L'Envol — Chapitre 1

— Capitaine !

La voix d'Ismaël Raynes, second à bord du Lady Helena, long-courrier britannique, était pressante. Wilfrid Harrison qui fumait la pipe sur la dunette en regardant les côtes de France s'estomper dans le lointain, grommela d'un ton rogue :

— Qu'y a-t-il, monsieur Raynes ? Vous ne pourriez pas vous déplacer pour me parler au lieu de crier ainsi ?

— Désolé, capitaine, répliqua Raynes dont l'accent chantant trahissait les origines galloises. Mais il est indispensable que vous veniez !

Bon gré, mal gré, le capitaine se résigna à obtempérer. Lentement, majestueusement, pour bien montrer que cette acceptation à répondre à cet appel était un effet de sa très grande magnanimité, il descendit sur le pont principal, dérogeant ainsi aux usages. Les marins qui n'étaient pas de service et même ceux qui auraient dû obéir aux injonctions du lieutenant ou du second se trouvaient réunis autour d'une des chaloupes. En fait, seul le timonier semblait exclu de l'attroupement. Le groupe se fendit pour laisser passer l'auguste maître des lieux.

— Alors quoi ?

— Regardez dans la chaloupe, capitaine.

Wilfrid Harrison n'y jeta qu'un coup d'oeil avant de darder un regard glacial sur l'ensemble de l'équipage.

— Qui est l'auteur de cette plaisanterie inadmissible ? demanda-t-il à la ronde d'une voix à peine plus réconfortante que son regard.

Raynes, imperturbable devant la montée de la colère de son chef — à la différence des marins qui baissaient peureusement les yeux — répondit sans s'émouvoir :

— Nous craignons qu'il ne s'agisse pas d'une plaisanterie, capitaine. Ou, si tel était le cas, son auteur est resté en France.

— Tant mieux pour lui ! aboya Harrison. Je lui aurais fait savoir ce que je pense d'une telle attitude.

Cette menace devait être redoutable car les marins, sans se concerter, se dirent qu'il était plus sage de s'éloigner d'un volcan qui ne manquerait pas d'exploser. Dans un mouvement d'ensemble prouvant une longue habitude de ce genre de prudentes retraites, ils reprirent leurs occupations avec un zèle hypocrite, destiné avant tout à éviter des représailles. Le second qui n'avait pas été dupe de la manoeuvre des hommes resta seul avec le capitaine dont la fureur croissait de seconde en seconde tandis qu'il considérait, recroquevillé dans la chaloupe, un tout petit garçon, âgé de quatre ou cinq ans.

— C'est inadmissible ! fulminait Wilfrid Harrison. Que fait ce gosse ici ? Qui l'y a mis ? Que vais-je en faire ?

— Pour le moment, le rassurer, répondit Raynes avec bon sens. Le pauvre petit a l'air terrorisé.

— Je m'en moque. Ce n'est pas mon affaire ! Jetez-le par-dessus bord !

L'imminence du danger eut raison du calme de Raynes :

— Capitaine ! Vous ne pensez pas ce que vous dites !

— Si, mon cher, je le pense ! Ce sera un bon débarras pour nous tous !

Le petit garçon écoutait cet échange. Dans les yeux d'un bleu presque mauve, la peur et l'orgueil livraient un impitoyable combat. Comment ne pas être rempli de compassion devant cette infinie détresse qui refusait pourtant l'humiliation des larmes ? Comment songer à se défaire de l'encombrant problème comme un vulgaire sac de blé ?

Raynes, sans se soucier de l'opinion de son chef, sourit à l'enfant avant de le prendre dans ses bras. Sa douceur était si naturelle, si chaleureuse, son expression si bienveillante que le bambin parut se rassurer un peu, bien qu'il ne cessât de lancer des regards apeurés vers le géant blond qui criait si méchamment.

— Ah ! fit Harrison du ton du plus profond mépris. Vous voilà à jouer les mères poules ! Je ne vous connaissais pas sous ce jour ! Vous avez l'air complètement ridicule, mon cher !

Le second ne sembla pas se formaliser de l'insulte grossière. Il caressait gentiment les cheveux bouclés du petit garçon.

— J'accepte le reproche, capitaine, dit-il avec cette inaltérable bonne humeur que lui enviaient les marins. Mais il me semble qu'il faut prendre une décision quant à cet enfant. Il y a peut-être un indice qui nous permettra de nous faire une idée de la situation.

Wilfrid Harrison éructa quelques jurons avant d'ordonner au second de le suivre au carré. L'enfant, toujours cramponné au cou du marin, serrait les dents, sans rien perdre de ce qu'il passait ni laisser soupçonner qu'il comprenait vraiment ce qui se passait. Il se débattit comme un beau diable quand le capitaine chercha à le fouiller et voulut lui retirer les vêtements.

— Laissez moi faire ! dit Raynes, conscient que la brutalité allait aggraver une situation bien assez délicate. Ah, j'ai un papier ! Tenez !

Il tendit à son supérieur une feuille chiffonnée, griffonnée à la hâte. Elle était écrite en anglais. Wilfrid Harrison la lut à haute voix :

« On m'a payé 1 000 livres pour supprimer cet enfant. Je n'ai pas le cœur de le faire. Vous qui l'avez découvert, protégez-le, cachez le mystère de son arrivée parmi vous. Ses ennemis sont tellement puissants et nombreux qu'un mot imprudent le ferait tuer, vous tuerait et tuerait ses parents. Ne le laissez pas prendre dans l'engrenage du sang vengeur. Sauvez-le ! »

— Eh bien ! poursuivit Harrison, moqueur, n'avais-je pas raison de vouloir m'en débarrasser ?

Le visage de Raynes ne broncha pas, mais son corps entier se raidit dans une attitude de révolte passionnée. Cet homme était un monstre. Il pouvait en effet jeter l'enfant à la mer. Personne ne l'accuserait de meurtre afin de ne pas ébruiter sur la place publique une sombre affaire à laquelle ils étaient tous étrangers mais dans laquelle ils risquaient aussi leur vie.

Avec des gestes très doux, le second serra contre lui ce petit être arraché à sa famille et qui, innocent, payait pour les erreurs, le pouvoir, la richesse, les opinions politiques ou les crimes de ses parents.

Le visage était beau, avec des traits fins et réguliers. Les yeux d'un bleu mauve, très légèrement en amande, contrastaient avec les cheveux bouclés d'un noir brillant et la peau d'un brun doré, encore accentué par le hâle. Le métissage était évident. L'expression, bien qu'obscurcie par la crainte, respirait la fierté, la noblesse et l'intelligence.

L'enfant regardait d'ailleurs avec une grande attention ces deux hommes qui semblaient s'intéresser à lui et discuter son sort. Il ne perdait pas de vue aucun de leurs gestes, aucune de leurs mimiques, mais malgré cette étude si sérieuse, rien ne permettait de dire qu'il comprenait les mots échangés.

— D'où peut-il bien venir ? demanda Wilfrid Harrison à haute voix. Tiens, je vois quelque chose qui brille.

En effet, l'éclat d'une chaîne en or, à laquelle était suspendue une médaille, se faufilait entre les replis d'une fine chemise brodée. Pour éviter que les doigts sans douceur du capitaine ne viennent l'arracher, Raynes la mit à la vue de tous. Au recto, on voyait un remarquable travail d'orfèvrerie qui n'évoquait rien pour les deux hommes. Les lignes enchevêtrées avaient-elles un sens ? Au verso, un nom : Emmanuel. Une date : 18 février 1860. Celle de la naissance ou du baptême.

On était le 17 juillet 1863. On pouvait supposer que le petit garçon avait trois ans et demie, même s'il faisait plus que cet âge.

Emmanuel avait laissé les deux hommes tourner et retourner la médaille entre leurs mains sans manifester autre chose qu'une terreur renouvelée. Il écouta avec la même ardeur inquiète la conversation qui suivit la découverte de son nom et de son âge.

— Ce doit être un juif. Avec un nom pareil. Et une peau aussi brune...

— La conclusion me parait hâtive, capitaine, répondit Raynes avec bon sens.

— C'est facile à vérifier.

Wilfrid Harrison fut plus rapide que le second qui, pour protéger son précieux fardeau n'osa pas résister. L'enfant, manipulé sans égards pour ses sentiments, se débattit, outré de cet examen intime auquel cet inconnu n'avait aucun droit. Le capitaine était le plus fort. Son jugement péremptoire ne tarda pas à tomber. Non, le garçon n'était pas juif. Raynes sentit un certain désappointement dans son ton, ce qui le fit frémir. La survie d'Emmanuel tenait-elle à sa religion ?

— D'où viens-tu ? aboya Wilfrid Harrison en fixant l'enfant avec ses terribles yeux bleus.

Emmanuel, l'inspection terminée, s'était recroquevillé dans les bras du jeune second dont le premier souci était de le rassurer. La question du capitaine le fit se rapetisser davantage.

— Je doute qu'il connaisse l'anglais, objecta Raynes de son ton amène. Après tout, il nous arrive de France.

— Et vous savez le français, vous ? s'enquit le capitaine avec un mépris insultant auquel le jeune homme opposa sa tranquillité désarmante.

— Pas un mot. Je connais seulement le gallois !

— C'est plus que moi ! Allez donc chercher Hans.

Hans, le charpentier, était belge et polyglotte. Il servait toujours d'interprète au capitaine qui n'avait jamais consenti de prononcer un mot dans une langue étrangère. C'était un petit homme plus latin que nordique dans son apparence physique, mais d'un tempérament taciturne.

— D'où viens-tu, petiot ? demanda-t-il à Emmanuel dès qu'il eût compris ce que le capitaine attendait de lui.

— Je m'appelle Emmanuel, rectifia aussitôt l'enfant. Pas petiot. Pourquoi les autres ne parlent pas comme moi ? Je comprends pas. Le monsieur là est méchant. J'aime pas. Je veux papa et maman. Je veux pas être ici. J'aime pas. Ramène-moi à la maison ! Ramène-moi chez papa et maman.

Hans traduisit ce flot de paroles à ses supérieurs, aussi surpris qu'eux par cette soudaine prolixité. Le regard bleu, vif, se faisait accusateur. On sentait que ce menu personnage était habitué à commander et à imposer ses volontés. L'expression devenait altière.

— Où étais-tu avant ? dit Hans.

— A la maison. Je veux rentrer à la maison. Je veux maman !

— Où est ta maison ?

— Je sais pas, moi ! Ramène-moi à la maison !

Et dans le silence qui accueillait cette déclaration, il posa sur les trois hommes un regard d'agonie, comme si, sans le concours de mots devenus dérisoires, il comprenait qu'il ne reverrait jamais sa famille. Puis son visage se ferma, ses yeux si lumineux s'assombrirent au point de paraître noirs, sa mâchoire se crispa, ses poings se serrèrent. Raynes sentit son corps tout entier se raidir atrocement, aveu du combat intérieur qui se livrait dans cette petite âme solitaire et noyée de détresse. Instinctivement, il effleura de ses lèvres le front lisse. Mais l'enfant, muré dans sa souffrance, ne réagit pas, indifférent à tout ce qui n'était pas le feu brûlant de son chagrin, et refusant pourtant le réconfort des larmes et des hurlements.

— Trop de temps perdu ! gronda le capitaine. Monsieur Raynes, mettez ce gosse dans votre cabine ! Hans, au travail. Allez, vite !

Au ton qu'utilisait Wilfrid Harrison, le second sut que ce n'était pas le moment de pousser davantage la discussion. Il fallait obéir et filer doux. De plus, Raynes avait charge d'un fragile personnage. Il ne s'agissait pas, par une manoeuvre maladroite, de rejeter le capitaine dans ses idées morbides par lesquelles il voulait se débarrasser d'un passager indésirable.

L'équipage surveillait discrètement l'évolution de ces événements. La mine soucieuse du jeune homme ne lui échappa pas. Hans raconta au poste tout ce qu'il savait et même ce qu'il ne savait pas. Cela ne faisait pas un récit très long. L'imagination des marins fit le reste.

Le matin qui suivit cette journée mémorable, Wilfrid Harrison convoqua son second.

— Monsieur Raynes, dit-il à sa manière abrupte, si désagréable pour son entourage. A ma place, que feriez-vous du gosse ?

Le jeune homme n'en crut pas ses oreilles. Etait-ce vraiment le maître du Lady Helena qui s'abaissait à demander un conseil à un subalterne ? Que se passait-il ?

— Je veux une réponse sincère, monsieur Raynes.

Le second n'en doutait pas. Et pourtant, il hésitait. Car lui-même avait passé une partie de sa nuit à réfléchir à la tragique situation de l'enfant, à redouter que Wilfrid Harrison, conscient des dangers que sa présence créait pour tous, ne le supprime purement et simplement. Or, il était pris d'une affection immédiate pour ce petit garçon innocent, arraché à sa famille, condamné à être toujours un paria, marqué à jamais d'une tare redoutable et indélébile.

— A votre place, capitaine, je l'ignore. Ce dont je suis sûr, c'est que cet enfant a besoin d'une famille pour remplacer celle qu'il vient perdre. Dans l'état actuel des choses, je crois qu'il est plus sage de nous conformer au message du ravisseur et de protéger ainsi ce malheureux enfant des ennemis qui voudraient le poursuivre davantage.

Wilfrid Harrison avait écouté gravement, sans chercher à interrompre. Raynes sentit, dans cette situation totalement nouvelle, le désarroi d'un homme plus vulnérable qu'il ne l'avait soupçonné. La situation d'Emmanuel, son extrême jeunesse, son innocence avaient peut-être ouvert le cœur aride à la compassion.

— C'est bien. Vous pensez comme moi. Je vais donc l'adopter.

Sidéré par cette conclusion imprévue, le jeune homme resta un instant muet avant de lancer la première objection qui lui passait par la tête.

— Sans en discuter avec vos enfants ?

Le capitaine, veuf, avait une fille de seize ans et un garçon de onze ans.

— Pourquoi diable ? Ce n'est pas leur affaire !

— Si, un peu, répondit Raynes que la surprise incitait à polémiquer avec ce terrible adversaire. Il peut être grave de conséquence pour eux d'introduire ce petit inconnu dans votre famille.

— Il ne sera pas un inconnu puisqu'il sera mon fils ! rétorqua Wilfrid Harrison en haussant les épaules. Je lui donne une famille, un nom, tout ce dont il a besoin pour ne plus craindre ses ennemis. Auriez-vous encore des objections ?

Ismaël Raynes secoua sa tête, cachant derrière son sourire la multitude de ses questions et le raz de marée de ses angoisses. Il était conscient que la décision du capitaine était folle, dangereuse et désastreuse pour l'enfant. Mais le dire n'aurait servi qu'à buter davantage cet homme impulsif, colérique et orgueilleux. Il se contenta donc de mettre en valeur la générosité de sa proposition et de formuler des voeux pour le bonheur de toute la famille. Wilfrid Harrison, radieux, se complaisait dans la satisfaction de cet acte altruiste, ne faisant aucun effort pour se convaincre de sa nécessité. A ses yeux, en tant que chef du Lady Helena, il était le seul à pouvoir prendre une telle décision et à moins de confier le petit garçon à un orphelinat, il fallait reconnaître que personne à bord ne saurait assumer sa charge. Ismaël Raynes, qui n'aurait pas demandé mieux que de devenir le tuteur de l'enfant, n'en avait aucunement les moyens. Sa maison était à bord. Il ne la quittait jamais, sinon, à terre, pour aller à la messe et fleurir la tombe de sa mère, morte lorsqu'il avait quatorze ans.

En remontant sur le pont après cette brève rencontre par laquelle la vie d'Emmanuel avait basculé dans un gouffre angoissant, Raynes aperçut le petit garçon, tassé sur lui-même, immobile, solitaire, le regard farouche fixé sur la mâture, un petit objet en tissu serré dans les mains. Le joli minois hâlé exprimait une telle souffrance, une telle incompréhension, que le cœur du jeune homme se serra douloureusement. Il s'approcha de la forme prostrée, lui parla gentiment, quelques mots affectueux mais trop brefs. Et dans une langue que l'enfant ne comprenait pas ! Seule, l'intonation pouvait lui prouver que l'inconnu prononçait là des paroles amicales. Raynes rencontra un regard durci, hurlant de désarroi dans ce terrible mutisme auquel il se contraignait. Il eût fallu passer des heures à bercer cette petite chose pitoyable, à l'embrasser, à lui susurrer des mots de douceur et de tendresse, à recoller les morceaux brisés d'une enfance interrompue ! Le jeune homme, déchiré, n'avait qu'un instant à lui consacrer. Il lui donna son amour, total, à la mesure de son être, il l'enveloppa dans sa prière fervente et l'abandonna entre les mains de Dieu. Celles de Wilfrid Harrison se rapprochaient trop, à ses yeux, à celles du diable.

Car, Ismaël Raynes, depuis huit ans qu'il connaissait le capitaine, n'ignorait rien des travers de son caractère, ni de sa vie de famille à laquelle il avait été plusieurs fois mêlé. Wilfrid Harrison, en cinquante ans d'existence, avait réussi l'exploit de créer un désert autour de lui. Il s'était fait des ennemis de ses meilleurs amis, s'était aliéné toutes les sympathies et avait trouvé le moyen d'en blâmer les autres, puisque, naturellement lui seul détenait la vérité. Sa pauvre femme n'avait pu survivre à l'existence qu'il lui faisait mener. Elle était morte deux ans après la naissance de Francis. Quant aux parents, beaux-parents et autres relations familiales, ils avaient renié ce garçon autoritaire qui ne se montrait que pour les insulter ou les choquer. Fils de pasteur protestant, Wilfrid s'était converti au catholicisme dans le simple but d'exaspérer son père.

Ismaël Raynes était l'émanation de ce cerveau malade qui idolâtrait les uns pour mieux anéantir les autres. Son père, marin, avait péri en mer quand il était tout jeune. Sa mère, pour gagner quelque argent pour nourrir son enfant, avait trouvé un emploi de gouvernante chez les Harrison. Jane, qui menait une vie de recluse avec sa sœur Julia, bonne personne mais sans fortune après un mariage raté, trouva chez Madame Raynes un dévouement et une amitié de tous les instants. Lorsqu'elle mourut en 1854, sa fidèle compagne la suivit dans la tombe une année plus tard, laissant un orphelin de quatorze ans. Wilfrid Harrison avait toujours aimé le jeune garçon, enthousiaste, chaleureux, décidé et vif qui partageait la vie de ses deux enfants et qui s'ingéniait à aider sa mère en toutes circonstances. Il lui avait alors proposé d'en faire un marin. Ismaël, qui n'avait pas le choix, étant pauvre, avait accepté avec reconnaissance. La souffrance précoce, la tendresse vigilante d'une mère très pieuse, d'évidentes qualités personnelles avaient donné à l'adolescent les armes indispensables pour affronter sainement les difficultés. Au fil des ans, il avait gravi les échelons pour arriver, à vingt-deux ans, au poste de second. Il en avait la compétence, cela était indéniable. Mais sa lucidité l'empêchait de se fier à sa bonne étoile. En huit ans de vie commune, il avait compris qu'il avait affaire à un être aussi imprévisible qu'une giboulée de Mars. Il était lui-même surpris que sa chance eût duré depuis si longtemps. Car il n'avait jamais consenti à courber servilement la tête devant un homme auquel il devait tout mais qu'il ne pouvait pas respecter. Les marins qui, pour la plupart, avaient assisté à son ascension fulgurante au cours des trois tours de monde effectués en sa compagnie, l'adoraient et en faisaient le véritable maître du Lady Helena. Car ils savaient le rôle qu'il jouait en toutes circonstances. Ismaël était un des leurs, un enfant de la misère qui ne s'était jamais grisé de cet avancement rapide et arbitraire. Sa parfaite intégrité, sa profonde haine de l'injustice, sa chaleur, tempérée par un calme qui prouvait une grande maîtrise de lui-même, sa foi, en avaient fait un compagnon sûr, toujours le premier à défendre les intérêts de la communauté. Chacun admirait le don qu'il possédait et qui faisait que capitaine et équipage trouvaient un modus vivendi, cela sans compromission, sans lâcheté, sans concession.

Cependant, le jeune homme connaissait parfaitement les limites de son influence auprès de son chef et protecteur. Il savait par exemple qu'en ce qui concernait l'accueil du petit Emmanuel, il n'avait aucune marge de manoeuvre, pas plus qu'il n'en avait dans les problèmes du capitaine avec ses deux enfants. La catastrophe allait se produire, à plus ou moins brève échéance, car Wilfrid Harrison n'était pas l'homme idéal pour remplacer un père absent. D'autant plus qu'il offrait à l'enfant une famille incomplète, une tante effacée et apeurée, une fillette charmante mais timide, un garnement vindicatif que personne n'osait dresser. Comment Emmanuel pouvait-il accepter sans révolte, sans cassure intérieure, sans blessure, un univers si différent du sien ? Car à observer et à entendre les réflexions des matelots à son sujet, le second trouvait en lui une étonnante maturité, une grande force de caractère, bref une personnalité peu commune. Le regard bleu étudiait son nouvel environnement avec une intensité qui mettait mal à l'aise. Depuis son arrivée, c'était le mutisme le plus total, le plus farouche. La nourriture semblait acceptée à regret. Ismaël Raynes, comme d'autres, pris de pitié avait tenté de le dérider, de l'embrasser, de le réconforter. Peine perdue. Hans lui-même s'était vu rejeter avec violence, bien qu'il fût le seul à pouvoir entrer en communication avec lui. Mais Emmanuel ne tolérait aucune approche, et surtout pas celle du capitaine pour lequel il éprouvait une véritable répulsion. Il s'éloignait dès qu'il le voyait apparaître, ce que son ennemi ne sembla pas remarquer, pour le soulagement de l'équipage. Wilfrid Harrison ne saurait jamais admettre une rebuffade aussi cinglante de la part de celui auquel il sauvait la vie !

Le jeune second voyait les jours passer avec une recrudescence d'inquiétude. Il espérait que Tante Julia et Diana Harrison auraient les capacités nécessaires pour briser le mur de révolte haineuse qu'Emmanuel était en train de se bâtir dans un dérisoire réflexe de protection. Ce front de refus était la seule chose qui lui permît de lutter contre l'adversité, cet énorme trou qu'il ne comprenait pas et qui l'avait privé de ses affections. Une attitude aussi morbide était bien inquiétante chez un si petit. Ismaël essaya de se souvenir de la jeune Diana lors de la dernière escale londonienne, quelques deux ans plus tôt. Elle avait alors une quinzaine d'années. Ce n'était plus l'enfant que le novice ou le gabier faisait jouer avec une inlassable patience. C'était une femme, déjà, qui pointait le nez sous l'adolescente, une femme précocement mûrie par l'absence de son père et la mort de sa mère, la conduite infernale de son frère, les difficultés financières, les rapports toujours si houleux avec un père autoritaire et brutal. Timide créature, pleine de fraîcheur et de délicatesse, elle s'efforçait de créer un univers de douceur affectueux, devinant que la seule tendresse vraie qui existait dans la maison devait venir d'elle. Elle avait dit sa solitude, sa lassitude, ses inquiétudes. Il n'était plus question de jeux. Le cœur de l'adolescente débordait. Le seul être auquel elle pouvait parler était celui qu'elle avait toujours connu dans la maison et dont le pur sourire illuminait les tristes murs délabrés. Et Ismaël Raynes, toujours disponible, toujours attentif se faisait tout naturellement le frère aîné, le conseilleur, le protecteur, lui apportant comme à ses marins et compagnons le secours sans partage de son amitié, de son regard profond, de son expression bienveillante et chaleureuse.

Car il savait, lui, que Wilfrid Harrison avait réussi à isoler ses enfants du monde extérieur sous prétexte de leur donner une éducation soignée. Il dépensait sans compter le peu d'argent qu'il avait pour entretenir un précepteur. Il aurait aimé faire de sa fille une grande musicienne. Diana se soumettait à la volonté paternelle en travaillant le piano, consciente qu'elle avait peu de talent, ce que son père ne consentait pas à admettre. A chaque retour, c'était des querelles sans fin car Harrison estimait que sa fille s'était amusée au lieu d'étudier son instrument. Peut-être n'avait-il pas entièrement tort, Diana sachant opposer la force d'inertie. L'absence du père favorisait un certain laisser-aller. Francis, lui, était destiné à être marin. Le capitaine avait promis de le prendre à bord dès qu'il aurait quinze ans. Le garçon, jusqu'alors, n'avait manifesté aucun enthousiasme pour cette profession dont il voyait avant tout les côtés fatigants et désagréables. Il détestait tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de l'eau, même pour se laver.

L'ambition immodérée de Wilfrid Harrison avait de sérieuses conséquences financières. L'argent manquait très souvent à la maison. Les dettes s'accumulaient. Le capitaine s'empressait de les payer avec l'argent de son voyage et les bénéfices faits à droite et à gauche. Mais, imprévoyant, il laissait toujours trop peu de fonds à sa famille pour qu'elle puisse vivre décemment pendant de longs mois, quelquefois des années. Diana, à sa dernière escale, avait tenté de lui prouver que le train de vie qu'ils menaient était incompatible avec l'état de leurs finances. Peine perdue. Wilfrid s'était mis dans une terrible colère, refusant d'admettre que belle-sœur et enfants vivaient dans les privations quotidiennes pour paraître aisés aux yeux du monde. Ismaël Raynes aux oreilles duquel les éclats de la dispute étaient parvenus se doutait qu'un jour, le capitaine ne trouverait plus grand-chose de ce faste en rentrant de voyage. Et c'était dans cet univers incertain qu'il introduisait un enfant de trois ans, emmuré dans sa souffrance.