanuel devenait encombrant, donc ils s'en débarrassaient pour faire bonne mesure et venger leur compagnon. Ils n'avaient même pas pitié de son jeune âge, loin de là. Au contraire : ils profitaient de sa faiblesse pour commettre un lâche assassinat.

Que faire désormais ? David, conscient du danger qu'il y avait à rester planté là, le tira par la manche :

— Votre Honneur doit rentrer au campement. Il va tomber sous les balles ennemies, sinon.

Douglas, comme un automate, se laissa guider vers le campement où ses compagnons l'accueillirent sans un mot. Paul lui arracha le carnet qu'il avait reconnu, le lut en poussant un gémissement avant de le passer à sa femme. Il n'y avait aucun moyen d'empêcher Diana de lire par-dessus son épaule. Elle s'affaissa sur elle-même, en larmes. C'était plus qu'elle ne pouvait en supporter. D'un côté Ismaël mourant, de l'autre son petit frère assassiné...

— C'est peut-être seulement une menace, émit Sophie, pour essayer de redonner de l'espoir à ses compagnons.

— Hélas ! Cette fois-ci, c'est Emmanuel lui-même qui a écrit de son plein gré. C'est un appel au secours et nous ne savons même pas où chercher ! Nous ne sommes que huit hommes valides. Ils sont certainement moins mais ils savent où nous sommes tandis que nous avons 360° d'inconnu. Vers quelle direction aller ? Nous serions décimés comme des mouches. Notre seul espoir est de rester groupés. Ici au moins, nous pouvons soutenir un siège.

— Mais nous ne pouvons pas laisser Emmanuel...

— Si c'est du chantage, nous entendrons reparler de ces bandits. Si Emmanuel n'est plus... alors...

— Il faut lui donner une sépulture chrétienne. Il faut retrouver ses restes !

— Où Sophie ? Où ?

— Mais nous ne pouvons le laisser ainsi, son corps exposé à tous les prédateurs...

— Devons-nous risquer notre vie pour l'enterrer dignement ? Ismaël est déjà mourant. Et le pire c'est que nous ne savons pas où chercher et que si nous cherchions, nous serions décimés petit à petit.

— Douglas, devons-nous vraiment vivre avec ce poids, en abandonnant le cadavre de notre enfant derrière nous sans ?...

La voix de Sophie se brisa.

— Mon cœur saigne comme le vôtre. Je ne suis pas insensible à vos supplications, mais je me dois de penser à nous tous. Nous ne pouvons nous permettre d'autres morts. D'autre part...

Il se tut brusquement, estimant qu'il devait garder pour lui ses pensées. Etait-ce vraiment nécessaire de trouver le petit corps sans vie d'Emmanuel, de constater combien il avait souffert durant ses dernières heures, d'être hanté à tout jamais par l'expression d'effroi intolérable sur ses traits figés par la mort ? Non, mieux valait garder les souvenirs intacts. Emmanuel était la vie, la musique, le rire, le soleil, l'espérance...

— Nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas venger cette mort, Douglas ! s'écria Paul. Quoi ? Huit hommes comme nous laisserions ce crime odieux impuni ?

— Je le répète, Paul, agir à l'aveuglette, c'est nous condamner parce que nous sommes à visage découvert devant des hommes sans pitié qui nous surveillent sans doute en ce moment et qui épient nos faits et gestes. Venger Emmanuel ne nous le rendra pas vivant.

— Non, mais au moins, nous aurons fait justice, nous aurons rendu œil pour œil, dent pour dent...

A ces mots qui étaient ceux écrits par Emmanuel, Paul s'interrompit, conscient de ce qu'il venait de dire. Il secoua la tête d'un air accablé.

— C'est une chaîne sans fin. Emmanuel a été tué parce que nous avions tué ce bandit qu'il va nous falloir enterrer quelque part.

— C'est donc de ma faute ! s'écria Swanson, hors de lui de chagrin. Dans ce cas, laissez moi partir...

— Assez ! tonna Douglas. Nous parlons pour ne rien dire. Je refuse qu'aucun d'entre nous ne prenne le moindre risque pour un acte qui ne satisferait que nos instincts les plus vils. Si je croyais qu'une intervention punitive avait quelque chance de succès, je serais le premier à la proposer. Je vous ai dit hier que cet enfant était comme mon fils. Croyez vous que j'hésiterai à tout mettre en œuvre pour sauver mon enfant ? Si je ne le fais pas, si je ne vous laisse pas le faire, c'est que je pense que le gain que nous en retirerions ne serait pas à la hauteur, loin de là, de tous les inconvénients. Nous avons aussi Ismaël à sauver.

— Survivra-t-il au coup qui le frappe ?

— Je l'espère.

— Et nos recherches ?

— Nous verrons. Pour l'instant, c'est la vie d'Ismaël qu'il nous faut sauver.

Le jeune marin n'avait toujours pas vraiment repris connaissance. Fiévreux, il transpirait beaucoup et délirait doucement, prononçant toujours des paroles sans suite. Il n'était encore aucunement en état d'entendre la vérité concernant son petit ami, ce qui n'était pas sans soulager ses amis qui redoutaient sérieusement d'en venir à des aveux bien pénibles.

Comme le nom de Diana revenait souvent dans sa bouche, Sophie finit par demander à la jeune fille de se joindre à elle pour veiller le blessé. Diana refusa très nettement.

— Mais il t'aime, il a besoin de toi ! Toi seul peux lui venir en aide !

— Il m'aime ? bégaya Diana.

— Oui, il ne cesse de t'appeler. Il faut que tu viennes. Tu peux le sauver.

La jeune fille fut laissée seule avec le blessé auquel elle prit la main. Ismaël, toujours très fiévreux, ouvrit les yeux et la reconnut immédiatement.

— Tu es bonne, tu es venue, murmura-t-il avec effort. Dis-moi... Emmanuel... il est mort, n'est-ce pas ?

A ces mots sortis laborieusement de la pauvre poitrine transpercée, Diana fondit en larmes qu'elle s'était pourtant bien jurée de ne pas verser. Ismaël Raynes referma les yeux. Il demeura ainsi plusieurs heures, immobile, respirant à peine, mais ni endormi, ni inconscient. Les larmes de Diana avaient suffi à le confirmer dans sa certitude. Il n'avait plus à s'angoisser. Il savait la vérité désormais.

Diana le veilla toute la nuit, refusant la présence de Sophie ou de quiconque. A l'aube, le blessé battit des paupières.

— Ma chérie, dit-il dans un souffle si faible qu'il semblait près à s'envoler pour toujours. Il serait si facile de mourir...

— Non, Ismaël ! Ne meurs pas ! s'écria Diana, brisée par ce désespoir d'un homme qu'elle avait toujours connu si fort devant l'adversité. Non, tu n'as pas le droit ! Ne m'abandonne pas ! Je t'aime !

Le jeune homme, épuisé par les quelques mots qu'il avait prononcés, referma les yeux d'où s'échappèrent des larmes brûlantes.

— Oh, Ismaël ! Mon Ismaël ! Vis ! Vis, je t'en supplie !

Diana, paniquée à l'idée que son ami pût se laisser mourir sans opposer de résistance ne trouva en son cœur troublé qu'une réponse à son angoisse. Elle se pencha sur le visage livide et, d'un geste plein de tendresse, sécha les larmes d'un baiser.

— Mon amour !

Sur ces deux mots qui exigèrent de lui un effort surhumain, Ismaël sombra à nouveau dans une torpeur fiévreuse qui dura trois longs jours et dont il émergeait rarement. Tout le monde fut très inquiet. Il y avait maintenant presque une semaine qu'il avait été blessé et il ne semblait faire aucun progrès dans sa convalescence. Le peu que Diana leur dit à propos de l'entretien qu'ils avaient eu fut cependant suffisant pour que chacun sache qu'Ismaël livrait un terrible combat contre lui-même, contre les forces des ténèbres et de la mort et celles de l'espérance qui lui permettraient d'accepter de vivre. Survivrait-il à cette lutte si inégale alors qu'il n'était plus en possession de toutes ses facultés physiques et mentales ? Il était permis d'en douter quand on constatait sa faiblesse. Chaque jour qui passait apportait sa griffe impitoyable sur un corps déjà marqué par la souffrance, rendant plus difficile la convalescence. Diana ne le quittait quasiment plus, lui apportant le réconfort de sa présence aimante et de son contact affectueux. Il n'était désormais plus un secret pour personne que l'amour liait ces deux êtres. Si quelqu'un pouvait arracher Ismaël au pouvoir du néant, c'était Diana et elle seule. Les Masefield et Douglas en étaient conscients et la laissaient faire, n'intervenant que pour des soins qu'elle n'aurait pu prodiguer seule.

— S'il meurt, déclara un soir Diana d'un ton rageur, ce n'est plus la peine d'aller rechercher mon père. Tout cela est de sa faute ! Même à distance, il fait du mal !

Personne ne souhaitait entrer dans une discussion stérile et houleuse avec une jeune fille que la fatigue et l'anxiété rendaient encore plus susceptible que de coutume.

— Il est trop tôt pour songer à cela. Il faut avant tout nous concentrer sur la santé d'Ismaël et sa guérison. Pour le reste, nous aviserons en temps utile.

Dix jours après le drame, Ismaël sortit de la torpeur qui l'avait accablé et s'il ne parlait guère, il manifestait son intérêt pour tout ce qui se passait autour de lui. Il n'avait plus de fièvre, sa blessure était en bonne voie de cicatrisation complète et seule lui restait une extrême fatigue qui coupait court à toutes ses velléités d'action. Sa première question fut pour s'enquérir de leur situation à tous. Douglas se chargea de la corvée de répondre. C'était son devoir. Il l'informa donc de sa responsabilité dans sa blessure et dans la fin prématurée de l'enfant qu'ils chérissaient tous.

— Oh, milord ! s'écria aussitôt Ismaël, laissant enfin parler son cœur chaleureux et spontané. Comme vous devez souffrir !

Les autres ! Toujours les autres. Lui n'existait pas. Refusait d'exister sauf dans le don constant de sa douceur, de son sourire, de sa paix apparente. Pas un instant, il n'avait songé à en vouloir au comte de sa stupidité. Non. Il imaginait seulement ce qu'il pouvait éprouver en se sachant coupable de la blessure de son ami et de la disparition d'Emmanuel. De cette dernière, il ne pipait mot. Il avait pris la nouvelle très calmement, sans manifester la moindre surprise. Il avait seulement demandé des détails que Douglas avait essayé d'adoucir, mais devant son intransigeance, il avait tout raconté, y compris leur discussion pour savoir s'ils devaient ou non essayer de donner à Emmanuel un sépulture digne. Le jeune Gallois avait soupiré, puis murmuré :

— C'était ce qu'il fallait faire. Ah, si j'étais mieux...

Ce fut d'ailleurs l'unique but du marin : se rétablir suffisamment pour que l'expédition puisse reprendre. Il suggéra de rester derrière avec l'un des chariots pendant que les autres partiraient à la recherche de Wilfrid Harrison qui ne devait plus être très éloigné. Le refus de Douglas fut sans appel. Dès lors, Ismaël n'eut de cesse de prouver à ses amis qu'il était parfaitement capable de supporter un voyage en chariot et même de monter à cheval. Lorsqu'il s'y essaya secrètement, il fut victime d'un évanouissement prolongé qui ne passa pas inaperçu et qui lui valut ensuite de violentes remontrances de la part de Douglas, légitimement furieux d'une telle imprudence. Le jeune homme subit l'averse comme un enfant, passif et têtu. Par contre, plus tard, les reproches de Diana brisèrent sa résistance. Il s'effondra en larmes, ne cachant pas sa rage d'être si diminué physiquement alors que les autres avaient tant besoin de lui et de son énergie. Diana dut avoir recours à toute sa persuasion, sa délicatesse, son amour, sa diplomatie pour le calmer et le sortir de son horrible désarroi. Et elle en parla aussi ouvertement avec ses oncles et sa tante :

— L'inaction va le tuer plus sûrement qu'un déplacement, dit-elle le soir même où Ismaël avait avoué sa souffrance d'être un poids inutile.

— Il se conduit comme un enfant ! trancha Douglas que l'inquiétude et le mécontentement rendaient hargneux.

— Non, contredit vertement Diana, n'hésitant pas, dans le feu de son angoisse, à contredire l'imposant capitaine du Conqueror. Comme un malade qui sait qu'il nous retarde. Or, c'était Ismaël le chef de cette expédition. Vous n'allez pas l'empêcher de recommencer dès que vous aurez le dos tourné.

— Un départ est prématuré, Diana ! Je ne peux prendre ce risque ! Je ne le prendrai pas !

— Il le faudra pourtant ! rétorqua la jeune fille avec une violence contenue. Ismaël n'a pas grand-chose qui puisse le raccrocher à la vie. Il n'a même désormais que son dévouement à la cause qui lui a valu de se trouver blessé. C'est pour retrouver mon père qu'il a accepté de partir. Tout faire pour le retrouver est la seule chose qui puisse redonner un but à sa vie, maintenant qu'il a perdu Emmanuel. Vous devez l'aider à trouver dans le sacrifice la raison de vivre qui lui manque ! Vous n'avez pas le droit de le laisser mourir !

— Il va plus sûrement mourir si nous partons avant que sa blessure ne soit complètement cicatrisée. A moins qu'il ne voie dans ce départ un moyen de quitter une vie qui ne lui est plus rien !

— Douglas, intervint à son tour Sophie, très émue. Notre amitié pour Ismaël nous entraîne sur des sentiers très différents. Nous voulons tous le meilleur pour lui, mais nous ne sommes pas d'accord sur ce qui est le meilleur. Je crois cependant être en accord avec les propos de Diana. Notre devoir est de respecter sa volonté. Il a certainement besoin de bouger pour échapper à lui-même, pour se raccrocher à tout ce qui a toujours fait sa vie : le don de lui-même !

— Et s'il succombe ? Wilfrid Harrison mérite-t-il que soit donnée cette mort pour son sauvetage ? Il n'est que trop débiteur avec celle de notre enfant !

— S'il succombe ? Vous lui aurez donné une dernière satisfaction avant de mourir. Celle du devoir accompli, du sacrifice utile. Pour lui, ce serait une belle mort. Avons-nous le droit de la lui refuser ?

— Et qui serait responsable ?

Sophie secoua la tête :

— Douglas, ne cherchez pas de responsabilité ou de coupable. Ismaël est un homme libre. Il a beau être gravement atteint dans son corps, son esprit est lucide. C'est librement qu'il a accepté de partir à la recherche du capitaine Harrison. Poursuivre les recherches est aussi la volonté d'un homme libre de ses choix et de ses décisions.

Il fallut plusieurs heures et de multiples retours à la charge pour que le comte d'Arran se soumette à cette décision avec toutes les conséquences qu'elle impliquait. Il n'était pas dupe des raisons qui le rendaient si réticents à partir. Il n'aurait pas eu les mêmes scrupules si le but avait été de retourner au Conqueror. Mais continuer à rechercher Harrison et ses deux marins lui paraissait trop cher payer. Et puis, partir, c'était s'éloigner à jamais de l'endroit où Emmanuel avait disparu. Savoir que son corps était sans doute à quelques dizaines, voire centaines de mètres d'eux, perdu à jamais était une pensée qui n'incitait pas au départ.

La petite troupe s'ébranla donc le lendemain matin dans un complet silence. Rares étaient ceux qui pouvaient garder les yeux secs en quittant ce lieu de mort. L'absence du plus petit d'entre eux se faisait terriblement sentir. Plus de chants, plus de rire en cascade, plus de « pourquoi » et de « comment » incessants. Plus ce regard profond qui vous rendait parfois mal à l'aise tant il vous scrutait sans un mot, sans un sourire, porteur de si lourdes interrogations sur le sens de l'existence. Là où il était désormais, il devait avoir les réponses... mais les survivants, eux, ne trouvaient pas de juste explication devant un tel gâchis.

Sophie et Diana ne quittaient pas le chevet d'Ismaël qui, malgré les précautions de Bill, était fort secoué par les cahots de la route. Il restait silencieux, attentif à ne pas laisser échapper le moindre gémissement qui eût aussitôt donné le signal d'un arrêt prolongé. Il dormait heureusement beaucoup, comme s'il puisait dans le sommeil les forces de l'oubli. Douglas, plus fréquemment que les autres, venait passer un moment en sa compagnie. Il ressortait toujours de ces entrevues avec un sentiment mêlé de paix et de tristesse. La sérénité d'Ismaël au milieu de ces épreuves, la clarté de son regard, les quelques paroles qu'il consentait à prononcer, le gênaient. Plus que jamais, il était conscient que le jeune homme possédait une richesse intérieure capable de transcender son malheur sans l'anéantir. Et cette richesse, il savait la nommer sans l'accepter, c'était sa foi profonde, scandale pour le noble écossais qui, devant la mort injuste, ne voulait que haïr et se révolter.

Dans l'après-midi du troisième jour qui avait suivi leur départ, Paul revint vers les chariots à bride abattue, très excité :

— Il y a un campement d'indigènes à cinq cents mètres !

Aussitôt, la petite troupe s'immobilisa. La nouvelle que chacun attendait pourtant fut accueillie par un lourd silence. En quelques secondes, les sentiments les plus divers paralysèrent les langues de tous les membres de l'expédition : joie, surprise, angoisse, soudain désir de fuir, espérance, vacuité du moment où l'attente n'était plus le but. La peur dominait l'ensemble. Peur de ne rien trouver. Peur de trouver. Peur d'avoir enfin une réponse concernant le problème qui les occupait depuis des jours...

Ismaël Raynes, certainement le plus touché par l'instant de vérité qui approchait, resta les yeux clos, sa main dans celle de Diana. Sur son visage amaigri et si pâle passaient des frémissements nerveux qui trahissaient plus sûrement que des paroles son bouleversement devant l'échéance fatale. Enfin, il ouvrit les yeux.

— Il faut aller voir, dit-il d'une voix parfaitement calme. Bien armés. Il est inutile d'aller avec les chariots. Les chevaux suffiront, ils peuvent porter deux hommes sur une courte distance. Rien ne dit que c'est le bon campement, d'ailleurs...

— Mais vous croyez que cela peut l'être ?

— Ce serait une chance de tomber du premier coup sur le bon, mais pourquoi pas ?

Douglas, Paul et Findlay s'élancèrent donc vers les pauvres huttes indigènes, tandis que les chariots s'éloignaient prudemment. L'arrivée des chevaux dans le paisible village terrifia les habitants qui n'en avaient peut-être jamais vu de leur vie. En un instant, la place fut déserte. Hommes, femmes et enfants avaient disparu. Tout aussi soudainement, jaillit d'une misérable cahute un gaillard fort peu vêtu qui agita des bras couverts de peintures fort étranges. Ses gestes apparaissant menaçants, Douglas tira un coup de revolver en l'air pour l'intimider.

— Ne tirez pas ! beugla l'individu qui fut soudain encadré par deux énergumènes de même acabit. Anglais ! Anglais ! Amis !

Passé la première surprise, Douglas baissa son arme : sous la couche de saleté et de boues colorées, les hommes avaient indéniablement des traits et des cheveux européens.

— Wilfrid Harrison ?

— Lui-même !

— Montez !

Les trois hommes ne se le firent pas dire deux fois. Ils agrippèrent la main que leur tendaient ces sauveurs venus de nulle part et, vaille que vaille, fermement maintenus, se laissèrent hisser sur les trois montures. Quelques minutes plus tard, tandis que le village indigène se remettait sans bien comprendre de cette invasion fulgurante et de l'enlèvement de trois prisonniers, les chevaux arrivèrent au niveau des chariots. Par précaution, Douglas voulut mettre entre ses éventuels poursuivants et eux-mêmes la plus grande distance possible et ne consentit à s'arrêter pour donner libre cours à la joie des retrouvailles qu'à la tombée de la nuit. Chacun avait compris que l'expédition était un succès : les occupants des chariots avaient aperçu les nouveaux venus et se demandaient vraiment s'il n'y avait pas d'erreur. Il était difficile de reconnaître des êtres civilisés sous ces corps peinturlurés.

Enfin, Douglas arrêta les chevaux dans une petite clairière qui avait déjà accueilli leur bivouac de la nuit précédente.

— Ah ! s'écria Wilfrid Harrison dès qu'il se retrouva sur un sol stable et immobile. Enfin ! Libres ! On peut dire que cela a été long ! Messieurs, mes hommages et surtout mes plus vifs remerciements ! A qui ai-je l'honneur ?...

— Au comte d'Arran, répondit Douglas d'un ton froid qui éprouvait une instinctive répugnance devant cet homme hideux, à la voix tonitruante, que sa sulfureuse réputation avait hélas précédé et qui ne prévenait pas en sa faveur. Je ne vous présente pas votre fille, Diana et votre fils Francis que vous aurez reconnus...

— Diana ? Francis ? Mes enfants ! Comme vous voilà grandis !

Fougueusement, le capitaine serra contre lui ses enfants intimidés autant par ce qu'ils voyaient que ce qu'ils entendait.

— Comment êtes-vous ici ? C'est un miracle ! Lindsay a donc réussi sa mission ? Mais voir mes enfants ici dans ce pays de sauvages où il ne fait pas bon rester ! Je sens que vous avez plein de récits à me faire... Oh... madame...

Il venait d'apercevoir Sophie qui descendait du chariot, vision charmante et étonnante dans cet environnement.

— Madame et Monsieur Masefield ! présenta Douglas toujours glacé et glaçant. Findlay et Sanson, matelots à bord du Conqueror... Monsieur MacDrain, steward... Bill et David, nos dévoués conducteurs...

— Enchanté ! Enchanté ! Voici Forbes et Richardson, ex-matelots de l'ex-Lady Helena...

Les deux hommes, un peu en retrait, adressèrent un timide signe de tête à ceux qui les avaient sauvés, puis reportèrent des regards inquiets, presque terrifié sur leur capitaine qui continuait sur sa lancée :

— Oui, des mutins, comme tout mon équipage. Les seuls survivants de la tragédie. Bien punis, ces lascars. Oh, ils n'ont pas fanfaronné longtemps ! Mais ils sont cause de la perte de mon bâtiment. Je leur ai promis un procès exemplaire si jamais nous rentrions en Europe !

— Le mieux ne serait-il pas d'oublier ce passé et de ne songer qu'au bonheur d'être revenu dans le monde civilisé ? demanda Sophie, attristée par la physionomie désespérée des deux marins.

— Oublier, Madame ? Oublier ? A cause de ces individus, j'ai passé deux ans de ma vie chez les pires sauvages qui soient ! J'ai perdu mon bâtiment ! J'ai été privé de mes enfants ! C'est vrai que ces hommes ne sont pas les plus coupables, mais en l'absence du meneur, il faut bien qu'ils paient !

— Le meneur ? demanda Douglas qui redoutait la réponse.

— Oui, un infâme individu que j'ai eu la faiblesse de renvoyer au lieu de le basculer par-dessus bord avec une balle dans la tête...

— Mes amis, intervint Sophie avec son habituel à-propos, je suggère que nous laissions le capitaine se rendre plus présentable et que nous continuions cette discussion autour d'un bon repas. Monsieur MacDrain va se charger de nous sustenter comme il le fait toujours si bien...

Devant une invitation si séduisante, Wilfrid Harrison s'inclina : il disparut avec ses matelots afin de se laver un peu à la mare toute proche et de s'habiller avec des vêtements plus civilisés. Quelques minutes plus tard, il revint prendre place autour d'une table sommairement dressée :

— Ah mes amis ! Quel bien cela fait de se retrouver sur le chemin de la libération ! L'ai-je attendu ce jour, depuis que j'ai envoyé Lindsay chercher de l'aide. J'ai bien cru que ce malotru m'avait trahi en ne le voyant pas revenir...

— Parce que son absence ne pouvait rien signifier d'autre ? demanda Paul Masefield qui cachait mal l'irritation que lui causait les manières du capitaine.

— Je n'avais pas le choix. Il était le moins pourri des trois.

— Vous auriez pu partir vous-même !

— C'est vrai, cela ne m'est pas venu à l'esprit... Mais vous ne m'avez toujours pas répondu : comment êtes vous arrivés là ? Qui êtes-vous ? Comment se fait-il que ma fille et mon fils soient avec vous ?

— Un petit rappel généalogique s'impose...

— Oh là ! grommela le capitaine, narquois. Rien que cela !

— Oui. Votre femme avait deux sœurs, n'est-ce pas ?

— Peut-être, rétorqua Wilfrid Harrison avec insouciance. Vous savez, la famille de ma femme...

— C'est pourtant au nom de cette famille que nous sommes ici...

— Tiens donc. Nous serions parents ?

— Il faut croire, répondit Douglas qui n'appréciait pas du tout le ton persifleur du capitaine. Mais éloignés...

— Je n'en doute pas. Sinon, j'aurais su que j'étais lié à la noblesse écossaise !

— Il s'agit de relations par alliance, naturellement.

— Cela ne me dit pas comment, du fin fond de l'Ecosse, vous en êtes venus à me rechercher en Australie...

— Je suis marin et j'ai appris la disparition du Lady Helena par les journaux.

— Le naufrage, milord ! La mutinerie honteuse !

Diana, de plus en plus pâle, se demandait si elle n'allait pas se sentir mal : elle entrevoyait les excès dont son père allait se rendre coupable. Douglas qui était assis à ses côtés, lui prit discrètement la main pour la presser dans la sienne. Ce signe d'amitié fraternelle la bouleversa. Elle s'efforça de respirer plus calmement pour se maîtriser le plus longtemps possible.

— Imaginez-vous cela sur un tranquille bâtiment marchand ! Nous ne sommes pourtant plus au temps de la Bounty ! Mais quand un ver ronge un fruit, celui-ci pourrit même quand le ver a été enlevé. C'est ce qui s'est passé... Ma fille, tu te souviens certainement de mon second, ce garçon que j'ai élevé, que j'ai fabriqué de mes propres mains, qui me devait tout. Comme j'étais inconscient quand je te confiais à lui ! Pouvais-je imaginer pareille duplicité, pareille ingratitude ? Au lieu d'être reconnaissant de mes bienfaits, cet individu n'a cessé de saper mon autorité. Emporté par une ambition démesurée, il a cherché à soulever l'équipage contre moi. Oh, c'était une nature diabolique...

Douglas serra plus fort la main de Diana tandis que Paul, sous le regard impérieux de sa femme, dominait sa colère.

— ... d'une habileté redoutable... Jamais, en quatre mois, je n'ai pu le prendre en flagrant délit. Mais j'en savais assez sur son compte pour ne pas le tolérer plus longtemps à mon bord. A Adelaïde, je l'ai renvoyé. J'aurais dû le tuer... j'ai été trop bon pour cette crapule. Je voulais lui prouver que malgré ses fautes, je lui restais supérieur en faisant preuve de magnanimité. Nous avons alors repris la route du retour. Nous n'avions pas perdu les côtes de vue que voilà mon équipage à me demander des comptes sur le départ de ce Raynes et à exiger que nous revenions à Adélaïde le rechercher. Il m'a fallu abattre quelques excités. Les autres ont continué leur jeu stupide, mais la tempête est arrivée. Nous avons démâté. Le Lady Helena s'est mis en travers. Il a fallu évacuer. Nous nous sommes retrouvés sur une côte hostile, à seulement quatre survivants... après quelques jours de marche dans l'intérieur des terres, nous avons été attaqués par un groupe de guerriers indigènes qui nous ont fait prisonniers. Au bout de plusieurs mois, j'ai incité Lindsay à partir chercher du secours. Notre détention s'est alors renforcée... et Lindsay ne revenait pas. Donc, il avait trahi... Je n'ai pas envoyé les deux autres en reconnaissance parce qu'ils en auraient profité pour prendre la poudre d'escampette. Or, je veux qu'ils soient jugés. Et condamnés. Et je passerai ma vie à rechercher cet infâme Raynes, cause première de mes malheurs... Il faudra bien qu'il paye...

— Il a déjà largement payé, murmura Sophie, dégoûtée jusqu'à la nausée par les propos du capitaine.

— Je ne comprends pas, Harrison, intervint Douglas qui n'avait rien de commun avec l'oncle tendre ayant apprivoisé le petit Emmanuel. Comment avez-vous pu vous tromper à ce point sur le caractère de votre second ?

— Certains ont une perversité naturelle...

— Non !!!

Cette fois, c'en était plus que la pauvre Diana n'avait pu supporter. Il fallait faire cesser ces calomnies monstrueuses. Dans sa rage d'entendre pareils mensonges, elle trouva le courage de poursuivre, sans que Douglas, ni personne ne songent à l'interrompre.

— Vous ne pouvez parler ainsi, père. Il faut rétablir la vérité. Monsieur Raynes n'est pas l'homme que vous décrivez et vous le savez parfaitement. Simplement, votre irréprochable second n'a eu qu'un tort, celui de vous humilier devant tout votre équipage en prenant la défense d'un enfant dont vous vous prétendiez le père. C'est pour avoir défendu Emmanuel qu'Ismaël a encouru votre haine. Vous l'avez persécuté pendant des semaines ! S'il y a eu une mutinerie, c'est parce qu'en renvoyant votre second, vous avez perdu la seule chance possible de rentrer à bon port. Le seul homme qui tenait l'équipage et qui empêchait cette mutinerie, c'était celui que vous vouliez briser.

— Ma pauvre fille, quelles sornettes tu nous débites là ! Mais j'aime ton caractère ! Tu es bien digne de moi !

— Ce ne sont pas des sornettes, père !

— Prouve-le !

Diana allait s'emporter encore plus, mais Douglas ne lui en laissa pas la possibilité.

— Vous vouliez savoir tout à l'heure comment nous étions arrivés jusqu'à vous. Nous ne vous avons pas encore répondu. La vérité ne sera pas facile pour vous : c'est votre second, Ismaël Raynes, qui nous a conduit ici.

— Je rêve ! Et vous aussi, mes amis. Parce que votre Raynes angélique, je ne l'ai pas vraiment vu autour de cette table !

Le ton moqueur ulcérait les auditeurs de cette scène pénible. Comment un homme pouvait-il être si englué dans ses mensonges et sa suffisance ?

— Vous le verrez, soyez sans crainte ! Il n'est pas loin et...

— Aurait-il peur de m'affronter ? ricana le capitaine.

— Ismaël Raynes a failli perdre la vie en essayant de sauver celle de notre petit Emmanuel. Il est encore extrêmement faible.

— Emmanuel est mort ? rétorqua Wilfrid Harrison, goguenard. Eh bien, c'est ce qui pouvait lui arriver de mieux...

Il n'avait pas plus tôt achevé sa phrase que Douglas, ayant renversé la table, les victuailles, les chaises dans son élan, l'avait agrippé à la gorge :

— Tais-toi ! Tais-toi, monstre que tu es ! Deux ans de solitude n'ont visiblement pas adouci ton cœur. Sache qu'Emmanuel était le trésor de nos vies depuis que nous avions fait sa connaissance. Si je me retiens encore de te frapper comme tu as frappé Ismaël Raynes à bord de ton bâtiment, c'est parce que ta fille est là, parce qu'Ismaël serait le premier à me le reprocher, parce qu'Emmanuel lui-même était la lumière de la vie et non les ténèbres de la mort. Mais ne me pousse pas, ne me pousse pas...

Wilfrid Harrison, complètement pris au dépourvu par ce déchaînement de violence contenue, prenait une teinte violacée tant Douglas le serrait fort dans l'excès de sa colère.

— Bon, bon... je m'excuse... Lâ... chez-moi !

Le comte d'Arran le repoussa avec mépris.

— Plus jamais une parole contre ces êtres qui nous sont le plus chers au monde !

— Si vous insistez...

Il ne fut plus question de dîner ce soir là, du moins en commun. Chacun se retira, les uns sous des tentes, les autres dans le chariot. Diana se précipita au chevet d'Ismaël qu'elle trouva éveillé et anxieux d'avoir des nouvelles. Elle fondit en larmes de fureur, d'humiliation et de désespoir : elle avait honte d'être la fille d'un tel homme. Ismaël, qui se doutait de la raison de ses larmes, chercha à la réconforter. Il écouta ses récits, posa des questions, l'obligea à dire tout ce qu'elle avait sur le cœur. Il la sentait prête à toutes les outrances. Lorsqu'elle eût terminé de cracher son venin contre son père, il murmura :

— Tu sais... je me demande si Emmanuel n'a pas eu la meilleure part de nous tous... Il n'était pas fait pour ce monde de haine et de violence... Quant à ton père, il faut lui résister passivement...

— Vois où cela t'a conduit !

— Au moins, je n'ai pas à rougir de mes actes... du moins pas trop...

— Tu es un ange, c'est tout. Tu trouverais des circonstances atténuantes à Lucifer lui-même !

Elle conclut sa phrase d'un baiser avant de se relever, les joues cramoisies en s'apercevant que loin d'être seule, elle était avec le comte d'Arran et le couple Masefield. Depuis combien de temps étaient-ils là ?

— Nous voudrions savoir si vous aurez le courage d'affronter Harrison demain, mon cher Ismaël ! Le portrait que sa fille vous en a fait n'a rien d'excessif malheureusement...

Ismaël se redressa sur ses coussins avec effort :

— Il fallait s'y attendre... Devoir sa libération à son ennemi après l'avoir traîné dans la boue n'est pas chose facile... Il est normal qu'il se sente humilié.

— Vous ne répondez pas à la question...

— Je n'ai pas le choix. Il faudra bien que j'affronte cet homme. Ce sera bien plus pénible pour lui que pour moi : je suis entouré d'amis très chers et mon orgueil n'est pas mis à mal par cette confrontation. C'est pour lui que je crains. Comment peut-il réagir ?

Les jeunes gens se séparèrent sur cette question sans réponse qui prouvait une fois de plus, si besoin était, que le Gallois était toujours davantage centré sur les autres que sur lui-même. Douglas renonçait à comprendre. Personne ne dormit très bien cette nuit là.